Regard sur le quotidien des midinettes : le reportage social d’Alexis Danan
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CLÉMENCE BIDEAUX
Le premier numéro du quotidien Paris-soir parait le 4 octobre 1923 à Paris, en plein entre-deux-guerres et dans une France en crise économique. « Derrière “Paris-soir” il n’y a personne. […] “Paris-soir” n’est pas l’organe d’un groupement d’intérêts financiers ou économiques ; ni le bulletin d’un clan électoral ; ni la gazette d’un parti politique étroitement limité ; ni l’oracle de quelque chapelle parlementaire bien en cour, ou en passe de le devenir ; […] ni même un journal d’opinion », écrit Eugène Merle (1884-1946), le fondateur du journal, dans ce premier numéro. Avec ce quotidien parisien de gauche, Merle, en tant que militant anarchiste, aspirait rivaliser avec Le Petit Parisien, un quotidien important de l’époque1, et « devenir le grand journal d’information […] du public de Paris2 ». Cependant, la réalité fut tout autre, et Paris-soir ne rencontra pas le succès escompté. En effet, le faible succès du quotidien d’information générale entraina, en sept ans, de nombreux changements de commanditaires et de ligne politique, au point qu’en 1928, Paris-soirfit campagne pour l’Union nationale, un parti de droite3. En 1930, l’industriel Jean Prouvost (1885-1978) rachète Paris-soir, qui sera publié jusqu’au 17 août 1944. Sous sa direction, le journal se fait moins radical et gagne en popularité. En 1940, le tirage de Paris-soir dépasse même celui du Petit Parisien4, comme l’aurait voulu Eugène Merle.
Le journaliste Alexis Danan (1890-1979), un juif algérien non pratiquant et ancien poilu, avait, à 18 ans, déjà signé plusieurs articles et, à 20 ans, il dirigeait un journal régional algérien5. Danan découvre la France métropolitaine à 22 ans, en 1912, lors de son service militaire. Ce fils d’imprimeur s’est d’abord fait timidement connaitre en métropole dans certains salons parisiens comme poète, mais c’est le métier de journaliste qu’il souhaite exercer à Paris. Cependant, percer dans le journalisme est difficile, alors, à Paris, Danan touche à tout, quoiqu’il s’intéresse particulièrement aux pages culturelles et aux chroniques judiciaires. C’est un drame familial, la mort de son fils des suites de la diphtérie en 1926, qui lui inspire un article qui parait dans L’Intransigeant, un grand journal de l’époque. Cet article marque un premier tournant dans sa carrière et lui vaut son embauche par Paris-soir quelques mois plus tard. Dans ses reportages, Danan met en lumière des injustices sociales, en particulier dans le domaine de l’enfance, bien qu’il explore d’autres thématiques, comme l’armée. Lors des débuts du journaliste à Paris-soir, « [l]es angles sont multiples mais une direction se précise : une plume pour témoigner du juste et de l’injuste6 ». Il publie un grand reportage en 1929, Mauvaise graine, qui parait ensuite sous forme de volume en 1930 et qui illustre son engagement dans la protection de l’enfance. Les enquêtes sociales du journaliste, en particulier concernant les enfances malheureuses et difficiles, savent toucher le public sans s’avérer politiquement radicales. Elles sont, en outre, peu couteuses, contrairement à d’autres reportages qui nécessiteraient de se déplacer et qui engageraient des frais supplémentaires au journal.
C’est dans ce contexte, alors que le journal fondé par Eugène Merle bat déjà de l’aile, en février 1928, que Danan publie son reportage Les Cendrillons de la couture, comportant trois livraisons. Bien que le journaliste s’éloigne de son thème de prédilection, la protection de l’enfance, le reportage s’inscrit bien dans la veine sociale exploitée par Danan. Le journaliste y présente, en donnant à lire la voix des couturières, le quotidien et les difficultés que celles-ci connaissent dans la France de l’entre-deux-guerres en crise, portée par le socialisme, le syndicalisme et les grèves7. Les femmes occupent une place importante dans l’industrie de cette période, notamment dans l’industrie textile, et quoiqu’hommes et femmes se trouvent exploités à l’usine, ces dernières l’étaient encore davantage que leurs homologues masculins8. Si les revendications ouvrières existaient déjà à la fin du XIXe siècle, la rationalisation et la réorganisation du milieu de l’industrie ont eu des conséquences déplorables : chômage, détérioration des conditions de travail et augmentation de la précarité des travailleurs et travailleuses ; autant d’éléments qui entrainèrent une nouvelle vague de contestations, pendant les années 1920 et jusqu’à la première moitié des années 19309. Les travailleuses du milieu de la mode, les midinettes – de la contraction de « midi » et de « dînette », « un petit repas10 » –, n’étaient pas les plus syndiquées parmi la population ouvrière, mais elles ont activement participé aux grandes grèves de l’histoire syndicale, entre 1895 et 191411.
"Les cendrillons de la couture", Paris-Soir, 19 février 1928
Cependant, l’implication de ces femmes durant les grèves s’est vu décrédibiliser par la figure de Mimi Pinson qui leur est rattachée. Cette figure, née sous la plume d’Alfred de Musset12, est d’abord littéraire, mais elle est devenue une figure phare de l’imaginaire parisien, voire une figure nationale au début du XXe siècle13. Mimi Pinson représente la jeune Parisienne, l’amie, l’amante de jeunes bourgeois, ouvrière ou vendeuse du secteur de la mode, joviale, fragile, généreuse, souriante, coquette, naïve. Mimi Pinson est rattachée, dès l’origine, à la chanson : « elle est chantée et est chantante14 ». D’ailleurs, à la suite du conte Mimi Pinson d’Alfred de Musset se trouve La chanson de Mimi Pinson. Son surnom même rappelle la chanson : la note « mi » est doublée (mi-mi) et précède la mention de l’oiseau chanteur, le pinson15. La musicalité de Mimi Pinson suit les ouvrières jusque dans les ateliers et en grève où, « en dépit de l’image glamour qui leur colle à la peau, de la voix fluette qui les caractérise, les couturières montrent leurs capacités de lutte. Elles crient et chantent fort les injustices et leurs conditions de travail16 ».
Cependant, cette musicalité efface la réalité de leur quotidien d’ouvrières que Danan tente de révéler dans son reportage. Il veut rendre visibles celles qui sont effacées par la chanson, par la figure de Mimi Pinson, et lève le voile sur la vie de ces femmes : elles ne se contentent pas de rien, elles ne vivent pas d’amour et d’eau fraiche. Le journaliste montre que même en contexte de grève, de protestation, ces travailleuses sont réduites à leur fragilité et à leur délicatesse. Les midinettes sont en effet décrédibilisées dans leurs luttes, sans cesse ramenées à la chanson et à la légèreté, au contraire des grévistes masculins. « Elles riaient de toutes leurs dents en criant qu’elles avaient faim. On ne voyait que leur sourire. On n’entendait pas leurs cris. Personne ne prenait cette gracieuse colère au sérieux », écrit Danan dans la seconde livraison de son reportage. Le manque de crédit attribué aux grévistes du milieu de la mode fut tel que les travailleuses rejetèrent les idées qu’on leur rattachait à travers la critique de la figure de la midinette, proche de celle de Mimi Pinson : « En septembre 1910, alors que les grèves se poursuivent sans grands résultats, le syndicat des travailleurs de la mode déclara, frustré : “Nous ne sommes pas des ‘midinettes’, qui cherchent seulement à s’amuser, mais des femmes sérieuses qui veulent gagner leur vie17.” »
Des années plus tard, en 1928, la situation n’a guère évolué. Dans la troisième livraison de son reportage, Danan explique que les conditions de travail des midinettes mettent en péril le devenir des maisons de couture, même des plus prestigieuses, qui fonctionnent bien malgré la crise. Loin d’être attractive, l’industrie textile, sans changement, n’attirera plus comme couturières que « le rebut de l’école primaire18 ». Les ateliers de couture deviennent un moyen de pression des parents sur leurs fillettes, un emploi de dernier recours. Les couturières préfèrent encore un salaire amoindri en travaillant à domicile à une vie de travail à l’usine. Les travaux de Guilbert19 sur les femmes du milieu industriel depuis le début du XXe siècle jusque dans les années 1960 montrent que leurs conditions de travail demeurent en deçà de celles des hommes malgré les luttes qu’elles ont portées.
Les Cendrillons de la couture
« Les Cendrillons de la couture. Si les dix mille “fées parisiennes” ne devaient compter que sur l’assistance patronale », Paris-soir, 19 février 1928, p. 1-2. Les ouvrières se satisfont de conditions de travail désastreuses, déjà soulagées de ne pas être au chômage dans une France en crise. Les couturières sont moins nombreuses qu’auparavant, mais travaillent davantage, pour un salaire dérisoire, et les syndicats se sentent impuissants devant les grandes maisons de couture, dont la philanthropie demeure superficielle.
« Les Cendrillons de la couture. La gaîté de Mimi Pinson est une trompeuse façade », Paris-soir, 21 février 1928, p. 1-2. Derrière la figure joviale de Mimi Pinson se cache une triste réalité : conditions et rythme de travail harassants qui mènent les couturières à l’épuisement. Le sourire et la joie indéfectible qui les caractérisent si bien, elles, les midinettes, et qui les animent même en grève, desservent pourtant leurs revendications.
« Les Cendrillons de la couture. Et si Mimi-Pinson découragée déposait l’aiguille ? », Paris-soir, 23 février 1928, p. 1-2. Les couturières fuient cette industrie qui leur doit tant, mais leur offre si peu. Les conditions y sont trop difficiles pour y travailler toute leur vie. Elles espèrent se marier et devenir femmes au foyer ou s’établir comme couturières à domicile, malgré la perte d’indépendance financière que cela entraine.
Notes
1 Pierre Albert, « Paris-Soir », Encyclopædia Universalis [En ligne], [s. d.], URL : http://www.universalis-edu.com.biblioproxy.uqtr.ca/encyclopedie/paris-soir/.
2 Eugène Merle, « Voici PARIS SOIR… », Paris-Soir, no 1, 4 octobre 1923, p. 1.
3 Pierre Albert, « Paris-Soir », art. cit. ; Laurent Martin, « De l’anarchisme à l’affairisme : Les Deux Vies d’Eugène Merle, Homme de Presse (1884-1946) », Revue Historique, vol. 301, no 4, 1999, p. 789-808.
4 [s. a.], « Titre de presse, Paris-soir », RetroNews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France [En ligne], [s. d.], URL : https://www.retronews.fr/titre-de-presse/paris-soir.
5 Pascale Quincy-Lefebvre, « Les campagnes de presse : un creuset militant pour l’enfance. L’engagement d’Alexis Danan, reporter à Paris-Soirdans les années trente », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », no 13, 2011, p. 25‑43 ; Pauline Hervois, « Combats pour l’enfance : itinéraire d’un faiseur d’opinion, Alexis Danan (1890-1979). Pascale Quincy-Lefebvre, Beauchesne, 2014 », Revue d’histoire de la protection sociale, no 8, 2015/1, p. 213-217. Toutes les informations biographiques sur Alexis Danan données dans ce paragraphe proviennent de l’article de Pascale Quincy-Lefebvre.
6 Pascale Quincy-Lefebvre, « Les campagnes de presse : un creuset militant pour l’enfance. L’engagement d’Alexis Danan, reporter à Paris-Soirdans les années trente », art. cit., § 12.
7 Laura L. Frader, « Femmes, genre et mouvement ouvrier en France aux XIXe et XXe siècles : bilan et perspectives de recherche », Clio [En ligne], no 3, 1996, URL : https://doi.org/10.4000/clio.472.
8 Id. Voir aussi Madeleine Guilbert, « Les problèmes du travail industriel des femmes et l’évolution des techniques », Le Mouvement social, no 61, 1967, p. 33-46.
9 Laura L. Frader, « Femmes, genre et mouvement ouvrier en France aux XIXe et XXe siècles : bilan et perspectives de recherche », art. cit.
10 Anne Monjaret et Michela Niccolai, « Elle trotte, danse et chante, la midinette ! Univers sonore des couturières parisiennes dans les chansons (XIXe-XXe siècles) », L’Homme, nos 215‑216, 2015, p. 47‑79.
11 Laura L. Frader, « Femmes, genre et mouvement ouvrier en France aux XIXe et XXe siècles : bilan et perspectives de recherche », art. cit.
12 Alfred de Musset, Mademoiselle Mimi Pinson, Paris, éd. Eugène Didier, 1853.
13 Patricia Tilburg, « Mimi Pinson Goes to War: Taste, Class and Gender in France, 1900-18 : Taste, Class and Gender in France, 1900-18 », Gender and History, vol. 23, no 1, 2011, p. 92‑110.
14 Anne Monjaret et Michela Niccolai, « Elle trotte, danse et chante, la midinette ! Univers sonore des couturières parisiennes dans les chansons (XIXe-XXe siècles) », art. cit., p. 50.
15 Id.
16 Ibid., p. 63.
17 « By September 1910, as the strikes continued with little result, the garment-workers’ union issued a frustrated statement: ‘We are not “midinettes” simply looking to amuse ourselves, but serious working women who want to earn our living’. » (Patricia Tilburg, « Mimi Pinson Goes to War: Taste, Class and Gender in France, 1900-18 : Taste, Class and Gender in France, 1900-18 », art. cit., p. 98 ; nous traduisons.)
18 Alexis Danan, « Les Cendrillons de la couture », Paris-soir, 23 février 1928, p. 2.
19 Madeleine Guilbert, « Les problèmes du travail industriel des femmes et l’évolution des techniques », art. cit. ; Madeleine Guilbert, Les fonctions des femmes dans l’industrie, Berlin / Boston, De Gruyter Mouton, 1966.