Les Mystères de Bucarest
Table des matières
CLAIRE LEFÈVRE
Éléments biobibliographiques
Ioan M. Bujoreanu naît à Bucarest le 3 août 1834, dans une famille de la petite noblesse de fonction. Son père, exerçant la fonction de procureur du juge à Ilfov (Bucarest), meurt prématurément, laissant en héritage plusieurs domaines dans la région.
Après ses études, Bujoreanu commence par être employé au ministère de l’Intérieur. Il exerce ensuite les fonctions de sous-préfet, directeur de préfecture et magistrat dans diverses préfectures autour de Bucarest (Ilfov, Vlaşca, Ploieşti) et travaille aussi comme rédacteur au Moniteur officiel. D’obédience conservatrice, il perd son poste sous le gouvernement de Brătianu1, pour le retrouver (comme sous-directeur du Moniteur officiel) après l’arrivée au pouvoir des junimistes, en 1888. En 1897, avec le retour des libéraux, l’auteur prend sa retraite. Il meurt le 1er août 1899.
En marge de ses charges administratives, Bujoreanu exerce une activité littéraire composite, comme traducteur, dramaturge, romancier, chroniqueur et éditeur2. Il commence par traduire plusieurs romans de Paul de Kock (La Laitière de Montfermeil et Madeleine) ainsi que des nouvellesde Boccace et des textes de J.-P. Florian. C’est au théâtre qu’il s’essaie pour la première fois à la création littéraire, à partir de 1853. Il écrit plusieurs comédies de mœurs dépeignant la société bucarestoise et incluant des parties chantées, comédies rappelant certains traits du théâtre du romantique Alecsandri et annonçant, même modestement, la veine satirique d’un Caragiale.Il publie ainsi Fatasubt epitrop [La fille sous tuteur](1853), puis Cuconu Zamfirache, Bătrînul Lăceanu [Le vieux Laceanu], Doctorul scăpătat [Le docteur ruiné], au sein d’un même volume (1857).
Les Mystères de Bucarest, publiés de 1862 à 1864, constituent son seul roman. Bujoreanu reprend l’écriture de comédies en 1864 avec une farce intitulée Judecata lui Brîndus (1864), qui reprend et développe un chapitre des Mistere din Bucureşti3. Après 1864, l’auteur compile des articles sur la vie politique et quotidienne, sous le titre Cunoştinţe folositoare [Connaissances utiles] et se révèle polémiste, avec plusieurs chansons et tableaux de mœurs, visant pêle-mêle le contexte politique et intellectuel de son époque ainsi que la communauté juive de Roumanie. Actif dans la presse, il anime la revue Satirul (créée en 1866, avec entre autres B.P. Hasdeu), et développe une activité d’éditeur auprès de la Tipografia Academia, vers 1885. Il supervise également l’édition d’un certain nombre de recueils de lois.
L’intrigue
Mistere din Bucureşti se présente comme un récit-cadre comprenant trois histoires enchâssées. L’influence du travail de traducteur de Bujoreanu, notamment d’auteur de nouvelles, est ici manifeste.
L’intrigue se situe à une époque non déterminée mais les études s’accordent sur une période correspondant globalement au Bucarest contemporain de l’auteur, c’est-à-dire le contexte post-quarante-huitard4. Nous suivons les déambulations des frères Lungeanu, issus d’une famille noble, dont le plus jeune (Matei) vient de rentrer à Bucarest après ses études à Paris. Son frère aîné (Ştefan) se fait un devoir de l’informer des changements survenus dans la capitale durant son absence et des histoires secrètes qui s’y déroulent. Au cours de leurs promenades, Ştefan Lungeanu raconte des anecdotes à son frère au sujet de personnages rencontrés ou évoqués, qui servent d’embrayeurs aux deux premiers récits.
Ceux-ci concernent deux religieuses et les circonstances qui amenèrent chacune d’elles à prendre le voile à la suite de leur déchéance sociale et morale. La première, Doamna [Madame] Nodreanu, a quitté son domicile en compagnie de son amant, Negreanu, ancien malfaiteur tsigane se faisant passer pour un bourgeois. Celui-ci tue ensuite le mari en se faisant passer pour un moine. La deuxième histoire concerne Doamna Brunescu, une veuve ayant dilapidé ses dernières richesses pour un genre de gigolo (Galacescu). Sa fille est séduite par un jeune noble méprisant (Grigore Dăngescu), puis, abandonnée une fois enceinte, meurt des suites d’un avortement. Son frère venge l’honneur de ses sœur et mère par des duels, puis est incarcéré.
Le fil du récit-cadre reprend ensuite avec quelques scènes se déroulant à la campagne dans la propriété des deux frères. Le récit enchâssé suivant constitue la partie la plus longue du roman (chapitres 9-12 du volume 1 et chapitres 1-12 du volume 2). Il raconte une histoire d’amour entre Alexandru, fils d’un boyard libidineux et malfaisant (Stamate Dăngescu), et Maria Sălcianu, fille d’un artisan-fourreur. Ayant eu vent des aspirations de son fils, Dăngescu, non content d’avoir fait injustement accuser et emprisonner le père de la jeune fille, qui mourra à peine sorti de prison, entreprend ensuite de la déshonorer en la faisant violer par son homme de main, Bolboacă (qui n’est autre que le Negreanu de la première histoire du roman, quelques années plus tard). Il fait ensuite enfermer son fils dans un monastère, puis le libère et le promet à une prétendante de sa classe. Lorsqu’il constate que son fils a retrouvé Maria, il le fait empoisonner par Bolboacă, puis, pris de remords, empoisonne celui-ci et met fin à ses jours. Les autres personnages principaux meurent à la fin du récit, de mort violente ou submergés par l’émotion (Maria, ainsi que la mère d’Alexandru), ou se retirent dans des monastères (la mère de Maria).
Par cette fin tragique, Bujoreanu inscrit son récit dans une économie de la consolation5 : les mauvais sont punis, sinon par la société, du moins par les remords qui les poussent à retourner l’arme contre eux. Alexandru et Maria, incarnations de l’innocence et du refus des classes, se retrouvent et s’avouent à nouveau leur indéfectible amour, après bien des malentendus et obstacles, puis meurent. À l’instar de Sue dans les Mystères de Paris, Bujoreanu propose une fin qui n’est pas un happy end, mais qui comporte une idée d’ordre, de justice. Par ailleurs, le dispositif narratif du récit-cadre neutralise quelque peu l’effet provoqué par ce finale : Ştefan conclut son troisième récit en épiloguant sur le destin de quelques personnages secondaires puis sur les limites de son histoire.
Selon l’historien de la littérature Georges Călinescu, suivi par Marian Barbu et Teodor Vârgolici6, l’auteur se serait inspiré, pour cette troisième et principale histoire, d’une tragédie de Schiller (Kabale und liebe), dont il aurait repris et transposé l’intrigue dans le Bucarest de son temps. L’histoire de Maria et Alexandru reprend effectivement un système de personnages proche de l’amour empêché par les frontières de classe qui est au centre de la tragédie de Schiller, mais qui est aussi devenu un topos des romans populaires.
Contexte éditorial
Les Mystères de Bucarest comportent deux volumes totalisant 624 pages. Il semblerait que l’auteur ait voulu ajouter des épisodes à son roman, mais qu’il s’en soit abstenu par crainte des réactions de lecteurs et pour éviter la censure.
Non publié en feuilleton, le romanparaît en deux volumes chez l’éditeur Ştefan Rassidescu, à Bucarest. Cette première édition utilise l’alphabet de transition (cyrillique-latin), tout comme plusieurs de ses pièces. Dans un contexte parcouru de tensions politiques et intellectuelles relatives aux velléités d’indépendance des principautés roumaines, la question linguistique se posa au sein des décideurs des années 1830-18607. La carrière littéraire de Bujoreanu s’étend donc sur une période marquée par des débats philologiques et linguistiques portant sur la graphie et l’orthographe du roumain. En 1862, les caractères cyrilliques sont officiellement abandonnés au profit de la graphie que nous connaissons. En choisissant de publier son livre dans des caractères qui après 1862 deviennent obsolètes, l’auteur – ou son éditeur – semble adopter une posture conservatrice. De fait, un autre roman de mystères bucarestois publié durant les mêmes années (Misterele Bucureşcilor, G. Baronzi, 1862-1864) adopte quant à lui la graphie latine.
Le roman n’a été réédité qu’en 1984, dans une édition préparée par Marian Barbu, spécialiste des romans à mystères en Roumanie, avec une modernisation de la graphie, un lexique explicatif des régionalismes, archaïsmes et mots rares8. Une version numérique du livre a été élaborée en 2010 et est disponible aux éditions virtuelles Corectbooks. Enfin, il a été réédité à l’automne 2012, aux éditions Crime Scene, où il est annoncé comme « Le premier thriller roumain ». L’étiquette de« thriller » apposée à cette dernière édition résulte d’un effet d’annonce dû à la spécialisation de la maison d’édition, mais témoigne également d’une volonté de redécouverte d’un patrimoine littéraire qui resta longtemps ignoré, et fit, une fois découvert, l’objet d’une certaine condescendance dans les premières études roumaines consacrées au sujet.
Hormis sa présence dans un catalogue de cabinet de lecture bucarestois en 1873, peu d’informations existent sur la réception du livre9. Le roman semble être tombé dans l’oubli puis redécouvert au XXe siècle. C’est seulement après sa mort que l’auteur apparaît dans le dictionnaire des Figures contemporaines, en 190910. Puis l’historien Nicolae Iorga fait part de sa découverte de cet auteur au cours d’une communication donnée en 1935 à l’Académie roumaine, communication qu’il consignera dans un article. Georges Călinescu lui consacre ensuite un article en 193811. Avant cela, les histoires de la littérature roumaine ne mentionnent pas Bujoreanu et, lorsqu’elles le font, signalent uniquement ses traductions ou son théâtre.
Narration et philanthropie déléguées aux personnages
La littérature s’étant penchée sur le sujet associe Mistere din Bucureşti au roman de moeurs et lui attribue les qualités suivantes : descriptions cohérentes du Bucarest de l’époque, langage et style soignés, originalité de l’intrigue. Parmi les mystères urbains roumains, le roman de Bujoreanu est généralement présenté comme étant la plus proche incarnation roumaine des Mystères de Paris de Sue. Pourtant, les Mistere din Bucureşti s’en distancient à plusieurs niveaux : la posture auctoriale, le cadre énonciatif ainsi que le personnel romanesque. Quant au référent urbain et au contexte littéraire et idéologique de l’époque, ils impliqueront naturellement des adaptations aux spécificités roumaines.
Concernant les interventions de l’auteur dans son texte, le livre débute par un avertissement se présentant sous forme de liste numérotée :
Par cet écrit je n’ai pas la prétention de m’attribuer un mérite particulier ; au contraire, je prie mes lecteurs d’être plus indulgents qu’exigeants. Ce que je leur présente est le produit d’une impulsion naturelle et non passée par l’examen d’un maître endoctriné. Je dois préciser quelques observations sur cet écrit :
1. Les Mystères de Bucarest sont des Mystères de Bucarest et non Les mystères de Bucarest.
2. La base est une romance entourée de différentes scènes fictives, pour fustiger le vice, scènes qui se seraient déroulées à différents moments de notre passé social.
3. Le style est celui des personnes qui parlent.
4. L’orthographe est celle de l’éditeur ou plutôt des nombreux abonnés à cet écrit12.
Tout en s’inscrivant dans un usage commun à d’autres mystères urbains, celui de l’objectif moralisateur, Bujoreanu cherche par cet avertissement à singulariser son travail. D’une part, la mention d’un « maître endoctriné » pourrait indiquer une volonté de se démarquer de Sue, alors même que l’auteur, par le choix du titre, semble se placer dans son sillage. D’autre part, les précisions syntaxiques relatives au titre plaident pour une volonté de différenciation vis-à-vis d’autres mystères urbains roumains de son époque, tels les Misterele Bucureşcilor de George Baronzi, bien qu’on ne dispose pas d’informations sur les éventuelles relations entre les deux auteurs ni sur l’exacte chronologie (c’est-à-dire au mois près) de la publication de leurs romans respectifs. L’absence de déterminant défini (Mystères et non Les Mystères) suggère une volonté non totalisante et, par là, peut-être moins sensationnaliste. De fait, les révélations et dévoilements amenés par l’intrigue ne sont pas légion et laissent place à un discours principalement moralisateur.
Une fois cet avertissement terminé, l’auteur n’interviendra pas dans le récit : pas de commentaires ni de réflexions sur l’état de la société décrite ou d’insistance sur l’effort de dévoilement exhumant les secrets de la ville. Ces discours caractéristiques des mystères urbains seront pris en charge par les deux frères du récit-cadre et intégrés dans un dispositif dialogique reproduisant la relation auteur - lecteur : l’aîné dévoilant le vice urbain, le cadet, ingénu et curieux, écoutant religieusement son aîné. Sont ainsi pris en charge l’épilogue terminant la troisième histoire et le commentaire final. Voyons plutôt la fin du roman :
J’ignore, mon cher Matei, si tu as trouvé du plaisir à m’écouter, je crois quant à moi que tu aurais trouvé mon récit plus intéressant si tu avais été informé des épisodes mystérieux que j’aurais dû aborder dans cette romance, comme je me l’étais initialement proposé, mais que j’ai été contraint de passer sous silence par crainte d’une loi qui est apparue récemment13.
Le temps interne du récit n’étant pas daté, il s’avère difficile d’identifier un éventuel référent réel de cette « loi apparue récemment » évoquée par le conteur. Bujoreanu a probablement voulu faire allusion au contexte de son livre, contexte de tensions et marqué par une censure s’exerçant dans une direction ou l’autre, au gré du parti gouvernant.
Le cadre énonciatif ainsi posé permet également de déléguer aux deux narrateurs internes la charge philanthropique et un éventuel propos réformateur14. Ştefan et Matei se posent en bienfaiteurs à l’égard de leurs paysans, qu’ils rencontrent durant leur visite au domaine. L’intention réformatrice, allant de pair avec la distance sociale et le paternalisme, anime également la relation des deux frères aux hommes vivant sur leurs terres. Ainsi, lors de la promenade au domaine, Ştefan Lungeanu, ayant reconnu deux paysans et touché par leur détresse financière, décide, en son for intérieur, de leur accorder le mariage dès le lendemain. Plus loin, les deux frères rencontrent un vieil homme qui s’attendrit du retour du plus jeune et s’épanche sur la bonté de ses maîtres après que ceux-ci ont promis de mettre fin aux excès d’un intendant malveillant:
- Sois en paix, Neagu, car à l’avenir les choses ne se passeront plus ainsi ; à présent mon frère est revenu de Paris et nous allons venir à Catun tantôt lui, tantôt moi. Dites-nous donc toutes les vexations que vous font le sergent et le tenancier, et nous prendrons des mesures pour que de tels désagréments n’arrivent plus à l’avenir.-Longue vie à vous, Messieurs ! Que Dieu vous accorde du bonheur, et à nous aussi qui vous avons en tant que maîtres15.
Apparaît également dans leur comportement la prise de risque du noble en immersion dans les basses couches sociales, à laquelle fait écho la catabase entreprise par les héros de mystères urbains. Ainsi, dans le chapitre cité plus haut, les deux frères assistent à une scène de beuverie – notons que le cadre est rural – craignant qu’il s’agisse là de dangereux brigands :
Ils prirent cette route et, après quelques minutes de marche, entendirent un grand bruit à une certaine distance d’eux. Les frères Lungeanu s’arrêtent et regardant de tous côtés, afin de voir d’où venait le bruit, aperçoivent entre des arbres une petite maison paysanne en forme de grange.
– Qu’est-ce que ce bruit ? demande Matei à Ştefan.
– Certainement des travailleurs du village voisin qui sont venus là pour boire.
– Mais ils se battent : tu n’entends pas ces cris, ces hurlements ! Rentrons ou contournons ce chemin, mon frère, ça ne m’étonnerait pas qu’il s’agisse de brigands et qu’ils apparaissent devant nous.
– Oui, c’est quelque chose, dit Ştefan préoccupé, mais nous n’avons rien à craindre, nous sommes armés16.
Tout se passe comme si Bujoreanu fusionnait, dans les personnages des frères Lungeanu, les commentaires extra-diégétiques d’un auteur qui a le goût des révélations et le type bienfaiteur et puissant d’un Rodolphe.
Personnages et milieux sociaux
Plusieurs éléments distinguent le personnel romanesque des Mistere din Bucureşti de ceux des premiers mystères urbains, comme celui de Sue, à commencer par la galerie nettement plus réduite de personnages que l’on trouve chez Bujoreanu.
Par ailleurs, parmi les protagonistes des histoires enchâssées, le héros surhumain n’est pas nettement incarné par un individu. Les pauvres méritants (les Morel chez Sue) acquièrent chez Bujoreanu un statut légèrement plus élevé (une famille d’artisans possédant son atelier/commerce). Ainsi, l’action bienfaisante et justicière entreprise par le jeune boyard Alexandru, qui tente de s’affranchir d’une noblesse vieillissante et corrompue dans le troisième récit enchâssé, paraît moins extraordinaire. D’une part, parce que la distance sociale entre lui et Maria est moins grande, d’autre part, en raison d’une certaine passivité (il se laisse emprisonner au monastère par son père) et d’un spectre d’action plus réduit. Il se cantonne en effet essentiellement à soulager la misère de la famille Sălcianu, en raison de son amour pour la fille de l’artisan. Quant à celle-ci, sa résignation, toute conforme au comportement des victimes des romans populaires, fait écho à plusieurs autres personnages, qu’il s’agisse des histoires enchâssées ou du récit-cadre.
Les frères Lungeanu, eux aussi, ne se départissent pas d’une certaine nostalgie résignée17, et leur discours, s’il semble porteur d’une intention réformatrice (dont le champ d’action ne se borne qu’à leurs terres), n’emprunte pas les voies d’une véritable critique sociale et d’une analyse des mécanismes conduisant au vice, tel qu’ils se donnent à lire dans Les Mystères de Paris.
Bujoreanu tente aussi de se distinguer de son modèle français en introduisant des épisodes exploitant le registre de la farce. Deux milieux y sont visés : la société bourgeoise18 et les tribunaux. Ces derniers font l’objet d’une critique virulente qui s’exprime de manière ponctuelle au fil des différentes histoires19 et donne matière à un chapitre entier. Nous voyons ici apparaître un comique de situation, mais aussi langagier, puisque les noms de certains personnages désignent métonymiquement ceux qui les portent20. Certains voient d’ailleurs l’inventivité linguistique et la truculence des dialogues caractérisant ces scènes comme quelques-unes des principales qualités du roman.
Ainsi, au chapitre 11, le procès inique de l’artisan-fourreur Sălcianu (père de la jeune Maria) débute à peine qu’il est interrompu par le procès d’un négociant dont la femme s’est remariée avec son amant. Le négociant, au lieu de voir sa plainte entendue, est tourné en ridicule par les magistrats qui du reste s’occupent chacun à leur manière :
Après la lecture de cette demande, le président s’adressa à M. Lobada, qui à ce moment-là, est pris par la rédaction d’un billet doux.
- Monsieur le juge, dit-il, sois bon, je te prie, de faire à ma place les questions légales et de circonstance dans cette affaire-ci.
- Je n’ai pas le temps, Monsieur le président, répondit M. Lobada. En ce moment, je suis très occupé avec un document d’intérêt public.
- Dans ce cas, je t’en prie, Monsieur le suppléant, reprit le président. Le suppléant, qui était présent et qui, pendant qu’on avait lu la plainte, dessinait une caricature du plaignant et de M. Trancanescu l’avocat, n’entendit pas, dans sa distraction, la demande que lui avait faite le président, et, croyant qu’il parlait du dessin qu’il faisait, lui dit :
- N’est-ce pas que c’est ressemblant ?
- Qu’est-ce qui est ressemblant, Monsieur le suppléant ? demanda le président avec étonnement. Je t’ai demandé que tu fasses les questions à ma place dans cette affaire. Quand le suppléant se rendit compte que le président s’adressait à lui pour tout autre chose et non pour son dessin, il répondit aussitôt :
- Monsieur le président, je ne suis pas compétent pour m’impliquer ou pour faire des questions aujourd’hui dans une affaire, puisque vous êtes au complet. Le président voulut s’adresser à M. Gagman, l’autre juge, mais le voyant occupé lui aussi, se décida à faire lui-même les questions et se dit : « Allez, à la grâce de Dieu, il arrivera ce qui arrivera21 ».
Cette satire de la justice se poursuit dans le reste du chapitre. De par sa profession de juriste et de cadre administratif, l’auteur côtoya de près les milieux juridiques et semble ici régler ses comptes avec ceux-ci. Quelques précautions oratoires s’inscrivent dans le même effort. Elles apparaissent dès l’avertissement (l’auteur y parle de « scènes fictives » et de « scènes du passé ») et au sein de l’intrigue, notamment dans la troisième histoire, lorsque Bolboacă corrompt deux magistrats chargés du procès de Sălcianu. L’auteur place alors une note en bas de page, précisant: « Scène fictive comme beaucoup d’autres, comme il a été montré dans la préface. Je suis loin d’atteindre la susceptibilité d’un quelconque fonctionnaire. L’intrigue du roman ne me pardonnait pas de faire autrement. 22»
*
En somme, les Mystères que nous propose Bujoreanu revêtent un caractère moins foisonnant que leur modèle français et s’inscrivent en partie dans la tradition littéraire des romans à nouvelles et dans les tableaux de mœurs. Le discours moralisateur teinté de nostalgie semble l’emporter sur l’héroïsme des personnages et sur la volonté réformatrice que l’on peut identifier dans certains mystères urbains ; la réprobation du vice s’incarnant dans plusieurs personnages dépeints comme des contre-exemples prend le pas sur la dimension herméneutique. Il n’en reste pas moins que la présence naturellement importante du milieu urbain confère au roman un caractère autochtone et vraisemblable par rapport à son référent réel.
Pour un auteur roumain du mitan du XIXe siècle, s’inscrire dans le sillage des mystères urbains et de sa matrice parisienne n’est pas anodin. En effet, l’urbanisation de Bucarest, les formes littéraires et les débats intellectuels animant les principautés roumaines se sont structurés dans un dialogue permanent avec Paris. Les Mystères de Bucarest traduisent ainsi un désir, pour le roman roumain, d’opérer un synchronisme avec des formes littéraires massivement investies par la littérature française, tout en affirmant une existence spécifique sur la carte des littératures européennes.
(Université Libre de Bruxelles)
Notes
1 Ancien quarante-huitard exilé temporairement hors des principautés roumaines, il fut à la tête du parti libéral, au pouvoir notamment de 1857 à 1888.
2 Comme éditeur, Bujoreanu est mentionné pour son rôle dans la réédition, en 1885, de règlements ecclésiastiques du XVIIe siècle : les Pravila bisericeasca (imprimées au Monastère de Gaovra, en 1640) et les Pravila lui Matei Basarab (imprimées à Târgoviste, en 1652). Marian Barbu, « Note sur l’édition », Ioan M. Bujoreanu, Mistere din Bucureşti, Minerva,1984 et Nicolae Iorga, « Bucureştii de acum un veac dupa romanul unui avocat », Academiei româna-Sectiunii istorice- Serie 3, tome 16, 1935, pp.160-182.
3 Chapitre 11 du vol.1, dont nous reparlerons dans cette présentation.
4 L’avertissement indique quant à lui « différentes époques », ce qui confère au livre l’aspect d’une chronique correspondant à une durée de quelques années, vu la récurrence des personnages d’un récit à l’autre.
5 Telle que décrite par Umberto Eco dans De Superman au surhomme, (trad. Myriem Bouzaher), Le livre de poche, 1995, p.70-71.
6 Teodor Vârgolici, Inceputurile romanului romanesc, Editura pentru literatura,1963,p.111, Marian Barbu, Romanul de mistere în literatura română, Fundaţia Scrisul Românesc, 1981,p. 82.
7 Un clivage se fait jour entre des partisans d’une relatinisation de la langue et les défenseurs du roumain tel qu’il était parlé et écrit couramment. À ce titre, les intellectuels de Transylvanie comme Gheorghe Lazăr seront particulièrement actifs et exporteront leurs méthodes en Moldavie et Valachie. Gheorghe Adamescu, Istoria literaturii române, 2e éd., Bucarest, Editura Eminescu, 1998, pp.182-183.
8 C’est cette édition que nous utilisons ici pour les extraits tirés du livre et pour le titre, adoptant ainsi la graphie moderne (-t- au lieu de -c/k-). C’est d’ailleurs avec celle-ci que le livre est répertorié dans les bibliothèques.
9 Cornelia Stefanescu, Momente ale romanului,Bucarest, Eminescu, 1973, p.30-31.
10 Postface de Marian Barbu dans I.M. Bujoreanu, Mistere din Bucureşti, Minerva, 1984.
11 Georges Călinescu « I.M. Bujoreanu, un romancier uitat », Viaţa romaneasca, 1938, n°2. Le contenu de cet article est repris presque à l’identique dans son Histoire de la littérature roumaine.
12 « Prin scrierea de faţă nu am pretentia de a-mi atrage un merit deosebit ; din contra, rog pe lectorii mei a fi mai indulgenti decît esigenţi. Ce ea ce le ofer este produsul unui impuls natural si netrecut prin esamenul unui maestru indoctrinat. Sunt dator unele observaţii asupra acestei scrieri ; 1. Mistere din Bucureşti sin mistere din Bucureşti, iar nu misterele Bucureştilor. 2. Fondul este o romanţa inconjurata de difertie scene fictive pentru a biciui viciul, care scene s-ar fi petrecut în diferite epoce ale trecutului nostru social. 3. Stilul este a persoanelor vorbitoare. 4. Ortografia este a editorului sau mai bine a celor mai mulţi abonaţi la aceasta scriere ». Mistere din Bucureşti, vol.1, p.IV. Notre traduction, de même pour les autres extraits. La graphie utilisée correspond aux éditions postérieures à celle de 1862, les numéros de page renvoient à la publication numérique éditée en 2010.
13 « Nu ştiu, iubite Matei, dacă ai luat vreo plă cere ascultîndu-mă ; crez însă ca naratia mea ai fi găsit-o ceva mai intreresantă dacă ai fi aflat si scenele misterioase prin carii trebuia să trec cu romanţa, precum îmi propusesem, şi pe carii am fost constrîns a le trece subt tacere de frica unei legi ce a apărut de curînd ». Mistere din Bucureşti, vol.2, p.136.
14 Cette thématisation de la philanthropie est remarquée par Marian Barbu dans son ouvrage sur les romans à mystères en Roumanie. Marian Barbu, Op.cit., p.84.
15 - Fii pe pace, Neagule, căci în viitor nu vor mai merge lucrurile astfel ; acum s-a întors şi fratele meu de la Paris şi vom veni la Cătunu cînd el, cînd eu. Să ne spuneţi dar toate năpăstuirile ce vi se fac de zapciu şi de arendaş, şi vom lua măsuri ca să nu mai întîmpinaţi pe viitor asemenea străgăniri. -Să trăiţi, coconaşilor !... Să vă facă Dumnezeu parte de norocire că de, şi noi pe dumneavoastră vă avem de stăpîni. Mistere din Bucureşti, vol.1, p71.
16 Ei apucară pe acea potecă şi, după cîteva minute de umblet, auziră un zgomot mare laoarecare depărtare de dînşii. Fraţii Lungeni se opresc şi uitîndu-se pîn toate părţile, ca să vază de unde ieşea zgomotul, zăresc între nişte arbori o căsuţă ţărănească în forma unui coşar.— Ce să fie acest zgomot ? întreabă Matei pe Ştefan.— Neapărat că sunt muncitori du pîn satele vecine carii au venit acolo ca să bea.— Dar ei se bat : nu auzi ce vaiete , ce ţipete !... să ne întoarcem sau să ocolim drumul, fratele meu, nu e de mirare ca să fie hoţi şi să ne iasă înainte.— În adevăr este ceva, zice Ştefan preocupat, dar nu trebuie să ne temem de nimic, suntemarmaţi. Mistere din Bucureşti, vol.1, p.73.
17 Comme dans le début du roman, où l’aîné déplore l’installation du vice dans les espace verts de la ville et se plaint qu’il n’est plus possible de s’y promener sans rencontrer la dépravation en tous lieux.
18 Par exemple, le chapitre 2 (vol.1) racontant une partie de loto dans une maison de bourgeois passablement vulgaires.
19 Avec les motifs de la corruption des autorités civiles et des magistrats.
20 Ainsi de l’avocat, nommé Trancanescu, patronyme à rapprocher des noms « tranca-fleanca » (bavardages, balivernes) et « trancana » (mots vides, jacasseries, palabres)
21 După citirea acestei petiţii, prezidentul se adresă către domnu Lobadă, care în acest momentse ocupa cu redacţia unui bilet de amor.— Domnule judecător, îi zise el ; te rog fii bun ca să faci în locul meu întrebările legiuit şicuvenite în pricina de faţă.— Nu am timp, domnule prezident, răspunse domnu Lobadă. În acest moment sunt foarte ocupat cu o cîrtie de interes comun.— Atunci, fii bun dumneata, domnule supleant, reluă prezidentul. Supleantul, care era prezent şi care pe timpul cînd se citise petiţia desemna în caricatură pe petiţionar şi pe domnu Trăncănescu, avocatul, nu auzi, în distracţia sa, rugăciunea ce-i făcuse prezidentul şi, crezînd că-i vorbeşte despre desemnul ce făcea, îi zice :— Aşa este că seamănă ?— Ce să semene, domnule supleant ? întreabă prezidentul cu mirare. Te-am rugat să faci întrebări în locul meu în pricina de faţă. Cînd supleantul băgă de seamă că prezidentul se adresa către dînsul cu totul pentru altceva, iar nu pentru desemnul său, răspunse îndată :— Domnule prezident, eu nu sunt competent a mă amesteca sau a face întrebări astăzi învreo pricină, căci sunteţi în complet. Prezidentul voi să se adreseze şi către domnu Găman, celălalt judecător, dar văzîndu-l ocupat şi pe acesta, se hotărî a face singur întrebările şi îşi zise : „Aide, în mila Domnului, unde oieşi, să iasă."Mistere din Bucureşti, vol. 1, p.150-151.
22 «Scenă fictivă ca multe altele, precum s-a arătat în prefaţă. Sunt departe de a atinge susceptibilitatea vreunui funcţionar. Intriga romanţei nu mă ierta a face altfel. » Mistere din Bucureşti, vol.1, p.139.