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Paris la nuit…

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FRANÇOIS-JOSEPH LE FOLL

Détective est un hebdomadaire dédié aux faits divers, créé en 1928. Il « s’inscrit dans une tradition qui remonte au développement de la presse moderne quotidienne. […] L’initiative de cette création revient à Gaston Gallimard qui cherche à la fin des années 20 à développer une politique éditoriale commerciale qui lui permettra de poursuivre les publications prestigieuses mais peu rentables de la NRF et de la collection blanche1. »

Les frères Georges et Joseph Kessel participent aussi à cette création. La revue, dans son premier numéro paru le 1ernovembre 1928, donne sa note d’intention : elle entend faire « participer [le lecteur] à des épopées merveilleuses2 ». Partant du principe que « c’est […] la fiction qui ramène à la réalité3 », la note d’intention laisse entendre la part de liberté artistique entrant dans cette approche journalistique. « Vous serez au cœur de l’imagination4 », précise-t-on.

Si Georges Kessel s’est toujours cantonné au milieu de l’édition et de la direction de magazines, son frère Joseph s’est forgé une réputation d’auteur important du XXe siècle en France, ayant à son actif de nombreux livres renommés (à commencer par L’équipage, son premier roman à succès paru en 1923). Fort d’une expérience journalistique de terrain déjà riche en 1928, Joseph Kessel, qui est également grand reporter, sait faire voyager ses lecteurs, que ce soit dans le cadre de ses articles ou de ses romans.

Des points de suspension qui suivent le titre « Paris la nuit… », affiché à la « une » de Détective, le 15 novembre 1928 (voir illustration), comme de la photographie qui l’accompagne et occupe quasiment l’espace intégral de la première page, une ambiance singulière se dégage : celle d’une nuit vide, mystérieuse, où quelques lumières éclairent un chemin et un escalier, dont on peine à deviner où il mènera les pas de qui s’y risquera. Détective, par ce choix de « une » évocatrice, invite ainsi le lecteur à se poser d’emblée ces questions : Quelle place occupe le fait divers dans notre imaginaire ? Le journaliste de faits divers est-il plus romancier que journaliste ? Nous traiterons, pour répondre à ces interrogations, de la suspension consentie de l’incrédulité, puis des deux mouvements qui semblent structurer l’article de Kessel, l’un allant de la réalité vers la fiction et l’autre, de la fiction vers la réalité.

Une de Détective

Détective, 15 novembre 1928

La suspension consentie de l’incrédulité

« Avant d’être un informateur, le journaliste est d’abord un narrateur5. » À partir de ce constat de Christophe Deleu, qui s’applique au Nouveau Détective des années 1990, mais qui peut tout aussi bien servir à caractériser le travail des rédacteurs de Détective des années 1920-1930, on peut se poser de nombreuses questions sur le rapport entre la réalité et le récit qu’en fait un journaliste. Selon Deleu, le journaliste de Détective est avant tout un narrateur, c’est-à-dire qu’il doit raconter une histoire qui doit emporter le lecteur. Plus que l’informer, elle doit lui faire vivre une petite aventure.

En termes de narration, la suspension consentie de l’incrédulité est un concept qui évoque le fait qu’un·e lecteur·ice mette en suspens ce qu’iel connaît du monde afin de s’abstraire du principe de réalité. C’est ce principe qui est à l’origine de notre capacité à suivre des actions fantastiques, à nous laisser bercer par des récits de fiction en général. Cette notion ancienne, héritée de Coleridge puis reprise au XXe siècle par les théoriciens de la fiction, peut aussi être articulée à l’« effet de réel6 » de Roland Barthes, procédé narratif essentiel puisque chaque accroc à celui-ci peut faire sortir le lecteur ou le spectateur de son immersion et briser son expérience. Sous l’effet de la suspension consentie de l’incrédulité, le lecteur peut ainsi lire du Tolkien sans se dire constamment que les elfes, les hobbits et les nains n’existent pas et apprécier l’histoire, l’imaginaire de l’œuvre et ses multiples messages qui, en dépit de la mise en place d’un monde fictionnel étonnant, nous ramènent de toute évidence à quelque chose de commun : notre humanité.

De son côté, le fait divers de Détective, bien qu’il s’agisse d’un récit factuel cherchant à dire quelque chose du réel, semble pour cela devoir passer par l’imaginaire. Les événements sont présentés comme réels et supposément vrais, mais la poétique déployée dans les textes de cet hebdomadaire permet une certaine liberté d’invention aux auteurs. Comme il est par définition anecdotique dans le grand mouvement de l’information, le fait divers devient l’objet d’un récit dans lequel le journaliste se permet de broder autour des faits. Le fait divers a également cette particularité de faire surgir l’extraordinaire ou le désordre au sein de la vie quotidienne, tout en cherchant à créer un effet de proximité avec le lecteur. Celui-ci doit en effet pouvoir se dire, en lisant un fait divers, que cela pourrait lui arriver. Le récit de fait divers, en ce sens, mobilise la suspension consentie de l’incrédulité. Il transforme le fait réel à son origine en le romançant, en l’enrichissant de tout un univers propre à l’auteur. Peut-être que les faits divers en apprennent plus sur celui ou celle qui les raconte que sur ce qu’ils ont à dire en eux-mêmes.

De la réalité à la fiction

Le chemin emprunté par Joseph Kessel dans le reportage « Paris la nuit… » part d’une réalité commune, celle des slogans, des lumières, des lieux urbains encore peuplés, pour aller vers une forme de fantasme obscur, celui d’une ville menaçante face à laquelle le reporter, et avec lui le lecteur, est éminemment seul. La première partie du texte de Kessel trace un programme : l’auteur annonce son envie de montrer le « vrai » visage de la ville, celui de la nuit. Et si Paris est surnommée la « ville-lumière », Kessel entend bien montrer ce qui se dissimule dans les ombres découpées par ses lumières. Au gré de ses pérégrinations, Kessel use de plus en plus d’un champ lexical du mystère, de l’horreur (« ténèbres », « vide », « gardées par les astres sombres », « secrets »), non sans évoquer les descriptions de Lovecraft, qui amènent le lecteur vers des zones plus obscures de l’existence.

« Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort », « L’enfer, c’est les autres », etc. : voilà autant de formules marquantes qui, de Nietzsche à Sartre, ont pu être utilisées pour dire tout et son contraire, en déformant la réalité d’un propos bien plus complexe et plus réfléchi que la formule qui en est issue, asséchant ainsi la pensée de leurs auteurs. Kessel commence en disant : « Les formules ont vite fait de dévorer la vie ». Il ne s’agira donc pas pour le reporter de ressasser des formules toutes faites. Il évitera ainsi de « vider [la vie] de toute substance », puisque le sens commun altérerait la réalité. Kessel se positionne de la sorte comme celui qui cherche à voir le véritable visage de Paris, en dehors des idées reçues, des formules ou des stéréotypes. Si Kessel assume cette position détachée également de tout « but commercial », il est à préciser que l’hebdomadaire pour lequel il écrit est, quant à lui, bel et bien destiné à se vendre.

Dans la descente aux enfers à travers laquelle Kessel sert de guide au lecteur, Montmartre représente un point de rupture. Des « artères connues », des « grands magasins » et des « carrefours dont le dessin familier rassure », on passe à un monde plus froid. Le champ lexical approche le moins acceptable, évoquant les « prostituées », le « trouble », le « vide », les boulevards « sinistres ». Montmartre serait une porte, un quartier qui « demeure humain » avant – peut-être – une perte d’humanité à venir.

La ville de nuit bascule ainsi dans la fiction ; elle avive craintes et fascination. Une menace semble constamment planer, se dissimuler derrière un mur, une ombre. Le reporter se déplace ainsi jusqu’à arriver à des lieux sans noms, des immeubles sans numéros. Un long glissement s’opère où le rationnel et le rassurant laissent progressivement place à une forme d’angoisse primaire de l’étranger, de l’inconnu, lorgnant vers le surnaturel. La focalisation interne du narrateur, qui raconte son exploration urbaine à la première personne, nous laisse vivre l’expérience aux côtés de ce dernier.

Et puis soudain, la bascule est définitive. Nous ne sommes plus à la frontière avec cet autre monde, nous y sommes pleinement. « Rêve », « hallucination » : l’auteur perd ses repères, et ses lecteurs aussi, dans ce « silence impossible ». Kessel, dans une incitation paradoxale, nous invite à « voir, sentir, deviner le pire ». Il semble presque inviter le lecteur à venir éprouver l’expérience avec lui (celle de l’égarement dans un « dédale »), tout en la présentant comme peu recommandable. Jusqu’à la vision d’une « fissure » et d’une mystérieuse « silhouette », le narrateur hésite entre insécurité et fascination. Malgré tout, Kessel tente de se rassurer en se disant « sûr de [ses] sens ».

De la fiction à la réalité

En dépit de la vision fantasmatique qu’il produit de Paris, si le reporter écrit ce texte, c’est aussi, semble-t-il, pour venir enrichir le réel et lui apporter des nuances. D’une ville comme Paris, réputée si belle, si folle, il veut peut-être nuancer les représentations, montrer l’envers, les « replis », la part obscure de « rêve ». Kessel s’approche en cela d’autres auteurs et photographes qui lui sont contemporains ; sa vision de « Paris la nuit… » s’apparente par exemple à la représentation de la métropole dans le fantastique social de Pierre Mac Orlan, le réalisme poétique filmique de René Clair ou la photographie urbaine de Georges Brassaï. Tous exaltent la poésie des bas-fonds et font se côtoyer le Paris réaliste du quotidien et le Paris exotique, inquiétant et nocturne7.

Dans ce reportage, qui s’avère intéressant de bien des manières, Kessel joue avec les attentes de ses lecteurs. Il inscrit sa vision de Paris dans un ensemble de productions médiatiques contemporaines, mais aussi dans une filiation littéraire plus ancienne, qu’on pourrait faire remonter au gothique de la fin du XIXe siècle ainsi qu’au fantastique qui en a également découlé, mais qui s’apparente aussi au roman noir qui se développe, pendant les années où Kessel écrit, aux États-Unis.

Joseph Kessel livre avec ce texte un voyage commençant par les lieux les plus communs de Paris pour aller vers ses espaces sombres et mystérieux. Il offre au lecteur de Détective une forme de vision en « réalité augmentée » de la ville, comme on peut en voir avec les technologies actuelles : sur la représentation d’un Paris que tout le monde connaît, il ajoute le filtre du fantastique et transforme ainsi l’aura de la ville pour quiconque irait, après lui, s’y promener la nuit. Kessel présente une lecture fantastique de Paris – se rapprochant ainsi du style qu’a pu développer Lovecraft avant lui – que chaque lecteur pourra ensuite explorer à son tour. À la fois démystification et remystification d’une ville, le texte – bien que court – propose une aventure nocturne qui ouvre sur un univers de mystères encore plus grand : « Paris la nuit… Voilà l’un de ses replis. Combien en a-t-il d’autres… »

« Paris la nuit… »

« Paris la nuit… », Détective, no 3, 15 novembre 1928, p. 1 et 3. Paru en 1928, ce court texte de Joseph Kessel rédigé pour l’hebdomadaire Détective invite le lecteur à découvrir la face la plus obscure de Paris. Déjouant les attendus quant à ce qu’on pourrait imaginer de Paris la nuit, c’est-à-dire ses lumières, son ambiance festive à la fin des années 1920, Kessel nous embarque dans un Paris fantastique et inquiétant.

Notes

1 Marc Renneville, « Amélie Chabrier et Marie-Ève Thérenty, Détective. Fabrique de crimes ? », Criminocorpus [En ligne], comptes rendus, mis en ligne le 25 avril 2017, § 4. Disponible en ligne.

2 [s. a.], « Partout… pour tous », Détective, no 1, 1er novembre 1928, p. 2.

3 Id.

4 Id.

5 Christophe Deleu, « Le monde selon le Nouveau Détective : quand le fait divers renonce au réel », Les Cahiers du journalisme, no 14, 2005, p. 77.

6 Roland Barthes, « L’effet de réel », Communications, no 11 (Recherches sémiologiques. Le vraisemblable), 1968, p. 84-89.

7 Dominique Kalifa, Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, coll. « L’univers historique », 2013, p. 255-266.

Pour citer ce document

François-Joseph Le Foll, « Paris la nuit… », Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2023, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/textes-du-19e-siecle/anthologies/reportages/paris-la-nuit