Reportages

Guy de Maupassant et le reportage de voyage

Table des matières

HALIMA BOUKHAROUBA

Guy de Maupassant, de son nom complet Henri René Albert Guy de Maupassant (1850-1893), est un homme de lettres, grand voyageur, écrivain-journaliste français connu pour ses romans, contes, poèmes, récits de voyage, chroniques et nouvelles. La nouvelle Boule de suif (1880), exemplaire de l’esthétique réaliste de Maupassant, est l’un de ses textes célèbres. Près d’un siècle plus tard, le préfacier d’une de ses œuvres loue encore « […] [son] style sobre et pur, [qui] le place au premier rang des écrivains du XIXe siècle1 ». Mais on connait moins le Maupassant journaliste, qui participe à l’établissement des codes poétiques du reportage.

Son récit intitulé « Ischia », daté de « Naples, 5 mai », est publié le mardi 12 mai 1885 dans le quotidien Gil Blas. Le nom de ce journal est emprunté à l’Histoire de Gil Blas de Santillane (1715), un roman picaresque d’Alain-René Lesage. Ce quotidien parisien avait été fondé par Auguste Dumont le 19 novembre 18792 et il disparut en 1940. Il portait sur son frontispice une devise de Jules Janin : « Amuser les gens qui passent, leur plaire aujourd’hui et recommencer le lendemain ». Grâce à sa ligne éditoriale mondaine et littéraire – et tout particulièrement par la collaboration d’écrivains-journalistes comme Maupassant – ce journal apolitique a connu son âge d’or à Paris, à la fin du XIXe siècle.

Gil_Blas

« Ischia », Gil-Blas, 12 mai 1885

Outre Gil Blas, Guy de Maupassant a collaboré à de nombreux journaux phares de la presse de son temps, comme L’Écho de Paris, Le Figaro, La Nouvelle Revue et Le Gaulois3. C’est dire que son œuvre se tisse entre livre et journal. Ainsi, « [l]e 11 juin 1884, Le Figaro annonce à la Une “[l]’entrée d’une brillante recrue, Guy de Maupassant”. À l’époque, l’écrivain connaît un immense succès grâce à son roman Une vie (1883). Jusqu’en 1890, il donnera de nombreuses chroniques au Figaro4 ». De même, il livrera quantité de chroniques au Gaulois et au Gil Blas5. La pratique soutenue du journalisme et la prépublication dans la presse de ses récits courts ont compté pour beaucoup dans son œuvre.

Pour réaliser son reportage sur Ischia, une île volcanique du golfe de Naples, dans le sud de l’Italie, l’auteur quitte la Normandie, espace très significatif pour lui. Il se rend dans un ailleurs exotique, romantique, mais qui a été sinistré par une catastrophe naturelle, un séisme survenu le 28 juillet 1883. Le paysage lugubre d’Ischia permet à Maupassant d’alimenter son récit de voyage journalistique. Le panorama des décombres qui s’offre à l’auteur est en effet un matériau d’intérêt.

Se montrant curieux et observateur, Maupassant fait preuve d’une prospection minutieuse pour passer en revue les rues, les quartiers et les sites touristiques de ce territoire dévasté. Il enregistre ce qu’un jeune guide lui raconte de l’expérience de la population locale, jeunes filles, femmes, hommes et enfants atteints par le choc de l’épouvantable catastrophe qui s’est abattue sur leur belle contrée.

Bien que l’article ait une teneur informative, l’écrivain transcrit les faits dans un récit littéraire. Il cherche à émouvoir son lectorat mondain et lettré afin de lui prendre en pitié les victimes de la catastrophe. À cette fin, le journaliste retrace le tableau horrible peint par les habitants d’Ischia qui pleurent leurs morts et implorent avec ferveur qu’on leur envoie des secours. Près de quatre mille cinq cents personnes ont disparu en moins de cinq minutes, précise à Maupassant son guide, un jeune garçon. L’île d’Ischia, autrefois jolie et bucolique, est endeuillée.

Maupassant décrit ainsi ces choses vues qui le frappent, dans leurs menus détails. Son écriture minutieuse, bien qu’elle cherche à témoigner de ses observations, est colorée d’une empreinte poétique. Se posant en témoin oculaire, le reporter, en compagnie de son guide, revit après coup le moment terrible du séisme pour transmettre en différé cette vision douloureuse à ses lecteurs.

Plus largement, les descriptions du paysage de la côte italienne et de Naples, filtrées par le regard du journaliste qui voyage à bord d’un bateau à vapeur, ressemblent beaucoup à une fresque laissant apparaitre les personnes, avec leurs gestes et leurs attitudes, les bêtes, les objets, les couleurs, les formes, minutieusement peints d’une plume littéraire empreinte de la subjectivité du journaliste. Ce rapport étroit avec les lieux et les êtres, associé à un souci de l’écriture, font bien de ce texte l’un des ancêtres du genre du reportage.

De surcroît, le journaliste est partie intégrante de ce décor humain. Il se montre empathique aux sentiments de souffrance et de chagrin des survivants d’Ischia. L’énonciation exprime cette empathie, tout comme le souci d’émouvoir le lecteur : en effet, elle oscille entre le « je » du journaliste, le « nous » collectif qui associe Maupassant à son guide, le « vous » qui interpelle le lecteur et qui le projette dans l’expérience du voyageur, et le « on » de neutralité, qui semble parfois fondre le regard de Maupassant dans celui des autres voyageurs à bord du bateau. Le récit de voyage est un outil réel de reconstruction de scènes lointaines pour le lecteur, à la fois dans l’espace (l’Italie) et dans le temps (puisque le séisme date de 1883, près de deux ans avant la parution de l’article) ; corporéité, perception et sensation s’y entremêlent pour présenter un passé proche, tel qu’il a été vécu, par le prisme d’une expérience de voyage racontée au présent.

Enfin, c’est aussi dans sa structure même que le reportage de Guy de Maupassant se montre littéraire. Les idées sont agencées à l’intérieur d’une trame qui s’ouvre par la lumière du soleil de Naples, au matin, et qui se referme sur la vision nocturne des flammes du Vésuve, comme pour tracer l’image d’une Italie marquée par la lumière et la chaleur, horizon prometteur en dépit de la catastrophe.

Ischia

« Ischia », Gil Blas, 12 mai 1885, p. 1. Ce récit de voyage de Guy de Maupassant s’ouvre sur une description de la ville de Naples. Maupassant voyage ensuite à bord d’un bateau à vapeur le long de la côte italienne pour se rendre jusqu’à Ischia, une île sinistrée par un tremblement de terre deux ans plus tôt, en 1883. L’écrivain-journaliste décrit les dégâts causés par le séisme, encore visibles en 1885, et exprime sa compassion pour la douleur de la population de l’île. Il restitue ainsi un témoignage sur les faits désastreux occasionnés par la catastrophe naturelle, avant de regagner Naples, le soir venu.

Notes

1 Guy de Maupassant, Sur L’eau, Paris, Albin Michel, 1972, p. 1.

2 « Gil-Blas (journal) », Gallica [En ligne], consulté le 28 septembre 2022, URL : https://gallica.bnf.fr/conseils/content/gil-blas-journal.

3 « Guy de Maupassant », Médias 19, index des journalistes, consulté le 28 septembre 2022, URL : https://www.medias19.org/outils-et-ressources/index/journalistes/guy-de-maupassant.

4 [s. a.], « Quand Guy de Maupassant écrivait dans Le Figaro : “Rien que la lune, et nous dans le ciel…” », Le Figaro [En ligne], publié le 12 novembre 2020, consulté le 28 septembre 2022, URL : https://www.lefigaro.fr/culture/quand-guy-de-maupassant-ecrivait-dans-le-figaro-rien-que-la-lune-et-nous-dans-le-ciel-20201112.

5 Guy de Maupassant, Récits de voyage : Au soleil. Sur l’eau. La vie errante, préface de Jean-Claude Perrier, Paris, Flammarion, 2019, p. 7.

Pour citer ce document

Halima Boukharouba, « Guy de Maupassant et le reportage de voyage », Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2023, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/textes-du-19e-siecle/anthologies/reportages/guy-de-maupassant-et-le-reportage-de-voyage