Les Mystères urbains

Les Mystères de Venise

Table des matières

YOAN VÉRILHAC

Présentation

Après 1842, la publication d’un roman dont le titre aligne les mots « Les mystères de » devant un nom de ville ne peut que faire écho au plus incroyable succès littéraire du siècle et, quand bien même l’auteur n’aurait aucune intention de créer des liens inter- ou hypertextuels avec Les Mystères de Paris d’Eugène Sue ou ses dérivés, l’intention du lecteur palliera le manque… Mais que dire aussi lorsqu’un auteur inscrit « Venise » dans son titre ? Ce nom de ville, bien plus que tous les autres, Paris inclus, peut-être même, institue un programme littéraire (mystérieux) au XIXe siècle et la formule de Jean d’Ormesson vaut déjà : « Aucune ville au monde, ni New York, ni Ispahan, ni Persépolis, ni Palmyre ou Fatehpur Sikri, ni Florence ou Sienne – ni même Paris, Jérusalem, ou Rome, la ville par excellence –, n’a suscité autant de rêves et fait couler autant d’encre que Venise1. » Toute une partie de l’âme du romantisme s’y précipite, depuis la référence à Shakespeare aux récits de voyage, en passant par quantité de fictions et spectacles2. En publiant, en 1881, Les Mystères de Venise, Édouard Didier fait, d’une certaine manière, feu de tout bois en inscrivant son récit dans un faisceau de traditions récentes mais bien balisées. Il se situe en outre à un moment où la saisie de Venise par la littérature française prend une ampleur nouvelle et se modifie. Les travaux de Sophie Basch3 ont bien mis en lumière ce moment de « folie » du roman français décadent et symboliste autour de la ville italienne, moment se prolongeant jusque dans l’entre-deux-guerres. Les années 1880, théâtre d’une redéfinition de la pratique du récit, bien souvent pensée selon et contre les héritages romantiques (que ce soit autour du naturalisme, de la décadence ou du symbolisme), sont ainsi un moment de réappropriation de lieux communs, dont Venise fait partie. À la lecture du premier récit vénitien de Didier, La Petite Princesse, Maxime Gaucher ne s’y trompe d’ailleurs pas. C’est bien en relation avec les stéréotypes figés par la littérature romantique que tout récit vénitien contemporain doit être appréhendé, de préférence en fonction de ses écarts par rapport à ce réservoir :

Ce petit récit très romanesque, d’une vraisemblance contestable, n’est pas sans quelque agrément et le style n’est pas sans valeur, chose rare par les romans qui courent. On y voit encore combien les drames de 1830 nous ont donné sur Venise de fausses idées. Les plombs, les puits, le canal Orfano ont été indignement calomniés. Entre nous, je m’en étais toujours un peu douté4.

Si ce petit roman d’un auteur inconnu présente un intérêt et vaut la peine d’être remis à la disposition du public, c’est bien d’abord parce qu’il met en perspective, au moment charnière des années 1880, une double série romanesque à travers son titre, celle des mystères urbains, celle des récits vénitiens.

Édouard Didier : l’homme ou l’œuvre ?

En l’état de nos recherches, les données concernant Édouard Didier sont fort rares, lacunaires et presque exclusivement bibliographiques. En effet, le croisement de divers catalogues, annuaires et recensements critiques indique qu’un dramaturge, comédien et romancier portant ce nom a jalonné les années 1857-1886 de ses productions. Les index de la Bibliothèque nationale de France ou le Catalogue général de la librairie française d’Otto Lorenz réunissent un ensemble de pièces et de romans sous une seule autorité « Édouard Didier » (naissance inconnue, mort en 1886 à Briis-sous-Forges). L’essentiel des informations est contenue dans la brève nécrologie que lui accorde Le Livre en 1886 :

On annonce la mort d’un homme de lettres qui a eu son heure de notoriété, Édouard Didier, auteur de L’Abîme, du Rocher de Sisyphe, de Lord Byron et d’autres pièces jouées à l’Odéon, au Vaudeville et ailleurs. Il est mort à Briis-sous-Forges, d’une maladie de cœur. Édouard Didier avait été quelque temps comédien, il a publié quelques romans5.

Si l’on ne peut aller plus loin sur les données biographiques, qu’apprend-on, au moins, du parcours de la liste des œuvres qui sont attribuées à Edouard Didier et des quelques échos qu’elles ont rencontrés ?

D’abord Didier est largement absorbé par le théâtre, apparaissant au sommaire de la revue L’Artiste dès 1846, pour des articles sur l’art dramatique. Dans ces études, il dessine une figure de jeune admirateur ayant été nourri, au collège, par les œuvres de la première génération romantique. En décembre 1857, son Rocher de Sisyphe, joué à l’Odéon, reçu comme œuvre de début, rencontre un accueil bienveillant6, de même que ses adaptations de Charles Dickens (L’Abîme, au théâtre du Vaudeville, en 1868) ou de de Wilkie Collins, La Femme en blanc au théâtre Beaumarchais en 1877. Deux autres spectacles lui sont attribués : Le Mariage au cliché (avec E. Roger), opérette en un acte de 1869 ; Les Huguenots à Amboise, drame en cinq actes de 1874. Avec Charles Vincent, chansonnier, il écrit le roman Enclume ou marteau (1865) et il est l’éditeur et préfacier du Dernier Volume des œuvres  de Voltaire (H. Plon, 1862).

A partir de 1878, et sur une période très resserrée, il écrit, pour la maison Calmann-Lévy, plusieurs récits exploitant mollement la veine du roman d’aventures, du roman de mœurs ou du roman historique dans une perspective très moralisatrice sinon explicitement catholique : La Rose d’Antibes et La Bague d’Opale en 1878, La Petite Princesse, histoire vénitienne, en 1879, Les Mystères de Venise, en 1881 (année de la réédition des deux précédents romans, d’ailleurs), Les Désespérés, en 1882.  La réception de ces romans publiés chez Calmann-Lévy est accompagnée d’éléments troublants quant à l’identité de l’auteur. Didier se voit récompensé de prix attribués par la Société des Gens de Lettres7 et Maxime Gaucher le désigne, à la Revue politique et littéraire, comme un jeune : « C’est une œuvre de début, je crois, écrit-il ; il y a là quelques promesses8. » S’il n’y a pas, par conséquent, deux Édouard Didier distincts – l’un faisant ses débuts dans le théâtre autour de 1845-1850 –, l’autre faisant ses débuts à la fin des années 1870 et ne produisant que des romans (en volumes et en feuilletons) destinés au grand public – il y a bien un changement notable de manière…

Nous ne disposons pas d’élément permettant de préciser l’identification de cet auteur, mais on peut au moins s’étonner que la carrière de cet écrivain soit aussi nettement scindée en deux. D’autant que son nom est particulièrement commun et invite aux confusions. Par exemple, Lorenz attribue à Édouard Didier la publication de La Vie et les lettres de Madame Bonaparte alors que cette publication est due à Eugène Lemoine Didier (1838-1913), qui l’a publié en Anglais en 1879 (et dont la traduction française de 1885 est de A. O. Munro). En substance, donc, il ne nous est pas permis d’aller plus avant dans la reconstitution de l’homme « Didier » et, mis en garde par la fragilité de ces informations, nous nous tiendrons à la mise en relation des Mystères de Venise avec les textes objectivement publiés par son auteur dans la période resserrée de 1878-1884.

Les Mystères de Venise : édition et destinée

Les éditions Calmann-Lévy publient Les Mystères de Venise en 1881, après avoir déjà édité trois romans de Didier : La Rose d’Antibes puis La Bague d’opale en 1878, La Petite Princesse, l’année suivante. Dans La Rose d’Antibes, histoire édifiante d’un bon docteur œuvrant pour sauver sa fille à la santé fragile, Didier intercale « un petit drame, dont une famille patricienne de Venise, les princes Varese, proscrits par l’Autriche, lui a fourni les éléments9 ». La Revue politique et littéraire se montre sensible au charme du livre et loue sa dimension très morale. Firmin Boissin félicite à nouveau l’auteur de La Bague d’Opale en fin d’année : « Naguère, avec La Rose d’Antibes, M. Édouard Didier nous prouvait qu’il excelle dans l’analyse et l’observation du cœur humain. À ces qualités, il unit dans La Bague d’opale un intérêt dramatique des plus saisissants10. » Ce second roman n’évoque pas Venise mais les terres de Louisiane sur lesquelles Didier entend suivre « les traditions de Fenimore Cooper11 ». La Petite Princesse investit résolument la ville italienne, ainsi que l’indique son sous-titre « histoire vénitienne », pour y placer l’histoire d’amour entre une jeune princesse et un pâtre qui l’avait sauvée à sa naissance. La Revue politique et littéraire en rend compte de façon plutôt bienveillante, malgré quelques ironies quant aux invraisemblances du récit.

Une enfant trouvée, Venise et de jeunes amoureux déjouant favorablement tous les pièges du destin : la formule est reprise par Didier dans Les Mystères de Venise. Publié en volume, le roman est aussi donné en feuilleton, à partir de mars 1881 au Républicain de Seine et Marne, sous le titre de La Fille de l’Adriatique. À partir de l’année suivante, Le Feuilleton, journal de romans de Montpellier, reprend presque l’intégralité de ses récits : en 1882 une nouvelle (« Un Drame aux bains de mer », qui sera reprise par La Grande Revue en 1892) et un roman, La Fille du Docteur (du n°84 au n°94), réédition de La Rose d’Antibes ;puis en 1884, La Fille de l’Adriatique (du n°128 au n°143), et La Bague d’Opale (n°144 à n°159). Mise à part cette seconde (troisième, plutôt) vie donnée au roman vénitien de Didier par le journal montpelliérain, Les Mystères de Venise n’est pas réédité, ni par Calmann-Lévy ni par une autre maison, à l’inverse de La Petite Princesse et de La Rose d’Antibes qui semblent avoir eu plus de succès auprès du public et de la critique.

Mystères de Venise et Mystères de Paris : ne pas se tromper de série

Par la structure de son titre, le roman d’Édouard Didier fait signe vers celui d’Eugène Sue (et vers tant d’autres). Il est pourtant évident que ce trait est le seul qui permette un rapprochement. Les évolutions du titre entre la publication en volume et en feuilleton nous indiquent que le choix se porte alternativement sur Les Mystères de Venise ou sur La Fille de l’Adriatique. De toute évidence, la récupération du titre est un indice isolé et ne signifiant pas autre chose, peut-être, qu’un opportunisme éditorial. Et encore, pourrait-on dire, puisqu’au fond, ce titre de Mystères de Venise ne fait pas signe d’abord vers ceux de Paris mais bien vers ceux de Venise, dotée d’une ample littérature autonome. C’est qu’en effet, alors que pour d’autres villes, le travail du romancier observateur s’impose pour dévoiler l’envers inconnu d’espaces urbains apparemment connus, Venise se singularise par son rapport immédiat au mystère : nul besoin de dévoiler la part mystérieuse ou cachée de Venise, elle est saisie d’emblée comme être mystérieux et exprime, concrètement, le caché, le dissimulé, le secret, le complot, du fait de sa géographie (ruelles, profondeur des eaux, etc.) et de son histoire. C’est ainsi que le romancier de Venise n’a aucun besoin de la médiation du roman urbain sur le modèle de Sue pour imposer son titre et la relation entre ville et inconnu.

Les « mystères de Venise », récits de voyages, drames, romans ou opéras constituent bien une série autonome, chaîne cohérente et encore vivace12, issue de la mythologie romantique, que le titre soit explicitement Mystères de Venise ou que ces mystères de la ville soient l’enjeu effectif d’un récit qui ne l’affiche pas. Didier, bien évidemment, tend à reconduire les lieux communs romantiques que Florence Brieu-Galaup inventorie :

Les écrivains développent, à partir du décor vénitien, une dimension mélodramatique fondée sur une conception stéréotypée de la ville (la folie et la violence sont les attributs du peuple décrit), une dimension sociale et morale (description et exaltation des mœurs vénitiennes), une dimension fantastique (exploration des légendes locales), politique (analyse de l’organisation gouvernementale), religieuse (admiration pour la piété vénitienne), ethnologique (importance accordée au folklore) et esthétique (description du paysage urbain, exaltation de l’art vénitien)13

En outre le roman de Didier ne se contente pas de s’inscrire dans une vague série de récits vénitiens ambitionnant de redire l’âme mystérieuse de la ville, il relève proprement d’un projet de réécriture ou de réadaptation du mythe romantique des deux Foscari.

Des Deux Foscari à La Princesse de l’Adriatique : appropriation et inflexion de l’imaginaire romantique de Venise

La configuration générale des Mystères de Venise est assez simple. Il s’agit de se placer à un moment déterminant de l’histoire de la République de Venise et d’y situer une intrigue fictive permettant de faire de ce moment une « aube de la Renaissance ». Les Mystères de Venise est donc, à l’exemple de plusieurs autres récits français reprenant la structure du titre (Mystères de Rome, Mystères de Jumièges, Les Mystères de Belfort), selon les appellations courantes, un « grand roman historique » ou un « roman dramatique », ayant pour toile de fond l’histoire politique. La gestion de l’intrigue est déléguée à deux principes : les instances fictionnelles guident la marche de l’Histoire réelle (ce sont les éléments d’invention qui motivent les rebondissements empruntés à l’Histoire), les destins de ces instances fictionnelles sont guidés par un dessein invisible dont le récit dévoile la teneur providentielle.

Historiquement, nous sommes dans la période couvrant les dix-sept dernières années du dogat de Francesco Foscari (qui dura trente-quatre ans). Byron en avait déjà fait un sujet littéraire avec The Two Foscari (1821) que Verdi adapta à l’opéra (I Due Foscari, 1844).  Ce sont les conditions particulièrement tragiques de la fin de son dogat qui retiennent l’attention : en 1457, Foscari est contraint à abdiquer par le Sénat, suite à ses manquements à son devoir politique (vieillissant et contesté, il rechigne de plus en plus à occuper ses fonctions) et aux attaques de son ennemi, Jacopo Loredano, qui accuse le doge d’avoir fait tuer deux membres de sa famille qui le gênaient. La haine implacable de Loredano pour Foscari, nourrissant une vengeance terrible, est ce que retient l’attention. Verdi, par exemple, s’attache surtout à la tragédie de Foscari : père impuissant à sauver son fils Jacopo de l’exil meurtrier (et injuste) et doge abdiquant face au Sénat et au Conseil des Dix. Francesco Hayez (L’Ultimo Aboocamento di Jacopo Foscari, 1852) puis Delacroix (Les Deux Foscari, 1855) s’inspireront de cette douloureuse histoire de Foscari.

Dans Les Mystères de Venise, la plupart des données historiques sont réutilisées pour motiver les relations entre les personnages et dessiner les caractères. Foscari est d’abord un doge vieillissant, affaibli, et son renoncement progressif au pouvoir est fortement thématisé. Loredano s’illustre à la fin du roman comme agent de sa chute, ralliant à ses attaques une masse indistincte de sénateurs caractérisés par leur prudence, leur mollesse et leurs compromissions. Mais Didier prend le parti de ne s’occuper que très peu des « deux » Foscari, le fils étant très en retrait de l’action. En outre, les grands hommes sont en arrière-plan, que ce soit le doge lui-même, ou son ennemi juré, Loredano, qui intervient surtout à la fin, lorsque les plans de la petite histoire de la fiction – l’intrigue Venezia/Martinengo – rencontre celle de la grande histoire – l’affrontement Loredano/Foscari – au moment du procès final.

À la tragédie politique conduisant au sacrifice d’un fils injustement accusé de meurtre, Didier substitue donc une aventure amoureuse compliquée par la méchanceté perverse du podestat de Padoue et sa passion pour la fille de l’Adriatique. Le mariage de Venezia, l’orpheline miraculeusement sauvée des eaux, avec le jeune aristocrate Felice Badoer est bien l’enjeu de premier plan, sa réalisation tenant à l’échec des tentatives d’assassinat de Martinengo. Dans cette intrigue, les seconds rôles, notamment les valets – le gondolier Ricardo et Fiametta, la sœur de lait de Venezia –, sont très développés, permettant des tableaux de mœurs pittoresques et des scènes d’action tandis que les maîtres sont occupés à parler. Le roman se clôt sur la chute de Martinengo, lors de son procès. Le père Jacopo, curé respecté, vient dévoiler la vérité de ses méfaits récents et anciens : le podestat de Padoue a tué dix-huit ans auparavant son frère, la femme de son frère et essayé de faire tuer leur fille (Venezia finalement sauvée des eaux), il a enfin tenté de faire assassiner Felice Badoer. Martinengo se suicide et les deux couples de héros, les nobles Venezia et Badoer, et les gens du peuple, Ricardo et Fiametta, se retirent ensemble pour vivre heureux hors de Venise dans les terres de Badoer. Quête d’identité et quête amoureuse sont, comme bien souvent, résolues ensemble, tandis que la scène de l’Histoire est quittée par les héros.

À la perspective très cruelle, tragique et sombre d’une Histoire laissée aux mains des comploteurs, Didier substitue celle d’une Histoire exprimant les desseins mystérieux de la Providence. Plutôt qu’un dialogue, très mineur, avec le roman de Sue, ce qui se joue, en profondeur, et qui affleure peut-être de façon décisive, à travers la convocation du mot « mystère », est la fonction de dévoilement du sens de l’Histoire que l’on entend donner au roman historique.

En ce sens, on peut parler d’une resémantisation (ou une resacralisation) de la notion de mystère appliquée à l’Histoire. À la Venise incarnant, chez Hugo, la dimension occulte du politique, Didier substitue la force indestructible de la Providence et le triomphe inévitable de l’allégorie saine, Venezia, et de ses adjuvants. Il suffit de repenser à la tirade d’Angelo (Angelo, tyran de Padoue, journée I, scène 1, 1835) pour que la différence saute aux yeux :

À Venise, tout se fait secrètement, mystérieusement, sûrement. À Venise, on ne meurt pas sur l’échafaud, on disparaît. Il manque, tout à coup, un homme dans une famille. Qu’est-il devenu ? Les plombs, les puits, le canal Orfano le savent. Quelquefois on entend tomber quelque chose dans l’eau, la nuit. Du reste, bals, festins, flambeaux, musiques, gondoles, théâtres, carnaval de cinq mois, voilà Venise. Vous, Tisbé, ma belle comédienne, vous ne connaissez que ce côté-là ; moi, sénateur, je connais l’autre. Voyez-vous, dans tout palais, dans celui du doge, dans le mien, à l’insu de celui qui l’habite, il y a un couloir secret, perpétuel trahisseur de toutes les chambres, de toutes les alcôves, un corridor ténébreux, dont d’autres que vous connaissent les portes, et qu’on sent serpenter autour de soi sans savoir au juste où il est, une sape mystérieuse où vont et viennent, sans cesse, des hommes inconnus qui font quelque chose. Et les vengeances personnelles qui se mêlent à tout cela et qui cheminent dans cette ombre ! 

Les Mystères de Venise, grand roman historique chrétien

En 1878, le critique de Polybiblion Firmin Boissin analyse La Rose d’Antibes au sein d’une réflexion générale portée par la question : « Quelles sont donc les vraies conditions du roman catholique » ? Le roman de Didier est alors loué, après ceux de Paul Féval, comme particulièrement respectueux des codes dégagés permettant notamment aux romans catholique d’être vrais et non trop exclusivement niais et invraisemblables :

Si c’est un roman d’observation et de mœurs, l’auteur ne doit pas redouter l’analyse fouillée et profonde des émotions d’un cœur que le devoir et la passion se disputent. Il ne doit pas hésiter à produire des types réels et vivants – pourvu que les descriptions et les analyses soient retranscrites avec une plume absolument chaste, ce qui n’exclut ni la vigueur ni la sincérité. Dans le roman historique, les situations dramatiques, les péripéties empoignantes ne doivent jamais être négligées. Il suffit de respecter absolument la vérité, de ne pas dénaturer l’histoire, de flétrir le vice, de glorifier la vertu et de préparer le triomphe du bien sur le mal14.

Il faut dire que le moment est choisi : en 1875, Paul Féval, maître du roman populaire, a opéré une conversion spectaculaire, entreprenant même de réécrire ses romans pour les rendre compatibles avec les dogmes de l’Église. Que l’œuvre de Didier agite si explicitement la question de la Providence et opère une mise en œuvre littérale du titre « mystère de » entre en pleine cohérence avec ce moment. De même que La Rose d’Antibes méritait de figurer au palmarès des livres chrétiens réussis de 1878, Les Mystères de Venise repose sur une vision très morale et très chrétienne du monde. Les invraisemblances permanentes, la maladresse ou la chance des héros trouvent leur explication dans les desseins mystérieux du divin. Il n’est ainsi pas très surprenant qu’un de ses intermédiaires, le père Jacopo, intervienne spectaculairement lors du dénouement pour dévoiler les voies impénétrables de la justice, au moment même où la fille de l’Adriatique, à court de preuves et d’arguments pour confondre le méchant Martinengo, s’en remet à la prière. Cet asservissement de la fiction à la Providence gênait déjà le gout du vraisemblable de Maxime Gaucher lorsqu’il lisait La Petite Princesse :

La Petite Princesse, de M. Édouard Didier, est une adroite princesse. Elle tourne tous les obstacles et déconcerte tous les plans de résistance. Elle a mis dans sa jolie tête de Vénitienne qu’elle épouserait un pâtre qui l’a sauvée tout enfant d’un danger ; et la voilà qui promène à travers le monde son vieil oncle rhumatisant, car elle veut retrouver son pâtre. Admirez ici la bonté de la Providence et la complaisance des romanciers : le pâtre est devenu un artiste de talent. Il lui manque la fortune ; la petite princesse en a pour deux ; un titre : le vieil oncle en a aussi à revendre15.

Mais l’invraisemblance, le foisonnement de l’action, qui ont vocation à thématiser la notion de « mystère » n’ont plus la fonction de faire sentir, comme chez Sue ou chez Hugo, le caractère labyrinthique du réel urbain ou la logique souterraine de l’action politique, mais bien de traduire les ressorts providentiels de la machine historique. Au sein de cette approche très chrétienne du roman historique (et de son interrogation particulière de l’histoire par le tissage de liens entre fiction et réalité, entre rebondissements aventureux et signification de l’action héroïque), Didier instille un discours politique assez transparent. Puisque c’est la Providence qui s’occupe des destins et des actions, les personnages ont vocation à être porteurs d’une signification politique par ce qu’ils sont et ce qu’ils disent. En ce sens, le caractère dramatique du roman est moins lié à une frénésie d’actions qu’à une insistance sur les affrontements verbaux. Les personnages, dépourvus de prise sur le réel, incarnent, par leur statut, leur personnalité, les forces en présence et les enjeux de l’action, tandis qu’ils se font commentateurs.

Le motif de l’enfant perdu, un des plus petits dénominateurs communs aux romans populaires et matériau le plus à même de concentrer les questionnements liés aux mystères qui se proposent aux gens du XIXe (mystères de l’identité sociale, mystères de l’identité politique, etc.), est ici réinvesti à travers le mythe chrétien de Moïse, réactivé sous la forme d’une Fille dont l’identité se confond avec celle du peuple et de la ville. La confrontation des deux titres donnés au roman, Les Mystères de Venise/La Fille de l’Adriatique, nous renseigne bien sur les éléments fondamentaux structurant le récit dans l’esprit de son auteur : l’élément spatial commun, d’abord, à savoir Venise, en tant que ville-île (l’Adriatique étant mise en valeur dans le titre de feuilleton) ; ensuite l’élément appelé à désigner le moteur de l’action, dans le premier cas la notion de « mystères », dans le second, le personnage de « la Fille ». Il va de soi que l’un et l’autre se recoupent : que l’enfant de Venise, lourdement nommé « Venezia » porte, en l’énigme de sa naissance la réponse au « mystère » de Venise, que le mystère de Venise, tient à l’énigme que propose l’existence d’une enfant de l’Adriatique. Le roman suit bien, en effet, la destinée de l’enfant sauvée des eaux que le peuple vénitien dès les premiers chapitres nomme la « fille de l’Adriatique », et, à travers ses aventures (et sa victoire sur le comploteur Martinengo), les voies sinueuses que le Bien emprunte pour s’actualiser dans l’Histoire.

Le discours du roman : la République et la renaissance

Replacé dans sa situation d’énonciation, ce roman historique propose une transposition relativement conventionnelle des enjeux politiques et moraux de son temps. La Venise de 1450, en tant que ville-République, permet un jeu de miroir avec la France de 1881, à travers une série d’analogies et de symboles sommaires. Didier reprend le cliché voulant que la Renaissance italienne consiste en un paradoxe entre une régénération culturelle de la civilisation et un des plus hauts degrés de décadence politique et morale : une politique faite par le crime, une société dévorée par le vice (ivresse, fêtes, sexualité) et plongée dans l’obscurantisme (goût pour les sciences occultes, l’astrologie, la magie noire, et autres superstitions). C’est même cette dernière idée qui selon lui permet de justifier les effets d’invraisemblance que ne manqueront pas de produire les rebondissements de son histoire :

Les événements que nous racontons et les conséquences qui en découlent peuvent sembler peu vraisemblables à quelques-uns de ceux qui nous lisent aujourd’hui. Mais il faut faire la part de l’époque. […] Cette histoire se passe en plein quinzième siècle, c’est-à-dire à l’aube de la Renaissance, temps d’enthousiasme naïf, de complète ignorance, où presque tous, même les plus grands avaient la passion du merveilleux ; où la sorcellerie, l’astrologie judiciaire, la nécromancie, l’incantation faisaient le fond de la croyance d’une populace abrutie ou engourdie par un despotisme qu’elle ne soupçonnait même pas16.

Si insistant que l’auteur soit sur le caractère singulier et révolu de la Venise de 1450, on sent bien qu’il la tient pour un laboratoire d’observation particulièrement intéressant qui permettra au lecteur de 1881 de se replonger aux racines d’un moment de Renaissance de la civilisation. Le personnage de Venezia, allégorie républicaine, est alors porteur d’un discours fondé sur les valeurs appelées en 1881 à déjouer la décadence et la démoralisation : énergie, jeunesse, piété, militarisme. Ce dernier point est spécialement transparent. Venise est tenue, par une certaine tradition de la philosophie politique et historique, pour l’incarnation de la « nation désarmée17 ». Cette sorte de lieu commun de l’historiographie insiste en effet sur la faiblesse de l’opulente Venise, confiant ses destinées aux mercenaires. L’écho avec la IIIe République se construisant, après la défaite de 1870, sur l’exaltation militariste et patriotique est évident.

Quatre personnages sont chargés d’incarner symboliquement la régénération/renaissance : le couple d’aristocrates formé par Venezia et Badoer, le couple du peuple Ricardo/Fiametta. Venezia, au premier chef, est l’allégorie même de l’âme séculaire de Venise. Outre son nom, sa naissance sauvée des eaux, sa beauté, elle est définie par l’adjectif « énergique » et par une éloquence particulière qui lui permet de transmettre cette vigueur patriotique à son fiancé d’abord amolli. Badoer symbolise ainsi, sous l’influence de cette énergie féminine, une jeunesse revirilisée, renonçant à l’oisiveté démoralisante pour servir la patrie les armes à la main. Les gens du peuple, Ricardo et Fiametta, rejouent sur le mode comique ce que les nobles mettent sérieusement en mots. On a cependant un effort constant pour dessiner une complémentarité des classes sociales dans la quête de purification de la cité et de régénération de l’âme collective. Fiametta et Venezia sont « sœurs de lait », nourries par la même mère : Giovanna, femme Illyrienne (donc des terres) en tous points fidèle à sa race, franche, robuste, d’une sagesse proverbiale, dont l’erreur unique a été de s’établir dans Venise au lieu de retourner dans ses montagnes. Chacun des personnages incarne symboliquement l’âme de Venise dans ses diverses facettes et défauts à corriger : Ricardo est, à l’image du peuple des gondoliers, fier mais léger ; Badoer est son double noble, fier mais léger. Cette construction des personnages est illustrée par des tableaux collectifs de fêtes : le peuple vénitien est, comme Ricardo, généreux, fort mais velléitaire et imaginatif ; la jeune aristocratie vénitienne de même est, comme Badoer, honorable mais dévirilisée par son goût des fêtes et de l’intrigue. La force ne leur manque pas, mais la résolution et les idées.

La vacance virile est mise en accusation par les figures féminines : Venezia, être de discours et corps fascinant ; Fiametta, être d’action et corps du peuple. D’où la conduite parallèle et équivalente de l’intrigue amoureuse : les deux couples se forment progressivement et se consolident à l’initiative des femmes. Destinées dès la jeunesse à leur mari, les deux femmes consentent progressivement au mariage et construisent le sens de cette union par la façon dont elles font patienter leur soupirant (Fiametta) ou lui font prendre conscience des enjeux (Venezia). Le mariage de l’homme avec la femme-allégorie d’une face de l’âme vénitienne (le peuple, l’élite) prend ainsi une dimension doublement symbolique : du sursaut nécessaire des forces viriles (se rendre digne de son amoureuse et se rendre digne de la Nation) ; du fondement double de l’esprit de la Nation dans son peuple et dans ses élites.

Du côté des méchants, Martinengo est une incarnation du Mal, motivé par la concupiscence et par le pouvoir. Il est ainsi essentiellement défini comme fomenteur de complots, à tel point que rapidement le roman perd de vue les motivations amoureuses de ses crimes pour donner le sentiment qu’ils sont poursuivis pour eux-mêmes, par une sorte de haine ou de nature propre à ce personnage.  Martinengo figure alors, contre l’allégorie de la République et celle de sa régénérescence virile, l’esprit de décadence et de destruction de la Nation. Mais le portrait général de la décadence morale et politique de Venise ne prend sens qu’en regard des personnages qui complètent le tableau de Venise la décadente : le doge, le sénat et les patriciens.

Au confluent de cet affrontement de forces, le doge Foscari figure la faiblesse du politique et de l’État. Sa vieillesse le discrédite à la fois pour ses ennemis et ses alliés. Lors de la scène d’ouverture de ses noces avec la mer, devant renouveler son autorité, le vieillard maladroit ne jette pas l’anneau comme il faut et il échoue sur une Chimère du navire… La réaction du peuple explicite ce mauvais signe (« S’il est trop vieux qu’il résigne son mandat, disaient les plus jeunes18 »), et le salut vient précisément de Ricardo qui récupère l’anneau, le lance parfaitement à l’eau puis apporte le bébé miraculé au doge. Ricardo et Venezia sont alors désignés comme auxiliaires de ce pouvoir vieillissant voire comme relais possible ou dépassement. Face au doge, les sénateurs, patriciens sont soit des comploteurs comme Martinengo ou Loredano, soit une foule molle, seulement soucieuse de conserver la réputation de l’institution.

Le récit fonctionne donc sur des lignes de partage idéologiques (ou de description des dynamiques historiques) assez fin-de-siècle : la jeunesse contre la vieillesse, l’oisiveté et la dégénérescence morale contre les énergies. Ce roman consiste donc en une sorte de travail sur les fondements symboliques et sacrés d’une âme républicaine contemporaine trouvant un reflet dans l’héritage vénitien. Pour être tout à fait précis, il faut conclure que Venise est en l’occurrence un repoussoir permettant de faire signe vers un ailleurs que le roman n’incarne pas, ou presque pas. Le dénouement heureux peut sembler étrange ou ambigu : les forces symboliques du bien triomphent mais, dans un épilogue expéditif, se retirent. Nos quatre allégories de l’âme nationale et républicaine quittent la ville, Venezia renonce à son héritage familial et « se retir[e] avec son mari dans une magnifique propriété de la famille Badoer en terre ferme. Ricardo, l’heureux époux de la petite Fiametta, y [est] promu au grade de régisseur19 ». L’œuvre de régénération, de réorganisation politique (la promotion de Ricardo) autour des quatre piliers de la nation se fait hors la ville dans un espace vague et privé… La mention qui semble déterminante est « en terre ferme », de même que la mère nourricière Giovanna n’était pas vénitienne mais Illyrienne : Venise, que l’on a en effet, complaisamment sans cesse parcourue en bateau comme ville instable et mouvante, ne peut en dernier lieu figurer le lieu d’une renaissance politique viable, étant « naturellement » trop instable, trop liée à la mer et aux eaux. Les racines nationales nouvelles doivent, on le sait, prendre dans la terre.  

Édition

Vous pouvez consulter une édition numérisée du roman en cliquant sur le lien suivant : Les Mystères de Venise.

(Université de Nîmes, RIRRA 21)

Notes

1  Jean d’Ormesson, préface à l’anthologie Venise entre les lignes, Éveline Schlumberger, Hélène Demoriane, Roger Gouze dir., Denoël, 1999.

2  Voir par exemple Florence Brieu-Galaup, Venise, un refuge romantique, 1830-1848, L’Harmattan, 2007.

3  Sophie Basch, Paris-Venise, 1887-1932 : la « folie vénitienne » dans le roman français de Paul Bourget  à Maurice Debroka, Honoré Champion, 2000.

4  Maxime Gaucher, « Causerie littéraire », La Revue politique et littéraire, ser. 2, A8, n°48, 1879, p. 1142.

5  Le Livre, 1886, bibliographie moderne 7, p. 380.

6  Voir L’Abeille impériale, 1e janvier 1858, compte rendu du Rocher de Sisyphe à l’Odéon : « Saluons de notre sympathie l’ouvrage vigoureux d’un auteur qui, lui aussi, est nouveau à la scène ».

7  Polybilbion mentionne en 1879, ser. 2, t.9, janvier-juin, p. 89 : « Société des Gens de Lettres – Prix du Baron Taylor, 500 francs : M. Edouard Didier, romancier et auteur dramatique. » La Comédie humaine (journal hebdomadaire) rapporte, dans son numéro du 31 décembre 1881, les prix annuels de la SDGL : « Prix Henri Martin (300 fr.), M. Edouard Didier ».

8  Maxime Gaucher, « Causerie littéraire », La Revue politique et littéraire, ser. 2, A7, n°32, 1879, p. 734. On trouve la même chose à Polybiblion : « Tout cela est très-finement rendu, et si c’est un début, ce début est un coup de maître. » Firmin Boissin, « Romans, contes et nouvelles », Polybiblion : revue bibliographique universelle, ser. 2, t. 7, 1878, p. 298.

9  Firmin Boissin, « Romans, contes et nouvelles », Polybiblion : revue bibliographique universelle, ser. 2, t. 7, 1878, p. 298.

10  Firmin Boissin, « Romans, contes et nouvelles », Polybiblion : revue bibliographique universelle, ser. 2, t. 8, 1878, p. 294-295.

11  Ibid.

12  Citons par exemple : Les Mystères de Venise  ou Marino Marinelli, le bâtard du doge, par G. Teniers en 1878,  Les Mystères de Venise par Paul-Yves sébillot en 1935 (Tallandier), Les Mystères de Venise ou les secrets de la Sérénissime, par François Ribadeau Dumas en 1978 (A. Michel), ou encore très récemment Les Mystères de Venise, série de romans policiers de Loredan (Frédéric Lenormand) dont la publication a commencé en 2008 chez Fayard.

13  Florence Brieu-Galaup, op. cit., 2007, p. 15-16.

14  Firmin Boissin, « Romans, contes et nouvelles », Polybiblion : revue bibliographique universelle, ser. 2, t. 7, 1878, p. 290.

15  Maxime Gaucher, « Causerie littéraire », La Revue politique et littéraire, sér. 2, A8, n°48, 1879, p. 1142.

16  Édouard Didier, Les Mystères de Venise, Calmann-Lévy, 1881, p. 303.

17 Voir Ninon Grangé, « Le ‘‘moment vénitien’’ dans la réflexion philosophique sur la guerre (XVIe - XVIIIe siècles) », Cahiers de la Méditerranée [En ligne], 70 | 2005, mis en ligne le 12 mai 2006, consulté le 03 juin 2013. URL : http://cdlm.revues.org/890

18  Édouard Didier, Les Mystères de Venise, Calmann-Lévy, 1881, p. 16.

19  Édouard Didier, Les Mystères de Venise, Calmann-Lévy, 1881, p. 315.

Pour citer ce document

Yoan Vérilhac, « Les Mystères de Venise », Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/textes-du-19e-siecle/anthologies/les-mysteres-urbains/les-mysteres-de-venise