Reportages

La société allemande à l’orée de la Seconde Guerre mondiale

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NATACHA PINSONNEAULT

Madeleine Jacob, l’autrice du reportage L’envers de la grande parade hitlérienne, est née le 15 octobre 1896. Elle est chroniqueuse judiciaire, grande reportrice et journaliste sociale. Elle a travaillé pour différents médias : Vogue, Vu, L’Œuvre, Le Petit Journal, L’Humanité, L’Humanité-Dimanche, Le Franc-Tireur, La France qui combat, Libération, France-Soir, Paris-Presse, L’Intransigeant. Elle a reçu la médaille de la Résistance en 1945 et a couvert plusieurs procès, notamment celui de Nuremberg1.

Le reportage L’envers de la grande parade hitlérienne a été publié dans le quotidien parisien L’Humanité du 26 décembre 1937 au 7 janvier 1938. Ce journal a été fondé en 1904 par Jean Jaurès2. Initialement socialiste, il passe au Parti communiste en 19213. Sur la « une » du journal, l’image du marteau et de la faucille souligne l’orientation politique de L’Humanité, tout comme le fait son sous-titre : « organe central du parti communiste français (S.F.I.C.) ».

L’envers de la grande parade hitlérienne comprend dix livraisons de longueurs variables. Celles-ci se retrouvent initialement à la première et à la troisième page du quotidien, puis migrent vers la quatrième page, bien qu’elles continuent d’être annoncées à la « une ». Ce découpage en livraisons représente bien l’un des types de reportage de l’entre-deux guerres qui peut être qualifié de sériel, par opposition avec le reportage d’actualité, motivé par des événements spécifiques et d’un format plus court. Aussi appelé « feuilletonesque », le premier type de reportage « est pensé, écrit et publié en série, à la manière d’un roman-feuilleton4 ». Cela est cohérent avec son emplacement dans le journal et perceptible par la numérotation des livraisons. Le surtitre permanent, ici, L’envers de la grande parade hitlérienne, est conservé à chaque livraison, tandis qu’un titre particulier est donné à chacune.

Pour bien comprendre les enjeux historiques soulevés par les articles de Madeleine Jacob, il faut tout d’abord rappeler le contexte de l’époque. À la fin de l’année 1937, Hitler est au pouvoir depuis près de quatre ans et transforme progressivement l’Allemagne en état totalitaire. Il élimine toutes formes d’opposition. Sa popularité provient, entre autres, de la diminution du chômage, que Jacob évoque dans son reportage, en passant par l’industrialisation de l’armement. Les ouvriers, qui sont les premiers à soutenir Hitler en raison de la baisse du chômage, sont aussi les principales victimes de sa politique, puisqu’ils voient leurs journées de travail s’allonger, leur salaire baisser et leur liberté syndicale se restreindre5. C’est dans ce contexte que Jacob arrive en Allemagne. Dans chacune des livraisons de son enquête, elle aborde une facette de l’Allemagne hitlérienne : la liberté des citoyens, la propagande du Parti national-socialiste, la pauvreté, le traitement des juifs. Rétrospectivement, le lecteur d’aujourd’hui est tenté d’y voir autant d’indices annonciateurs de la Seconde Guerre mondiale et, surtout, une grande finesse d’observation chez la reporter.

Dans un premier temps, Jacob présente la fausse liberté des Allemands et toutes leurs obligations : dons obligatoires, achats de billets imposés, le « Heil Hitler » comme salutation imposées. Tout refus de se soumettre à ces injonctions est mal vu. Jacob elle-même se fait reprocher son absence de réaction lors de différentes situations, comme lorsqu’elle refuse de prononcer le « Heil Hitler6 ». Elle explique à chaque fois que c’est parce qu’elle est étrangère. C’est ce qui lui confère une certaine liberté que les autres n’ont pas, et assure le déroulement du reportage. Elle rapporte aussi différentes discussions qui démontrent bien que les gens ne peuvent dire ce qu’ils pensent sans risque, au sein d’un espace public lui-même sous contrôle. L’absence de média non approuvé par le Parti en est un exemple. Cette censure explique que Jacob ne peut pas révéler qu’elle est journaliste sous peine d’être expulsée, voire de subir une sanction encore pire, comme elle le mentionne7. Dans la dernière livraison de son reportage, elle indique même être suivie par un policier. Cela démontre bien les restrictions de la liberté en Allemagne à cette époque. On peut ajouter la répression des relations entre personnes non aryennes et allemandes, qui constituent alors un crime contre la race et qui sont jugées en secret pour permettre leur condamnation illégale.

Dans un second temps, Jacob met en évidence la propagande présente à différents niveaux. Le cinéma, les expositions et l’école, montre-t-elle, sont autant de lieux où sont contrôlés les discours pour répandre la propagande du Parti national-socialiste et limiter les opinions. Ici aussi s’observent des restrictions à la liberté d’expression et la volonté d’imposer l’idéologie nazie. L’exemple d’un petit garçon à l’école, évoqué dans la cinquième livraison8, démontre bien l’endoctrinement que vivent les enfants : ils apprennent à répéter par cœur et mot à mot ce qu’on leur apprend, sans développer leur pensée critique ni même réfléchir à ce que veut dire ce qu’ils répètent. Les professeurs les félicitent et les louangent pour leur « connaissance », indique Jacob.

Finalement, la place qu’occupe la pauvreté dans l’enquête de Jacob est importante, et conforme au genre du reportage, souvent tourné vers l’exploration des couches sociales défavorisées. Il y a deux types de pauvres en Allemagne, selon Jacob : les « bons » et les « mauvais »9. Elle constate que le Parti s’occupe de récolter l’argent nécessaire pour fournir des repas et des vêtements à une certaine classe de nécessiteux uniquement, mais délaisse d’autres catégories sociales, et en premier lieu les populations juives. Le Parti ne les considère pas comme méritant de l’aide, mettant en œuvre un système de discrimination qui conduira à la catastrophe que l’on sait. Il est ici possible en effet de percevoir les signes qui annoncent la façon dont les Juifs d’Europe seront traités dans les camps de concentration, ainsi que le génocide dont ils seront victimes. C’est l’une des grandes forces de ce reportage, qui montre à la fois des éléments de la vie quotidienne en Allemagne, cet « envers» dont Jacob est témoin, et qui met aussi en scène le drame qui est en train de se nouer sous les yeux de la reporter.

L’envers de la grande parade hitlérienne

« L’envers de la grande parade hitlérienne. I. – Premier contact avec Berlin », L’Humanité, 26 décembre 1937, p. 1 et 3. Cette première livraison introduit le sujet en mettant en contraste l’apparence de bonheur des Allemands et leur fausse liberté. Madeleine Jacob, qui s’est rendue sur place, précise que personne là-bas ne savait qu’elle était journaliste. Son premier contact à Berlin lui a permis d’observer la réaction des civils, bien qu’ils soient peu nombreux, au regard du Führer.

« L’envers de la grande parade hitlérienne. II. – La soirée de la camaraderie allemande », L’Humanité, 27 décembre 1937, p. 1 et 3. Une soirée est organisée pour présenter un film de propagande. Bien qu’un nombre de billets supérieurs au nombre de places ait été vendu, peu se sont présentés. Il en ressort que l’achat comme la participation active des personnes présentes sont considérés comme un devoir de citoyen.

« L’envers de la grande parade hitlérienne. III. – Événements revus et corrigés », L’Humanité, 28 décembre 1937, p. 1 et 3. Madeleine Jacob raconte sa visite d’une exposition sur le communisme. Sur place se trouvent surtout des militaires faisant la file pour y aller. Elle rapporte erreurs qu’elle y a relevées et qu’elle a mentionnées au guide, un militaire, qui n’a pas apprécié.

« L’envers de la grande parade hitlérienne. IV. – “Volkswohlfahrt” », L’Humanité, 29 décembre 1937, p. 4. Le Volkswohlfarhrt est un organisme qui s’occupe de nourrir et de vêtir les pauvres. Toutefois, comme le fait remarquer Madeleine Jacob, tous les pauvres ne sont pas traités sur le même pied. Elle remarque un clivage entre ceux qu’elle avait vus la veille et ceux qui reçoivent de l’aide.

« L’envers de la grande parade hitlérienne. V. – Un petit enfant à l’école », L’Humanité, 31 décembre 1937, p. 4. Madeleine Jacob visite une école où elle rencontre un petit garçon « sage et savant ». Celui-ci définit le bolchevisme comme étant « du feu, du sang, de la honte ». Il s’interroge aussi sur le fait que Jacob ne dit pas « Heil Hitler ».

« L’envers de la grande parade hitlérienne. VI. – Des mécontents », L’Humanité, 1er janvier 1938, p. 1 et 4. Madeleine Jacob rencontre une communiste qui lui raconte le manque de liberté de parole en Allemagne et l’impossibilité de parler contre le Parti national-socialiste. Elle mentionne le mécontentement des gens et l’impossibilité de le montrer lors d’élections, puisque les votes ne sont pas secrets.

« L’envers de la grande parade hitlérienne. VII. – Autres mécontents », L’Humanité, 3 janvier 1938, p. 4 : Dans cette livraison, il est question de l’opposition entre le parti au pouvoir et l’Église catholique. Les catholiques osent davantage répliquer que les juifs, puisqu’ils ont derrière eux l’appui de Rome.

« L’envers de la grande parade hitlérienne. VIII. – Le prix de la vie », L’Humanité, 4 janvier 1938, p. 4. Les Allemands commencent à être contraints par des restrictions d’achat sur différents produits, notamment avec l’augmentation des prix et les quotas d’achat. D’un autre côté, le cinéma allemand, limité dans son offre, sert à mettre l’Allemagne en avant et la présente comme le pays le plus fort.

« L’envers de la grande parade hitlérienne. IX. – Mendicité », L’Humanité, 6 janvier 1938, p. 3. La mendicité est le sujet principal de cette livraison. En Allemagne, explique Jacob, c’est l’état qui quête pour les pauvres et les dons sont davantage obligatoires que volontaires. D’un autre côté, le Parti national-socialiste crée des emplois pour faire baisser le taux de chômage, en fabriquant un grand nombre de produits, mais cette action risque de n’être que temporaire.

« L’envers de la grande parade hitlérienne. X. Justice », L’Humanité, 7 janvier 1938, p. 4. Il est ici question d’empêcher le public d’accéder à une chambre d’audience sous prétexte que la salle du public est pleine, alors qu’il n’y a personne. Enfin, Madeleine Jacob commence à être suivie par un policier.

Notes

1 Anne Mathieu, « Jacob Madeleine », Le maitron [En ligne], consulté le 11 octobre 2022. Disponible en ligne.

2 Elsa Mourgues, « Le premier jour de “L'Humanité” », Radio France [En ligne], 7 février 2019, consulté le 11 octobre 2022. Disponible en ligne.

3 Alexandre Courban, « Une autre façon d'être lecteur de L'Humanité durant l’entre-deux-guerres : “rabcors” et “CDH” au service du quotidien communiste », Le Temps des médias, vol. 7, no 2, 2006, p. 205-217.

4 Mélodie Simard-Houde, « Le reporter devient un auteur. L’édition du reportage en France (1870-1930) », Mémoires du livre / Studies in Book Culture, vol. 6, no 2, printemps 2015, p. 15.

5 [s. a.], « Adolf Hitler », Larousse [En ligne], consulté le 25 octobre 2022. Disponible en ligne.

6 Madeleine Jacob, « L’envers de la grande parade hitlérienne. V. – Un petit enfant à l’école », L’Humanité, 31 décembre 1937, p. 4.

7 Madeleine Jacob, « L’envers de la grande parade hitlérienne. I. – Premier contact avec Berlin », L’Humanité, 26 décembre 1937, p. 1 et 3.

8 Madeleine Jacob, « L’envers de la grande parade hitlérienne. V. – Un petit enfant à l’école », art. cit.

9 Madeleine Jacob, « L’envers de la grande parade hitlérienne. IV. – “Volkswohlfahrt” », L’Humanité, 29 décembre 1937, p. 4.

Pour citer ce document

Natacha Pinsonneault, « La société allemande à l’orée de la Seconde Guerre mondiale », Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2023, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/textes-du-19e-siecle/anthologies/reportages/la-societe-allemande-loree-de-la-seconde-guerre-mondiale