Reportages

Les stéréotypes dans Mannequins de Paris de Gisèle de Biezville

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VIRGINIE GUÉRIN

Les stéréotypes qui caractérisent le monde de la mode sont multiples et, surtout, bien ancrés dans la mémoire collective. Ces stéréotypes, au sens de représentations collectives figées ou encore d’images préconçues1, sont souvent perçus de manière péjorative. Toutefois, il n’en demeure pas moins qu’ils sont « nécessaire[s] à toute activité sociale comme à toute entreprise de cognition2 » et qu’ils permettent « de dénoncer le préfabriqué dans les domaines de l’esprit ; [ils mettent] en garde contre l’automatisation et la mécanisation des relations humaines comme de la production culturelle3. » Le reportage Mannequins de Paris, publié dans Paris-soir par la journaliste parisienne Gisèle de Biezville en 1932, est un bon exemple de cette fonction de dénonciation dont le stéréotype peut être porteur. En effet, l’autrice prend pour point de départ les différents stéréotypes véhiculés dans la société parisienne de l’époque à l’égard du monde du mannequinat de même que les rapports qu’elle entretient avec les mannequins qui ont croisé sa route pour mettre au jour la réalité de ces travailleuses.

Ayant consacré sa carrière de journaliste à l’univers de la mode, Gisèle de Biezville est la candidate tout indiquée pour l’écriture de ce reportage. En effet, elle a publié bon nombre de chroniques dans lesquelles elle discute de mode, prodigue des conseils de beauté et partage même, à quelques occasions, des tutoriels de tricot. Elle a également écrit quelques autres reportages en lien avec ce milieu. Ces différents articles ont été publiés dans les quotidiens parisiens Paris-midi de 1929 à 1932, puis Paris-soir en 1932, de même que L’Intransigeant de 1933 à 1939. Certains articles ont également été publiés de manière ponctuelle dans plusieurs autres journaux français tels que Le Peuple, hebdomadaire distribué à Saintes, ou encore La Charente, quotidien paru à Angoulême. Le reportage Mannequins de Paris a quant à lui été publié en huit livraisons, s’étendant du 1er au 8 décembre 1932, dans Paris-soir, un grand quotidien parisien d’informations. Considéré comme l’un des journaux phares de la presse française de l’époque, ce journal, fondé par Eugène Merle en 1923, puis repris par Jean Prouvost en 1930, a été dissous en 1944.

Dans le cadre de ce reportage, Gisèle de Biezville devient, le temps de quelques jours, Gisèle Aumont, une mannequin de la haute couture débutant sa carrière à la maison de couture Marie-Véronique. Au moment de son embauche, les représentations qu’elle se fait du monde du mannequinat correspondent aux nombreux stéréotypes qui circulent et auxquels adhère la majorité des gens de l’époque. Ainsi, elle avoue croire que les mannequins entretiennent avec leur directeur une relation déplacée et que le mannequinat est un monde de luxe en plus d’être « un métier de paresseuse4 ». Toutefois, la journaliste découvre rapidement que « [t]outes les idées [qu’elle s’était] faites sur les mannequins, d’après ce [qu’on lui] en avait dit, étaient fausses5. » Cette constatation, elle la répètera à plusieurs reprises au fil du reportage, dans lequel elle s’emploie alors à renverser et à déconstruire ces stéréotypes qui caractérisent – à tort – le métier de mannequin. Tout d’abord, son expérience personnelle, combinée à celles de ses collègues mannequins, lui permet d’affirmer que, bien qu’il puisse arriver dans de rares exceptions qu’une mannequin tisse des liens discutables avec son directeur, cette pratique n’est pas monnaie courante puisque cette relation se limite, dans la plupart des cas, à celle qui lie « une employée quelconque6 » à son employeur. De plus, la journaliste contribue, par ses nombreuses descriptions détaillées, à déconstruire le stéréotype de luxe qui colle au monde de la mode alors que derrière ce monde aux apparences fastueuses se cache, par exemple, une cafétéria plus qu’ordinaire : « Les longues tables de bois blanc sont vides ; les bancs de bois blanc sont vides également ; la sombre salle à manger, à température d’étuve, sent le renfermé. Tout, ici, est triste, laid, pauvre. Les murs sont nus ; le manque de nappes sur les tables donne une impression de réfectoire de couvent7. » Enfin, elle démontre à de multiples reprises, à travers bon nombre d’interactions avec ses collègues, qu’elle décrit comme épuisées et désabusées, que le métier de mannequin est plus exigeant et éreintant qu’il n’y paraît.

Malgré la déconstruction de certains stéréotypes, la journaliste peut parfois donner l’impression, aux premiers abords, que d’autres sont, pour leur part, renforcés, notamment lorsqu’elle décrit l’apparence de ses collègues. D’une part, elle semble perpétuer les stéréotypes physiques qui caractérisent les mannequins : « Des yeux d’un bleu très clair, ombragés de cils naturels d’une longueur incroyable, des cheveux blonds, un peu ébouriffés, une petite bouche charnue, des fossettes dans ses joues très roses… Natha mesure un mètre soixante-dix, est mince comme un roseau, et parle le français avec l’accent le plus pur des bords de la Néva8. » D’autre part, elle donne également l’impression d’entretenir le stéréotype de la femme aux mœurs légères lorsqu’elle cite la chef de cabine qui dépeint l’une de ses employées, Line, comme une mannequin désorganisée à l’hygiène douteuse : « C’est incroyable d’être aussi peu soignée ! […] C’est du désordre et de la paresse9 ! » Néanmoins, la journaliste atténue dans une certaine mesure ces stéréotypes en donnant à voir la personnalité de ses collègues. Elle s’immisce dans l’intimité de ces dernières en prenant part à des activités avec elles, en s’intéressant à elles et en leur posant des questions de toutes sortes. Cette proximité qu’elle crée avec ces mannequins l’amène à nous raconter la vie amoureuse de Lucette, la réalité de femme immigrante de Natha et les problèmes d’argent de Line. Ainsi, la journaliste humanise ses collègues en permettant au lectorat de voir les personnes au-delà des mannequins – plutôt que de participer à leur objectification en ne se concentrant que sur leurs attributs physiques –, créant de ce fait un lien entre ces dernières et le lectorat. Ces liens qu’elle tisse avec les mannequins qu’elle rencontre de même que le rapprochement qu’elle suscite entre ces mannequins et le lectorat10 lui permettent d’amener celui-ci, de manière plus ou moins implicite, à amorcer une réflexion sur les premières impressions et les stéréotypes. La journaliste mise alors, comme bien d’autres reporters de l’époque, sur la scénographie du dévoilement, « qui vise à signaler les écarts entre le discours et le fait, entre la légende et la vérité, entre l’apparence et la réalité, entre le visible et l’inaperçu11. »

Mannequins de Paris

« Mannequins de Paris », Paris-soir, 1er décembre 1932, p. 2. Gisèle de Biezville explique de quelle manière elle réussit à se faire engager en tant que mannequin chez Marie-Véronique. Si ses contacts avec son couturier ne sont pas suffisants, une rencontre avec Lucette, une amie mannequin, lui permet de se tailler une place dans le monde du mannequinat.

« Mannequins de Paris », Paris-soir, 2 décembre 1932, p. 2. La journaliste donne un aperçu des conditions de travail des mannequins ainsi que de l’ambiance qui règne dans les cabines.

« Mannequins de Paris », Paris-soir, 3 décembre 1932, p. 2. La journaliste met au jour la nature de la relation entre un directeur et ses mannequins. Elle brosse également le portrait de son amie et collègue Lucette, qu’elle considère comme le mannequin bourgeois typique, en faisant une brève incursion dans la maison et la vie privée de cette dernière.

« Mannequins de Paris », Paris-soir, 4 décembre 1932, p. 2. Gisèle de Biezville décrit, par l’entremise de sa collègue Natha, la réalité d’une mannequin immigrante. Aussi, la journaliste met les pieds dans l’atelier pour la première fois depuis son embauche.

« Mannequins de Paris », Paris-soir, 5 décembre 1932, p. 2. Gisèle de Biezville poursuit son incursion dans l’atelier, puis elle brosse le portrait de sa collègue Line, une mannequin aux mœurs légères, et, enfin, elle décrit ce qui se passe dans les coulisses d’un défilé.

« Mannequins de Paris », Paris-soir, 6 décembre 1932, p. 2. La journaliste raconte comment se déroule le défilé ainsi que la vente de la nouvelle collection.

« Mannequins de Paris », Paris-soir, 7 décembre 1932, p. 2. Gisèle de Biezville raconte de quelle manière elle a découvert qu’un dénommé Sultz, aidé par une dessinatrice et par sa collègue Line, vole des modèles issus de la collection présentée lors du défilé.

« Mannequins de Paris », Paris-soir, 8 décembre 1932, p. 2. La journaliste termine son incursion dans l’univers du mannequinat par une sortie à cheval qui rassemble ses amis du monde réel et ses collègues mannequins. Elle raconte également comment une rencontre imprévue avec le directeur de chez Marie-Véronique l’amène à dévoiler sa véritable identité et son projet de reportage.

Notes

1 Ruth Amossy, « La notion de stéréotype dans la réflexion contemporaine », Littérature, vol. 73, no 1, 1989, p. 29-46.

2 Ibid., p. 40.

3 Ibid., p. 44.

4 Gisèle de Biezville, Mannequins de Paris, Paris-soir, 6 décembre 1932, p. 2.

5 Gisèle de Biezville, Mannequins de Paris, Paris-soir, 3 décembre 1932, p. 2.

6 Id.

7 Gisèle de Biezville, Mannequins de Paris, Paris-soir, 6 décembre 1932, p. 2.

8 Gisèle de Biezville, Mannequins de Paris, Paris-soir, 2 décembre 1932, p. 2.

9 Gisèle de Biezville, Mannequins de Paris, Paris-soir, 5 décembre 1932, p. 2.

10 Pour un autre exemple de ce rapport entre journaliste, interlocutrices et lectorat, voir Charlotte Biron, « Du voyageur à la reporter, des proximités variables », Contextes [En ligne], no 20, 2018, URL : https://journals.openedition.org/contextes/6425?lang=en.

11 Myriam Boucharenc, « Chapitre IV. Scénographie de l’enquête », L’écrivain-reporter au cœur des années trente [En ligne], Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, § 16, URL : https://books.openedition.org/septentrion/81418.

Pour citer ce document

Virginie Guérin, « Les stéréotypes dans Mannequins de Paris de Gisèle de Biezville », Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2023, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/textes-du-19e-siecle/anthologies/reportages/les-stereotypes-dans-mannequins-de-paris-de-gisele-de-biezville