Reportages

Le reportage social : Lucien Van Costen à la rencontre des mariniers

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SARAH VIGOUROUX

Lucien Van Costen débute dans le monde journalistique en étant gérant-comptable pour Jean-Pierre, une revue jeunesse du début du xxe siècle. Cette dernière fait faillite en 1904, de la faute même de Van Costen, qui serait « parti avec la caisse », selon Lucien Mercier1. En tant que journaliste, Van Costen entretient une proximité avec l’Orient dans ses articles : il publie dans les rubriques d’informations à l’étranger (Moscou, Bulgarie, les colonies), notamment dans le journal Paris-Midi, auquel il contribue en 1916. Il est, entre 1927 et 1929, rédacteur général de Paris-Soir et aide également la direction du quotidien. À partir de cette période, ses articles apparaissent désormais en première page et son nom y est mis en avant, ce qui laisse deviner sa place nouvelle dans l’équipe de rédaction. En 1928, il devient Chevalier de la légion d’honneur et en est félicité dans de nombreux journaux. Il contribue à Paris-Soir jusqu’en 1929 et diversifie le contenu de ses articles : aux nouvelles de l’étranger s’ajoutent des écrits sur l’art, sur des questions sociales, sur les progrès techniques tels que le train, le bateau ou le téléphone. Il rédige également de petites chroniques sur la vie parisienne. Plus aucun article répertorié ne porte son nom dans les années 1930, ce qui laisse supposer qu’il a cessé de collaborer avec le quotidien après un changement à sa direction2. Il semble également avoir mis fin à son activité de journaliste. Il meurt en janvier 1940, âgé de 59 ans3. La fin de sa collaboration avec Paris-Soir marque le déclin de la pratique du reportage de proximité par le quotidien en raison de sa nouvelle ligne éditoriale.

Paris-Soir est un quotidien fondé le 3 octobre 1923 par Eugène Merle, militant anarchiste. Lors de ses premières années de publication, le journal est véhément et s’engage souvent dans les débats politiques. Merle prétend faire un journal d’information teinté de neutralité, mais son quotidien se politise dès ses débuts. Il écrit dans l’article de lancement du quotidien : « Paris-Soir est, comme le grand cœur de Paris, à gauche4 ». Après plusieurs numéros, souvent appréciés pour leur ton satirique, et malgré plusieurs tentatives pour récolter du financement auprès des lecteurs, Merle se heurte à des difficultés financières et doit céder son journal. D’abord sous la direction de Paul Reboux puis d’Alexis Caille entre 1927 et 1930, Paris-Soir est racheté en avril 1930 par Jean Prouvost. Celui-ci modifie la ligne éditoriale du quotidien au profit d’un contenu moins radical et destiné au grand public et, ainsi, parvient à accroître rapidement le nombre de lecteurs. Le nouveau Paris-Soir gagne en popularité, submerge le marché de la presse et devient en quelques années le quotidien parisien le plus lu5. Durant l’Occupation, Paris-Soir voit ses ventes chuter et se fait peu à peu détrôner par d’autres quotidiens. Le journal, scindé entre zone libre et zone occupée, subit les conséquences de la libération : le 17 août 1944 paraît le dernier numéro du Paris-Soir de Paris.

Paris-Soir, attentif aux nouveaux moyens d’informer, fait grand usage du reportage. Ce genre journalistique, perçu comme ayant été importé d’Amérique, colle à la nouvelle vision du journalisme qui s’est développée en France depuis la fin du xixe siècle, c’est-à-dire une écriture qui rend compte du réel et de l’actualité. Sa pratique est favorisée par les moyens techniques qui se développent, comme le télégraphe ou le téléphone, puis la radio et le transport aérien des journalistes, et Paris-Soir n’hésite pas à les employer. Le journaliste va désormais voir lui-même la réalité, saisir le réel. Le reportage, entre réalisme et mise en scène de soi dans un milieu précis, est à son origine, en France, critiqué pour son absence de style littéraire. Dans les années 1880, Pierre Giffard tentait de légitimer cette écriture en s’opposant à la pratique américaine : « [Les reporters américains] sont des machines à noter. Ils ne sont d’ailleurs ni écrivains, ni artistes, ni critiques. Il faut que nous autres, en France, soyons tout cela6 ». Se situant dans l’héritage de Giffard, Van Costen fait partie de ces journalistes français qui, tout en pratiquant le reportage, font de ce genre à visée informative un texte narratif et littéraire . Par exemple, ses phrases lapidaires placent au centre du récit le corps sensible du reporter, et permettent ainsi de rendre perceptible l’étroitesse de la cabine qu’il décrit : « Le plafond de la couchette est à vingt centimètres de l’oreiller. Mon coude touche le mur. Il fait jour. J’entends le pépiement des oiseaux7. »

Le grand reportage suscite l’admiration, puisque les journalistes se placent dans la continuité des grands voyageurs. Mais le petit reportage est davantage critiqué. Il se rapprocherait trop du fait divers, d’une forme de curiosité perçue comme mal placée. Néanmoins, le premier Paris-Soir s’est fortement appuyé sur ce genre littéraire. Dans les années 1920, on peut y lire régulièrement des reportages de proximité : « le reportage de Paris-Soir, avant 1929 […], est essentiellement un reportage de proximité, comptant généralement un nombre très limité de livraisons (une à trois), illustré à l’occasion de dessins (et non de photographies) et faisant grand usage de la fictionnalisation8 ». Prouvost conserve la pratique du reportage, mais désormais, sous sa direction, le grand reportage domine : « Sous l’impulsion de Jean Prouvost, Paris-Soir se réoriente à partir de 1930 vers le grand public, augmente son nombre de pages, se tourne davantage vers le grand reportage et réorganise la structuration interne de son contenu9 ». Le quotidien est désormais capable financièrement d’envoyer des reporters sur le terrain loin de Paris, contrairement au Paris-Soir d’avant 1930 qui se limite aux enquêtes de proximité.

Van Costen enquête ainsi, dans deux livraisons parues les 14 et 15 juin 1929, sur la vie des mariniers, dans un reportage intitulé « Au fil de l’eau. Parmi le peuple errant des mariniers ». En étudiant ainsi la vie des mariniers – ces navigateurs qui transportent des marchandises, notamment du charbon, le long de la Seine –, leurs mœurs et coutumes, leurs sociabilités, il réalise un reportage de proximité représentatif de la ligne éditoriale de Paris-Soir dans les années 1920. Dans ses articles, l’auteur raconte son voyage en bateau en compagnie d’une famille de mariniers, dont il partage brièvement le mode de vie. Il adopte, pour les décrire, un regard très lyrique et poétique. Il prend la décision de ne pas nommer les mariniers : l’anonymisation des personnes observées permet de conférer une dimension universelle à ses constats, qui sont alors applicables à l’ensemble des mariniers. L’universalité n’empêche cependant pas la proximité du reporter avec ses hôtes, qu’il cultive en employant le « nous », en utilisant le vocabulaire technique de la navigation, voire en participant aux tâches quotidiennes. Plusieurs formes se mêlent au sein du reportage de Van Costen, qui alterne portraits littéraires, descriptions techniques, scènes de la vie quotidienne et intègre même des dessins. Van Costen vante les qualités des mariniers, issus du petit peuple, et permet aux lecteurs d’observer la succession des divers paysages dans lesquels se déploient les marins, qui deviennent alors des personnages littéraires, poétiques, épiques. L’auteur décide, le temps de deux articles, de se faire tantôt marinier en se mêlant à la vie sur le pont, tantôt peintre en dépeignant la réalité des mariniers depuis sa posture d’observateur.

Première livraison reportage

Première livraison du reportage de Van Costen, Paris-Soir, 14 juin 1929

Au fil de l’eau. Parmi le peuple errant des mariniers. De Paris à Rouen en péniche

« Au fil de l’eau. Parmi le peuple errant des mariniers. De Paris à Rouen en péniche », Paris-Soir, 14 juin 1929, p. 1-2. Le premier article présente le journaliste-narrateur, accueilli à bord d’une péniche, suivant un couple de mariniers dans leur quotidien, de Paris à Rouen. Après une description de l’embarcation, Van Costen aborde la découverte des paysages, le commerce des écluses, l’éclectisme de la matelote, qui se montre irréprochable tant dans ses tâches ménagères que dans les manœuvres.

« Au fil de l’eau. Parmi le peuple errant des mariniers. De Paris à Rouen en péniche », Paris-Soir, 15 juin 1929, p. 1-2. Dans la seconde livraison, Van Costen présente davantage la sociabilité entre les marins, tant aux écluses, durant les pauses forcées, que lors des croisements d’embarcations. Le journaliste dépeint une communauté soudée qui sait s’assurer sur l’eau un confort véritable malgré la dureté de la tâche. Il conclut alors : « le peuple errant des mariniers est un peuple de braves gens ».

Notes

1 Lucien Mercier, « “Jean-Pierre” et “les petits bonhommes” », Le Mouvement social : bulletin trimestriel de l’Institut français d’histoire sociale, Paris, Éditions ouvrières, 1984, p. 40. Disponible en ligne.

2 En 1930, Jean Prouvost succède à Eugène Merle à la tête de Paris-Soir.

3 Valmont, « Carnet d’“Excelsior”. Deuils », Excelsior, 27 janvier 1940, p. 2. Disponible en ligne.

4 Eugène Merle, cité dans Raymond Barrillon, Le cas Paris-Soir, Paris, Armand Colin, 1959.

5 Christian Delporte, Claire Blandin et François Robinet, Histoire de la presse en France : xxe-xxie siècles, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2016, p. 123-173.

6 Pierre Giffard, Souvenirs d’un reporter. Le Sieur de va partout, Paris, M. Dreyfous, 1880.

7 Lucien Van Costen, « Le peuple errant des mariniers », Paris-Soir, 14 juin 1929, p. 1.

8 Mélodie Simard-Houde, Le reporter et ses fictions. Poétique historique d’un imaginaire, Limoges, Presses universitaires de Limoges, coll. « Médiatextes », 2017, p. 204.

9 Ibid, p. 259.

Pour citer ce document

Sarah Vigouroux, « Le reportage social : Lucien Van Costen à la rencontre des mariniers », Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2023, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/textes-du-19e-siecle/anthologies/reportages/le-reportage-social-lucien-van-costen-la-rencontre-des-mariniers