Les Mystères de la Nouvelle-Orléans
Table des matières
REBECCA POWERS
Éléments biographiques
Bien que Charles Testut ait quitté son pays natal au jeune âge de dix-neuf ans, il n’a jamais renoncé à sa citoyenneté française. On connaît peu choses de sa vie en France et on ne connait pas les raisons de son départ, mais, arrivé à New York en 1839, il s’est mis tout de suite à l’établissement d’un journal en langue française, L’Indicateur. Ce journal fait faillite en 1840 mais ceci ne décourage pas Testut qui au cours de sa vie participera à la fondation d’une dizaine de journaux américains. Après l’échec de L’Indicateur, le journaliste déménage en Guadeloupe, déjà territoire français. En 1843, il la quitte pour le sud des États-Unis et voyage dans les Etats de Louisiane et d’Alabama avant de s’établir à la Nouvelle-Orléans en 1849. Il ne repartira qu’en 1858, avant la guerre de Sécession.
A l’époque, la Nouvelle-Orléans était connue pour sa prospérité, pour son marché d’esclaves (le plus grand aux États-Unis), et pour la diversité de sa population. La ville était un amalgame de langues et de cultures européennes, amérindiennes, et africaines, mais ces communautés se mélangeaient peu. Un journaliste allemand, le baron Ludwig von Reizenstein publiera ses propres Mystères de La Nouvelle-Orléans (Die Geheimnisse von New Orleans)en 1853 (c’est-à-dire, un an après le début de l’écriture de l’œuvre de Testut) dans le Louisiana Staats-Zeitung. Même si les deux journalistes écrivaient au même moment, ils ne font pas référence l’un à l’autre1.
Les Mystères de La Nouvelle-Orléans sont publiés entre 1852 et 1854 dans La Semaine Littéraire (créée sans doute sur le modèle du supplément au Courrier des États-Unis qui porte le même titre), et aussitôt reliés en volume par l’imprimerie A. Gaux et L. Dutuit, rue de Chartres. Malgré son regard toujours tourné vers la métropole, Charles Testut affiche une attitude ambiguë envers son statut d’exilé : il est sans doute l’exemple par excellence d’une identité moderne qui se conçoit à la fois comme internationale et en même temps profondément locale. Même si Les Mystères de la Nouvelle-Orléans n’ont pas eu un grand succès, ils nous fournissent un bon exemple pour mieux comprendre les ressorts de la mondialisation journalistique et littéraire déjà présente au XIXe siècle.
Résumé
Le récit commence par des scènes énigmatiques : un message secret, une course à cheval en pleine nuit, des descriptions effrayantes des rues sombres de la Nouvelle-Orléans, un homme qui s’impatiente en attendant le signal d’une lumière allumée puis éteinte trois fois de suite en haut d’une fenêtre. Au fur et à mesure, le lecteur comprend que le protagoniste, Louis (tous les noms de famille sont omis), est directeur d’une société secrète de faux-monnayeurs basée à New York. Il est venu à la Nouvelle-Orléans afin de surveiller la succursale locale et de donner les instructions officielles au directeur de celle-ci, le lieutenant Alexandre.
Louis avait quitté la Nouvelle-Orléans quelques années auparavant, le cœur brisé par le père de sa bien-aimée Anna, qui avait refusé les projets de mariage du jeune couple. Peu de temps s’écoule avant qu’il apprenne le mariage d’Anna avec un autre par les journaux de New York. Toujours amoureux, et sa fortune faite, le capitaine Louis décide de retourner à la Nouvelle-Orléans afin d’être près de son amour. Quelle surprise heureuse quand il comprend qu’Anna n’est pas amoureuse de son mari et que celui-ci est son subordonné, le lieutenant Alexandre. Grâce à des finesses, Louis enlève Anna à son ménage malheureux ; il la garde à Mobile, Alabama, loin d’Alexandre qui se révèle de plus en plus maléfique.
Pendant ce temps, Louis apprend que Lavinia – une femme de son passé et une vraie enchanteresse – est arrivée à la Nouvelle-Orléans. Sa présence dans la ville est dépeinte d’abord comme une menace pour le bonheur des amoureux Louis et Anna, mais elle finit par rendre un grand service au couple en détournant l’attention du mari méprisé. La belle Lavinia séduit et conduit Alexandre à la folie l’empêchant ainsi d’accomplir sa vengeance. À ce moment, le frère de Louis, Eugène, revient de Californie, où il a fait fortune dans les mines d’or. Eugène et Lavinia tombent éperdument amoureux l’un de l’autre et ensemble, ils aident Louis et Anna à fuir Alexandre ainsi que les autorités qui ont entre temps découvert l’atelier de fabrication de fausse monnaie.
Avec le départ de Louis et Anna (ils quittent à la fois la ville et l’intrigue), le narrateur s’intéresse dans un premier temps à une histoire très empreinte de couleur locale californienne : Finot et Rousto – deux anciens ouvriers de la Société des Finances qui avaient été emprisonnés à la « Maison Jaune » mais qui s’en sont échappés par la ruse – espèrent trouver de l’or. Le lecteur apprend de nombreux détails sur le mode de vie des mineurs dans l’Ouest des États-Unis, y compris sur le Lynch Law. Pour ménager le suspense, au moment même où Rousto et Finot sont en train de s’armer pour secourir la belle Mélanie qui a été enlevée dans l’étendue sauvage de Californie, le regard du narrateur revient sur l’histoire se passant à la Nouvelle-Orléans.
En Louisiane, Eugène est sévèrement blessé lors d’un duel avec Alexandre. Face à la mort, il se fait soigner par un magnétiseur, et cette guérison est tellement efficace qu’Eugène accepte la doctrine dite des Manifestations Spirituelles (qui sera le titre de la prochaine publication de Testut, en 1854). L’intrigue des Mystères est désormais abandonnée, et cette deuxième moitié de l’ouvrage est dominée par des digressions importantes sur la nouvelle passion de Testut : l’ésotérisme, et, en particulier, le spiritisme. Parmi les sujets de discussion figurent les réunions clandestines, les sociétés secrètes, les conspirations politiques, les tables tournantes, et les mediums. Testut explique ce changement de matière ainsi, dans un chapitre intitulé « Mystères sur Mystères » :
C’est du Mystère et de l’Histoire en même temps : du mystère, en ce qu’il s’agit de choses surnaturelles que la raison humaine est impuissante à expliquer matériellement ; de l’histoire, en ce que la chose existe, se passe ici et là, partout, devant tous ceux qui veulent le voir. C’est donc comme faits sérieux que nous allons rapporter les résultats de Séances Spirituelles, résultats fort importants déjà, comme on va le voir.2
Le style narratif est donc entièrement remplacé par des rêveries et des discours didactiques. Cette partie du texte est en effet une série de citations – quelques-unes de Chateaubriand et de Lamartine, mais surtout de Franz Anton Mesmer et de Martinet, professeur dans l’Alabama, et éditeur d’un journal spiritiste nommé L’Esprit – suivies des méditations de Testut. Les Mystères de la Nouvelle-Orléans n’offrent aucun dénouement, si ce n’est la confirmation que les personnages ont tous embrassé la cause du Spiritisme.
Une littérature en exil en dialogue avec les Français
Même si Charles Testut s’identifie fortement à la communauté francophone de la Nouvelle-Orléans, il est clair que ce Français exilé se considère toujours comme étant en dialogue avec le monde littéraire en France. Dans l’introduction de son recueil de romans historiques intitulé Les Veillées louisianaises (1849), par exemple, il affiche son désir d’imiter Dumas,
qui, avec les allures d’une forme attachante, a si bien magnétisé l’attention de ses milliers de lecteurs, tout en restant, au fond, historien ! 3
Lors d’un autre projet, Portraits Littéraires (1850), dont le titre et la forme rendent hommage à l’œuvre de Sainte-Beuve, il immortalise des écrivains spécifiquement louisianais, y compris des gens de couleur libres qui sont aussi ses amis comme le poète Camille Thierry. Plus tard dans sa carrière, Testut écrira Les filles de Monte-Cristo (1876) conçu comme la suite du roman de Dumas. Dans ces œuvres, il s’empare des formes qui ont eu du succès à Paris pour représenter un contenu louisianais.
Tous ces gestes vers la France indiquent que Testut se considère non pas comme un Américain mais comme un Français en exil, et en tant qu’exilé, il joue aussi en un sens le rôle de « colonisateur » : il se sent investi de la mission d’introduire la littérature française dans le nouveau monde. Il utilise ses journaux, surtout La Semaine de La Nouvelle-Orléans comme vaisseaux pour disséminer en Louisiane la littérature et les actualités de la métropole. Dans un numéro qui date d’avril 1851, sous la rubrique « Nouvelles Européennes Résumées » par exemple, Testut tâche d’informer son public local – c’est-à-dire les Américains francophones et les Français expatriés de la Nouvelle-Orléans – de ce qui se passe dans les mondes politique et journalistique en France. Et même s’il prétend que « le chapitre des nouvelles politiques d’Europe devient de plus en plus court, si l’on ne veut donner que des faits qui vaillent la peine d’être relatés » et s’il semble vouloir diminuer l’importance de ce qui se passe en France, il finit par écrire un long passage sur ce sujet4. Il donne des nouvelles de l’ancienne famille royale des Orléans ; il rapporte le point de vue du célèbre périodique Le Constitutionnel, et il cite longuement Lamartine, qui écrit sur la mort du journaliste et homme politique, Armand Marrast. Dans une autre rubrique, Testut republie des romans feuilletons et d’autres morceaux divertissants provenant des journaux français comme par exemple, Scènes de la vie de bohème d’Henry Murger et une « Causerie Parisienne » de Louis Huart. Dans ce même article, est cité un numéro du Charivari qui pose la question : « Doit-on ou ne doit-on pas prendre du café au lait ? » Le lecteur a du mal à comprendre si ce texte a été écrit par Testut lui-même ou s’il a été emprunté au périodique français. Toutes ces rubriques ont pour but de garder les francophones de la Nouvelle-Orléans en contact et en dialogue avec les Français de France et de rapprocher ces deux lieux.
Dans l’introduction aux Mystères de La Nouvelle-Orléans, Testut vise surtout un public en France, faisant référence à de nombreuses tendances littéraires de son pays natal, et se donnant pour objectif :
De faire connaître, depuis la surface jusqu’à une certaine profondeur, ce qui se passe, en public ou en secret, dans cette ville …
D’arriver enfin à ce que, par la lecture de cet ouvrage, l’étranger connaisse aussi bien que celui qui l’habite, cette ville sur laquelle il circule tant d’opinions diverses, dans les pays qui sont plus ou moins éloignés…
Toutes les faces de la grande ville seront vues à loisir, avec leurs mille et mille variétés fantastiques, changeantes comme les facettes lumineuses et innombrables du kaléidoscope…
Il nous arrivera quelquefois de faire un peu comme Asmodée, d’enlever les toitures de certaines maisons, pour y faire plonger le regard public.5
Ces quelques lignes contiennent un véritable hommage aux formes diverses de la littérature populaire du moment en France. Testut se voit tantôt en enquêteur de la société entière comme Parent-Duchâtelet ou Louis Villermé, tantôt guide touristique qui informe les voyageurs étrangers (surtout français) des spécificités de cette destination exotique, tantôt écrivain de littérature panoramique qui met en scène « toutes les faces » de la Nouvelle-Orléans. Et à la fin de cette longue liste, il fait référence à la figure diabolique, telle qu’elle apparaît dans le recueil Le Diable à Paris (1845) ainsi que dans d’autres publications populaires.
Il est clair, donc, que Charles Testut avait l’intention d’écrire Les Mystères de la Nouvelle-Orléans dans le sillon de Sue. Outre l’emprunt du titre, la structure de son œuvre laisse entrevoir sa dette envers son prédécesseur : une distribution large et variée de personnages, des précisions géographiques et sociales sur les endroits réels, une volonté d’exposer la face cachée de la ville, sont tous inspirés de l’œuvre de Sue. La sirène métisse qui utilise sa puissance de séduction pour rendre le méchant du récit (Alexandre) fou et par conséquent inoffensif, est un pastiche de la tentation de Jacques Ferrand par Cécily dans l’œuvre de Sue. Il y a par ailleurs, un conteur captivant qui sert les besoins du héros (Finot), une prison redoutable (La Maison Jaune), et un héros qui sait manier une bonne canne (Louis), tant de détails reconnaissables pour un lecteur des Mystères de Paris.
Une littérature américaine en dialogue avec les francophones d’Amérique
Dès son arrivée en 1849, Testut s’implique profondément dans la communauté littéraire francophone de la Nouvelle-Orléans et dans la construction d’une identité franco-américaine. Pendant cette période caractérisée par August Viatte comme « l’apogée de la littérature louisianaise »6, il n’est pas le seul. Après chaque soulèvement dans la métropole, les exilés français arrivent en masse : des républicains, des socialistes, des francs-maçons, des carbonari, et même des royalistes. Les journalistes en particulier y sont légion, et les journaux en langue française de toute tendance sont nombreux bien qu’éphémères. Ils « éclosent comme des champignons et meurent comme des mouches »7 comme l’a dit Tinker. Testut dirige deux journaux hebdomadaires, La Chronique et plus tard La Semaine, et il publie plusieurs livres de poésie et de prose. Il se lie aussi avec un groupe de gens de couleur libres, des créoles, qui luttent pour l’abolition de l’esclavage, et d’après ses amitiés on peut lui attribuer une tendance politique plutôt radicale dans le Sud des États-Unis juste avant la Guerre de Sécession.
Au cours de l’écriture des Mystères, Testut s’éloigne de plus en plus de son modèle français. Surtout, il laisse voir une conception du terme de « mystère » qui se différencie de celle de Sue en ce qu’il lui donne un sens plutôt ésotérique. Il ne peut pas ou ne veut pas s’empêcher de faire de longues digressions au sujet de la spiritualité et des institutions religieuses. Même si Sue interrompt souvent la narration pour se livrer à des discours moralisateurs, ses sermons n’atteignent pas la longueur ni l’excentricité de ceux de Testut qui découvre, en 1853 le magnétisme, le mesmérisme et le mormonisme. Il se convertit au spiritisme et en 1854 devient medium. Le quatrième volume des Mystères de la Nouvelle-Orléans est donc majoritairement rempli de cogitations spiritistes et la narration s’y fait rare ; elle n’est présente avant tout qu’aux moments où elle croise cette nouvelle thématique dominante du roman qu’est le spiritisme : lorsque les personnages se livrent par exemple à une séance spiritiste, ou lors de la cure magnétique qui transforme le sceptique Eugène en prosélyte ardent. L’intrigue et les personnages deviennent donc secondaires par rapport à l’élément spiritiste de l’écriture, jusqu’à la fin du roman, où le narrateur dit :
Et les personnages de notre roman, puisqu’il est d’usage de connaître leur fin… où sont-ils ?
Que nous importe après tout ? …Tout ce que nous pouvons vous dire, chers lecteurs, c’est que Finot et Mélanie sont partis avec les Mormons.
C’est que les autres personnages ont embrassé la Croyance des Manifestations Spirituelles, et que, par conséquent, ils sont revenus au bien, après avoir quitté peu à peu, les sentiers de traverse qu’ils avaient pris, au lieu de la grande route.
Laissons-les donc aller au nouveau courant qui les guide, et, pour ma part, je vous souhaite, comme à eux, une bonne fin.8
Le thème de la mobilité
La liberté de mouvement est un thème important pour Testut dans sa vie et dans ses œuvres. Seulement la moitié de l’intrigue des Mystères de la Nouvelle-Orléans se passent dans la ville annoncée par le titre. Des nombreux personnages se séparent, se retrouvent, voyagent dans l’Alabama, à New York, en Californie, en Guadeloupe et même en France, grâce aux progrès dans les transports. Ils prennent surtout le navire (le steamship, comme le dit Testut, qui préfère le mot anglais). Stephen Knight, dans son Mysteries of the Cities : Urban Crime Fiction in the Nineteenth Century a déjà signalé l’importance du voyage dans les Mystères de Paris, de Londres, Philadelphia, de New York et de Melbourne. Dans ces exemples, le voyage est une occasion de danger, et donc un objet d’inquiétude. On se souvient par exemple de la menace posée par la famille Martial qui pille les bateaux qui passent par l’Ile des ravageurs.
Pour Testut en revanche, le voyage, et surtout le voyage en navire, est une occasion de réflexion et de rêverie. Ce sentiment est exprimé dans les Mystères lors d’une scène où Louis (l’un des deux héros du récit créés d’après l’archétype du Rodolphe de Sue) se promène sur le pont d’un navire en route pour l’Alabama où se trouve sa bien-aimée. Louis a déjà beaucoup voyagé : à New York et en Californie afin de gagner sa fortune, et ce trajet est une dernière étape dans une longue série d’aventures et d’épreuves. Le narrateur commente la scène ainsi :
S’il y a, parmi toutes les circonstances vulgaires de la vie, une position où l’âme s’élève avec plus d’ardeur, à cette heure où l’on est tout poésie, c’est quand on est emporté, sur les flots, vers ce qu’on aime, ou vers ce qu’on espère…
Ici, c’est le proscrit que le navire entraîne vers son exil : il prie pour la patrie qui le chasse…
Là, c’est l’enfant prodigue qui verra poindre à l’horizon, quand le soleil va se lever, la teinte grisâtre de la terre natale qu’il a fuie, dans sa juvénile exaltation…
C’est l’amant qui, ayant achevé son temps d’épreuve, revient, heureux et palpitant, vers le rivage où l’attend l’autre portion de son cœur…
C’est le courageux enfant qui, pour soulager sa famille, s’est fait un bonheur de l’exil, et qui revient, heureux et riche, rêvant à mille surprises que va jouer sa modeste opulence, au milieu du grenier qu’il a laissé presque nu…9
Ceci est un moment de grande identification entre l’écrivain et son héros. Testut, comme Louis, ne se laisse pas sombrer dans une nostalgie ou un regret pour la terre abandonnée, deux sentiments qui accompagnent souvent le voyage. Au contraire, le déplacement physique est toujours porteur de bonnes choses : de la rédemption, de la satisfaction, et, surtout, de la fortune. Les lecteurs locaux (la plupart étant exilés ou du moins habitués à voyager dans la région) vont pouvoir s’identifier aux différents types de personnages et à leurs aventures : l’amant, le proscrit, l’enfant prodigue, l’enfant qui revient sauver sa famille en difficulté, chacune de ces situations est mise en scène plus d’une fois au cours du récit.
La mobilité dont il est question dans Les Mystères de Paris n’est pas simplement physique mais aussi sociale. Comme Dominique Kalifa l’a déjà montré dans son travail sur Les Bas-Fonds10, le monde criminel mis en scène par Eugène Sue n’est qu’une manifestation parmi d’autres d’une anxiété plus large de la société bourgeoise et aristocratique face aux menaces populaires. Bien au contraire, pour Testut, aux États-Unis, la question de classe est beaucoup moins importante. Le héros du récit n’est pas un prince, mais un homme modeste qui gagne sa fortune en accédant à un rang très élevé dans une société secrète de faux-monnayeurs. Conforme à l’idéal du self-made-man mis en scène, par exemple, dans les romans d’Horatio Alger Jr., Les Mystères de la Nouvelle-Orléans glorifient un héros qui est le pur produit de la mobilité sociale, selon une thèse très caractéristique de la société américaine et de son idéologie.
L’effet journalistique
Si les mystères urbains ont tendance à valoriser soit la forme romanesque, soit la forme journalistique, il est clair que les Mystères de la Nouvelle-Orléans sont parmi ces derniers.Les effets de la montée en puissance du reportage dans les journaux français apparaissent dans le style de Testut, qui insiste sur le fait qu’il a vu tout ce qu’il relate. Il connaît déjà la Nouvelle-Orléans, New York, et la Guadeloupe. Quand ses personnages s’y rendent, il les décrit avec l’autorité que lui confère sa propre expérience. Mais quand il s’agit de la Californie, Testut n’y est jamais allé et il se sent obligé de citer très longuement un autre auteur qui a vraiment été en Californie. L’emprunt à cet auteur (dont le nom n’est pas cité) est utile parce qu’il donne un fondement factuel indispensable aux objectifs réalistes et journalistiques que se donne Testut, mais aussi parce qu’il semble évoquer des sentiments sur l’exil similaires à ceux du romancier :
En Californie, les Français se créent pour ainsi dire “une petite France”… Que deux de nos compatriotes se rencontrent au-delà des mers, ils se font bien vite à eux deux une nouvelle patrie. Le Français impose son influence à la région qui lui donne hospitalité ; il ne subit pas l’influence étrangère, il la domine. Partout où le Français porte ses pas, il porte avec lui ses goûts, ses habitudes, et petit à petit, sans y déroger en rien, il les fait accepter, et établit leur triomphe.11
Cette « petite France » est la même petite France créée par Testut et ses compatriotes à la Nouvelle-Orléans, et explique en un sens son attitude optimiste vis-à-vis de l’exil. Ces exilés ne sont pas contraints de s’adapter au nouveau monde, mais au contraire, colonisent la société qu’ils habitent.
La forme feuilletonesque des Mystères nécessite, bien sûr, ce que Marie-Eve Thérenty appelle « une écriture de la remémoration constante »12, où la répétition et la redondance sont essentielles à la cohérence d’un récit publié hebdomadairement, ce qui est, nous l’avons vu, le rythme typiquement nord-américain. Mais au-delà de cette périodicité obligatoire, Testut insère des interruptions supplémentaires et ménage plusieurs intrigues simultanément, afin de faire croître le suspens à l’intérieur d’un même chapitre. Par exemple, prenons le récit d’une certaine Camille, veuve et amie de l’héroïne Anna. Celles-ci sont dans l’Alabama, pour se cacher du méchant Alexandre. Elles bavardent au premier étage de la maison alors que pendant ce temps, Louis, le héros, est en bas. Camille raconte l’histoire de son premier amour, un bel homme qui lui a fait abandonner sa famille pour une nouvelle vie à Paris. Le récit est captivant, mais Camille est souvent interrompue « par un incident ordinaire qu’il est inutile de rapporter » comme le dit Testut13. Cet incident sert de prétexte pour nous transporter dans le salon où Louis vient de recevoir une lettre importante. Mais avant de connaître le contenu de la lettre, le narrateur se tourne de nouveau vers les femmes qui se trouvent à l’étage du haut…
Édition
Vous pouvez consulter une version numérisée du roman en cliquant sur le lien suivant : Les Mystères de la Nouvelle-Orléans.
(John Hopkins University)
Notes
1 See Steven Rowan: Introduction to The Mysteries of New Orleans. Baron Ludwig von Reizenstein. Baltimore: Johns Hopkins University Press. 2002.
2 Testut, Charles. Les Mystères de La Nouvelle-Orléans. La Nouvelle-Orléans: Imprimerie de A. Gaux et de L. Dutuit, editeurs, 1853. (v. 3. pp 98). The American Antiquarian Society. Worcester, MA.
3 Cité par Auguste Viatte. Histoire littéraire de l’Amérique française. Presses Universitaires de Paris et Laval. 1954.
4 La Semaine De La Nouvelle-Orléans. New Orleans, La.: Charles Testut, 1851. Print. Louisiana Research Collection, Tulane University, New Orleans, LA.
5 Testut, Charles. Les Mystères de La Nouvelle-Orléans. La Nouvelle-Orléans: Imprimerie de A. Gaux et de L. Dutuit, editeurs, 1853. (v. 1. p. ii)
6 Voir Auguste Viatte. Histoire Littéraire de l’Amérique française. Presses Universitaires de Paris et Laval. 1954.
7 Edward Larocque Tinker: Bibliography of the French Newspapers and Periodicals in Louisiana. (1832) Cité par Viatte.
8 Testut, Charles. Les Mystères de La Nouvelle-Orléans. La Nouvelle-Orléans: Imprimerie de A. Gaux et de L. Dutuit, editeurs, 1853. (v. 4. p. 77)
9 Ibid. (v.1 pp.91-92)
10 Voir : Kalifa, Dominique. Les Bas-fonds : Histoire D’un Imaginaire. L’Univers Historique. Seuil, 2013.
11 Auteur inconnu, cité dans Les Mystères de la Nouvelle-Orléans de Charles Testut. v. 3. p 50.
12 Marie-Eve Thérenty. La Littérature au quotidien. Seuil, 2007. p 53.
13 Testut, Charles. Les Mystères de La Nouvelle-Orléans. La Nouvelle-Orléans: Imprimerie de A. Gaux et de L. Dutuit, editeurs, 1853. (v.1 p. 98)