Reportages

La crise de l’amiante de 1949, baptême journalistique de Gérard Pelletier

Table des matières

LUDOVIC CHAMPAGNE

Durant la première moitié du XXe siècle, la presse canadienne-française connait un essor continu. Elle commence à sortir des pôles que sont Montréal et Québec pour pénétrer les campagnes1 ; le nombre de journaux (quotidiens, hebdomadaires, bihebdomadaires, trihebdomadaires) augmente considérablement, leur tirage explose – passant de 357 851 exemplaires en 1884 à 1 002 740 en 19142 – et le journalisme d’information prend une place plus grande par rapport au journalisme d’opinion3. Au début du XXe siècle, la presse canadienne-française est décrite comme une « presse populaire4 », appellation qui se réfère autant au prix modique des quotidiens qu’à la population visée (les travailleurs francophones catholiques alphabétisés). Fondé en 1910 par Henri Bourassa qui le dirige jusqu’en 1932, le quotidien Le Devoir, « journal à idées5 », tente d’offrir une alternative politiquement indépendante, catholique et nationaliste à la « “grande presse” quotidienne6 » sensationnaliste des débuts du XXe siècle en minimisant la place que prend l’image publicitaire et en offrant sa première page aux débats d’idées.

« [I]ndigné par la corruption ambiante, pétri d’esprit de justice, animé par la charité et la solidarité envers les plus démunis7 », Le Devoir est un journal engagé. Bien que les sources de cet engagement puissent parfois être discutées – par exemple, sous la direction de Georges Pelletier (1932-1947), le journal se joint au discours xénophobe issu du fascisme des années 1930 et endosse « par défaut8 » la candidature de Maurice Duplessis comme premier ministre du Québec –, Le Devoir se démarque des autres journaux de l’époque par son esprit revendicateur, son indépendance financière et sa volonté d’informer le public.

Cet esprit engagé subit des transformations importantes avec la nomination de Gérard Fillion à la tête du Devoir le 10 avril 1947, trois mois après la mort de Georges Pelletier. Fillion entreprend la tâche de rebâtir le journal en s’attaquant d’abord à ses problèmes financiers, puis à la constitution d’une nouvelle équipe éditoriale rajeunie grâce aux conseils de son nouveau bras droit, André Laurendeau9. Leurs premiers éditoriaux mettent en valeur le nouvel esprit engagé qui anime Le Devoir et s’attaquent à un sujet très précis : « l’absence de politique sociale10 » du gouvernement Duplessis.

La grève des travailleurs de l’amiante de 1949 constitue un épisode particulièrement représentatif de la position qu’occupe Le Devoir dans l’espace politico-médiatique et des changements qui s’y opèrent au mitan du XXe siècle. Nouvellement recruté par Laurendeau qui l’assigne « aux enquêtes sociales11 », le jeune journaliste Gérard Pelletier (1919-1997) – fort de ses expériences comme secrétaire général de la Jeunesse étudiante catholique du Québec (1939-1943) et comme secrétaire itinérant de la World Student Relief Organization à Genève (1945-1947)12 – est envoyé par Le Devoir à Asbestos, épicentre du mouvement gréviste et syndical, pour couvrir les évènements de la grève de l’amiante qui s’étendent de février à mai 1949.

Comme Pelletier le souligne dans un ouvrage postérieur à la grève, La grève de l’amiante (1970), Le Devoir est un « précurseur13 » parmi les médias canadiens-français : « [i]l serait facile de montrer que son information fut toujours plus copieuse, plus détaillée, plus hâtive que celle des autres journaux14. » En effet, Le Devoir est le seul journal à couvrir l’entièreté des évènements de la grève avec 38 articles attribuables à Pelletier s’étalant du 17 février au 9 juin 1949, faisant six fois la couverture du journal et constituant la rubrique spéciale intitulée « La grève de l’amiante », paraissant régulièrement en page 3. De plus, la couverture médiatique du Devoir concernant la crise de l’amiante précède la grève : Le Devoir publie dès le 6 janvier 1949 un article du journaliste Burton Ledoux traitant de la maladie de l’amiantose qui affecte les ouvriers de la mine d’East Broughton. Comme le mentionne Pelletier, « [i]l ne se passera guère de jour, entre le 12 janvier et 14 février, sans que Le Devoir ne revienne à la charge au sujet de l’amiantose15. »

Ce positionnement politico-médiatique en faveur des grévistes, des syndicats et, plus largement, d’une justice sociale est indissociable de la campagne que Le Devoir mène contre l’administration Duplessis. À cette époque, le premier ministre du Québec multiplie les sorties contre le journal en usant de son accusation favorite, celle de communiste. Dès le 15 février, soit deux jours après le déclenchement de la grève à Asbestos, son gouvernement s’insurge contre l’illégalité de l’action des ouvriers qui entre en violation de la Loi des relations ouvrières. Cette rigidité idéologique – qui subsiste durant tout le conflit – ainsi que la proximité qu’entretient le gouvernement Duplessis avec les compagnies minières (comme la Johns-Manville qui exploite l’amiante à Asbestos) font dire à Gérard Fillion que le premier ministre est « en train de transformer le Québec en “une immense forteresse du capitalisme cupide”16. »

Gérard Pelletier doit donc commencer son métier de reporter en faisant contrepoids aux mieux nantis de l’époque qui possèdent d’importants leviers politiques, médiatiques, industriels et ne se soucient que de l’aspect juridique de la grève. « Au lieu de se demander si les ouvriers s’empoisonnent […], on ne songe qu’à vérifier si les procédures légales ont été suivies17 », écrit-il dans son premier article du 17 février 1949. Or, dès les débuts de l’arrêt de travail, il apparait que les ouvriers forment un bloc solidement soudé et bien discipliné : Pelletier fait état de « la conduite paisible et [de] la discipline parfaite dont les grévistes ont fait preuve18 ». C’est plutôt le gouvernement Duplessis qui multiplie les erreurs – le fait de déployer la police municipale est considéré comme une « provocation19 » par Pelletier, les grévistes et la population d’Asbestos – et propage des faits mensongers à propos d’épisodes de violence chez les grévistes, ce qui démontre le manque de contact des élus de l’Union nationale avec le terrain ainsi que leur volonté de briser la grève par la répression.

Par le rôle (journaliste-reporter) et l’espace (le terrain des évènements) qu’il occupe, Pelletier déjoue la rhétorique de la peur de l’administration Duplessis en faisant une place, dans ses premières dépêches, aux revendications syndicales des ouvriers de l’amiante d’Asbestos. Il laisse la parole au secrétaire de la Confédération des Travailleurs Catholiques du Canada (C.T.C.C.), Jean Marchand, en faisant le résumé des propos qu’il tient devant les milliers d’ouvriers venus des mines environnantes. Le portrait qu’offre Pelletier ne s’attarde pas trop longtemps sur des descriptions de l’ambiance qui règne à Asbestos ; le journaliste choisit plutôt d’insérer des citations qu’il recueille le jour même et qui proviennent des plus importants acteurs du conflit, citations ou paraphrases qui sont parfois introduites en début d’article grâce à un décor rapidement construit ou un mot qui court dans la ville : « La blague circule dans la ville que seuls les ouvriers, quand ils quittent le travail, réussissent à éliminer efficacement la poussière20. » Nous pouvons dire, à la suite de Pascal Durand, que l’écriture du reportage chez Pelletier prend « ses distances avec la rhétorique littéraire et l’éloquence politique21 » et relève d’une « fiction discursive d’une information en prise directe sur l’évènement22 ».

Durant le premier mois (du 14 février au 21 mars) de la grève à Asbestos, les marqueurs de cette « fiction discursive » se font discrets. Il serait facile d’attribuer cette discrétion aux évènements de la grève qui stagnent, malgré la présence de la police municipale qui est mobilisée « “pour maintenir l’ordre”, alors qu’aucun désordre ne s’[est] produit depuis les débuts de la grève23 ». Or, une bonne partie de ce dépouillement est attribuable à la façon de narrer qu’emploie Pelletier pour l’écriture de son reportage. À quelques reprises, le reporter use de la troisième personne du singulier pour se mettre en scène et témoigner du calme qui plane sur la ville : « Quand le reporter rentre après quelques jours d’absence dans les centres de la grève, il est surpris de retrouver intacte la résolution des grévistes, intacte aussi leur discipline24. » Ces moments particuliers de la narration de Pelletier participent à une attitude narrative plus générale, celle du reporter qui cède son écriture au défilement des évènements, discours et communiqués. Pelletier fait peu usage de la première personne, sauf lorsqu’il s’agit d’introduire des éléments d’interlocution issus de rencontres et d’interviews : Gérard Pelletier évolue sur le terrain et raconte les faits tout en demeurant à la fois « en retrait » et « disponible ». En effet, même au paroxysme des évènements, lorsque, le 22 mars25 et le 5 mai 194926, la police fait usage de violence afin de réprimer les actions de piquetage, le journaliste échappe à la tentation du « reporter en héros27 », du « gonflement sensationnaliste28 ». Jusqu’au dénouement du conflit, Pelletier préfèrera rapporter les faits de manière rigoureuse, tels qu’ils se formulent et circulent sur le terrain, plutôt que de céder aux rumeurs propagées dans les médias par la propagande gouvernementale.

Enfin, deux marqueurs caractérisant la fiction discursive qu’est le reportage méritent tout de même d’être soulignés. Le premier tient d’abord « au rapport métonymique du reporter et de son journal29 », la ligne éditoriale du Devoir s’imposant à Pelletier durant toute la grève, ses dépêches étant souvent préfigurées par les éditoriaux de l’équipe Fillion-Laurendeau. Finalement, un marqueur plus subjectif – lié à la formation de Gérard Pelletier (notamment, celle de secrétaire général de la Jeunesse étudiante catholique du Québec) et à la proximité qu’il entretient avec plusieurs organisations caritatives – prolonge cette ligne éditoriale. À partir du 18 mars 1949, différents groupes étudiants et ecclésiastiques organisent des collectes et des quêtes publiques afin d’aider les grévistes et leurs familles pour qu’ils puissent tenir jusqu’au règlement du conflit de travail. Le choix de Pelletier et du Devoir de consacrer un espace journalistique et publicitaire à ces mouvements sociaux a pu contribuer à amplifier la sympathie du public à l’égard des grévistes. Ce choix stratégique en faveur d’une justice sociale affirme, d’une part, la nouvelle voie que prend la direction du Devoir et annonce, d’autre part, les transformations à venir dans l’espace politico-médiatique de la province de Québec.

La grève de l’amiante

« La grève de l’amiante. M. Jean Marchand s’attaque aux procédures de l’arbitrage », Le Devoir, 17 février 1949, p. 3 : Troisième jour de grève. Gérard Pelletier amorce cet article en attribuant à l’action des grévistes un assainissement de la qualité de l’air dans la ville d’Asbestos : pas de travail, pas de poussière d’amiante. Le reste du texte rapporte le discours que fait ce jour-là Jean Marchand, organisateur en chef de la C.T.C.C., devant plus de deux mille ouvriers et se clôt par une déclaration de la compagnie Johns-Manville qui s’efforce de nier les effets néfastes de la poussière d’amiante.

« La grève de l’amiante. Sans raison, le gouvernement mobilise la police provinciale », Le Devoir, 21 février 1949, p. 2 : La Commission de relations ouvrières somme les grévistes de retourner au travail, sans quoi ils perdront leur certification. Le mouvement grossit et s’étend à d’autres usines ; pour tempérer le mouvement, cent agents de la police provinciale arrivent à Asbestos et sont accueillis avec méfiance. Pelletier tente quelques hypothèses au sujet des agissements du gouvernement Duplessis tout en contredisant les rumeurs de violence que ce dernier fait circuler au sujet des grévistes.

« La grève de l’amiante. Rien n’a changé depuis la semaine dernière; les grévistes demeurent résolus », Le Devoir, 3 mars 1949, p. 3 : L’envoi de la police provinciale à Asbestos ne produit pas l’effet escompté, soit inciter les grévistes à des débordements pour briser le mouvement par la force. Malgré le fait que la situation devient de plus en plus tendue, les grévistes se font remarquer par leur unité et leur calme. Pelletier établit un court portrait de la grève ailleurs au Québec, alors que les deux blocs qui entrent en opposition (compagnies minières et travailleurs de l’amiante) sont au point mort des négociations.

« La matraque entre en action à Asbestos. La police provinciale frappe un malade et traîne une femme dans la rue », Le Devoir, 22 mars 1949, p. 1 : Spécifiant que ses informations proviennent de témoins de la scène, Pelletier relate les faits de manière chronologique. Un gréviste, accusé d’avoir proféré des menaces à l’endroit de briseurs de grève, joue aux cartes chez un ami. Deux agents de police, rapidement suivis par un détachement d’une trentaine d’hommes, interviennent de façon violente à son domicile et la situation dégénère.

« Premiers coups de feu à Asbestos. Ils sont tirés par la Police provinciale », Le Devoir, 5 mai 1949, p. 1 : Alors que le piquetage s’intensifie afin d’empêcher les briseurs de grève embauchés par la compagnie Johns-Manville d’entrer à l’usine, la police provinciale s’attaque violemment aux grévistes et surveille toutes les entrées de la ville. Pelletier fait état de la résistance : une quête pour les grévistes s’organise à Québec et un défilé de femmes passe parmi les lignes de piquetage avec des paniers de provisions.

Notes

1 Jean de Bonville, La presse québécoise de 1884 à 1914. Genèse d’un média de masse, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1988, p. 268.

2 Ibid., p. 254.

3 Éric Leroux, « Conclusion », dans Éric Leroux (dir.), 1870. Du journal d’opinion à la presse de masse, la production industrielle de l’information, Montréal, Petit Musée de l’Impression, 2010, p. 143.

4 Jean-Paul de Lagrave, Histoire de l’information au Québec, Montréal, Éditions La Presse, 1980, p. 137 ; Éric Leroux, « Introduction », dans Éric Leroux (dir.), 1870. Du journal d’opinion à la presse de masse, la production industrielle de l’information, op. cit., p. vii.

5 Robert Lahaise, « “Ce siècle avait dix ans…”, 1910-1939 », dans Robert Lahaise (dir.), Le Devoir : reflet du Québec au 20e siècle, Montréal, Éditions Hurtubise HMH, 1994, p. 17.

6 Ibid.

7 Lise Bissonnette, « Préface – Une œuvre de liberté », dans Robert Lahaise (dir.), Le Devoir : reflet du Québec au 20e siècle, op. cit., p. 11.

8 Robert Lahaise (dir.), Le Devoir : reflet du Québec au 20e siècle, op. cit, p. 50.

9 Jean-Marc Laliberté, « De la guerre… à la Révolution tranquille, 1939-1964 », dans Robert Lahaise (dir.), Le Devoir : reflet du Québec au 20e siècle, op. cit., p. 79.

10 Ibid., p. 82.

11 Ibid., p. 79.

12 Michael D. Behiels, « Gérard Pelletier », L’Encyclopédie canadienne, 2008. Disponible en ligne.

13 Gérard Pelletier, « La grève et la presse », dans Pierre-Elliott Trudeau (dir.), La grève de l’amiante, Montréal, Éditions du Jour, 1970, p. 280.

14 Ibid., p. 283.

15 Ibid., p. 281.

16 Jacques Rouillard, « Le syndicalisme, 1910-1978 », dans Robert Lahaise (dir.), Le Devoir : reflet du Québec au 20e siècle, op. cit., p. 289.

17 Gérard Pelletier, « La grève de l’amiante. M. Jean Marchand s’attaque aux procédures de l’arbitrage », Le Devoir, 17 février 1949, p. 3.

18 Gérard Pelletier, « La grève de l’amiante. Sans raison, le gouvernement mobilise la police provinciale », Le Devoir, 21 février 1949, p. 2.

19 Ibid.

20 Ibid.

21 Pascal Durand, « Le reportage », dans Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty, Alain Vaillant (dir.), La civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse au XIXe siècle, Paris, Nouveau monde Éditions, 2011, p. 1017.

22 Ibid., p. 1018.

23 Gérard Pelletier, « La grève de l’amiante. Sans raison, le gouvernement mobilise la police provinciale », Le Devoir, 21 février 1949, p. 2.

24 Gérard Pelletier, « La grève de l’amiante. Rien n’a changé depuis la semaine dernière; les grévistes demeurent résolus », Le Devoir, 3 mars 1949, p. 3.

25 Gérard Pelletier, « La matraque entre en action à Asbestos. La police provinciale frappe un malade et traîne une femme dans la rue », Le Devoir, 22 mars 1949, p. 1.

26 Gérard Pelletier, « Premiers coups de feu à Asbestos. Ils sont tirés par la Police provinciale », Le Devoir, 5 mai 1949, p. 1.

27 Mélodie Simard-Houde, « Le reportage-évènement, entre allographie et autographie », dans Le reporter et ses fictions. Poétique historique d’un imaginaire, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2017, p. 510.

28 Id.

29 Ibid., p. 508.

Pour citer ce document

Ludovic Champagne, « La crise de l’amiante de 1949, baptême journalistique de Gérard Pelletier », Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2023, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/textes-du-19e-siecle/anthologies/reportages/la-crise-de-lamiante-de-1949-bapteme-journalistique-de-gerard-pelletier