Les Mystères urbains

Les Mystères de Rome

Table des matières

MARIE-ASTRID CHARLIER

Éléments bio-bibliographiques

Né en 1810, mort en 1872, entre ces deux dates, très peu d’informations biographiques sont disponibles1 concernant ce journaliste et écrivain qui a fait partie de la Société des Gens de Lettres et a proposé, en 1849, que celle-ci soit reconnue d’utilité publique.

Auteur d’une Physiologie du lion, en 1842, illustrée par Gavarni et Daumier, il a donc participé à ce que l’on appelle « le moment panoramique2 » sous la monarchie de Juillet et ce au moment même où La Comédie humaine commençait de paraître. Aussi n’est-il pas étonnant de retrouver dans Béatrix une allusion à Félix Deriège: « Au lion s’offrait cependant une autre solution, dont parlait aussi l’auteur de la Physiologie : "Le gouvernement vient de prendre un de nos lions les plus fleuris pour le jeter dans une sous-préfecture"3 ».

Au chapitre de ses publications, encore quelques titres : La Question des maris, étude de mœurs contemporaines (1860) et La Châtelaine de Mont-Rognon, chronique du XIVe siècle (1878). Il préface en 1839 les deux volumes du roman de Roland Bauchery, L’Enfant de la pitié.

Selon Charles Monselet dans La Lorgnette littéraire : dictionnaire des grands et des petits auteurs de mon temps, l’anecdote veut que l’auteur des Mystères de Rome ait été surnommé « le faux Théophile Gautier4 » à cause de sa ressemblance avec lui.

Enfin, ce paragraphe extrait des 365. Annuaire de la littérature et des auteurs contemporains. Par le dernier d’entre eux, en 1858, en dit long sur la réception des Mystères de Rome : « Le feuilleton du Siècle a juré longtemps par M. Félix Deriège qui était considéré, dans ces parages, comme un écrivain de première force. Les abonnés du dit journal, qui ne passent pas pour très difficiles, n’ont jamais pu partager cette opinion. L’auteur des Mystères de Rome a un talent des plus mystérieux…personne ne l’aperçoit5. »

Résumé

Rome. An 691.  

Alors qu’il est en train de piller les morts avec une vingtaine de personnes issues « de la dernière classe du peuple », Gurgès, le désignateur des pompes funèbres, fidèle client des tavernes situées aux frontières de la ville, est pris en flagrant délit par Burrha, le trium vir. Il est cependant sauvé in extremis par un mystérieux inconnu, Lélius, sous le nom duquel se cache en fait Catilina.

Daphné, la fille de Gurgès est promise à Prosper, un jeune orfèvre, fidèle ami de son frère, le centurion Rutuba. Mais la jeune fille de quatorze ans est bientôt charmée par les assiduités de Lélius. Malgré lui, Gurgès va devenir complice de la conjuration : Lélius lui fait acheter des foyers de combustibles qui doivent en fait servir de foyers d’incendie pour les conjurés.

À l’occasion d’une rencontre entre l’ennemi juré de Catilina, Cicéron, et Tertia, son ancienne amante, on apprend que Prosper est leur fils mais celui-ci ne sait rien de son ascendance.

Lélius/Catilina, avec l’aide de Sempronia, la plus fidèle de ses conjurés, hâte les préparatifs de la conjuration : Cicéron devra être abattu par Rutuba, tombé fou amoureux de « la matrone » et prêt à tout pour elle – bien qu’il ne connaisse pas les véritables intentions de sa bien aimée. Malgré les recommandations de Cruscellus, le malicieux tondeur, champion « des nouvellistes de carrefour et de taverne » et ami de Gurgès, Rutuba s’abandonne à Sempronia et compte désormais parmi les alliés de Catilina, du reste sans le savoir.

Lors d’une fête donnée par « la matrone », Fulvie, sa rivale, est humiliée publiquement. On comprend dès lors que sa vengeance aura quelque chose à voir avec l’échec de la conjuration. En effet, Curius, son amant, lui dévoile les plans de Catilina et le nom des conspirateurs, un secret qu’elle va s’empresser de vendre à Cicéron.

Cependant, les brigands des Marais pontins, emmenés par Sapala, se mettent en route pour conduire Rutuba à Cicéron. Le dernier jour de marché, alors que les candidats au consulat se présentent, le jeune centurion tente de poignarder Cicéron, qui préside la brigue, mais son poignard se brise sur le dos du consul. Les brigands ont à peine le temps d’emporter Rutuba.

Cicéron convoque alors les Sept – le groupe des chefs du parti oligarchique – et leur expose les plans de Catilina.

Rutuba est enfin délivré par Sempronia ; il court chez Prosper qui lui révèle que Lélius n’est autre que Catilina. Cruscellus, quant à lui, révèle la même chose à Gurgès qui décide de dénoncer le conspirateur. Les poches remplies d’or, Gurgès, ivre, informe Rutuba qu’il vient de dénoncer Catilina. Devant la colère de son fils qui craint les représailles de Cicéron, Gurgès tombe raide mort. Rutuba et Prosper se rendent alors chez Sempronia, assoiffés de vengeance. C’est sans compter la prévoyance de la matrone qui a engagé une obscure magicienne, Canidia, pour servir du vin empoisonné aux jeunes gens. Mais Canidia défaille en reconnaissant Rutuba – cinq ans auparavant, le jeune homme l’a follement aimée et enlevée à ses parents. Canidia brise alors le cruchon et se sacrifie. Pendant ce temps, Cruscellus est parti prévenir Tertia du danger que court son fils Prosper. Ses hommes assaillent la demeure de la matrone et délivrent les deux jeunes hommes.

Dans sa célèbre allocution, « Jusqu’à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? », Cicéron demande au sénat l’exil de ce dernier, et l’obtient. Même exilé, Catilina n’a pas abandonné ses projets et parvient à réunir une armée. Grâce aux Allobroges qui jouent double jeu, Cicéron obtient de précieuses informations qui vont lui permettre, encore une fois, de vaincre Catilina.

Le 5 janvier 692, Catilina est assassiné par Rutuba et sa tête exposée sur la tribune aux harangues. Le mariage de Prosper et Daphné a lieu en grande pompe, Rutuba sert encore longtemps la république et Cicéron devient premier citoyen de Rome. In fine, l’Histoire comme la roue de Fortune : l’année 694 voit Cicéron partir en exil et le tombeau de Catilina être couvert de fleurs.

Un roman historique

Prenant pour matière la conjuration de Catilina, Les Mystères de Rome se présente a priori surtoutcomme un roman historique. Pour le narrateur, « Rome » est bien plutôt un espace politique qu’une ville à explorer. En effet, Félix Deriège ne pose pas un regard d’étranger sur Rome mais un regard d’historien. C’est d’ailleurs sur ce point qu’il insiste dans son introduction :

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Réussir là où « des hommes éminens [sic] se sont, de nos jours, essayés », l’ambition de Félix Deriège est claire. Peut-être est-ce là un premier sens des « mystères », un sens poétique ou plutôt génétique : réunir divers documents appartenant à différents champs du savoir, les recouper et les classer afin de produire une œuvre en quelque sorte « polyphonique », seul moyen de découvrir, au sens fort, la Rome antique selon Deriège.

Cependant, publié en 1847, Les Mystères de Rome garde trace de la visée des Mystères de Paris – même si Eugène Sue n’est jamais cité, ni directement, ni par allusion – du point de vue du destinataire du roman, le peuple et, partant, relève d’une même ambition démocratique, au moins dans la déclaration d’intention de Félix Deriège :

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Par un mouvement de contraste, Deriège insiste ici sur la diversité des personnages qu’il met en scène, appartenant à toutes les couches de la société, « soldats », « prolétaires », « officiers des pompes funèbres », « courtisane ». Et cette diversité qui tend à une représentation complète de la société se dit essentiellement en terme d’espace romanesque : la « taverne », le « bouge », sont clairement opposés au « boudoir », ou plutôt apposés puisqu’ils « s’ouvrent » à côté de lui dans l’espace textuel. Le lecteur s’attend donc à ce que le roman soit structuré selon une poétique de l’espace complexe comprenant des jeux d’inclusion et d’exclusion, de centre et de périphérie, etc. En effet, même si cela nécessiterait une enquête plus approfondie de la Rome antique et de sa conception des lieux et des espaces, il semble que l’auteur ait en quelque sorte « transporté » la problématique moderne de l’espace urbain dans la ville archaïque, en en faisant un élément essentiel de l’intrigue.

L’espace romanesque, une géographie du politique

Félix Deriège ne renie pas son « Introduction » : point de grand écart entre la déclaration d’intention et sa mise en application dans le roman. Les bas-fonds sont autant représentés que le sénat ou le boudoir de la matrone Sempronia, les « prolétaires » autant que les « consuls », etc. Cicéron, César et Catilina ont droit à un chapitre – chapitre III de la première partie – tout comme, par exemple, le tondeur Cruscellus – chapitre IX de la première partie – et Canidia la magicienne – chapitre III de la deuxième partie ; même le bourreau Ravidus a son « morceau » – chapitre XII de la troisième partie, intitulé « Discours de Ravidus ».

Cependant, cette géographie urbaine ne s’accompagne pas de mouvements tels que centre/périphérie ou descente/ascension comparables au Mystères de Paris. Du moins pas en ce qui concerne la représentation sociale. Autrement dit, le roman ne se construit pas autour d’une poétique de transgression spatiale qui correspondrait à une transgression d’ordre social. La poétique de l’espace travaille davantage dans le sens du politique. Les trajets entre Rome et sa périphérie, voire les provinces alentours, correspondent aux mouvements de la conjuration : attaque, repli, cachette, enfin exil. À titre d’exemple, Sempronia se cache dans les bois du Val-d’Égérie et le narrateur qualifie d’« aventure » – au sens romanesque du terme – le chemin qui y mène Rutuba. Les brigands des Marais pontins, eux, établissent leur camp dans des bois, à l’extérieur de la ville, d’où ils rejoindront le centre afin de tenter d’assassiner Cicéron par la main du jeune centurion. Catilina en exil cherche et trouve des alliés dans les provinces rivales, situées près de Rome. Seul le cimetière – et le convoi mortuaire qui y conduit – constitue un lieu entre-deux, un lieu « tampon » entre intérieur de la Cité et extérieur. En dehors de la ville, les hommes de toutes les couches sociales s’y retrouvent de sorte que le cimetière est le seul lieu de diversité sociale du roman – hormis les confrontations, individuelles, entre les uns et les autres, orchestrées pour les besoins romanesques de l’intrigue mais qui ne s’accompagnent pas de description à visée « sociographique » – ; lieu de rituel qui, de fait, rassemble les personnages principaux, secondaires, anonymes :

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Puis, plus loin :

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« Entrechats », « cris furieux », « marionnettes de paille », « satyres » accompagnent notamment le désignateur des pompes funèbres et le sénateur Céthégus pour l’enterrement de son affranchi, Trulla. Espace « carnavalesque » dirait Bakhtine ; « bonne mascarade » « dont un Français du dix-neuvième siècle se fut amusé, comme on se réjouit (…) aux derniers jours du carnaval » dit le narrateur. La diversité sociale passe donc bien par une transgression ; transgression des espaces dans la ville hiérarchisés, transgression autorisée à l’extérieur comme en témoigne l’attitude de Gurgès qui, une fois sortis de Rome, « [permet] à ses subordonnés de rompre leurs rangs ».

Les personnages en double : une représentation contrastée du peuple et du pouvoir

Aucun des personnages appartenant à la plèbe, tout comme, d’ailleurs, aucun des représentants du pouvoir, n’est clairement du côté du bien ou du mal, sauf Prosper, l’enfant abandonné – où l’on peut déceler un « emprunt » à Sue, l’enfant abandonné étant le seul personnage à être stricto sensu du côté du bien. Volonté de se démarquer du manichéisme des Mystères de Paris ? Plutôt, semble-t-il, un souci d’historien. Si Catilina est plutôt l’ennemi à écarter et Cicéron le garant de l’ordre et de la paix, il n’en reste pas moins que les faits historiques ne peuvent qu’engager Félix Deriège à la nuance. En effet, en 694, Cicéron est exilé à son tour et Catilina adulé. L’opposition entre le consul et le chef des conjurés est donc à échelle variable. Tandis que Cicéron « élevait ainsi l’édifice de sa réputation et de sa gloire à venir, (…) Sergius, environné de gladiateurs, d’athlètes, d’histrions et de courtisanes, dissipait en folles orgies les années de sa jeunesse. (…) Sergius était arrivé aux honneurs par des voies tout opposées à celles que suivaient Cicéron. La vie de ces deux hommes se ressemblait aussi peu que leur caractère et leur éducation. » (I, 3). Pourtant, selon l’« Introduction », Félix Deriège écrit pour « le peuple, cette foule ardente, passionnée, généreuse ». Il devrait donc être sensible aux discours de Catilina défendant ses droits et accusant les chefs de l’oligarchie de s’enrichir alors que Cicéron, lui, passe par-dessus les lois de la république lorsque, les conjurés arrêtés, il refuse de laisser au peuple le pouvoir de les juger.

Rutuba, le plébéien devenu centurion, fait également l’objet d’une représentation contrastée. Naïf amoureux, consumé par la flamme feinte de Sempronia, Rutuba va trahir la république en tentant d’assassiner Cicéron. Mais, naïf précisément, le fait qu’il ne sache pas exactement de quoi il retourne lui fournit quelques circonstances atténuantes. Séduit par les discours de Lélius/Catilina prônant la nécessité d’une révolution en faveur du peuple, il ne manque pas de railler Sempronia quand celle-ci jette un regard méprisant sur les clients du cabaret des Esquilies :

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Au rappel de l’origine plébéienne des grandes familles romaines succède une défense et illustration des gens des tavernes parmi lesquels, dans un « nous », s’inclut Rutuba :

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Au personnage de Rutuba fait écho son ami Prosper, le jeune orfèvre, issu d’une famille illustre, fils de Cicéron et Tertia sans le savoir. Il apprend avec passion un métier manuel, alors que sa naissance le destinait à l’exercice du pouvoir. Sa mère, d’ailleurs, tente de le convaincre d’apprendre la rhétorique, la musique, etc., bref, les sept arts libéraux. Même lorsqu’il prendra connaissance de son rang, Prosper refusera et préférera continuer son « art servile », travailler la matière tangible par opposition à ce à quoi il était voué, la matière intangible et intellectuelle. Félix Deriège met en valeur ce choix du jeune homme comme preuve de constance de caractère d’une part, revendication, d’autre part, de la beauté d’un art manuel, fût-il qualifié de « servile », revendication d’ordre social donc.

Sempronia et Fulvie sont également des personnages pensés comme doubles par Deriège. Courtisanes rivales,

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En un mot,

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En outre, l’une restera fidèle à la conjuration, l’autre la dénoncera. Toutefois, les raisons de leur attitude respective ne sont pas la conséquence de convictions politiques fermes, loin s’en faut. Sempronia aime Catilina, ce pourquoi elle lui reste ; Fulvie, elle, dénonce la conjuration par vengeance contre la matrone qui l’a humiliée publiquement un soir de fête, non sans penser aussi à la fortune que Cicéron lui offrirait pour de telles révélations. Les intérêts personnels, amour, orgueil, vénalité, soit les intérêts du romanesque, priment incontestablement sur les idéaux politiques et sociaux.

Pas de manichéisme, donc, dans Les Mystères de Rome, mais une représentation contrastée des différentes couches sociales romaines, notamment grâce à un système des personnages fonctionnant par doubles, partant, par effets d’oppositions et de ressemblances. Mais ceci s’explique, on l’a dit, dans la mesure où ce roman historique situé très loin dans l’Histoire ne saurait souffrir une partition manichéiste entre ses acteurs. Elle serait en effet frappée de naïveté par quiconque connaîtrait ne serait-ce que sommairement l’histoire de Rome et ses renversements de fortune, ses chutes, ses réhabilitations, etc., tandis qu’elle est possible pour un roman comme Les Mystères de Paris qui, situé dans la période contemporaine, ne peut pas – pas encore – être mesuré, jaugé, à l’aune d’un savoir historiographique fourni.

Machination politique, machinerie romanesque

En prenant pour matière la conjuration de Catilina, Félix Deriège choisissait un terrain propice au romanesque, voire au « feuilletonnesque ». Car, en bon roman-feuilleton, Les Mystères de Rome multiplie les rebondissements, les catastrophes, les trahisons, les vengeances. Le texte fait également place aux scènes de reconnaissance : Lélius/Catilina démasqué ; Prosper, l’enfant abandonné, découvrant que cette mystérieuse femme qui l’a toujours accompagné et aidé est en fait sa mère. Deriège dresse aussi le portrait d’une étrange magicienne qui passe son temps à préparer des philtres – les croyances ou les superstitions de la Rome antique faisant écho à celle du Paris populaire moderne. Aussi, le narrateur ménage-t-il des effets de suspense en s’adressant à deux reprises au lecteur, à la fin de la deuxième partie puis au cours de la troisième. Il s’agit là de mettre en relief la poétique du rebondissement et de la détacher de la trame historique – veine « sérieuse » revendiquée dans l’« Introduction » par un écrivain qui se veut historien – :

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« Duel à mort inévitable » entre Cicéron et Catilina, la marche en avant du romanesque, quand bien même elle ne fait que suivre les faits historiques et avérés, la machinerie feuilletonnesque, donc, est bien lancée à la fin de la deuxième partie. En outre, prévient le narrateur, la machination de Catilina aura des conséquences « sur la destinée des divers personnages » « mis en scène », non seulement sur les relations qu’ils entretiennent et qui ont été contrariées, l’amour de Prosper et Daphné par exemple, mais aussi sur leur identité, celle de Tertia, mère qui se cache aux yeux de son fils, celle de Prosper, on l’a dit, qui découvrira son illustre ascendance, celle de Lélius que « [les] lecteurs ne tarderont pas à reconnaître » – ici, Deriège campe un lecteur bien naïf puisque de nombreux indices, disséminés depuis l’incipit, ont déjà pu lui faire comprendre que Lélius et Catilina ne sont qu’un seul et même personnage. Au cours de la troisième partie, censée raconter « les incidens [sic] variés » et « les péripéties émouvantes » qui conduiront au « dénouement », le narrateur s’adresse encore une fois au lecteur par une formule significative : « Il ne nous reste à raconter qu’une affreuse série de trahisons, de violences, de meurtres et de sanglantes proscriptions ». En effet, le « reste » du roman, jusqu’à la quatrième et dernière partie, se présente bien comme une série de rebondissements et d’aventures toutes feuilletonnesques, invraisemblables au demeurant. La machine à feuilleton s’emballe, comme si « la suite à demain » était sans cesse différée. Trop de fils ont été déroulés en amont, trop d’histoires secondaires ont été développées qui nécessitent une fin qui n’en finit pas de les rassembler, une fin qui, en somme, n’en finit pas de finir. D’ailleurs, le premier extrait cité le montre qui envisage le « dénouement » dès la fin de la deuxième partie ; « l’exposition [du] drame [à peine] achevée », c’est déjà la fin qui est visée.

Dès le titre, Félix Deriège joue sur deux tableaux : les mystères urbains et le roman historique. On peut penser que la formule, « les mystères de » suivi d’un nom de ville, est avant tout un effet de réclame pour un roman qui se situe dans l’Antiquité et dont l’ambition historiographique est annoncée dès l’« Introduction » par son auteur. Pourtant, on l’a montré, même s’ils sont discrets et ne constituent pas l’enjeu principal du roman, les échos que Les Mystères de Rome entretiennent avec le roman d’Eugène Sue ne sont pas absents – en 1847, peu de temps donc après Les Mystères de Paris, cela semble d’ailleurs inévitable. Le roman de Félix Deriège est écrit « pour le peuple » ; la dimension sociale est même relativement importante avec les personnages de Catilina, Rutuba et Prosper qui sont le support d’un discours politique ferme et participent à la réévaluation de quelques lieux marginaux comme la taverne. Si la poétique de l’espace est bien loin de la complexité du roman de Sue, la ville n’étant que peu l’objet d’une exploration à proprement parler, Félix Deriège amorce néanmoins une réflexion sur le lieu et la mixité sociale, au cimetière notamment, sur le lieu comme facteur de construction d’une appartenance sociale, collective donc, mais aussi comme trait définitoire de l’identité.

Ces deux veines, mystère urbain et roman historique, s’entremêlent tout au long du roman, entre machination politique appartenant à l’Histoire mais sans que Deriège mette en évidence ses causes et ses effets, c’est-à-dire sans analyse historique rigoureuse – où l’historien le cède au romancier – et machinerie romanesque, feuilletonnesque aussi, relevant de la poétique du roman populaire. On peut dire que Les Mystères de Rome, c’est un fond et une forme, en somme.

Édition

Vous pouvez consulter une version numérisée du roman en cliquant sur le lien suivant : Les Mystères de Rome.

(RIRRA21, Montpellier III)

Notes

1  Dans l’état actuel de notre recherche. La notice biographique pourra ainsi être enrichie ultérieurement.

2  Judith Lyon-Caen, « Saisir, décrire, déchiffrer : les mises en texte du social sous la monarchie de Juillet », Revue historique, 2004/2 n° 630, p. 301-331.

3  Honoré de Balzac, Béatrix, dans La Comédie humaine, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 623.

4  Charles Monselet, La Lorgnette littéraire : dictionnaire des grands et des petits auteurs de mon temps, Paris, Poulet-Malasis et de Broise, 1857, p. 54.

5  Les 365. Annuaire de la littérature et des auteurs contemporains. Par le dernier d’entre eux, Paris, Gustave Havard Éditeur, 1858, p. 102.

Pour citer ce document

Marie-Astrid Charlier, « Les Mystères de Rome », Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/textes-du-19e-siecle/anthologies/les-mysteres-urbains/les-mysteres-de-rome