Le Reporter
Table des matières
VÉRONIQUE JUNEAU
Introduction
Journaliste et écrivain prolifique, reconnu en son temps, né à Marseille en 1827, mort à Paris le 19 avril 1887, Florian Pharaon est tombé rapidement dans l’oubli après sa mort. Aucune étude biographique, ni recherche approfondie ne lui ont été consacrées. Nous savons néanmoins, par la lecture des journaux de l’époque, que Pharaon fut un collaborateur régulier du Figaro, qu’il intégra à partir de 1863, et où fut publié Le Reporter, du 22 avril au 20 mai 1881, dont nous proposons ici la première réédition. Une description succincte du dictionnaire des pseudonymes1 révèle que ses premières correspondances, données sous le nom de F. du Layon à des feuilles provinciales, auraient précédé d’une dizaine d’années environ sa percée dans la presse parisienne.
En parcourant les principaux organes de presse de l’époque, nous pouvons reconstituter quelques éléments d’une carrière que l’on devine variée, consacrée à plusieurs périodiques et qui se déroule en Afrique du Nord puis en France. Ancien interprète de l’armée de l’Afrique comme son père avant lui, Florian Pharaon est un familier de l’Algérie pour y avoir vécu 25 ans et publié plusieurs ouvrages historiques consacrés à l’Afrique du Nord : Le Caire et la haute Égypte (1872) et Épisodes de la conquête : cathédrale et mosquée (1880). Son intérêt pour cette partie du monde se manifeste aussi dans ses fictions, particulièrement dans ses Récits algériens, un recueil de nouvelles paru en 1871, à l’intérieur duquel on retrouve Le soc et l’épée, un récit initialement proposé en quelques livraisons dans le Figaro, au cours du mois de juin 1870.
En France, il a collaboré à L’Artiste à partir de 1857. En août 1867, il accompagne l’empereur Napoléon III en voyage dans le Nord de la France, dans le cadre d’un reportage destiné aux colonnes du Figaro, et qui fera l’objet d’une publication ultérieure en livre2. On sait aussi qu’il a tenu de façon irrégulière une chronique intitulée La vie en plein air, entre 1879 et 1886, toujours dans Le Figaro, et qu’il a signé de nombreux textes en tant que collaborateur régulier de ce même journal au cours des années 1881 et 1882. Son passé algérien se prolonge dans ses activités de journaliste parisien : il a occupé la fonction de rédacteur en chef d’un bimensuel arabe, Le Sada (L’écho), lancé à Paris en février 1876, fonction qu’il abandonne en 1879. Au cours des années 1880, Pharaon a aussi dirigé un fascicule appelé La gazette des chasseurs.
Aussi improbable que cela puisse paraître, Pharaon est le véritable patronyme de cet homme de lettres. Les journaux s’amusent d’ailleurs à relater l’incrédulité de Théophile Gautier, un ami de longue date, face à cette identité pour la moins originale, lors d’un voyage effectué par les deux hommes en plein désert de Libye :
- Comment vous appelez-vous, Pharaon ?
- Quelle bonne plaisanterie ! Pharaon, parbleu !
- Je sais bien, c’est votre pseudonyme ; mais votre nom de famille ?
- Pharaon.
- Ah !... Et bien ! Et Florian ?
- Florian, c’est mon nom de baptême.
- Étrange, fit Gautier ; il y a vingt ans que je croyais que c’était un pseudonyme et que je voulais vous demander votre nom. Étrange ! Et vous êtes Égyptien ?
- D’origine. Mon grand-père rentra en France à la suite de Bonaparte, dont il fut secrétaire interprète pendant la campagne d’Égypte […]
Puis soucieux, Théophile Gautier murmura :
- Étrange ! Étrange ! Florian Pharaon ! Une bergerie au pied des Pyramides3.
Le roman-feuilleton Le Reporter n’est pas sa première œuvre de fiction. On parvient notamment à retracer L’espion noir, épisode de la guerre servile : le Nord et le Sud, écrit en collaboration avec Émile Chevalier et portant sur la guerre de Sécession, et la rédaction de Spahis, turcos et goumiers, parus respectivement en 1863 et 1864. Pour Le Figaro, Pharaon a rédigé Madame Maurel, docteur médecin, qui paraît un peu après son Reporter,au cours des mois de septembre et d’octobre 1882 ; puis il publie un roman de mœurs, Au village dans L’Opinion nationale de janvier 1883.
Malgré son titre, Le Reporter de Pharaon ne s’inscrit pas dans le sillage de « la littérature de reportage4 », dont le Sieur de Va-Partout, publié l’année précédente, constitue le « premier manifeste5 ». Aucune véritable leçon d’écriture du reportage ne peut être tirée de l’œuvre de Pharaon, et le titre paraît même tout à fait anachronique dans la mesure où la trame narrative du roman se situe vers la fin des années 1840, un moment où cette fonction journalistique n’existe pas encore6. Le supplément du Littré de 1877 explique que l’emploi du terme reportage, d’origine anglo-saxonne, remonte aux alentours de 1865. Quant au substantif « reporter » duquel « reportage » est dérivé, il est enregistré dans le Littré de 1870. Bien qu’un exemple antérieur atteste toutefois son usage en France dès 1829 dans les Promenades dans Rome de Stendhal, son utilisation s’impose davantage au sein de la presse comme dans le langage courant bien après le milieu du siècle.
Pour Pharaon, l’usage du terme « reporter » est peut-être davantage allégorique qu’autre chose : il s’agit pour lui de proposer une réflexion plus générale sur le « pouvoir de la presse », importante expression que Pharaon emploie à quelques reprises dans son roman – et notamment à la toute fin, alors qu’il explique y avoir renoncé comme titre. Autour du personnage d’Édouard Monicourt, journaliste au Réformateur, Pharaon imagine ainsi un petit monde exposé aux effets de la presse, aux échos et aux rumeurs. À ce procédé somme toute banal et assez conventionnel dans le roman du XIXe siècle, Pharaon a l’ingéniosité de faire circuler l’information entre la France et les États-Unis, les deux pays où se déroule l’intrigue. Nous ne sommes pas ici dans la veine d’un roman « littéraire » (portant sur des enjeux littéraires et esthétiques) mais bien dans celle d’un roman de mœurs où les personnages sont affectés par le journal, le manipulent, espèrent la publication d’informations cruciales, etc.« Ne comptes-tu pour rien cette force qu’on appelle la puissance de la presse ! », s’exclame Monicourt auprès de son ami Giret, qui va s’exiler aux États-Unis7. Et de fait, l’une de ces puissances consiste à modeler la réalité et à influencer considérablement le cours de l’existence des personnages.
Le journaliste Édouard Monicourt incarne le « fait diversier » manipulateur, le nouvelliste fantaisiste, praticien de la désinformation quotidienne, dont les articles font et défont des réputations. Contrairement aux illustres correspondants Harry Blount et Alcide Jolivet8, maintenus par le métier dans une continuelle course à la nouvelle inédite, Édouard Monicourt n’a que faire du fil télégraphique. La correspondance par lettres prime encore en ces temps plus reculés. Et notre reporter appartient plutôt à cette race calomniée de petits artisans de la presse qui relatent les faits avant qu’ils ne se produisent. Il ne s’agit pas d’être le premier à obtenir la nouvelle, ni même de décrire la « chose vue » telle qu’elle apparaît au journaliste, mais plus simplement de la deviner et de l’inventer. En cela la figure de Monicourt se rattache à une lignée d’écrivains-journalistes fictifs dont Balzac, avec Lucien de Rubempré, a contribué à former les contours. Jeune étudiant prometteur, mais trop idéaliste, Monicourt se « jet[te] étourdiment dans la bohème du monde des lettres, et n’en peut sortir, malgré tout son esprit9 », qu’une fois ses illusions évanouies. Avant de progressivement s’assagir à mesure qu’avance le roman, le journaliste se berce de ses propres chimères qu’il entretient dans l’absinthe, à la brasserie, auprès d’amis poètes, de comédiens et de critiques d’art. Des considérations matérielles l’ont poussé à rapidement trouver un emploi dans le journal. Mais à l’inverse de Lucien de Rubempré, chez qui le métier d’écrire au quotidien phagocyte peu à peu toute ambition littéraire, Monicourt perçoit le journal comme un formidable tremplin pouvant constituer une voie d’accès à la politique. Sa connaissance du critique Bigorneau est décisive et permet à Pharaon de faire rejouer la scène, courante dans les romans du journalisme, de la rencontre providentielle : « Viens au journal avec moi, je te présenterai au secrétaire de la rédaction », propose le critique à Monicourt. De sorte qu’une fois admis au sein de l’équipe du Réformateur, celui-ci se résout à débuter au bas de l’échelle, quitte à amorcer sa carrière en « batt[ant] le pavé pour colliger les mille et un faits qui s’y passent tous les jours10 ». Le voici occupant des fonctions – anachroniques répétons-le – qui ne sont pas sans faire écho aux conditions du petit reportage puisqu’il n’y existe pas, explique le narrateur, « d’autres portes que celle des informations et des faits divers pour entrer dans le journalisme11 ». Si bien que Monicourt s’y astreint, tel un bon petit soldat, prenant note de tous les bruits qu’il peut recueillir :
[…] pas un chien ne pouvait être écrasé sans que Monicourt le sût ; pas un maçon ne tombait de son échafaudage sans que le journal enregistrât cet évènement épouvantable ; d’ailleurs il dramatisait avec art tous ces petits faits et savait tour à tour, suivant la nature du sujet, faire éclater de rire le lecteur ou lui donner la chair de poule12.
De toutes les catégories d’écritures de l’information, celle du petit reportage est nettement la moins honorable. Malgré tout, le talent de Monicourt est vite remarqué, et il parvient rapidement à s’élever dans la hiérarchie du journal. Des salons littéraires aux grands boulevards, le reporter étend désormais son champ d’action pour alimenter quotidiennement sa « chronique de Paris ». Puis, poussant sa renommée jusqu’aux Tuileries, où il se fait des relations, il accède enfin à la case du premier-Paris, cet espace tant convoité à l’intérieur duquel, le reporter devenu chroniqueur puis éditorialiste, peut enfin se livrer à des réflexions sérieuses, bien que les pratiques au sein du journal n’apparaissent pas entièrement régulées ni cloisonnées. Parvenu à un certain niveau de notoriété, Monicourt alterne les écritures journalistiques, passant du reportage à l’article de fond, et même aux nouvelles à la main, ces petites notes d’indiscrétions dont l’origine remonte à l’Ancien Régime :
Tout en faisant de la grande politique, de la politique d’avenir, comme il disait, il n’avait point renoncé à son premier métier de reporter ; ses nombreuses relations lui rendaient la tâche facile d’ailleurs, et puis, il faut bien le dire, il se plaisait à faire ces nouvelles à la main qui ont une plus grande influence sur le public qu’on ne le suppose ; il aimait cette petite guerre de tirailleurs qui se fait avec le chassepot de l’esprit13.
Finalement, dernière étape dans l’ascension professionnelle de Monicourt : le grand reportage à l’étranger, de l’autre côté de l’Atlantique, là où cette forme jugée plus noble du journalisme a connu ses premières manifestations éclatantes. En Amérique, à New York plus précisément, le journal représente une fascinante entreprise commerciale où l’information s’exploite et s’exporte à une échelle et une vitesse ahurissantes. Le Reporter, au travers d’une intrigue amoureuse assez banale, fait donc traverser l’Atlantique à son lecteur afin justement d’évoquer cette industrialisation de la presse américaine. Bien que ce ne soit pas l’objet premier du roman, Pharaon jette un certain regard sur les mœurs du journalisme nord-américain et sur les rouages de la presse américaine. Il nous fait même découvrir brièvement les bureaux du New York Herald, tandis que les journalistes américains accueillent Monicourt fraternellement14. Pharaon constate ainsi la ferveur de ces travailleurs infatigables que les quotidiens américains emploient par centaines. Le New York Herald, omniprésent dans le roman, est ce pilier de la presse où Monicourt découvre le journalisme à l’américaine, animé d’une ambition qui n’a pas d’équivalent en France :
Le New York Herald est certainement le journal le mieux organisé et le plus intelligemment rédigé de toutes les Amériques. Son succès s’affirme par un tirage quotidien qui dépasse le chiffre improbable de cinq cent mille. Sa partie politique, contrairement aux journaux de l’ancien monde, tient une place relativement restreinte ; les questions commerciales, industrielles, agricoles y sont largement traitées, et le département des informations occupe un rang qu’il n’atteint dans aucune feuille périodique du monde15.
Poursuivant le développement anachronique d’un journalisme d’information qui aurait triomphé dès les années 1840, ce qui est une pure fabulation même en Amérique, Pharaon reproduit plutôt les représentations que l’on se fait en France vers 1880 de la presse des États-Unis. En outre, dans le roman, entre les journaux américains et parisiens s’instaure un jeu d’échanges, une sorte de flux d’informations, un va-et-vient que Monicourt baptise « courant journalique16 », dans lequel la nouvelle enfle, se prolonge et se répercute d’écho en écho. « Les journaux de Paris reproduisaient les journaux américains, qui eux-mêmes n'étaient que l'écho des articles de Monicourt. » Tout se passe comme si la fiction se déroulait à l’ère du câble transatlantique, qui ne s’imposera pourtant qu’à partir de 1866 ! En 1881, Pharaon est ébahi par cette nouvelle « communication des journaux transatlantiques17 », comme il la décrit lui-même.
Malgré ces curiosités temporelles et toutes ses contradictions, ce roman demeure avant tout un roman de la communication. La circulation des journaux entre Paris et New York, les lettres incessantes que l’on s’envoie de part et d’autre de l’Atlantique (surtout lorsque l’on veut éviter les indiscrétions de la presse) et les voyages transatlantiques des personnages sont autant d’éléments omniprésents dans le roman, qui ne cessent de rappeler que les hommes et les femmes du XIXe siècle étaient entrés dans un moment unique de l’Histoire où les distances n’étaient plus un frein aux communications intercontinentales. Le roman de Pharaon transfigure enfin à sa manière cette liaison, qui se pose aussi comme un problème dans les relations affectives entre les personnages : Jeanne restée en France et Giret exilé aux États-Unis doivent surmonter l’épreuve de la distance, et surtout celle des fausses nouvelles qui se propagent par journaux interposés. On ne compte plus dans le roman les scènes où les personnages rédigent des petits faits divers afin de faire circuler une information, ou bien lisent avidement les journaux, à la recherche d’une information qui les concerne. L’ultime leçon de cette communication triomphante est qu’à l’ère des journaux d’information, l’espace privé et l’espace public se confondent, et que les personnages vivent leurs relations au rythme des nouvelles médiations médiatiques. Le journal a profondément investi l’intimité domestique, et même amoureuse.
*
Afin de respecter la mise en forme d’origine du Reporter, nous avons maintenu le découpage en 21 livraisons, toutes identifiées à l’aide de la date de publication. Nous avons donc laissé intacts les différents chapitres, de même que les marques d’interruption du récit. Nos interventions sur le texte se sont limitées à la suppression de doublons, à la réintroduction de lettres oubliées et à l’ajout de certains caractères de ponctuation et de majuscules. En ce qui concerne l’appareil critique, les quelques notes établies par nos soins visent essentiellement à recontextualiser le texte, en mettant notamment en valeur quelques lieux de sociabilités journalistiques évoqués, tels que les cafés. Nous éclairons également ici et là certaines allusions qui permettent au texte d’entretenir des relations avec la réalité extérieure et le contexte de rédaction. En sommes, ces commentaires succincts s’inscrivent dans une volonté de mettre en relief la portée référentielle du Reporter et son ancrage dans la société de son temps. Enfin, on trouvera quelques éclaircissements liés à des expressions tombées en désuétude. On peut consulter le roman dans sa version originale sur Gallica.
Véronique Juneau (Université Laval)
[22 avril 1881]
I
M. Soubiez avait soixante-cinq ans. C'était un vieillard fort propret, à la physionomie épanouie, le sourire sur les lèvres et l'œil clignotant joyeusement. Il était fort connu sur le boulevard Rochechouart18, où il allait soleiller hiver comme été, après son repas du matin. Sa vie était uniforme et les habitants du quartier disaient en le voyant passer sur le coup de midi : « Il fera beau aujour-d'hui. »
Il était le baromètre exact du quartier. Même par les temps douteux il ne se trompait jamais : il avait reçu à la bataille d'Iéna19 une balle dans la cuisse, et ce projectile y avait attaqué un réseau nerveux qui le prévenait vingt-quatre heures d'avance de tout changement atmosphérique. Cette blessure avait influencé toute son existence et avait donné une régularité parfaite à sa vie.
Soubiez était célibataire, mais il était en même temps oncle, c'est-à-dire que tout en jouissant de cette liberté absolue de l'homme qui n'obéit qu'à sa fantaisie, il n'avait pas renoncé à la vie de famille.
Il vivait suivant sa blessure : son système nerveux était-il trop violemment attaqué ? il s'isolait dans sa demeure, qu'il nommait, dans sa mauvaise humeur, son taudis ; souffrait-il sérieusement ? il allait se livrer aux soins em pressés de sa nièce ; était-il enfin de bonne humeur et de bonne santé ? il reprenait son existence de garçon, vivant à son caprice, à sa fantaisie, et passant, avec cet égoïsme de l'homme seul, isolé, libre, de la vie de la rue à celle du foyer, portant dans l'un et l'autre sa gaieté indépendante, sa jovialité naturelle, ne connaissant d'autre tyran que cette maudite douleur d'Iéna, qui le jetait sans transition de l'humeur rose à l'humeur noire.
M. Soubiez vivait ainsi depuis trente ans, lorsque sa douleur augmenta, et qu'en même temps sa nièce Jeanne de vint orpheline. Ces deux événements se produisirent simultanément, et M. Soubiez, tiraillé par ses souffrances physiques et par ses chagrins, résolut de tout réunir, accomplissant dans un but qui peut paraître dès l'abord tout personnel, une action méritoire à tous les points de vue.
Mlle Jeanne Soubiez avait alors vingt ans, et était dans tout l'éclat de la jeunesse.
Elle n'était pas précisément jolie : ses yeux, fort brillants, avec des reflets verts malicieux, étaient petits, son nez finement modelé s'évasait à sa base découvrant une narine rosée et transparente, qui décelait une nature ardente ; enfin, sa bouche généreusement ouverte annonçait un caractère bon, franc, et le rire large qui s'étalait volontiers sur ses lèvres violemment colorées, complétait cette physionomie bizarre, qui, malgré le manque d'harmonie, était pleine de charme.
Elle avait été élevée aux frais de son oncle.
Son père, petit employé de la compagnie du gaz, gagnait mesquinement sa vie, et il n'eût pu, malgré son bon vouloir, donner à sa fille une instruction capable de lui assurer une existence facile.
Heureusement pour elle, l'oncle Soubiez était là.
Il avait dû, dans le temps, avant sa fameuse blessure, se marier avec une jeune peintre en miniature employée à la manufacture de Sèvres20. De ce souvenir de jeunesse il lui était resté une prédilection pour ce métier charmant pour une femme, et lorsque Jeanne fut en âge d'apprentissage, il la plaça à titre d'élève chez la célèbre Mme Duban.
Il est inutile de dire que Jeanne fit de rapides progrès. À la mort de son père, son pinceau lui permettait depuis deux ans déjà d'apporter dans la maison paternelle une aisance relative.
M. Soubiez trouvait que Jeanne avait du talent, et cet avis était heureusement partagé par les grands manufacturiers du quartier Paradis-Poissonnière21, qui lui fournissaient de la besogne.
À la mort de son père, Jeanne était donc venue habiter avec son oncle, partageant son existence entre sa palette et les soins de la maison. La demeure du vieux célibataire s'était tout à coup égayée par la présence de la jeune fille ; M. Soubiez était devenu fanatique du talent de sa nièce, et il se plaisait à se poser en protecteur des arts ; il causait peinture à tout propos et souvent hors de propos, pour avoir l'occasion d'exalter le talent de Jeanne.
- Elle en remontrerait à Mme Duban22, et quant à Labbé, il n'a jamais pu atteindre le coloris de Jeanne, disait-il, en manière de péroraison à ses critiques artistiques. Aussi avait-il groupé autour de la jeune artiste un cercle d'amis destinés à devenir ses admirateurs. Ce cercle n'était pas très étendu ; il se composait, à l'époque où nous commençons cette histoire23, de M. et Mme Rabourtin, propriétaires de la maison dans laquelle habitait M. Soubiez, du commandant Martin, un vieux camarade de la grande armée, et de jeunes hommes : Alfred Giret et Édouard Monicourt. Ces deux derniers étaient les fils d'amis d'enfance de M. Soubiez ; en les attirant chez lui le vieux célibataire avait songé à l'avenir.
- Un de ces jours, se disait-il souvent, ma satanée blessure me jouera quelques vilains tours, elle s'ouvrira une dernière fois, et puis, bernique, il n'y aura plus personne. Que deviendra ma pauvre Jeanne ? Il faut la marier !
Cette conclusion de son raisonnement l'avait naturellement amené à chercher des aspirants époux, et M. Soubiez s'était mis en campagne.
Un jour il avait rencontré Alfred Giret sur le boulevard.
- Que faites-vous donc maintenant ? lui avait-il demandé.
- Rien, j'attends.
- Vous êtes toujours ingénieur.
- Toujours, seulement ingénieur sans travaux ; j'ai plusieurs affaires en vue et ma foi je les suis, en attendant qu'elles me suivent.
- Venez donc me voir, mon ami, je suis encore de bon conseil, et puis nous causerons de ce brave Giret, votre pauvre père ; quel excellent homme !
- Un ingénieur, se dit M. Soubiez, en quittant Alfred, ce serait parfait. L'alliance de l'art et de l'industrie, il faudra que j'étudie ce garçon.
Quelque temps après, toujours obsédé par la même préoccupation, il alla faire une visite à Edouard Monicourt.
- M. Monicourt est sorti, lui dit la concierge.
M. Soubiez corna méthodiquement sa carte et la tendit à celle-ci.
- Dites à M. Monicourt que je l'attends à dîner dimanche.
M. Soubiez sortait à peine de la loge, lorsque Monicourt descendit l'escalier en chantonnant un air d'opéra qu'il n'avait jamais vu jouer.
La concierge se précipita au bas de la rampe.
- Taisez-vous donc, s'écria-t-elle ; voilà quelqu'un qui vient vous demander.
- Faut-il que je remonte ?
- C'est inutile, il vient de partir, je l'ai renvoyé.
- Vous avez bien fait, madame du Cordon, dit Edouard ; vous le savez, je n'y suis pour personne, excepté pour mon banquier, et comme je n'en ai malheureusement pas, vous savez ce que cela veut dire. Ce monsieur a-t-il laissé son nom ?
- Voici sa carte, il m'a dit de vous prévenir qu'il vous attend à dîner dimanche.
- Alors, ce n'est pas mon tailleur.
Monicourt prit la carte pour voir quel était ce généreux visiteur.
- Oh ! le vieux Soubiez, fit-il, en voilà une ganache ! C'est égal, c'est un homme que je respecte. M'inviter à dîner, cela est bien, cela est noble ! Ce Soubiez est décidément un grand cœur.
Il s'apprêtait à franchir le seuil de la porte, lorsque la concierge l'arrêta.
- Monsieur ! fit-elle.
- Quoi ?
- Le propriétaire m'a dit...
- Je n'ai pas besoin, Mme du Cordon, de savoir ce qu'a dit ce vieux cancre, je connais ses discours, et si je vous donne cent sous tous les trente jours, c'est pour que vous ne prononciez jamais son nom devant moi.
- Mais, monsieur...
- Que signifie ? exclama dramatiquement Monicourt, je vous ai dit une fois pour toutes que je ne voulais avoir aucune relation avec cet étrange personnage. Il peut bien attendre mon héritage, je l'attends bien, moi.
Et d'un pas superbe, Edouard Monicourt sortit de l'allée en lançant un regard de suprême dédain sur la concierge.
Après avoir fait quelques pas dans la rue il s'arrêta, se frappa le front d'un air capable et se dit à lui-même :
- Ce n'est pas tout ça, il faut s'occuper de sa toilette pour dimanche. Si j'allais chez Giret, il me prêterait son habit bleu et un faux-col. Allons-y !
Tandis qu'Edouard courait à la recherche de Giret, M. Soubiez rentrait à l'atelier – c'est ainsi qu'il appelait sa demeure depuis l'installation de Jeanne chez lui.
- Jeanne, dit-il, après avoir embrassé sa nièce au front, nous avons un grand dîner dimanche.
- Ah ! exclama la jeune fille, en l'honneur de quel saint ?
- En l'honneur de sainte Jeanne, fit M. Soubiez, en cherchant à donner un ton malicieux à sa phrase.
Jeanne connaissait les projets caressés par son oncle ; elle rougit.
- Tes invitations sont-elles faites, mon oncle ?
- Certainement, et le vol-au-vent commandé chez le fameux Thyès de l'avenue de Clichy.
II
Alfred Giret était un beau garçon de vingt-cinq ans, fort, robuste ; son visage très régulier était orné d'une barbe noire luxuriante, et ses yeux également noirs avaient une profondeur étrange ; des cheveux coupés ras, se détachant sur un front large et haut, donnaient à sa physionomie un caractère sérieux et indiquaient une volonté tenace.
Il habitait un petit appartement de garçon, à deux pas du boulevard le plus bruyant de Paris24, dans cette tranquille rue de Hanovre, que l'on croirait située dans un quartier excentrique, tant le silence y est grand.
Alfred Giret étendu sur sa table de travail, achevait une épure de machine, lorsque deux coups frappés cavalièrement à sa porte le firent sursauter.
- Entrez ! cria-t-il.
Edouard Monicourt, sa pipe à la bouche et son feutre affreusement aplati sur le coin de l'oreille, fit irruption dans la chambre.
- Toujours au travail ! fit-il en tendant la main à Giret, nous sommes ambitieux et nous visons aux grandeurs ! Comment cela va-t-il ?
- Très bien, et toi ? Quel bon vent t'amène à cette heure insolite, qui n'est ni celle du déjeuner ni celle du dîner ?
- Tu ne me vexeras pas, et j'accepte ton reproche. Je suis, d'ailleurs, habitué à tes façons depuis dix ans, et je connais d'avance tous les sermons que tu vas me faire. Il s'agit pour moi d'une affaire importante aujourd'hui. J'ai besoin de ton habit bleu à boutons dorés pour aller dans le monde dimanche soir.
- Diable ! fit Giret, c'est que justement dimanche soir je suis invité à dîner chez des amis.
- Alors, la chose est facile, dit Monicourt.
- Comment ?
- Chez des amis, on y va sans cérémonie, en redingote, en vareuse, en pet-en-l'air même, parbleu ! On ne se gêne pas. Tandis que dans le monde, il faut une tenue convenable.
- Je te prêterai mon habit noir.
- Oh ! non, c'est trop comme il faut, et puis je manque de linge ; tandis qu'avec ton habit bleu, je puis mettre mon gilet criméen, qui est d'une discrétion absolue et mon pantalon à carreaux rouille et chocolat. C'est une mise demi-mondaine et fantaisiste, parfaitement reçue dans le monde ; notre camarade de Charlemagne, le vicomte Louis, ne se met pas différemment pour aller le jeudi aux petites réunions de l'ambassade d'Autriche25.
- Tu tiens donc à l'habit bleu ?
- Si j'y tiens ! mais je préférerais te faire manquer ton dîner que de faire faux bond à mon hôte ! Il y va de mon avenir, il s'agit pour moi d'entrer de plain-pied et par la grande porte au Journal des Débats26.
- Ah ! fit d'un air incrédule Giret, la dernière fois que je t'ai prêté mon habit bleu, c'était pour une affaire analogue.
- Oui, ça a raté, mais cette fois-ci...
- Cette fois, ce sera comme l'autre ; tu traîneras mon habit pendant huit jours dans ton cabaret de Montmartre pour faire la conquête de quelque gueuse, et tu me le rapporteras plein de taches.
- Oh ! exclama avec indignation Monicourt, que c'est mal à toi de me parler ainsi ! je t'en payerai un neuf, d'habit à la mort de mon oncle.
(La suite à demain)
[23 avril 1881]
II (suite)
Alfred Giret se redressa.
- Mon cher ami, tu fais semblant de te méprendre sur ma pensée, tu sais très bien que mes craintes sont plus sérieuses. Que fais-tu ?
- Parbleu ! ce que je fais, tu le sais bien ! Je fais de la littérature et du théâtre, en attendant de faire de la politique et de concourir à la régénération de notre société pourrie. Ce que je fais,
je suis le chemin des sept douleurs qui conduit l'homme à la puissance ! Tandis que terre à terre tu fais de la mécanique pour gagner de l'argent, toujours de l'argent ! moi je vise plus
haut, je pense pour toi, je prépare ton avenir, je travaille à la rédemption universelle. Va, mon pauvre Alfred, continua-t-il d'un ton de profonde pitié, c'est encore moi le travailleur le plus utile à la société, je suis le travailleur de la pensée. Tu pioches mécaniquement pour assurer ta vie matérielle, pour satisfaire à tes besoins factices d'homme soi-disant sérieux, à tes jouissances impures, tu veux toujours bien boire, bien manger, bien vivre ! Indifférent à moi-même, je suis l'apôtre de l'avenir ; ce bien-être que tu ne désires que pour toi seul, je le veux pour tout le monde. Tu as un habit, voilà ta supériorité unique ! Lorsque tout le monde aura un habit, que seras-tu ?
- En vérité, interrompit avec douceur Giret, tu m'effrayes, et si je ne connaissais ta nature franche et bonne, je désespérerais de ton avenir. Vois-tu, mon ami, tu travailles trop à la brasserie et pas assez dans ton cabinet ; la chope te perdra. Toi, un garçon intelligent, instruit, tu vis dans un milieu d'idéalistes de cinquième ordre, de philosophes de bas étage, d'impuissants envieux. Ces gens-là se figurent que penser suffit ; lorsqu'ils ont ressassé pendant une heure quelque vieille utopie humanitaire, ils se figurent que la société leur doit quelque chose et ils s'étonnent d'avoir le cerveau plein et l'estomac vide. Crois-moi, c'est un sot métier que celui de réformateur.
- Je ne veux pas discuter avec toi, dit Monicourt ; je connais ton ramage, et nous ne serons jamais d'accord, tu as un esprit bourgeois... Me prêtes-tu ton habit ?
- Bien volontiers, seulement...
- Vas-tu me faire l'injure de me recommander d'en avoir soin ?
- Non, mais...
- Dis donc, Alfred, à propos, prête-moi aussi un faux-col et une cravate, je te rapporterai tout cela en même temps.
- Et puis dix francs pour une voiture ?
- Je n'osais pas te le demander, tu es si bizarre ; mais, tu sais, Alfred, à mon héritage, tu peux compter sur le remboursement de toutes les sommes que tu m'as prêtées...
- Pauvre garçon, qui comptes sur les souliers d'un mort pour marcher ! En vérité, tu perds tout sens moral ; aspirer sans cesse à la succession d'un bienfaiteur, c'est une mauvaise action.
- Tu en parles bien à ton aise. Je regretterai certainement cet estimable vieillard qui m'a élevé ; mais suis mon raisonnement, c'est de l'économie politique et sociale, cela : mon oncle est riche, il a amassé, il économise chaque année les deux tiers de ses revenus ; certainement je n'ai qu'à me réjouir de cette ladrerie provinciale, pour l'avenir, si j'en ai un ; mais au point de vue économique cette réserve est un crime social. De quel droit enfouit-il ? Quelle est cette tyrannie privée qui immobilise une force d'action au profit du néant ? Tu n'as jamais songé à la solution du grand problème humanitaire ? C'est là qu'est la supériorité de l'idée sur la matière. Voilà pourquoi je m'acharne à réaliser le rêve humanitaire avec une ardeur égale à celle que tu déploies pour résoudre les lois d'une force mécanique. Ta machine marche, s'use, se brise ; mon idée à moi est éternelle ; elle représente le progrès qui sans cesse s'accomplit, péniblement peut-être, mais il triomphe toujours à la fin. Nos pères...
- Encore une tirade, fit Giret, pauvre fou ! Puisque je te prête mon habit, un faux-col et dix francs, fais-moi grâce de tes théories. Donne-moi plutôt des nouvelles de ton oncle.
- Mon oncle ?
- Oui.
- Il vit toujours en Anjou, dans son bourg de Rablay, au milieu de ses vignes, soignant son vin et maudissant son neveu parce qu'il ne veut pas épouser la fille d'une voisine, aussi bonne que riche, aussi riche que naïve, qui éprouve le besoin d'avoir un mari, accosté de beaucoup d'enfants, et de faire souche. Me vois-tu parqué sur un rocher lointain situé au milieu d'une mer calme, d'un horizon toujours pur, une femme aimante, la visite du curé, et n'ayant pour tout imprévu que la fréquentation du médecin et du notaire ? Mais ce serait à en mourir. Voilà la vie que rêve pour moi le bonhomme, et impitoyablement il me supprime toute pension pour me ramener au bercail. J'aime mieux attendre.
- Attendre quoi ?
- Tout ! l'héritage, la renommée, la fortune et la gloire,
- Et l'hôpital !
- L'hôpital, soit ; mais au moins je vis libre et puissant.
- Puissant !
- Mais certainement ! Ne comptes-tu pour rien cette force qu'on appelle la puissance de la presse ! à mon gré, je fais frémir et trembler ; à mon gré, je développe les saines doctrines des idées nouvelles : j'ébauche l'œuvre de l'avenir ; je dispense l'éloge et le blâme, n'ayant pour maître que ma conscience, pour inspirateur que l'idée. Connais-tu une plus belle mission ?
- Je ne connais pas de plus belle folie que la tienne.
- Le Christ fut bien méconnu, s’exclama Monicourt.
Tout en discourant, notre docteur ès sciences sociales avait soigneusement plié l'habit bleu dans une serviette, le faux-col et la cravate délicatement placés entre les revers.
- À lundi ! fit Monicourt en tendant la main à Giret.
- À lundi ! lui répondit celui-ci en la lui serrant cordialement.
- Et les dix francs ?
Giret alla à son secrétaire et tendit une pièce d'or à son ami.
- Au revoir, et bonne chance !
Édouard Monicourt, son paquet sous le bras, descendit rapidement les escaliers, et se dirigea vers le café de Madrid27. Il n'était encore que trois heures, et la salle était déserte. Cependant, à une table du fond, il aperçut le célèbre critique d'art Bigorneau. Il alla vers lui :
- En étouffons-nous un ? lui dit-il.
- Volontiers ; es-tu riche ?
- J'ai de quoi.
Et les deux amis s'attablèrent devant deux perroquets que le garçon leur versa généreusement. Pendant trois heures, ils parlèrent art, littérature et politique, en renouvelant les consommations.
À la tombée de la nuit, ils se dirigèrent vers les hauteurs de Montmartre. En passant devant sa demeure, Monicourt déposa son paquet et demanda à sa concierge si quelqu'un était venu le demander.
- Personne ! lui dit celle-ci.
- Tant mieux ! répondit Monicourt. Vois-tu, ajouta-t-il en se tournant vers Bigorneau, en ce moment je n'ai que mes créanciers qui me portent quelque intérêt.
Monicourt conduisit Bigorneau à la Dent-Creuse et lui paya un magnifique dîner à quarante sous par tête, après quoi ils allèrent prendre le fin moka et finir la soirée au café du Rat-Mort28.
À minuit, lorsque Monicourt rentra d'un pas alourdi à son domicile, il ne lui restait plus que vingt sous sur la pièce de dix francs.
- L'argent ! comme ça se dépense ! fit-il. Il faudra que dimanche j'expose ma situation à M. Soubiez ; il a des économies, et puis il connaît mon oncle.
Et sur cette pensée consolante, il souffla sa bougie et s'endormit.
III
La veille du fameux dimanche qui devait réunir autour de Jeanne les amis convoqués de M. Soubiez, celui-ci se leva de meilleure heure que de coutume.
Lorsqu'il entra dans l'atelier, Jeanne était déjà à son ouvrage, elle esquissait des cartons pour un service de table commandé par un grand seigneur russe, le prince Troumeskoff.
- Te voilà déjà à l'œuvre ? dit M. Soubiez, en déposant un baiser sur le front de sa nièce.
- Vous savez bien, mon oncle, que ce travail est pressé. La maison Durand m'a donné huit jours pour établir mes projets de dessins et les envoyer à Saint-Pétersbourg, où ils doivent être soumis
à l'approbation de la princesse Troumeskoff. Je suis même très contrariée du dîner que vous donnez demain ; c'est une journée perdue pour moi.
- Un dimanche !
- Oui ! un dimanche, et puis, mon bon oncle, je connais tous vos projets, et vous n'ignorez pas que je les désapprouve. Je n'ai nulle envie de me marier. D'abord, je me trouve très heureuse auprès de vous, et aucune des personnes dont vous voulez faire des prétendants à ma main ne saurait d'ailleurs me convenir.
- Songe, ma petite Jeanne, dit M. Soubiez en se rapprochant de sa nièce, songe, ma chère enfant, que je suis dans mes septante et un ans et qu'indépendamment de l'âge, il me faut compter avec ma vieille blessure, qui devient chaque année plus capricieuse. Le docteur m'a bien prévenu : je n'ai plus de sang à perdre, et le prochain accident sera bien le dernier.
- Vous vous portez comme un charme, fit Jeanne en se penchant d'un air câlin vers son oncle, et puis je vous soignerai si bien que la blessure perdra ses droits.
- Tout cela est bel et bien, mais je ne suis pas éternel, un jour viendra où il me faudra plier bagage ; eh bien, ce jour-là, ma bonne petite fille, je ne veux pas te laisser seule, sans soutien, sans protection. Laisse-moi mourir heureux !
De grosses larmes remplissaient les yeux du vieillard ; il avait pris la tête de Jeanne entre ses deux mains osseuses et décharnées et l'avait attirée près de lui. La jeune fille jeta ses bras autour du cou de son oncle.
- Je ne veux pas, dit-elle, que vous vous tourmentiez ainsi ; vous savez bien que je ne serai malheureuse que de ne plus vous avoir près de moi. Vous m'avez élevée en garçon, en artiste ; je ne suis pas une jeune fille à m'en laisser dire plus long qu'il ne me conviendrait d'en entendre, et puis, grâce à vos bontés, mon cher oncle, ne suis-je pas au dessus du besoin qui seul pourrait me décider à chercher un appui en prévision de ce vilain avenir dont vous parlez ?
- Réfléchis bien, ma pauvre enfant, et crois en mon expérience ; quoique bien vieux, je suis encore un chaperon suffisant pour toi ; mais songe à ton isolement le jour où je n'y serai plus.
- Ne vous chagrinez pas, mon oncle, nous avons du temps devant nous ; et puis, ajouta-t-elle finement, vous me donnerez bien le temps de consulter moncœur, et vous ne me forcerez pas à le jeter à la tête du premier venu.
- Oh ! non, fit M. Soubiez, et c'est pour cela que je veux faire défiler devant toi tous ceux que je croirai dignes de ton choix. Ainsi Édouard Monicourt...
- Mon oncle, je vous en supplie, ne me parlez-pas de ce grand fou ; une tête exaltée !
- Mais un cœur d'or.
- C'est possible, mais un cœur d'or extravagant, n'ayant ni tenue, ni retenue, se jetant avec ardeur dans toutes les excentricités, incapable de comprendre la vie, et voulant régenter le monde, vivant au jour le jour, sans but...
- Tu es bien sévère, Jeanne, pour Monicourt ; il est jeune, la raison lui viendra, et puis, c'est un parti : à la mort de son oncle il aura, au moins vingt bonnes mille livres de rente. Veux-tu que je te dise le fond de ma pensée ?
- Dites.
- Je le soupçonne d'avoir pour toi une admiration qui ne s'adresse pas seulement à ton talent.
- Mon oncle, voulez-vous me permettre aussi de vous dire le fond de ma pensée, à moi ? Eh bien ! votre tendresse pour votre nièce Jeanne vous aveugle, vous voyez des admirateurs là où il n'y a que des complaisants, des adorateurs dans les diseurs de banalités polies. M. Monicourt m'a vue enfant, il me traite en amie simplement et il a bien raison ; n'est-il pas le fils d'un de vos camarades d'enfance ? M. Alfred Giret dont vous voulez faire un prétendant également, croyez-vous qu'il songe à s'établir ? Il est trop sensé pour cela ; fils de ses œuvres, il est encore, malgré deux années de travail, à la recherche d'une position : celui-là arrivera certainement ; il n'a pas l'héritage d'un oncle à l'horizon ; mais si je voulais l'attendre, il me faudrait certainement coiffer sainte Catherine, vous le savez bien. Invitez donc vos amis,mon oncle, je serai toujours heureuse de leur faire bon accueil, mais par grâce ne leur mettez pas l'étiquette de prétendants, cela me gêne et me rend tout gauche lorsque je les salue.
(La suite à demain)
[24 avril 1881]
III (suite)
- En vérité ! ma nièce, dit M. Soubiez, je ne sais quoi admirer le plus de ton raisonnement ou de ta duplicité.
- Oh ! mon oncle !
- J’ai dit le mot et je ne le rétracte pas, tu raisonnes aussi juste que Monicourt lorsqu’il prétend supprimer la misère sur la terre ; et quant à ton manque de franchise il éclate dans ton argumentation même. Tu viens de faire le plus bel et le plus juste éloge de Giret, et ton dépit même a éclaté en redoutant de rester fille en l’attendant. Ai-je deviné ? Jeanne avait rougi involontairement, et pourcacher son émotion, elle s’était penchée sur sa palette de porcelaine, fort occupée, en apparence, à y chercher une teinte étudiée.
- Réponds-moi donc ? fit M. Soubiez.
- Que voulez-vous que je vous dise ? répondit Jeanne en essayant une gaieté affectée. M. Monicourt est très bien, M. Giret est parfait, et dès demain, puisque vous l’exigez, je leur offrirai ma main à tous les deux. Cependant…
- Quoi ? fit le vieillard.
- Je ne vous cacherai point, mon oncle, dit Jeanne en prenant un air comiquement sérieux, que j’ai une préférence.
- Pour qui ?
- Vous me le demandez ?
- Oui.
- Et bien ! pour monsieur le commandant Martin. Cette dernière phrase fut modulée dans un rire perlé qui était trop éclatant pour ne pas être forcé.
- Cela est mal, mademoiselle, dit M. Soubiez, de se moquer de mes vieux amis. Le commandant Martin pourrait être ton père et il m’est pénible de te rappeler au respect que tu lui dois.
- Ne vous fâchez pas, mon oncle ; aussi pourquoi me tourmentez-vous ?
Se levant, Jeanne vint embrasser le vieillard et s’accroupissant à ses pieds :
- Mon bon petit oncle, dit-elle d’une voix câline, je vous en prie, ne me parlez plus de mariage ; laissez-moi vivre ainsi heureuse auprès de vous ; croyez-que je songe à l’avenir, que je suis sérieuse, que je m’inquiète même pour le jour où je ne vous aurez plus là ; aussi je vous pro-
mets de penser sérieusement à vos projets et de venir vous faire l’aveu de mes préférences, le jour où j’aurai conscience de ce que je ferai. N’est-ce pas ? Vous ne me parlerez plus de mariage.
- Petite entêtée ! fit M. Soubiez, tu es bien le portrait de ta mère ; il faut toujours en passer par tes volontés. J’ai encore une heure avant mon déjeuner, continua-t-il et puisque ma douleur fait relâche, je m’en vais faire un tour de boulevard pour m’ouvrir l’appétit.
M. Soubiez prit son chapeau et sa canne et, boutonnant hermétiquement sa longue redingote, il descendit l’escalier d’un pas presque léger.
Jeanne se remit à l’ouvrage ; sa figure habituellement ouverte et gaie, s’assombrit tout à coup. Elle songeait malgré elle, à cette éventualité du mariage, et tout en se défendant de cette préoccupation, elle abondait dans le sens des prévisions de son oncle. Elle se voyait à sa mort seule, isolée, dans cette situation délicate de jeune fille libre, obligée par état de vivre de la vie presque publique de l’artiste, et non sans tristesse elle envisageait cet avenir certain qu’il lui faudrait affronter.
Nous laisserons Jeanne livrée à ses réflexions sérieuses, et, à l’aide de ce privilège précieux que possède seul le conteur, nous nous transporterons chez M. et Mme Rabourtin.
Cet aimable couple presque quinquagénaire venait d’achever le repas du matin, lorsque la bonne vint annoncer la visite d’un monsieur à l’air distingué qui n’avait pas voulu dire son nom.
- Ramassez l’argenterie, dit Mme Rabourtin et faites entrer. Deux minutes après Bigorneau était introduit.
Le critique d’art était presque élégamment vêtu, sa chaussure était brillante, son chapeau brossé, et deux gants recouvraient ses mains peu habituées à cet emprisonnement. Il salua respectueusement Mme Rabourtin et se tournant vers son mari :
- C’est à monsieur Rabourtin que j’ai l’honneur de parler ?
- Oui, monsieur.
- Je suis chargé, monsieur, d’une mission délicate auprès de vous. Je
viens de la part de votre locataire, M. Édouard Monicourt.
- Vous êtes son homme d’affaires ?
- Mieux que cela : son ami ; et je viens vous exposer nettement sa situation.
- Mon Dieu ! monsieur, nous n’avons pas besoin de la connaître, interrompit Mme Rabourtin, le congé est bien donné et la saisie-gagerie bien faite ; que M. Monicourt s’exécute, sinon qu’il vide les lieux.
- Mon Dieu ! madame, je ne venais pas vous dire autre chose, et M. Monicourt est prêt à s’exécuter.
- Donnez-vous donc la peine de vous asseoir, fit alors M. Raboutin en entendant ces paroles toujours consolantes pour un propriétaire.
- M. Monicourt, madame, est à la veille de faire un héritage considérable ; à la mort de son oncle, qui est bien souffrant, le pauvre homme ! il jouira d’un revenu de vingt à vingt-cinq mille francs
environ. Homme sérieux destiné à occuper une haute situation dans le monde politique, M. Monicourt songe dès aujourd’hui à régler sa vie d’une façon honorable, et la démarche que je fais auprès de vous monsieur et madame, n’a pas d’autre but.
- Expliquez-vous, monsieur, dit d’un ton sec Mme Rabourtin, ni mon mari, ni moi ne comprenons.
- Le fait est que je ne comprends pas, fit M. Rabourtin.
- Nous n’avons pas à nous occuper des projets d’avenir de M. Monicourt, reprit Mme Rabourtin, il nous doit deux termes, et s’il ne veut pas s’acquitter, qu’il déguerpisse.
- Il s’agit bien de cette misère, dit d’un ton dégagé Bigorneau, mon ami est au-dessus d’une telle préoccupation.
- De quoi s’agit-il donc ?
- J’ai eu l’honneur de vous dire qu’en vue de la triste situation de santé de son oncle, M. Monicourt songe à s’établir.
- Et bien ?
Bigorneau se leva de sa chaise et, s’inclinant respectueusement, répondit :
- Je suis chargé, madame et monsieur, de la part de mon ami, M. Edouard Monicourt, de vous demander la main de Mlle Rabourtin.
Une bombe qui eût éclaté au milieu de ces trois personnages n’eût pas produit d’effet plus terrifiant.
M. Rabourtin, suffoqué, ouvrait de grands yeux effarés, et son épouse, rouge comme une pivoine, faillit tomber en syncope. Quant à Bigorneau, ahuri de l’effet de ses paroles, il ne savait
quelle contenance tenir.
Mme Rabourtin revint la première de sa stupeur.
- Que signifie cette mystification ? s’écria-t-elle. Je n’ai jamais eu de fille.
- Ni moi non plus, fit machinalement son mari.
- Pardon, excusez-moi…balbutia Bigorneau, je croyais…les renseignements que j’avais pris…je vous demande pardon…je me retire.
Et marchant à reculons, il saisit la rampe et dégringola les escaliers plutôt qu’il ne les descendit.
Arrivé dans la rue, il aperçut Monicourt qui l’attendait.
- Tu m’as fait faire un joli four !
- Comment ?
- Ils n’ont pas de fille !
- Ah ! exclama d’un air consterné Édouard, moi qui espérait gagner du temps en me posant en prétendant !
- Tu n’as plus qu’à déguerpir, comme dit Mme Rabourtin.
- Cela n’est pas difficile ; mais c’est l’habit bleu d’Alfred qui m’inquiète ! Il est saisi !
IV
Le diner était pour six heures.
La table avait été dressée dans l’atelier de Jeanne ; elle était coquettement parée des fleurs rares qui servaient de modèles à la jeune artiste pour l’exécution de ses peintures céramiques ; le jour
habilement ménagé de l’atelier éclairait admirablement la nappe surchargée de l’argenterie, des verres étincelants et d’un service artistiquement ornementé, œuvre de Jeanne, dont elle avait fait hommage à son oncle pour le jour de sa fête.
Ce dernier était sorti pour hâter l’arrivée du vol-au-vent commandé chez Thyès.
Il était environ cinq heures.
Jeanne était seule, lorsque deux coups frappés discrètement à la porte de l’atelier l’interrompirent.
- Entrez ! dit-elle en se retournant pour voir quel était ce premier arrivant.
La porte s’ouvrit et livra passage à Alfred Giret.
Le jeune homme avait une toilette irréprochable, son visage, habituellement sérieux, s’éclaira d’un joyeux sourire en saluant Jeanne.
- J’arrive un peu tôt, fit-il, mais vous excuserez mon empressement, en apprenant que c’est peut-être la dernière visite que j’aurai l’honneur de vous faire.
- Comment ? fit Jeanne, avec un léger tremblement de voix involontaire, vous nous quitteriez ?
- Hélas ! oui, mademoiselle, et pour quelques années encore.
- Et où allez-vous ?
- Oh ! bien loin, en Amérique.
- Est-ce sérieux ?
- Très sérieux ! Que voulez-vous, ne faut-il pas que je songe à mon avenir ? Ici, en Europe, il est difficile de se faire une position, il faut attendre pendant de longues années le premier sourire de la fortune. Les ingénieurs pullulent d’ailleurs, ils sont plus nombreux que les affaires industrielles ne le comportent, les places sont prises et il faut attendre des vacances ; depuis ma sortie de l’école, je ne fais que ça.
- Mais, monsieur, dit Jeanne, vous n’allez pas là-bas à l’aventure, vous avez quelque affaire en vue.
- Je n’ai aucune affaire en vue et je vais à l’aventure ; mais je sais que l’Amérique est à peine découverte, que ses richesses minérales sont immenses. J’irai explorer les territoires inconnus, assuré que le jour où j’aurai découvert un riche filon, l’aide ne me manquera pas pour l’exploiter, et que je ne serai pas obligé de faire pendant des mois entiers le pied de grue dans les antichambres de MM. les banquiers.
- Votre détermination est irrévocable ?
- Irrévocable ; je pars dans quinze jours avec la ferme volonté de réussir. Je ne laisse personne derrière moi pour me regretter ; je suis orphelin, ajouta-t-il en jetant un regard attristé sur Jeanne.
- Vous comptez -donc vos amis pour peu de chose ? fit celle-ci sur un petit ton de dépit.
- Oh ! Mademoiselle, puissé-je laisser des regrets ! cela me serait un puissant stimulant pour hâter le retour. La pensée que je compte dans la vie d’une autre décuplerait mon courage et ma volonté. Si je partais avec cette certitude, mademoiselle, je serais sûr de triompher. Mais qui voulez-vous qui songe à moi ? ajouta-t-il avec tristesse.
Jeanne pâlit subitement, puis, sans transition, ses joues se couvrirent d’un vif incarnat. Elle fixa résolument ses yeux sur ceux de Giret, le cœur lui battait violemment.
- Monsieur, lui dit-elle d’une voix émue, vous savez bien que vous serez amèrement regretté ici.
Giret, à son tour, sentit le sang affluer à son cœur ; il ne savait quelle contenance tenir. Après un instant de silence :
- Est-ce possible ! s’écria-t-il ; Dieu m’aurait-il accordé cette joie d’avoir pu vous inspirer un sentiment que je n’ai jamais osé rêver. Vous me regretteriez, mademoiselle Jeanne. Vous vous êtes aperçue de cet amour que je cherchais à me cacher à moi-même, et, lorsque je vous en parle, ma témérité ne vous courrouce pas ? Dites, répondez-moi.
Jeanne tendit la main au jeune homme.
Giret la saisit et y déposa un baiser.
- Oh ! mon Dieu ! fit-il.
Et, tremblants tous deux, ils restèrent ainsi quelques instants, la main dans la main, l’œil fixe, la poitrine haletante.
- Je n’ai jamais espéré un pareil bonheur, dit enfin Giret, maintenant je suis fort, la lutte me parrait moins terrible, soutenu par l’idée que, le but atteint, je pourrai revenir auprès de vous et mettre à vos pieds le fruit de mes efforts. Ce n’est plus au loin que je veux aller combattre, c’est à portée de votre voix pour écouter vos conseils et suivre vos inspirations.
- Non, ne restez-pas ici ; cet aveu que je me suis laissé surprendre ne m’est échappé que sur votre détermination de quitter la France. Suivez votre inspiration, elle est bonne ; ici nous souffririons tous deux de la marche lente du succès. Allez au loin provoquer la gloire et la fortune ; moi aussi, j’ai ma carrière à faire ; votre présence, quelque consolente qu’elle fût, m’absorberait trop. Ainsi vous partirez ?
- Je partirai.
- C’est bien, fit Jeanne, vous ne m’en voulez pas de ma franchise ?
- Vous ne m’en voulez pas de ma témérité ? répondit Giret.
Jeanne sourit, et se penchant vers la jeune artiste, l’ingénieur déposa un baiser sur son front. La jeune fille le repoussa doucement.
- C’est le baiser des fiançailles, dit Alfred. Dès ce soir, si vous le permettez, je vais demander votre main à M. Soubiez.
- N’en faites rien, dit Jeanne, ceci me regarde.
(La suite à demain)
[25 avril 1881]
IV (suite)
Au même instant, M. Soubiez fit son entrée suivi de M. et Mme Rabourtin qu'il avait rencontrés au pied de l'escalier.
Jeanne avait repris rapidement sa place au chevalet, et Giret, derrière elle, avait l'air de suivre avec intérêt son travail.
- Nous voilà presque au complet, dit M. Soubiez en apercevant Giret, il ne nous manque plus que le commandant Martin et le jeune Édouard. Le commandant sera exact comme un soldat ; quant à notre jeune ami, s'il n'est pas là au quart d'heure de grâce, on lui coupera le ventre.
- Vous êtes bien cruel pour votre dernier convive, dit en minaudant Mme Rabourtin.
- Oh ! c'est que je le connais ; c'est un poète, et cette sorte de rêveurs est la pire de toutes.
- Vous le calomniez, dit Alfred ; Édouard est un utopiste, peut-être, mais un poète, non ; il appartient au contraire à l'école réaliste et croit en politique à la réalisation du rêve de Fourier29.
- C'est un fou, si vous aimez mieux ; je le lui ai dit bien souvent, allez ! Mais il n'a jamais voulu me croire : il est bien heureux d'avoir un oncle qui lui prépare un âge mûr exempt de soucis ; sans cela, ce garçon, malgré son talent, mourrait à l'hôpital.
- C'est un artiste ? demanda M. Rabourtin.
- Du tout, répondit Giret ; c'est un de mes camarades de collège, fort instruit ; ses études terminées, il s'est jeté étourdiment dans la bohème du monde des lettres, et il n'en peut sortir, malgré tout son esprit. C'est un cœur d'or plein d'illusions ; il arrivera, mais tard, lorsqu'il les aura toutes perdues.
Monicourt eût peut-être été longtemps sur le tapis, sans l'arrivée bruyante du commandant Martin.
- Salut à tout le monde, fit-il en entrant et tirant sa montre de la poche de son gilet, qui s'étalait superbement sur son abdomen majestueux, il ajouta : Exact comme au quartier, n'est-ce pas, Soubiez ? Il est six heures moins cinq !
Puis il alla galamment baiser la main de Jeanne et salua Mme Rabourtin, qui répondit gracieusement par un petit saut de chaise.
M. Soubiez sortit pour jeter un petit coup d'œil à la cuisine et s'assurer si le fameux vol-au-vent était arrivé.
- Dans dix minutes nous nous mettrons à table, dit-il ; à la cuisine tout est prêt.
Aussitôt le potage servi, chacun prit place : Jeanne avait à sa droite le commandant Martin et à sa gauche Giret ; M. Soubiez lui fit face accosté de M. et Mme Rabourtin.
M. Soubiez servait le vol-au-vent lorsque Monicourt fit son entrée.
Il était recouvert d'une grande houppelande garnie de fourrure et boutonnée jusqu'au menton ; la moitié de son visage disparaissait au milieu du poil hérissé de son collet, et de grosses perles de sueur scintillaient sur son front.
- Je suis en retard, dit-il en s'épongeant, et cependant je me suis bien hâté, je suis tout en nage, vous m'excuserez, n'est-ce pas ?
- Mais pourquoi diable en plein mois d'avril, vous couvrez-vous comme un voyageur au pôle nord ? demanda M. Soubiez.
- Pourquoi ? Je vous dirai ça au dessert, c'est toute une histoire.
- À propos, fit M. Soubiez en se tournant vers Mme Rabourtin, permettez-moi, belle dame, de vous présenter le fils d'un de mes vieux amis, M. Edouard Monicourt.
À ce nom, M. et Mme Rabourtin ouvrirent de grands yeux et échangèrent un regard plein d'irritation.
Monicourt s'était respectueusement incliné, mais ce fut à son tour à être pétrifié lorsque M. Soubiez, continuant sa présentation, eut nommé M. et Mme Rabourtin. Édouard plongea son visage dans son assiette, il aurait voulu pouvoir s'abîmer dans sa polonaise.
- Rencontrer du même coup, ici réunis, Giret et les Rabourtin, ce n'est décidément pas de chance, se dit-il en avalant avidement son potage, autant pour se donner une contenance que pour rattraper le temps perdu.
- Ote donc ta houppelande, tu seras plus à ton aise avec ton habit bleu, lui dit Giret en appuyant sur le pronom possessif.
Monicourt jeta un regard plein d'angoisse sur son ami comme pour lui demander grâce.
- Qu'est donc devenu mon habit ! pensait Giret.
Cependant, la conversation languissait ; une vague contrainte régnait parmi les convives. Jeanne, sans se rendre compte de ce phénomène qu'elle ne pouvait s'expliquer, fut la première à le constater ; et pour faire cesser un silence qui devenait gênant pour tout le monde, elle voulut ranimer la conversation qui était subitement tombée à l'arrivée de Monicourt.
- J'avais aussi, mon oncle, dit-elle, un secret à divulguer au dessert, mais puisque M. Monicourt s'est réservé cette phase du repas pour dévoiler le mystère de la houppelande sibérienne, je vais être indiscrète au rôti. Vous permettez, ajouta-t-elle, en se tournant vers Giret ?
Le jeune ingénieur la regarda sans comprendre.
- Parle, mon enfant, fit M. Soubiez.
- Il s'agit d'une histoire de mariage...
À peine ces paroles étaient-elles prononcées, que Mme Rabourtin bondit sur sa chaise comme une lionne furieuse, et posant sa serviette sur sa table, elle se dressa furibonde.
- Oscar, dit-elle à son mari, prends ton chapeau et partons !
Jeanne resta interdite à cette sortie imprévue ; le commandant, M. Soubiez et Giret, crurent à un accès de folie de Mme Rabourtin ; quant à Monicourt, il raccourcit son cou de façon à disparaître dans son collet fourré.
- Qu'avez-vous donc, belle dame, dit M. Soubiez en se levant, qu'est-il arrivé ?
- Allons, Oscar, ton chapeau ! Plus vite que cela ! Nous eussions dû nous retirer, lorsque monsieur est entré, dit-elle en désignant Monicourt, qui ne savait à quel saint se vouer ; la mystification est complète, et je n'aurais pas cru, ajouta-t-elle en se tournant vers Jeanne, que Mlle Soubiez se fût prêtée à une plaisanterie d'un goût aussi douteux.
Jeanne voulait en vain provoquer une explication, Mme Rabourtin ne tarissait pas.
- C'est l'histoire du mariage de ma fille que vous vouliez probablement raconter, mademoiselle ; c'eût été certainement un beau mariage. Cela eût égayé le repas, mais nous ne sommes pas d'humeur à nous laisser tourner en risée. Oscar, ton chapeau !
M. Soubiez, tout ahuri, avait pris les mains de M. Rabourtin, qui se laissait faire et les lui secouait affectueusement.
- Pauvre femme, lui dit-il avec compassion, comme ça lui a pris ! Je vais envoyer chercher le médecin, ne la laissez pas s'en aller dans cet état-là !
Ces mots jetèrent Mme Rabourtin dans une fureur indescriptible, et réunissant toutes ses forces, elle cria à plein gosier :
- Oscar, ton chapeau !
La confusion était à son comble.
Monicourt se leva et prenant son courage à deux mains :
- Madame Rabourtin, je vous prie de me pardonner, je n'ai jamais voulu faire une mystification, et je vais vous dire toute la vérité. Mon oncle...
- Passe ton oncle, fit Giret, tu ne peux pas dire deux mots sans parler de ton oncle.
- Il faut bien que j'explique que mon oncle m'ayant supprimé ma pension...
- Allons va, car nous ne comprenons rien à tout cet imbroglio.
- Donc, mon oncle me laissant sans ressource, je n'ai pu payer en temps voulu mon terme à M. Rabourtin. Décidé à faire honneur à mes engagements, je résolus de prendre une grande détermination, celle de me marier. Dans la persuasion que M. et Mme Rabourtin avaient une fille, je fis faire une démarche auprès d'eux pour demander sa main. Voilà la vérité.
- Tout cela n'est pas clair, fit M. Soubiez.
- Clair comme de l'eau de roche, répartit Monicourt, si M. et Mme Rabourtin eussent eu une fille comme je le croyais, qu'ils m'eussent ou non agréé, j'aurais été connu d'eux et alors...
- Alors quoi ? demanda Giret.
- Alors, sachant que j'étais solvable dans l'avenir, ils ne m'eussent point fait saisir mon mobilier... et j'aurais pu venir ce soir avec mon habit bleu, ajouta-t-il en regardant Alfred.
- Je commence à comprendre, fit ce dernier.
- Eh bien ! pas moi, dit M. Soubiez.
- Ni moi, fit le commandant.
- Je n'y suis pas, mais pas du tout, dit M. Rabourtin en regardant sa femme.
- Mais, dit Jeanne, on ne va pas demander la main d'une jeune personne qui n'existe pas ; on s'informe avant.
-Que voulez-vous ? je m'en suis rapporté à M. Bigorneau.
- Comment ! demanda Giret.
- Il m'a assuré qu'un propriétaire avait toujours au moins une fille à marier.
Le sérieux et l'embarras de Monicourt avaient atteint à un si haut degré de bouffonnerie qu'un rire général éclata et que Mme Rabourtin ne put s'empêcher de le partager.
- Ainsi, dit Giret, tu as mis ta houppelande...
- Parce que M. Rabourtin a saisi mon habit bleu et qu'il n'a pas de fille.
Chacun reprit sa place en pouffant de rire, et Mme Rabourtin, désarmée et rassurée sur l'avenir de sa créance, promit la main-levée pour le lendemain.
- Excusez-moi, dit-elle à Jeanne, de vous avoir interrompu dans votre confidence. Nous vous écoutons.
- Je n'oserai plus maintenant, et je laisse la parole à M. Giret.
Celui-ci regarda longuement Jeanne, et, puisant dans son regard un élan de courage, il dit en s'adressant à M. Soubiez :
- Monsieur, je pars pour l'Amérique dans quinze jours ; je ne reviendrai pas avant trois ans ; voulez-vous me promettre, pour mon retour, la main de votre nièce, Mlle Jeanne Soubiez ?
V
Comme le lecteur judicieux l'a prévu, la demanda de Giret fut accueillie avec enthousiasme par M. Soubiez, et, séance tenante, les fiançailles furent célébrées.
- Pourvu que ma satanée blessure ne me joue pas un mauvais tour avant le retour d'Alfred ! disait, les larmes aux yeux, l'oncle de Jeanne.
En sortant, Monicourt reconduisit Giret jusque chez lui.
- Tu as toujours de la chance, toi, tu as un secret pour réussir.
- Mon secret est bien simple, répondit Giret ; lorsque je veux me marier, je m'adresse à une jeune fille et non à un mythe, voilà toute la science de la vie ; tu le vois, elle n'est pas compliquée.
- Tu avoueras avec moi que le raisonnement de Bigorneau était sensé, car, en vérité il est étrange qu'un couple aussi bien assorti que celui des Raboutin, possédant deux ou trois pignons sur rue à Paris, n'ait pas d'enfants.
- Tu es fou !
-Au point de vue social, c'est immoral, et Kant le prouve dans sa doctrine sur l'état familial...
- Tu n'arriveras jamais à rien, mon pauvre ami, si tu continues à spéculer ainsi sur les utopies sociales ; crois-le bien, le problème de la poule-au pot universelle est aussi insoluble que celui de la quadrature du cercle. Me vois-tu acharné à la recherche de la force automobile et perpétuelle ? Tu me traiterais de fou et tu aurais raison. Tes divagations politico-sociales te conduiront chez le docteur Blanche.
- Cependant... hasarda Monicourt.
- Laissons-là ces sornettes, interrompit Giret, et parlons sérieusement. Il faut te décider à faire quelque chose d'utile et de fructueux pour ton avenir ; tu comptes trop sur ton oncle, le bonhomme a bon pied, bon œil et n'est point disposé à te laisser sa place. Il te connaît peu d'ailleurs, et pourrait très bien te jouer le tour de l'adoption de quelque petite voisine.
- Mais alors je serais volé ! exclama avec terreur Monicourt.
- Il faut tout prévoir dans la vie. Compte sur toi d'abord ; si l'héritage arrive ensuite, eh bien ! il sera le bienvenu.
- Ton raisonnement est absurde, fit Monicourt ; il change toutes les théories reçues : ne pas compter sur l'héritage d'un oncle riche, dont on est légalement l'héritier unique, mais ce serait tout simplement de l'anarchie sociale. Comment peux-tu dire cela, toi, un homme d'ordre, un positiviste ?
- Je t'en prie, Monicourt, ne discutons pas, je pars dans quinze jours, tu n'auras plus là ton vieil ami pour te venir en aide aux heures de détresse, tu vas te trouver seul, isolé, sans conseil, sans soutien. Je voudrais en un mot te voir renoncer à cette vie de bohème, qui atrophie les intelligences les plus belles, qui ruine les tempéraments les plus vigoureux par ses débauches et ses privations ; cette vie n''est saine ni pour le corps ni pour l'esprit.
- Comme tu parles en épicier, en bourgeois endurci ! la vie de bohème, comme tu l'appelles, c'est le travail, c'est la lutte, c'est le triomphe !
- Je le veux bien, mais alors travaille, lutte, triomphe.
- C'est ce que je fais ; mes œuvres sont prêtes, mon esprit est mûr, il faut surgir ; c'est là que gît la difficulté ! il me faut briser le cercle de fer qui ferme la voie aux inconnus ; il me faut un journal, un éditeur ! Voilà le nœud gordien ! Que faire ? Sans ressources, sans linge, on vous reçoit mal, on vous regarde de travers, on doute de la richesse de l'intelligence en voyant la pauvreté du costume. Le monde est ainsi fait, que veux-tu ? Alors c'est la lutte implacable avec la société idiote, c'est ce que tu appelles, toi, la révolte, et ce que je nomme, moi, la revendication.
- Te voilà encore parti, fit Giret ; quelle terrible maladie que la tienne ! En résumé, voici ce que je veux te dire : je pars, et je souffre de te laisser ainsi ; je ne suis pas riche, et c'est à peine si j'ai pu mettre de côté les cinq mille francs qui me sont nécessaires pour aller tenter la fortune dans le Nouveau-Monde. Je laisse à M. Soubiez quelques créances à toucher ; il te donnera cinquante francs par mois ; je ne veux pas que tu souffres de la faim.
Monicourt saisit la main de Giret et la serra vigoureusement :
- Je te remercie, ami, lui dit-il, garde ton argent, tu en feras meilleur usage que moi, je travaillerai, je le jure !
- Tu me refuses ?
- Oui.
- Soit, j'aime mieux te voir ainsi résolu ; dans tous les cas, n'oublie pas que M. Soubiez a mes instructions, et que tu peux disposer de ces petites sommes mensuelles.
- Merci encore une fois.
- Maintenant, un conseil, dit Giret. Depuis ton entrée au collège, ton oncle t'a peu connu ; va le voir à Rablay, ne lui reste pas étranger ; il ne demande pas mieux que de t'aimer, fais-t'en un auxiliaire, au lieu d'un adversaire. Il ne désire pas autre chose que moi et il t'aime mieux. Suis ton cœur et non ta tête, et ne parle plus de son héritage.
- Tu veux donc me faire pleurer, dit Monicourt en affectant un ton jovial.
- Va, mon ami, reprit Giret, ne te fais pas plus fort que tu n'es.
Les deux amis se séparèrent, et Monicourt, tout soucieux, remonta vers Montmartre.
(La suite à demain)
[26 avril 1881]
V (suite)
Lorsque le jour du départ de Giret arriva, il se rendit en costume de voyage chez M. Soubiez.
- Je pars ce soir pour l’express du Havre, et je viens passer les dernières heures qui me restent auprès de vous.
Jeanne lui tendit la main et M. Soubiez lui offrit une chaise.
- Voici le moment cruel ! pensa le vieil oncle.
- Ainsi, tous vos préparatifs sont terminés et votre résolution bien prise ? dit-il.
- Parfaitement, fit Giret ; demain, à pareille heure, je voguerai sur l’Océan vers les rives inconnues.
- Pauvre ami ! dit Mlle Soubiez.
- Me me plaignez-pas, répondit l’ingénieur, ne vais-je pas à la conquête de la toison d’or ? Je pars heureux, parce que ma vie a un but, ajouta-t-il en regardant Jeanne.
- Oh ! fit tout à coup M.Soubiez, voici un élancement qui n’augure rien de bon, mon Iéna me reprend. Je vous laisse seuls un instant, je vais dégourdir ma douleur au soleil. Et M. Soubiez avec cette grande science de la vie qui s’appelle l’expérience, sortit en se disant que ces enfants avaient bien des choses à se confier, et que ce serait leur faire injure à tous les deux que de vouloir surveiller leurs adieux.
-Je vais donc vous quitter ! fit Giret, aussitôt qu’ils furent seuls, je pars bien loin dans le but, paradoxal en apparence, de me rapprocher de vous. La vie est-elle étrange ! Fuir le bonheur pour le retrouver !
Jeanne, émue, oppressée, ne répondait pas.
- Jeanne, laissez-moi vous donner ce nom qui sera sans cesse sur mes lèvres ; Jeanne, je vous sais sérieuse, et je n’ai pas d’autre avis à vous demander que le consentement tacite que vous m’avez
donné ; mais, dites-moi, au moment où je vais vous quitter, que notre vie est liée, que nos pensées se confondent, que nos cœurs s’abiment dans le même rêve et que les années d’épreuves et de luttes qui nous séparent de l’heure enviée seront exemptes d’oubli… Dites-le-moi, pour que la défaillance ne m’atteigne jamais et que le souvenir que j’emporterai me serve toujours d’égide.
- Tenez, mon ami, dit Jeanne avec effort, ne m’interrogez pas ; vous savez tout ce que je pourrais vous dire. Les serments et les promesses n’ajouteraient rien à l’expression de mes désirs. Je vous
ai dit franchement que je vous agréais pour époux, ne me forcez pas à recourir aux minauderies féminines. J’ai été élevée en fille libre, en artiste, en dehors de la société des femmes ; je vous dirais, si ce n’était ridicule à dire, que je vous parle en garçon ; ma pensée est toute à vous, je vous aime, et je ne demande à Dieu que la force de vivre en vous attendant.
Jeanne, malgré sa résolution de rester ferme, ne put contenir son émotion, et ces dernières paroles éclatèrent au milieu des larmes qu’elle ne put retenir.
Giret avait pris sa main et la couvrait de baisers.
Ils restèrent ainsi longtemps dans cette étreinte muette et discrète, plus éloquente dans son silence que tous les serments d’amour.
- Du courage, mon ami, dit Jeanne en reprenant la première son sang-froid, ne songeons qu’à l’avenir.
Giret releva la tête et découvrit sa belle figure mâle, inondée de douces larmes du bonheur.
- Je vous aime bien ! dit-il simplement.
En ce moment, on entendit le pas de M. Soubiez, sa canne résonnait plus bruyante que de coutume sur les marches de l’escalier.
Les deux jeunes gens essuyèrent leurs pleurs.
- Me voilà de retour, fit M. Soubiez en rentrant ; décidément le printemps est une vilaine saison pour les impotents j’ai diablement traîné la jambe aujourd’hui.
Ce soir là, Giret dîna chez M. Soubiez.
Le repas terminé, M. Soubiez proposa à Jeanne de conduire Alfred jusqu’à la gare de l’Ouest.
- Cela me portera bonheur, dit Giret.
Jeanne mit son chapeau et son mantelet.
Après avoir pris la valise de voyage à son appartement de la rue Hanovre, la voiture de place qui les avait conduits les déposa à la gare de la rue Saint-Lazare.
Monicourt les attendait sur le péristyle en compagnie du commandant Martin.
Les adieux furent tristes comme tous les adieux.
- Réussis ! dit Monicourt en serrant la main d’Alfred ; puis il ajouta tout bas de façon à n’être entendu que de lui seul : je veillerai sur Jeanne.
Giret ne quitta le bras de mademoiselle Soubiez qu’au moment où la voix sonore de l’employé appela les voyageurs de la ligne du Havre.
Le moment suprême était arrivé.
Les deux fiancés s’embrassèrent ; malgré eux leurs baisers se rencontrèrent, et Jeanne laissa échapper entre ses lèvres roses le doux aveu de son amour.
- Je t’aime ! murmura-t-elle.
Giret escalada comme un fou le grand escalier de la gare.
Il était parti.
VI
Édouard Monicourt avait sincèrement pris la résolution inébranlable de changer de vie ; il en avait même fait part à son ami Bigorneau.
- J’y suis résolu fermement, lui avait-il dit un soir en prenant l’absinthe à labrasserie des Martyrs30, je t’engage à en faire autant. Nous n’avons plus vingt ans, continua-t-il en bourrant sa pipe, et je sens que ce que dit Giret est la grande vérité ; ça et ça tueront ça !
Et il désigna d’un geste peut-être un peu théâtral, son verre, sa pipe et son front.
Bigorneau haussa les épaules en philosophe.
- L’absinthe ! la muse verte ! comme l’appellent les parnassiens, est le poison cruel, implacable ! Le tabac ! ce hachich des peuples civilisés, c’est l’hébètement continuel… Il faut renoncer à ces jouissances bizantines, il faut nous inspirer aux sources pures.
- Garçon, fit Bigorneau, nous doublons !
Tandis que les verres s’emplissaient une seconde fois de la liqueur verte, Monicourt développait ses plans de réforme :
- Dès demain je change ma vie, je loue un petit appartement dans un quartier comme il faut, dans la Chaussée d’Antin ; je le meuble sévèrement, comme il convient à un homme d’étude, et je ne sors plus que ganté et en bottes vernies ; comme cela je pourrai aller dans le monde, donner mon adresse et faire mon chemin. Giret me l’a dit : avec la tenue on arrive à tout. Au lieu de venir dans ces bouges infects comme ici, ajouta-t-il, où l’on ne trouve que des littérateurs déguenillés, je me ferai recevoir aux Mirlitons et j’y dînerai chaque soir.
- Tu as donc fais ton héritage ? demanda Bigorneau.
- Non.
- Comment feras-tu pour sortir de ta chrysalide ?
- Comment je ferai ? demande à l’oiseau qui mue comment il fait pour changer de plumes, il n’en sait rien, mais il en change. Demain, pas plus tard, je procéderai à la métamorphose. Tu viendras me voir, n’est-ce pas Bigorneau ?
Monicourt rêva toute la nuit à son installation future.
Le lendemain, il descendit sur les boulevards, par la rue de La Rochefoucauld, marchant le nez en l’air pour mieux voir les écriteaux.
Il s’arrêta devant une maison de riche apparence et résolument il y pénétra.
- Je désirerais visiter l’appartement de garçon que vous avez à louer ?
La concierge peignait sa petite fillette en songeant qu’elle pourrait peut-être devenir un jour la mère d’une actrice célèbre ; aussi fut-elle contrariée d’être interrompue dans ses rêveries, elle jeta un rapide regard de connaisseuse sur la toilette de Monicourt, et lui répondit sans
se déranger :
- Il est de dix-huit cents francs, monsieur.
- C’est dans mes prix, fit Monicourt. La concierge examina de nouveau l’accoutrement du visiteur, et se souvenant probablement que l’habit ne fait pas toujours le moine, elle se décida à remplir les devoirs de sa charge.
Monicourt visita minutieusement l’appartement, critiqua la couleur du papier en disant qu’il le ferait changer, il prit la hauteur des croisées pour commander des rideaux ; et mesura les espaces pour savoir quelle quantité et quel genre de meubles pourraient le mieux convenir.
- Ce logement me va, dit-il.
- Alors, monsieur le retient ? fit la concierge.
- Certainement.
- Monsieur voudra donc me déposer le denier à Dieu31.
Monicourt plongea résolument sa main dans le gousset de son gilet, a fond duquel deux pièces de cinquante centimes s’égaraient follement.
À leur contact mesquin, la réflexion lui vint :
- Je vous rendrai réponse demain, il faut que je me consulte.
Et d’un pas assuré il quitta la maison.
- Misère ! se dit-il, lorsqu’il fut dans la rue, je n’avais pas pensé au denier à Dieu ! C’est encore là un usage féodal ; nous changerons tout ça.
Mû toujours par son idée fixe, il prit l’omnibus de la Bastille et se rendit dans le faubourg Saint-Antoine pour y visiter les magasins de meubles.
Il fit là une longue station et désigna les objets qui lui convenaient le mieux.
- Voilà ma carte, dit-il au marchand au moment de se retirer, vous ferez porter tout ça demain à mon nouveau domicile, rue de la Rochefoucault, n° 6.
- Monsieur désire sa facture acquittée ? fit très poliment le marchand.
- Mon Dieu, oui ! répondit Monicourt, cependant, reprit-il avec aisance, je réfléchis que demain je serai absent ; mettez les meubles de côté, je vous ferai prévenir du jour de la livraison.
- La société est-elle épouvantable ! murmura-t-il en regardant à pas lents la ligne des boulevards. Lessages comme Giret ne doutent de rien ; ils vous disent d’un ton qui n’admet pas de réplique : Range-toi, vis comme tout le monde, n’habite pas un taudis, vêtis-toi convenablement et tu sortiras de la misère ; tu trouveras facilement à gagner ta vie, à faire ta place au soleil. Quelle confiance veux-tu inspirer, quel intérêt peut-on ressentir pour un homme sans feu ni lieu, qui traîne sa valeur dans les cabarets et dans les garnis ? Ils disent cela avec conviction, on les écoute avec ferveur, ils ont raison, on les croit. Alors, comme moi, on veut sortir des bas-fonds de la bohème, une noble ambition au cœur. Patatras ! on se heurte à la société qui n’est organisée que pour ceux qui ne lui demandent rien. Étais-je bien disposé ce matin ? N’ai-je pas fait un grand effort ? où en suis-je ? Faute d’un denier à Dieu, je n’ai pas de logement ; faute de ne pouvoir acquitter une facture idiote, me voici sans meubles. Un épicier peut emprunter à la Banque, un paysan peut hypothéquer sa terre, un homme comme moi ne peut emprunter sur rien, ni sur son esprit, ni sur sa science, on ne me prêterait même pas un patard sur ma dernière tragédie, qui sera, peut-être un jour considérée comme un des chefs-d’œuvre du dix-neuvième siècle. Quand est-ce donc que nos législateurs songe- ront à créer le crédit intellectuel ? Une seule de mes pensée vaut un monde.
Il n’avait pas déjeuné ce matin-là.
Harassé de fatigue, affamé il se dirigea vers la demeure de Bigorneau. Le critique d’art dormait toujours jusqu’à midi par économie, cela lui évitait un repas.
Monicourt lui raconta sa déconvenue et la chute de ses illusions.
- Cependant Giret a raison ! dit-il en matière de péroraison ; je veux en sortir ; ce soir, je vais écrire à mon oncle.
Il restait quelque argent à Bigorneau sur son dernier article de la Revue32, il le partagea fraternellement avec Monicourt.
Après un déjeuner sommaire chez le marchand de vins du coin, Bigorneau dit à Monicourt :
- Tu sais que je n’aime pas à dépenser ma sagesse, j’en ai si peu ! Et bien ! je vais te donner un conseil et un bon. N’écris pas à ton oncle, c’est peine inutile ; il t’enjoindra d’aller à Rablay et tu n’irais pas.
- J’irai, dit Monicourt, je suis décidé à tout.
- Tu n’iras pas, je te connais. Viens au journal avec moi, je te présenterai au secrétaire de la rédaction.
- Et puis après ?
- Après, nous verrons.
Monicourt n’apporta aucune résistance, et suivi Bigorneau avec la résignation devant le calice d’amertume.
Bigorneau, qui avait pied dans le journal en qualité de critique, présenta son ami comme une perle littéraire découverte dans l’océan parisien.
- Si vous parvenez à le retenir dans votre rédaction, glissa-t-il dans l’oreille du maître Jacques du journal, il fera la fortune de votre feuille.
Le secrétaire de la rédaction promit affectueusement à Monicourt d’en causer sérieusement avec le rédacteur en chef.
- Revenez me voir demain, lui dit-il, j’espère avoir une bonne réponse à vous faire ; à propos, apportez-moi quelque chose, ce que vous jugerez de plus propre à convenir à nos lecteurs ; vous connaissez la nuance du journal.
Monicourt se confondit en remerciments et sortit l’espérance au cœur. Il serra avec effusion la main de Bigorneau.
- Tu es un véritable ami, toi, lui dit-il, tu me sauves la vie.
(La suite à demain)
[27 avril 1881]
VI (suite)
Comme le lecteur a dû s'en apercevoir, ce n'est point l'imagination qui manquait à Monicourt. Aussi, à peine fut-il seul, qu'il se livra à la folle du logis, il se vit rédacteur ordinaire d'un grand journal ; ses articles remarqués lui faisaient prendre place à la tête de la presse, les ministres comptaient avec lui, les députés encombraient son cabinet, et il voyait M. de Rothschild33 et M. Pereire34 se disputer sa personne pour la création d'un grand journal quotidien.
Grâce à son imagination ardente, il avait échafaudé tout cet avenir brillant et, comme il était aussi expansif que rêveur, il résolut d'aller annoncer sa fortune à M. Soubiez et à sa nièce.
Lorsqu'il arriva à la porte de l'atelierde la jeune artiste, il remarqua une magnifique voiture armoriée, attelée d'un fringant cheval de sang, qui piaffait impatiemment sous la surveillance attentive d'un groom en grande livrée.
Dans l'escalier, il se croisa avec un homme élégamment vêtu, dont il ne put distinguer la physionomie dans la pénombre.
- Déjà ! fit-il en fronçant les sourcils.
Lorsqu'il entra dans l'atelier, il salua presque froidement Jeanne.
- Vous avez l'air triste, lui dit la jeune fille.
- Moi ! au contraire, je viens vous annoncer une heureuse nouvelle pour moi : j'entre au journal de Bigorneau. Mais vous, mademoiselle, vous avez l'air tout radieux.
- En effet, je viens de recevoir la visite du prince Troumeskoff ; il paraît ravi de mes cartons et il a hâte de les envoyer à sa femme en Russie ; il est venu en même temps blâmer ma lenteur et louer mon travail.
- Ah ! c'est le prince Troumeskoff ! fit Monicourt, il est capable de venir vous ennuyer tous les jours.
- Pourquoi supposez-vous...
- Parce que les Russes s'ennuient eux-mêmes : c'est pour ce motif qu'ils pullulent en France ; ils viennent y chercher de la distraction, dit-il avec une pointe d'ironie en regardant Jeanne.
La jeune fille ne saisit pas la causticité de la remarque de Monicourt.
- Voyons , lui dit-elle, racontez-moi votre heureuse aventure.
Le futur journaliste, remis sur la voie, recommença son rêve, et Jeanne se réjouit de la tournure imprévue que prenaient les affaires de l'ami intime de Giret.
Lorsque M. Soubiez revint de promener sa blessure au soleil du printemps, on lui fit part de la nouvelle position de Monicourt. On le retint à dîner, et la soirée se passa de part et d'autre à bâtir des châteaux en Espagne, Jeanne songeant à Giret, et Monicourt se décidant à passer son traité avec M. de Rothschild à l'exclusion des frères Péreire35.
Au bourdonnement de cette causerie enfantine, M. Soubiez s'était assoupi.
- Tenez, avant de vous quitter, dit Monicourt, je veux vous dire quelque chose, mademoiselle ; en entrant ici j'ai eu le cœur serré.
- Pourquoi ?
- Je ne saurais le dire sans vous faire injure, et cela est loin de ma pensée.
- Parlez donc, fit avec un petit mouvement d'impatience, Jeanne.
- Eh bien ! croyez-moi, ne recevez plus le prince Troumeskoff, cela ferait de la peine à Giret.
- Que voulez-vous dire ? demanda l'artiste en se redressant.
- Tout et rien ! j'ai peur de ces princes étrangers riches à millions.
Jeanne éclata de rire.
- J'aime mieux rire que me fâcher, dit-elle ; si je ne vous connaissais, je vous trouverais bien impertinent.
- Je vous ai prévenue, méfiez-vous ! À quelques jours de là il alla au journal pour avoir une réponse qui devait toujours lui être faite le lendemain.
Enfin le grand jour arriva.
- Mon cher monsieur, lui dit le secrétaire de la rédaction, mon rédacteur en chef agrée votre collaboration...
Monicourt sentit son cœur battre de joie.
- Pour l'avenir, ajouta l'homme important ; car en ce moment toutes les places sont prises.
- Ah ! soupira Edouard.
- Mais j'ai obtenu pour vous l'acceptation des nouvelles que vous pourrez nous apporter ; on vous les réglera à raison de trois sous la ligne. Ainsi marchez, courez le monde et apportez-moi vos informations ; c'est une entrée.
- Je vous remercie bien, fit Monicourt en se retirant.
Et l'âme toute triste, il regagna son logis.
VII
Le bureau de renseignements pour les émigrants, le mieux établi et le mieux achalandé à New York était tenu, dans Broadway, par un Français nommé M. Barcasse.
M. Barcasse était un petit homme sec, nerveux, actif, déjà sur le retour de l'âge. Son bureau, comme presque tous les offices de New York, occupait un vaste sous-sol ; les murs étaient recouverts de cartes et de plans ornés de légendes de toutes les contrées ouvertes aux émigrants ; une table de sapin peinte en noir et un fauteuil en cuir complétaient le mobilier de l'office. Cette simplicité générale, dans les établissements de New York, n'inspirerait qu'une médiocre confiance en Europe, en France surtout où le public est habitué à juger d'une entreprise et de sa prospérité, sinon dans le luxe du moins dans le confortable bureaucratique.
M. Barcasse avait cependant acquis une grande fortune depuis trente ans qu'il tenait son bureau de renseignements. Cette installation n'était pas l'effet de sa ladrerie, mais il avait adopté l'usage américain : en effet, les plus fortes maisons de commerce et de banque du Nouveau-Monde n'étalent pas un luxe plus grand.
Nous avons oublié de dire que M. Barcasse était Marseillais, et que malgré son long séjour en Amérique, il en avait conservé l'accent prononcé ; même lorsqu'il parlait le yankee, sa voix avait des inflexions étranges qui trahissaient son origine ; il feuilletait attentivement un gros volume, lorsque Alfred Giret entra.
- Je désirerais, monsieur, dit celui-ci, puiser près de vous quelques renseignements, et je viens vous voir sous les auspices de MM. Hamapp et C°, du Havre. J'arrive de France aujourd'hui même, je vous serai obligé de m'indiquer d'abord où il me sera possible de trouver un gîte modeste.
- Restez-vous à New-York en expectative ? demanda M. Barcasse.
- Qu'entendez-vous par là ?
- Je vous demande si vous comptez rester ici jusqu'à ce que vous ayez accompli vos projets, ou si vos intentions sont simplement de séjourner quelques jours ?
- Je vous entends, fit Giret. Je suis ingénieur sortant de l'école des Mines de Paris ; mon désir est de faire usage de ma profession le plus tôt possible et n'importe où.
- Alors, monsieur, il vous faut compter sur un séjour plus ou moins long.
- Permettez-moi de vous demander quelles sont vos ressources d'attente ?
- Fort modestes, monsieur, d'ailleurs cela dépend du temps que je dois passer ici à ne rien faire, et vous seul pouvez me renseigner à ce sujet.
M. Barcasse ouvrit son grand-livre qu'il étala à la lettre M et à la rubrique Mines.
- Il faut compter sur une période de deux mois au moins avant de songer à vous caser selon vos connaissances. Il faut une occasion pour trouver une situation d'ingénieur ; ce n'est point là un
métier courant.
Puis trempant sa plume dans l'encrier, il ajouta :
- Comment vous nommez-vous ?
- Alfred Giret, ingénieur des mines.
- Vous me chargez de vous chercher un emploi ?
- Oui, monsieur.
- Dans n'importe quel État de l'Union ?
- Parfaitement.
Au fur et à mesure des réponses du jeune homme, M. Barcasse inscrivait sur le registre dans des colonnes spéciales.
Puis, lui tendant un bulletin imprimé :
- Voici, monsieur, l'adresse de l'hôtel où vous descendrez ; sur ma recommandation, vous y aurez la table, le logement et le service moyennant deux dollars par jour ; c'est un prix qu'on ne fait que pour mes clients. Aussitôt que j'aurai quelque chose en vue je vous en ferai prévenir. D'ailleurs venez me voir souvent. C'est un dollar d'office, ajouta-t-il.
Giret ouvrit son porte-monnaie et tendit un louis à M. Barcasse qui lui rendit la monnaie.
Muni de son bulletin de renseignement, Giret se rendit à Boston-House, vaste hôtel, situé dans la vingtième avenue.
Giret passa les premiers jours à visiter la grande cité américaine en touriste. Sa curiosité satisfaite, il se mit à l'œuvre, c'est-à-dire qu'en attendant de trouver un emploi, il étudia les richesses métallurgiques du pays, dans les mémoires publiés par les ingénieurs et par les grandes Sociétés industrielles ; il apprit ainsi que de grands gisements simplement signalés avaient été reconnus dans le Far-West et que l'exploitation en avait été remise par suite de la difficulté du transport. L'ouvrage qui lui fournissait ces renseignements était d'une date déjà ancienne.
Un matin, Giret arriva comme de coutume chez M. Barcasse.
- Il n'y a rien de nouveau ? demanda-t-il.
- Rien, répondit le provençal ; ah ! je vous ai prévenu, il ne faut pas vous impatienter, une place d'ingénieur n'est pas si facile à trouver. Si vous étiez cuisinier ou modiste, ce serait bien différent : tenez, j'ai plus de trente demandes d'employés pour la direction des fourneaux de grandes maisons.
- J'attendrai.
Giret allait se retirer lorsqu'il se ravisa.
- Monsieur, permettez-moi, dit-il, de vous consulter et de vous demander un conseil.
M. Barcasse reprit son masque d'homme d'affaires et alla s'asseoir gravement sur son fauteuil.
- Je vous écoute, fit-il.
- Avez-vous entendu parler des mines d'or du Far-West ?
- Si j'en ai entendu parler ! Mais, monsieur, il y a vingt ans, j'ai été sur le point d'organiser une société pour les exploiter avec la maison Stilton36. Les études préléminaires étaient concluantes, mais nous avons été arrêtés par les conditions de viabilité qui manquaient complètement à cette époque.
- Ah ! fit Giret. Eh bien ! je voulais vous demander ceci : je n'ai rien à faire à New-York en ce moment, et j'ai l'intention, ne serait-ce que dans un but d'étude, d'aller visiter cette contrée et de me rendre compte par moi-même de la valeur des appréciations antérieures ; qu'en pensez-vous ?
- Je pense que cela vous promènera ; mais je dois vous dire, en conscience, que devant les richesses de la Californie, il est inutile d'aller perdre son temps dans une contrée aussi connue que celle-là, et qui a été dédaignée par les faiseurs d'affaires, dit-il en se rengorgeant. Cependant, comme vous avez des loisirs, vous pouvez tenter l'aventure. Je vous préviendrai d'ailleurs par la poste si votre retour ici était utile.
- Eh bien, alors, je m'en vais faire cette excursion et je compte sur vous.
- Oh ! pour ça, soyez tranquille, dit M. Barcasse avec son accent marseillais ; nous autres Américains, nous suivons les affaires et ne nous en laissons jamais détourner.
Au moment où Giret allait se retirer, M. Barcasse l'arrêta.
- C'est un dollar d'office, dit-il.
Le jeune homme déposa le dollar sur la table, salua et sortit.
- Ces Américains, pensa-t-il, sont de terribles hommes d'affaires ; rien pour rien, telle est leur devise. Il faut y réfléchir à deux fois avant de causer avec eux, et je ne me hasarderai pas à demander l'heure qu'il est à M. Barcasse ; il pourrait m'en coûter un dollar.
Giret fit ses préparatifs de voyage, et deux jours après sa conversation, il se dirigeait vers les hauts plateaux de l'Ouest.
Pendant un mois, Giret parcourut les gorges rocheuses de cette contrée. Avant de quitter New York, il écrivit à M. Soubiez pour lui donner de ses nouvelles et lui annoncer son voyage dans le Far-West.
Pendant un mois, Giret parcourut les vallées de cette contrée volcanique, découvrant çà et là des traces de gisements aurifères, d'une exploitation aventureuse. Il commençait à désespérer d'arriver à un résultat, lorsque le hasard le conduisit dans un ravin profond creusé au pied des Rocheuses. Son attention fut d'abord attirée par des alluvions chargées de pépites d'un ruisseau qui sortait du flanc de la montagne ; il explora la source et les terrains environnants, se rendant compte de tous les phénomènes de la constitution géologique. Après une étude approfondie et des recherches multipliées, il resta convaincu qu'il avait découvert dans une partie inexplorée et inconnue, le gisement de placers importants. Gomme homme de science, celtdécouverte le combla de joie ; mais son expérience d'homme d'affaires refroidit son enthousiasme en lui démontrant les difficultés qu'il y aurait à surmonter pour arriver à en tirer un bon parti.
Il rentra à New York fort satisfait de son excursion au point de vue de l'étude, mais sans songer à tirer parti de son exploration.
Sa première visite fut pour M. Barcasse.
- J'allais vous écrire, fit celui-ci ; j'ai une petite affaire pour vous ; c'est une place de sous-inspecteur dans les mines de houille de Worsterne ; vous aurez mille dollars et le logement ; c'est peu, mais c'est un commencement. Acceptez-vous ?
- Parfaitement, en attendant mieux.
- C'est donc cinquante dollars que vous me devez pour ma commission.
- Très bien, fit Giret.
M. Barcasse lui donna aussitôt tous les renseignements sur sa nouvelle position. Puis il lui remit sa lettre d'engagement pour le directeur des mines de Worsterne et lui souhaita bonne chance.
- Je me recommande toujours à vous pour le cas où vous me trouveriez soit un emploi lucratif soit une coopération dans une affaire industrielle, dit Giret.
- Je puis me considérer comme autorisé à traiter en votre nom ?
- Certainement.
M. Barcasse ouvrit le gros registre et y consigna le nouveau mandat que venait de lui donner Giret.
- C'est un dollar d'office ! dit-il, en fermant bruyamment le registre.
Giret ne fit nulle observation et paya.
Le lendemain il quittait New York pour Worsterne.
(La suite à demain)
[29 avril 1881]
VIII
Éouard Monicourt avait pris son courage à deux mains, comme il disait, et voyant qu'il n'y avait pas d'autres portes que celle des informations et des faits divers pour entrer dans le journalisme, il se mit à battre le pavé de Paris pour colliger les mille et un faits qui s'y passent tous les jours. Pendant toute la journée, il parcourait les boulevards ; rôdait autour des lieux de réunion dans lesquels ses moyens ne lui permettaient pas de pénétrer ; il accostait tous ceux qu'il rencontrait, les interrogeant et prenant note de tous les bruits qu'il pouvait recueillir : pas un chien ne pouvait être écrasé sans que Monicourt le sût : pas un maçon ne tombait de son échafaudage sans que le journal enregistrât cet événement épouvantable ; d'ailleurs il dramatisait avec art tous ces petits faits et savait tour à tour, suivant la nature du sujet, faire éclater de rire le lecteur ou lui donner la chair de poule.
Le secrétaire de la rédaction était enchanté de sa collaboration.
- Vos faits divers sont charmants ; ils sont généralement reproduits par la presse, seulement, vous ne parlez que des accidents de la rue ; il y a trop de chiens écrasés, d'enfants perdus, et de chutes d'échafaudages dans votre affaire. Cherchez donc quelques informations du monde, allez dans les salons, fréquentez les ministres, vous avez là une mine inépuisable aussi intéressante pour nous que lucrative pour vous. Apportez-nous aussi des nouvelles du monde artistitique. Pourquoi ne nous avez-vous pas donné la physionomie de la dernière soirée d'Arsène Houssaye37.
- Tout cela est bien facile à dire, pensait Monicourt, en quittant le journal ; il faut un habit pour aller chez Arsène Houssaye,une redingote pour frayer avec les ministres et les députés, et connaître quelque officier de la bouche, pour avoir des nouvelles fraîches et intéressantes du Château, et je n'ai ni habit ni redingote et aucune relation avec les gens des Tuileries, tandis que ma vareuse, mon feutre et ma pipe sont suffisants pour courir les boulevards et les carrefours.
Cependant Monicourt était satisfait de sa nouvelle situation ; l'un dans l'autre le journal lui prenait quarante à cinquante lignes par jour à trois sous la ligne, cela lui donnait une moyenne suffisante pour vivre. Il consacrait ses matinées à faire de l'art, comme il disait, c'est-à-dire à élaborer quelques articles de fond sur les questions sociales et politiques, articles destinés à ne jamais paraître, ou bien à mettre la dernière main à une grande comédie philosophique sur laquelle il basait tout un avenir doré. À partir de midi, il faisait du métier, courant Paris et rédigeant ses notes entre deux chopes dans un café du boulevard38. Sa copie livrée, il consacrait sa soirée à ses amis et à ses relations mondaines. C'est ainsi qu'il désignait ses rapports avec M. Soubiez et avec le couple Rabourtin.
À la suite de son aventure, Monicourt s'était lié avec eux. Mme Rabourtin avait surtout pris en affection l'homme de lettres ; elle se piquait d'avoir un goût exquis dans l'appréciation des œuvres littéraires, et Monicourt était un auditeur soumis, complaisant même, approuvant du bonnet les critiques parfois saugrenues de la propriétaire, lui donnant la réplique et lui fournissant, sans en avoir l'air, des thèmes d'argumentation auxquels la brave dame ne songeait guère.
Pour dire tout, en un mot, Monicourt était devenu son chérubin. De même qu'il dînait chaque dimanche chez M. Soubiez avec Jeanne, son couvert était mis chaque jeudi chez les Rabourtin.
M. Rabourtin avait également une grande admiration pour le jeune écrivain, mais ce qui le charmait le plus dans son nouvel ami, c'est que, depuis son entrée dans l'intimité de la maison, le caractère de Mme Rabourtin s'était heureusement modifié ; elle n'avait plus pour lui des paroles aigres, dures parfois ; sa vigilance tyrannique s'était relâchée, et il pouvait sortir sans être obligé auparavant de tracer son itinéraire et d'en discuter l'utilité. M. Rabourtin était très heureux de cette diversion ; aussi avait-il dit à Monicourt de ne pas s'inquiéter de son loyer, que tout cela se réglerait plus tard ; et Mme Rabourtin enchérissant sur la généreuse attention de son mari, avait exigé de celui-ci de faire remettre la chambre à neuf et d'y annexer un petit cabinet, pour que ce brave garçon pût être plus à son aise.
C'était une maison d'or pour Monicourt ; aussi s'explique-t-on facilement ses complaisances pour Mme Rabourtin, et sa condescendance pour son mari. Chaque jeudi, on se réunissait donc chez Mme Rabourtin, et toute la soirée était consacrée à discuter sur l'art et à parler littérature : on faisait mieux quelquefois. Mme Rabourtin avait obtenu de Monicourt, qui n'avait rien à lui refuser, de lui faire connaître ses œuvres. Le jeune homme avait vainement essayé de se soustraire à cette corvée, mais il avait été, en fin de compte, obligé de se rendre aux désirs de sa vénérable amie. Il y avait donc lecture parfois.
Mme de Girardin39 tenait, à cette époque, salon ouvert et tout Paris ne parlait alors que de ces réunions charmantes.
Mme Rabourtin se considéra comme une petite Mme de Girardin et elle voulut avoir son cercle littéraire et artistique.
Elle en avait les rudiments sous la main : Jeanne représentait les arts, Monicourt les lettres, et le commandant Martin la gloire ; et pour agrandir son cercle, elle ouvrit à deux battants la porte de son salon à Bigorneau que lui amena Edouard.
Un soir elle s'aperçut que l'élément musical était absent. Elle songeait à ce moment à une grande soirée qu'elle voulait donner pour la Saint-Jean-Baptiste, fête patronale du chef de la maison.
Mais Mme Rabourtin était une femme de tête, que rien n'arrête. Elle loua un piano, persuadée que l'instrument lui amènerait l'artiste. Elle plaça l'instrument précieux à la place la plus apparente du salon.
- Tiens ! lui dit un jour Monicourt, vous êtes musicienne ?
- J'aime beaucoup la musique, en effet ; dans ma jeunesse, j'ai pincé de la guitare, c'était alors l'instrument en vogue.
Monicourt reporta avec effroi son esprit vers 1820.
Un autre jour Jeanne fit la même remarque et martela les touches pour se rendre compte de la sonorité de la boîte à musique.
- Il est faux, dit-elle.
- Je le ferai accorder, dit Mme Rabourtin.
- Me permettez-vous de vous adresser un accordeur ? C'est une charmante jeune fille, élève du Conservatoire, digne de toutes vos sympathies ; elle nourrit sa vieille mère du fruit de ses leçons et de son travail.
- Bien volontiers, amenez-la donc un jour.
Ce fut ainsi que Mlle Loïse Pamadou entra dans le cercle Rabourtin.
Le jour de la grande soirée arriva. Mme Rabourtin avait mis des fleurs partout, jusque dans son bonnet.
Monicourt et Bigorneau avaient été invités à dîner sans cérémonie, comme il convient un jour de grande réception.
Dès huit heures, les bougies avaient été allumées dans le salon, et Bigorneau, doucement bercé par les fumées d'un vin généreux, discutait avec M. Rabourtin sur l'influence de l'art dans les destinées des peuples. On en était à l'art chez les Chinois, lorsque M. et Mlle Soubiez arrivèrent.
- J'ai de bonnes nouvelles à vous annoncer, fit Jeanne en entrant ; M. Giret est arrivé à bon port à New-York, et à l'heure qu'il est, il explore le Far-West, pays fort riche en gisements métallurgiques.
- Ah ! fit Monicourt en s'approchant, il se porte bien ?
- Admirablement.
- Et que dit-il ?
Les joues de Jeanne se colorèrent à cette question presque indiscrète.
- Il se rappelle à vos souvenirs, fit-elle.
- Mais ce n'est pas tout, dit à son tour M. Soubiez ; Jeanne ne vous dit pas que le prince Troumeskoff est venu lui annoncer que ses cartons avaient fait fureur à Saint-Pétersbourg et qu'il lui fait espérer des commandes importantes. Ces Russes paient bien, ajouta-t-il en forme de réflexion mentale.
- Ils n'ont pas grand mérite, dit Monicourt ; ils s'enrichissent aux dépens du peuple ; leur générosité est facile.
- Voyons, Monicourt, interrompit Bigorneau, je t'en prie, n'entame pas la question politique.
- Pas de politique ! exclama Mme Rabourtin, ne nous occupons que des arts aimables, en l'honneur de Jean-Oscar Rabourtin, dont c'est la fête au-jourd'hui.
M. Rabourtin accueillit avec un large rire cette sortie de sa femme et tendit ses joues demi-flasques, plus que rubicondes, aux embrassements des invités.
Le commandant arriva et bientôt après Mlle Loïse Pamadou, accompagnée de sa mère.
Pour la forme on avait placé deux bougies et un jeu de cartes sur une table à jeu autour de laquelle personne ne vint prendre place. Puis à la suite d'une conversation sans but, M. Rabourtin conduisit avec une galanterie solennelle Mlle Pamadou au piano.
Mlle Pamadou avait, à son compte, vingt-cinq printemps, elle était blonde et avait beaucoup d'éclat aux lumières ; sa patte d'oie, très visible au jour, était comblée par une couche de cosmétique rosé, et ses joues éclataient d'un incarnat trop vif et trop uniforme pour ne pas être l'œuvre d'une main habile en maquillage.
Elle se mit bravement au piano et joua une rêverie de sa composition, qui mit en ravissement Mme Rabourtin, mais qui exaspéra Bigorneau. C'était un potpourri de toutes les réminiscences musicales ; il y avait là des phrases sublimes des maîtres mariées aux vulgarités des faiseurs de flons flons.
Bigorneau fut cependant poli et complimenta Mlle Pamadou ; il est utile de dire que, pour justifier ses attentions pendant l'exécution, il s'était penché à l'oreille de Monicourt et lui avait dit tout bas :
- Elle est très bien cette pianoteuse, elle me plaît ; ses charmes sont supérieurs à son talent.
- Fais-en la compagne de ta vie, lui avait répondu son ami, et laisse-moi écouter.
Puis Bigorneau s'était rejeté dans son admiration muette.
La soirée se passa ainsi fort gaiement d'ailleurs. Mme Rabourtin était rajeunie de vingt ans et son œil brillait de satisfaction.
Sur le coup de onze heures, après le thé, elle apporta mystérieusement un album, recouvert en velours violet et le déposa sur la table.
Elle l'ouvrit.
La première page était couverte par un dessin de Jeanne : un amour joufflu, entouré d'une guirlande de fleurs envoyait un baiser à un nuage rosé, dans la vaporosité duquel se détachait vaguement un paysage confus, composé de plantes et d'arbres exotiques ; c'était l'Amérique. Il y avait là une pensée, un souvenir, une espérance. Chacun admira l'œuvre, fort délicate d'ailleurs, de la jeune artiste.
- C'est à votre tour, messieurs, dit Mme Rabourtin.
À cette invitation Monicourt, se sentant menacé, proposa à brûle-pourpoint un cent de piquet au commandant Martin qui accepta. Bigorneau, interpellé directement, s'exécuta de bonne grâce.
À l'époque vers laquelle cette histoire nous reporte, il était à la mode d'avoir un album où chacun venait déposer sa pensée : c'était l'arène de l'esprit dans laquelle les imbéciles aimaient surtout à descendre, a dit Méry40.
Bigorneau y sema une pensée profonde.
« La critique est à l'art ce que le signe est au visage ; l'une et l'autre en font ressortir la beauté avec éclat. »
Mme Rabourtin exigea la signature paraphée de Bigorneau au-dessous de ce merveilleux bijou de l'esprit.
Puis elle accourut vers Monicourt, qui se dissimulait autant qu'il le pouvait derrière ses cartes.
- À vous, poète ! fit-elle.
À cette épithète, Monicourt troublé, annonça, à la stupéfaction de son partenaire, un quatorze d'as qu'il n'avait pas dans son jeu.
- Improvisez quelques vers, insista la maîtresse du logis.
- Des vers, fit d'un air ahuri Monicourt.
Il prit machinalement la plume qu'on lui tendait et fit semblant de réfléchir ; il n'avait pas deux rimes dans la tête.
Soudain, il se souvint qu'au temps où il avait un habit noir et une cravate blanche il avait écrit des vers pour une charmante femme chez laquelle il allait quelquefois et dont la beauté l'avait captivé pendant quelque temps ; d'ailleurs, ces vers n'étaient jamais arrivés à leur adresse ; ils étaient inédits.
Sans se rendre compte de la différence de la situation, il les inscrivit bravement sur l'album de Mme Rabourtin. Les voici :
Quand je vins dans votre maison
Madame, j'avais ma raison...
Elle est perdue !...
Tenez, voyez, lisez ces vers,
Ma Muse s'en va de travers
Comme éperdue.
Et moi, j'attends... Quoi ?...l'avenir...
Hélas ! et ne vois rien venir...
Comme sœur Anne.
Quant à l'esprit, ce gai coureur,
Il est parti, laissant mon coeur,
Qui tout seul flâne.
Si vous, le rencontrez meurtri,
Avant qu'il ne se soit flétri,
Je vous en prie :
Ramassez-le bien doucement,
Et j'en serai reconnaissant
Toute ma vie.
Mme Rabourtin ne put en croire ni ses yeux ni ses oreilles.
Quant à la société, elle s'extasia sur la galanterie de Monicourt.
Lorsque Mme Rabourtin se retira dans sa chambre, elle était toute songeuse.
(La suite à demain)
[30 avril 1881]
IX
Le lendemain de la grande soirée, donnée par Mme Rabourtin, Monicourt arriva tout radieux au journal. Il appor- tait une large moisson de nouvelles du monde, à la grande satisfaction du secrétaire de la rédaction qui l'en félicita.
De sa journée de la veille il avait tiré plusieurs moutures, comme l'on dit vulgairement : dans un entre-filet, il avait annoncé l'arrivée aux État-Unis du célèbre ingénieur Alfred Giret et son exploration dans le massif montagneux du Far-West ; cette nouvelle était habilement rédigée, elle posait Giret en homme important et laissait deviner que le jeune ingénieur s'était expatrié pour le compte d'une puissante Société, dont le but était de mettre en exploitation une nouvelle Californie. Dans un autre, il parlait du merveilleux service de table destiné au prince Troumeskoff, dont l'exécution avait été confiée à Mlle Jeanne Soubiez, un jeune talent qui venait de se révéler et qui fixait dès le début toute l'atten tion du monde artistique.
Enfin dans un troisième entrefilet, il avait glissé, au milieu de rénumération des salons du monde élégant et artistique ouverts pendant la semaine, le nom de Mme Rabourtin et il avait profité de ses privilèges de chroniqueur pour piller indiscrètement l'album de cette dame au profit de ses lecteurs et donner la pièce de vers qu'il avait si inconsidérément jetée la veille sur le vélin de la bonne bourgeoise. Pour se faire dix lignes de plus, dans un but d'ailleurs tout mercantile, il insinua que ces vers étaient un hommage hardi rendu par un jeune littérateur à une beauté sévère, et il laissait espérer aux lecteurs quelque indiscrétions piquantes sur ce commencent d'aventure.
En quittant le journal avec Bigorneau, il supputait tout joyeux le nombre de ses lignes et la quantité de pièces de trois sous qu'elles allaient lui rapporter.
Il est inutile de dire que les Rabourtin et la famille Soubiez lisaient assidûment le journal dans lequel écrivait Monicourt.
Ce matin là, Mme Rabourtin s'était éveillée avec vingt ans de moins ; son œil était vif et ses joues plus animées que de coutume ; instinctivement, elle revêtit une robe claire, et en attachant ses nattes machinalement, elle y fixa un bouton de rose pris au bouquet qu'elle avait offert la veille à son mari pour sa fête. Avant de descendre à la salle à manger, elle se mira dans sa psyché, et ne voulut jamais s'avouer à elle-même qu'elle courait vers son quarante-cinquième printemps.
Lorsque l'heure du déjeuner amena M. Rabourtin, il ne put s'empêcher de remarquer la bonne mine de sa femme.
On était dans les premiers jours du printemps, et Rabourtin se prit à être galant. Contre son habitude, Mme Rabourtin accueillit cet hommage marital sans mauvaise humeur, et même, pendant la durée du repas, elle l'appela constamment Oscar. Lorsqu'elle donnait ce petit nom à son époux, c'était un indice certain d'une satisfaction toute intime, et elle n'avait pas pour habitude d'abuser de ce vocable qui rappelait à M. Rabourtin les doux épanchements de sa jeunesse. Dans toutes les autres circonstances, elle l'appelait tout simplement Rabourtin, et, dans les moments de mauvaise humeur, elle en faisait ronfler les r d'un ton menaçant.
Ce matin-là le ciel était bleu et rose dans le ménage.
Mme Rabourtin savourait son moka, lorsque la bonne lui apporta le journal ; elle en fit sauter la bande et se mit à le parcourir. Soudain, ses yeux s'arrêtèrent sur l'écho mondain rédigé par Monicourt ; de vives couleurs s'épandirent sur son visage et sa vue se voila, tant l'émotion qu'elle éprouvait était grande.
- Oscar, s'écria-t-elle, prends ta canne et ton chapeau.
M. Rabourtin ne sachant quelle mouche piquait sa femme se leva machinalement, prêt à lui obéir.
- Tu vas aller chez M. Monicourt, Oscar ; il m'a mise en plein dans sa feuille, et cela ne saurait me convenir.
Tiens, lis, ajouta-t-elle en lui tendant le journal.
Rabourtin lut le passage qui avait irrité sa femme sans s'expliquer son courroux.
- Oh ! les hommes ! fit Mme Rabourtin, ça ne comprend rien. Ne vois tu pas que ce serpent de Monicourt veut te soustraire à mon amour.
- Mais non, mais non, Aglaé ; c'est de la simple galanterie ; il parle sur le même ton de Mme de Girardin et de la comtesse de Sivoni ; c'est une simple politesse qu'il nous fait.
- Aveugle ! dit Mme Rabourtin, si tu ne sais pas défendre ton honneur, je saurai le défendre, moi ! Prends ta canne et ton chapeau, et va lui demander une explication.
- Mais bobonne, réfléchis...
- Tu vas y aller ! répondit-elle sur un ton impératif qui n'admettait pas de réplique.
M. Rabourtin prit sa canne et son chapeau, et s'apprêtait à sortir sans trop savoir dans quel but, lorsque Aglaé l'arrêta d'un geste.
- Rabourtin, fit-elle, ne lui dis rien, amène-le moi, invite-le à dîner.
M. Rabourtin resta ahuri, ne comprenant rien.
- Il y a deux minutes, dit-il d'un ton naïf, tu étais courroucée et tu m'envoyais demander des explications à ce garçon, et puis crac ! ce n'est plus ça : tu veux que j'aille lui faire une politesse, l'inviter à dîner ! Je n'y suis plus !
- Je n'ai pas besoin que vous y soyez, et ne soyez point bavard ; vous m'entendez bien, Rabourtin ?
- J'entends, dit le bonhomme, mais je veux que le diable m'emporte si j'y comprends quelque chose.
Lorsque son mari fut parti, Mme Rabourtin, toute pensive, alla se jeter sur sa chaise longue. Elle resta longtemps plongée dans ses pensées ; lorsqu'elle sortit de cette demi-somnolence, elle murmurait :
- L'on ne prend point le public pour confident de sa pensée ; quelle imprudence ! Pauvre Rabourtin !
M. Rabourtin, en sortant de chez lui, se dirigea vers le Rat mort. C'était dans cet établissement que Monicourt prenait habituellement son repas du matin, depuis que ses moyens lui permettaient de dépenser jusqu'à trente sous pour son déjeuner.
Ce matin là il avait invité à déjeuner Bigorneau et la grande Lucie, femme de lettres, comme elle s'intitulait. C'était une simple camarade de café, absinthant et fumant comme un homme, très bon garçon, très rieuse, parlant politique ; c'était une femme avancée comme disait Monicourt. Ses moyens d'existence étaient un mystère pour tout le monde ; on ne lui connaissait pas d'amant, et tous les journaux étaient privés de sa collaboration ; à son dire, aucun n'était digne de ses inspirations. Elle marquait dans le quartier Montmartre, et ses conseils en littérature et en art théâtral étaient écoutés par les jeunes débutants lettrés, qui, autant par économie que par tradition, viennent camper sur les hauteurs de la Chaussée des Martyrs41.
La grande Lucie était physiquement une fort belle fille, ses cheveux étaient peut-être un peu rouges, mais le bleu céleste de ses yeux en tempérait la crudité ; elle avait le geste franc et la figure ouverte, et nulle Egérie littéraire ne savait porter sur le bras le waterproof d'une façon aussi cavalière.
Monicourt fut un peu confus de se trouver en pareille compagnie lorsque M. Rabourtin entra. Ce dernier fut accueilli par une rude poignée de main de Bigorneau et une grande révérence de duchesse que lui fit Lucie.
- Permettez-moi, dit à cette dernière Monicourt, de vous présenter M. Rabourtin, propriétaire. Mme de Sainte-Frumence, ajouta-t-il en indiquant Lucie.
- Par quel heureux hasard venez-vous dans ces parages ? fit Bigorneau.
- Je venais dire deux mots à M. Monicourt.
- Est-ce pressé ? lui demanda celui-ci.
- Je ne vous gêne pas ? dit Lucie,
-Nullement, répondit M. Rabourtin et se tournant vers Monicourt : ma femme désire vous parler et je viens vous chercher pour dîner avec nous. Lucie lança un coup d'œil malicieux à Monicourt, et ramenant son regard sur la grosse chaîne d'or qui s'étalait sur l'abdomen du bourgeois, elle se pencha à l'oreille du critique et lui dit tout bas :
- Il me va, ce gros-là !
L'on causa de tout un peu, Lucie eut des attentions toutes particulières pour le bonhomme, approuvant chaque mot qu'il disait ; M, Rabourtin la trouvait de son côté charmante et très comme il faut.
Au moment de se quitter, Mme de Sainte-Frumence tendit sa carte à Rabourtin.
- Venez donc me voir, dit-elle, je suis tous les jours chez moi de trois à cinq ; nous causerons.
Mme Rabourtin était dans son salon, lorsque son mari lui annonça Monicourt. Celui-ci s'était laissé conduire sans avoir eu l'idée de s'informer du motif urgent qui avait pu déterminer la démarche de son propriétaire.
- Oscar, dit Mme Rabourtin, après les premières salutations, laisse nous, j'ai à causer avec monsieur.
M. Rabourtin, enchanté de ne pas assister à l'explication, se hâta d'obéir.
— Monsieur Monicourt, dit Aglaé, lorsqu'ils furent seuls, vous vous doutez bien pourquoi je vous ai prié de venir.
- Nullement, répondit-il d'un air candide.
- Monstre que vous êtes ! me compromettre ainsi, jeter mon nom ainsi à la malicieuse interprétation du public, mais c'est de la folie ! j'aurais pu vous pardonner un sentiment qu'il n'a pas dépendu de moi, dit-elle en soupirant, d'empêcher ; mais, en vérité, montrer sa passion ainsi au public, c'est inouï, et vous ne supposez pas, monsieur, que je sois femme à le supporter.
- Je vous jure, madame, que je ne sais pas ce que vous voulez me dire.
- Voyons ! soyez franc, ces vers...
Monicourt se frappa le front comme un homme qui a mis le doigt sur le mot d'une énigme.
Ces vers, fit-il en maîtrisant une envie formidable de rire, ces vers, vous me les pardonnerez, madame, c'est un moment d'hallucination, d'entraînement, et je vous prie de croire que j'ai trop de respect...
- Taisez-vous ! taisez-vous ! ne vous justifiez pas ; d'ailleurs je vous pardonne ; ce que je vous reproche, c'est d'avoir publié dans votre journal la passion que j'ai su vous inspirer, bien involontairement je vous assure, dit Mme Rabourtin en baissant les yeux.
Monicourt entrevit l'abîme.
- Mon respect… s'écria-t-il.
- Ah ! parlons-en, de votre respect, il est joli ! je ne vous en veux pas, seulement, songez que je suis une pauvre femme, et que le monde est si méchant ? Si Rabourtin soupçonnait la moindre
chose, je le connais, il est violent dans ses moments, il serait capable...
- Soyez tranquille, madame, essaya de dire Monicourt.
- Je ne vous crois pas ; les hommes sont si trompeurs !...
- Je vous assure que...
- Non, non, c'est inutile, le mal est fait maintenant, il n'y a plus à revenir ; seulement, Édouard, je vous en prie, soyez plus circonspect à l'avenir, et ce disant elle prit les mains de l'homme de lettres.
De grosses gouttes de sueur perlaient sur le front du jeune homme.
Lorsque M. Rabourtin rentra vers l'heure du dîner, Aglaé préparait un verre d'eau sucrée pour Monicourt.
- Eh bien ! avez-vous été bien grondé ? dit-il au journaliste.
- Un peu, fit celui-ci, ne sachant quelle contenance tenir.
- Avouez que vous l'aviez bien mérité.
- Oh ! oui, soupira Monicourt.
(La suite à demain)
[2 mai 1881]
X
Le Réformateur42 – tel était le titre du journal dans lequel écrivait Monicourt – était une feuille très répandue. Il servait un parti qui n'était pas encore arrivé au pouvoir, et qui voulait s'y préparer une entrée facile : sa politique était très populaire ; c'est-à-dire qu'à certaines heures, il était d'une opposition assez violente pour ébranler ses compétiteurs, et qu'en même temps il savait ne pas attaquer l'ordre de choses établi. Il ménageait, comme on dit vulgairement, la chèvre et le chou.
Aussi avait-il un certain succès et plaisait-il à l'esprit frondeur qui est tout français ; il défendait l'ordre, cela va sans dire, mais aussi il attaquait les actes du ministère, dans l'espoir, finement déguisé, d'arriver au pouvoir ; avec l'intention louable, il est vrai, de faire disparaître l'abus qu'il signalait, mais avec la conviction intime qu'une fois arrivé, pas plus que ceux qu'il critiquait, il ne serait capable de contenter le monde et son père. Pour tout dire, c'était un journal très lu et bien posé dans le monde.
Le soir, Monicourt, en rentrant chez lui fort préoccupé et fort surpris de son aventure, trouva deux cartes cornées : l'une de M. Soubiez, l'autre du prince Troumeskoff.
Sur la première on lisait ce simple mot : Merci.
Sur la seconde, sous le nom du prince Troumeskoff s'étalait cette phrase : « Désire un rendez-vous, au besoin l'exige. » Le ton de cette invitation, dont il ne s'expliquait pas l'urgence, froissa vivement Monicourt. Il escalada plutôt qu'il ne monta les escaliers, entra dans sa chambre, alluma une bougie et répondit immédiatement au prince :
« Monsieur, Il est des rendez-vous que l'on accorde de suite ; ce sont ceux que l'on exige d'une façon impertinente. Demain à dix heures je vous attendrai au passage de l'Opéra, galerie du Baromètre. Je vous salue. »
Monicourt souligna violemment le mot exige, mit la lettre sous enveloppe, prit son chapeau et, malgré l'heure avancée de la soirée, alla la déposer lui-même à l'hôtel du moscovite, situé rue Jean-Goujon.
Le lendemain, à l'heure indiquée, il arpentait fébrilement le passage, en compagnie de son ami Bigorneau qu'il était allé éveiller dès l'aurore.
Bigorneau ne s'était levé qu'à son corps défendant, c'est le cas de le dire, Monicourt l'ayant littéralement tiré du lit.
- Il n'y a pas de bon sens à donner des rendez-vous à pareille heure ; le prince n'y viendra pas.
- C'est pour une affaire d'honneur.
- Quelle affaire d'honneur ? Tu ne le connais pas.
- Mais je connais son style. Il m'a insulté.
- Le fait est que la phrase est raide ; mais il faut songer que le prince est étranger et qu'il manie mal notre langue peut-être.
- Un Russe ! allons donc ! il en remontrerait à Noël et Chapsal43 !
- Ce que je ne m'explique pas, reprit Bigorneau, c'est le motif qui a pu amener ce noble étranger à t'insulter ainsi.
- Je me l'explique, moi !
- Ah !
- Oui, oui, entre nous, il s'agit en somme du futur honneur marital de Giret. Le prince a commandé à Mlle Soubiez un magnifique service de table qu'il paye généreusement, et il va trop assidûment en surveiller l'exécution. Comprends-tu ?
- Pas encore.
- Il lui fait la cour, parbleu ! et n'admire pas exclusivement son talent.
- Eh bien ! après ?
- Comment, après !
- Certainement, quelle relation y a-t-il entre la remise de la carte du prince et toute cette histoire commercialement amoureuse que tu me racontes !
- Suis-je ou non l'ami de Giret ?
- Tu l'es.
- Ai-je ou non le devoir de veiller sur Mlle Jeanne.
- Je t'accorde encore ce point, et puis après ?
- Après, après, le reste se devine ; j'ai fait les observations que je me croyais en droit de faire à Mlle Soubiez ; elle a communiqué mes intentions au prince, qui veut m'intimider et me prier de m'occuper de mes affaires et non des siennes.
- Tu crois alors que Jeanne... Diable ! diable ! dit Bigorneau, cela se corse.
- Mais il ne sait pas à qui il a affaire, ce grand seigneur suiffé de l'Ukraine ! Nous allons voir !
Le premier coup de dix heures sonnait dans la galerie voisine, lorsque le prince Troumeskoff, en élégante toilette du matin déboucha dans le passage. Aussitôt qu'il aperçut Monicourt, il se dirigea vers lui et le salua avec une politesse exquise.
- Mon Dieu ! monsieur, lui dit-il en l'abordant, j'ai vu au ton de votre billet qu'il y a méprise sur le caractère du rendez-vous que je vous demandais.
- Je ne le pense pas, monsieur, répondit sèchement Monicourt.
- Je persiste à le penser, répondit le prince, quelque ignorance que je puisse avoir de la langue française ; je crois n'avoir rien dit qui puisse me mériter de votre part une épithète aussi violente que celle que vous employez.
Monicourt, fiévreux, le visage livide, allait répondre, lorsque Bigorneau intervint.
- J'espère qu'il y a méprise, dit-il ; mais avant de demander compte à M. Monicourt des termes de sa lettre, il me paraîtrait logique, monsieur, que vous expliquassiez le ton impératif que vous avez employé vous-même.
En même temps il présentait au prince sa carte.
- La chose est très simple, il était très important pour moi de voir monsieur dans le plus bref délai, il y va pour moi de mon avenir.
Monicourt et Bigorneau se regardaient sans rien comprendre.
- Je suis allé au journal pour vous voir, de là chez vous ; ne vous y rencontrant pas, je vous ai laissé ma carte sur laquelle j'ai écrit à la hâte les mots qui vous ont offusqué. Croyez bien, monsieur Monicourt, que ce n'est pas au moment où je venais réclamer un service de vous qu'il me serait venu l'idée d'employer une phrase injurieuse.
- Pourquoi avez-vous employé, dit Monicourt, cette formule d'huissier : « Au besoin l'exige ? »
- Pourquoi ? c'était mon droit.
Monicourt, disposé à faire des concessions, se redressa à cette phrase un peu trop moscovite.
- Expliquez-vous ! fit-il d'un ton sec.
- Sans intention de me nuire, je l'espère, monsieur, vous avez signalé dans votre journal ma présence à Paris sans soupçonner que vous commettiez une dénonciation. Il fallait donc que je vous visse le plus tôt possible, et comme il s'agissait de ma liberté, vous avouerez que j'avais le droit d'exiger un rendez-vous d'une personne que je n'avais pas l'honneur de connaître et qui me mettait en péril sans le savoir.
- Nous ne comprenons pas encore, dit Bigorneau. En quoi M. Monicourt a-t-il pu vous porter un si grand préjudice ?
- Vous allez comprendre : mon maître le czar ignore mon séjour en France, il me croit dans les steppes de Crimée, et votre journal, en décelant ma présence ici, peut me valoir un bon exil au Caucase ou en Sibérie.
- Diable ! fit Monicourt.
- Je venais vous prier, monsieur, de ne plus prononcer mon nom et même solliciter de vous une complaisance.
- Je suis à votre disposition, répondit poliment Monicourt, effrayé des conséquences qu'aurait pu avoir son écho.
- Voulez-vous faire une petite rectification, dire que vous vous êtes trompé, que ce n'est pas du prince Troumeskoff que vous vouliez parler ?
- Parfaitement. Permettez-moi, monsieur, ajouta Monicourt, de regretter le mot que je vous ai écrit et qui n'était justifié que par une agression que je croyais enfermée dans votre note au crayon, quelque incompréhensible qu'elle me parût.
Le prince salua et le groupe allait se disperser, lorsque le Russe se ravisa et revenant vers Monicourt :
- Ne croyez-vous pas, monsieur, qu'il serait utile, dans mon intérêt bien entendu, que je vous fournisse quelques détails sur la petite rectification que je sollicite ?
- Je suis à vos ordres...
- Il me semble, dit M. de Troumeskoff, que nous serions plus à l'aise pour causer, si vous vouliez me faire l'honneur de déjeuner avec moi, ici à deux pas au Café Anglais44.
- C'est une idée, dit Bigorneau.
Monicourt, avec plus de dignité, s'inclina en manière d'adhésion. Nos trois personnages se dirigèrent vers le boulevard ; le prince congédia son cocher qui l'attendait.
- À deux heures vous viendrez me prendre, avec la calèche attelée des deux boyards, là en face, dit-il, en désignant le restaurant aristocratique.
Le déjeuner fut ce qu'il devait être ; un déjeuner de prince.
Au dessert, les langues étaient déliées ; le Russe appelait Monicourt Édouard, et celui-ci le nommait Yvan tout court ; ils s'étaient raconté leur vie mutuellement, n'avaient plus rien de caché l'un pour l'autre. Quant à Bigorneau qui ne s'était jamais vu à pareille fête, il rêvait d'un voyage à Saint-Pétersbourg, pour y faire une étude sur les arts, et les lettres en Russie, qui devait marquer dans les fastes littéraires.
Lorsque le valet de pied vint annoncer au prince que son équipage l'attendait, nos trois convives en étaient à l'intimité la plus complète.
- Qu'allez-vous faire ? demanda Troumeskoff.
- C'est ce que je me demandais, dit Monicourt ; je suis incapable d'aller travailler ; d'ailleurs le journal est sous presse à l'heure qu'il est.
- Venez donc avec moi, nous irons au Bois.
- Ça y est, fit Bigorneau ; ça, c'est une idée, et une crâne !
La promenade au Bois fut charmante ; le prince connaissait toute l'aristocratie française et étrangère, et il raconta maintes anecdotes piquantes sur les gens que l'on croisait autour du lac.
Monicourt avait tiré son calepin de reporter et prenait des notes.
- Que faites-vous donc là ? lui demanda Troumeskoff.
- Mon métier.
Et Monicourt lui expliqua quelle était sa mission dans le Réformateur.
- Dites-donc, Édouard, dit le prince, si vous le voulez, nous collaborerons, cela sera mieux.
Les nouveaux amis passèrent la fin de la journée ensemble, et le soir venu, Monicourt présenta le grand seigneur russe au cercle du Rat-Mort.
Cette rencontre fut un grand événement dans la vie de Monicourt. Grâce à la collaboration du prince, il prit une place importante au journal, et la chronique de Paris, qu'il y rédigea quotidiennement, eut une grande vogue dans le monde diplomatique et élégant. Les portes de tous les salons s'ouvrirent devant Monicourt, qui devint l'homme à la mode et recherché grâce à la collaboration occulte du prince russe.
Il est inutile de dire que Troumeskoff avait procuré son tailleur à Monicourt ; que celui-ci en avait profité et qu'il était devenu le plus élégant des hommes de lettres qui, de cinq à six heures, foulent l'asphalte du boulevard de Italiens.
Aglaé attribua cette soudaine métamorphose à la puissance de la passion qu'elle avait su lui inspirer.
(La suite à demain)
[3 mai 1881]
XI
Giret était confiné depuis deux mois dans la houillère de Black-Ridger.
Cet établissement était en pleine prospérité et appartenait à une des sociétés financières les plus puissantes des États-Unis ; le directeur de la compagnie, M. Richardson était un homme considérable, ingénieur habile, qui avait admirablement organisé tous les services de son immense exploitation.
Giret était entré dans cette administration merveilleusement montée, comme une pièce de rechange, dans une machine qui fonctionne bien, c'est-à-dire que ses attributions étaient si étroitement définies, si régulièrement limitées, qu'il lui était impossible de sortir de sa sphère d'action, et de donner un libre cours à son intelligence et une application plus étendue à ses études.
M. Richardson était très satisfait du concours du jeune ingénieur français, de la régularité avec laquelle il accomplissait la part du travail laissée sous sa responsabilité ; mais voilà tout.
Cette situation, quelque honorable et quelque lucrative qu'elle fût, ne pouvait satisfaire l'ambition de Giret ; il n'avait point quitté la France, il ne s'était pas expatrié dans le simple but de gagner facilement sa vie, il ne s'était pas éloigné de Jeanne, il n'avait pas retardé un bonheur certain pour accomplir une tâche modeste.
Son horizon était plus vaste, il s'était jeté à corps perdu dans l'océan inconnu, ne redoutant nulle tempête, décidé à affronter tous les périls, mais aussi avec l'espérance que l'ouragan même le jetterait sur la terre promise qu'il avait rêvée.
Aussi le travail automatique de la houillère l'eut-il bientôt lassé ; sa position ne pouvait être que transitoire. Giret avait écrit lettre sur lettre pour activer le zèle intéressé de Barcasse, et Barcasse comme sœur Anne, lui répondait toujours qu'il ne voyait rien venir.
Un matin, Giret revenait de son inspection matinale, lorsque M. Richardson le fit prier de passer dans son cabinet. Le directeur accueillit son ingénieur avec une cordialité plus accentuée que de coutume.
- Tout marche bien ? demanda-t-il en manière d'entrée en matière.
- Parfaitement, répondit Giret.
- Tant mieux, fit l'Américain. Vous avez déjà assez vécu parmi nous, pour avoir pu apprécier la différence qui existe entre notre façon d'exploiter et celle qui est en faveur en Europe.
- La différence est toute à votre avantage, répondit Giret ; la raison en est simple : vous êtes, en général, vous autres Américains, plus hardis que nos spéculateurs européens, votre argent est moins timide, et vous ne reculez pas devant l'emploi des machines formidables qui diminuent en grande partie le travail de la main-d'œuvre, et, par conséquent les frais de l'exploitation ; aussi vos bénéfices sont-ils énormes, relativement à ceux que donnent en Europe nos exploitations.
- Vous avez dirigé des établissements en France ?
- Non, monsieur, j'ai beaucoup travaillé, beaucoup étudié ; j'ai visité tous nos grands établissements pour pouvoir établir la synthèse de l'industrie française, et ce n'est qu'après avoir terminé cette étude comparative, indispensable à tout homme qui s'adonne aux sciences, que je me suis décidé à venir tenter la fortune en Amérique. En Europe, tout est trop parfaitement réglementé, la carrière y est longue et l'on ne peut la parcourir que lentement ; ici la vie est plus active, la lutte plus tumultueuse, et je crois qu'il est plus facile d'y faire rapidement son chemin.
- Vous avez eu raison, monsieur ; la résolution que vous avez prise peut paraître imprudente aux yeux de vos compatriotes, mais elle prouve en faveur de votre sens et de votre énergie. Aussi, suis-je heureux devous dire, monsieur, que la compagnie que je dirige a su apprécier votre haute intelligence et qu'elle songe à vous mettre en position de lui rendre les plus grands services.
- Vous pouvez assurer la compagnie que je suis très flatté de l'ouverture que vous me faites, mais je dois vous avouer que je ne me crois pas en situation d'accepter.
- Pourquoi ? demanda avec quelque étonnement M. Richardson.
- Mon Dieu ! monsieur, je vais vous dire toute ma pensée sans réticence. Je suis venu en Amérique pour faire fortune. Votre administration est parfaitement organisée et j'y rencontre les mêmes obstacles d'avenir qui m'ont fait fuir la France. Quelque bienveillance que vous ayez pour moi, vous ne pouvez me donner qu'un avancement progressif. Je n'ai ni le tempérament ni la volonté de suivre cette voie sûre mais lente ; je suis venu ici tenter le sort et je le tenterai. Vous excuserez, monsieur, ma franchise, mon audace même ?
- Comment, si je vous excuse ? Mais je vous admire ; l'Amérique n'est peuplée que de téméraires, c'est ce qui fait sa grandeur ; il n'y a pas un seul de nos pionniers qui ne pense comme vous, et notre cri national résume notre caractère aventureux : Go head, go head ! En avant ! Vous pouvez compter sur mon concours ; pour le moment, je ne puis vous donner que cette assurance. Soyez certain que la compagnie ne se séparera pas facilement d'un homme aussi convaincu que vous. Vous ne nous quitterez peut-être pas ; nous avons les reins solides, et l'on peut tenter la fortune avec nous.
- Je le désire, répondit Giret.
Lorsqu'il rentra chez lui, le jeune ingénieur trouva une lettre de Barcasse. Elle était ainsi conçue :
« Mon cher compatriote, j'ai une affaire superbe en vue ; arrivez vite à New York. Je ne puis vous donner des détails dans cette lettre.
Venez
À vous.
Barcasse. »
- L'aurore se lève, paraît-il ! dit Giret après avoir lu la lettre du Marseillais ; et sa pensée se reporta vers Jeanne, pensée chaste, sérieuse, qui le soutenait dans ses moments de désespérance et à laquelle il rapportait tous les événements heureux de sa vie.
En effet, comme il l'avait dit, l'aurore se levait pour lui. Qui avait pu procurer ce premier sourire de la fortune ? Giret était inconnu en Amérique, et là-bas, pas plus qu'en France, la renommée ne s'improvise ; cependant, depuis le moment où M. Richardson l'avait mandé dans son cabinet, un phénomène étrange s'était produit.
Le plus étrange de tous était sa conversation avec le directeur, puis venait l'affaire aussi dorée que mystérieuse que lui annonçait Barcasse, qui jusque-là était resté indifférent à toutes ses lettres ; enfin, depuis le matin, tous les ingénieurs ses collègues étaient empressés autour de lui, et les contre-maîtres le saluaient avec une déférence inaccoutumée.
Giret était trop intelligent, pour ne pas remarquer ce changement à vue et pour ne pas en rechercher la cause. Il eut beau se mettre l'esprit à la torture, il fut obligé de s'avouer à lui-même qu'il n'avait encore rien fait pour mériter une attention aussi générale.
Ce que Giret ne pouvait deviner, c'était l'influence de Monicourt. Le lecteur se rappelle le fameux entrefilet dans lequel Édouard annonçait urbi et orbi que le célébre ingénieur Giret était parti pour les États-Unis pour y rechercher des mines inconnues ou plutôt oubliées. Monicourt écrivant cette nouvelle à la main avait trouvé pour lui-même une mine à peu près inépuisable à trois sous la ligne.
Lorsque l'information chômait il complétait le nombre des lignes qui lui manquaient par le récit, toujours rédigé d'une façon intelligente, de quelques faits du célébre ingénieur Alfred Giret, et par quelques descriptions artistiques d'un dernier travail dû au pinceau merveilleux de Mlle Jeanne Soubiez. Grâce à ces deux sujets, Monicourt gagnait chaque jour sa journée pleine.
Il avait déjà plusieurs fois parlé de Giret, de ses travaux de recherches dans le Far West, d'une application nouvelle de la science à la découverte des mines et à leur exploitation.
Chaque fois qu'il avait eu besoin de deux ou trois francs, il avait fait marcher Giret de succès en succès, et Jeanne de progrès en progrès. Les lecteurs du Réformateur avaient fini par s'intéresser à ces deux personnages, et, bien souvent, dans le monde, de grands industriels et de gros financiers accostaient le directeur du journal pour lui demander des nouvelles du célèbre explorateur ; les gens du monde de leur côté s'inquiétaient de Mlle Jeanne Soubiez.
Le directeur ignorait, comme la plupart de ses collègues, ce que contenait son journal, et pour ne pas paraître étranger aux questions qu'on lui posait, répondait généralement d'une manière évasive. Cette attitude réservée de la part d'un homme considérable ne faisait qu'entretenir l'attention générale.
Un jour même, le ministre des travaux publics l'avait félicité de suivre avec tant de zèle les travaux du jeune savant.
- Vous faites très bien de signaler au monde industriel les grandes intelligences de l'avenir ; il ne faut pas laisser perdre pour le pays des études aussi énergiquement acquises. Il faut que nos industriels soient tenus au courant et ne se laissent pas voler par l'étranger nos ingénieurs les plus capables. Je vous approuve, c'est bien comprendre votre mission de vulgarisateur.
Le directeur s'était rengorgé et avait répondu qu'il s'était donné pour mission de suivre les intérêts de la France partout et toujours, aussi bien en politique qu'en science, industrie, commerce et agriculture.
La renommée de Giret avait ainsi grandi et traversé les mers dans les plis duRéformateur.
Le New York Herald45 est certainement le journal le mieux organisé et le plus intelligemment rédigé de toutes les Amériques.
Son succès s'affirme par un tirage quotidien qui dépasse le chiffre improbable de cinq cent mille. Sa partie politique, contrairement aux journaux de l'ancien monde, tient une place relativement restreinte ; les questions commerciales, industrielles, agricoles, y sont largement traitées, et le département des informations occupe un rang qu'il n'atteint dans aucune feuille périodique dumonde.
Le rédacteur spécialement chargé du dépouillement des journaux de France, avait eu itérativement son attention attirée par les entrefilets du Réformateur,amicalement et lucrativement insérés par Monicourt. Il y puisa un jour le fonds d'un article à sensation :
l'ingénieur français en amérique
Dans cet article il s'attacha, dans un but tout d'émulation nationale, à faire ressortir le concours prêté par la France aux États-Unis, depuis le jour de la déclaration de l'indépendance.
Il avouait sans humiliation que l'idée venait des bords de la terre armoricaine, et que l'Union devait toujours avoir les yeux sur ce pays qui lui envoyait sans cesse les apôtres du progrès.
La digression était toute trouvée pour parler de l'ingénieur célèbre, Alfred Giret ; et l'habile rédacteur résuma dans une notice fort bien pensée toutes les élucubrations fantaisistes de Monicourt. Il en fit un tout économiquement étudié, et il en conclut à la puissance d'assimi-lation du génie américain.
Cet article fit grande sensation dans le monde des spéculateurs.
À sa lecture, M. Barcasse songea à créer une société en commandite pour l'exploitation des mines du Far-West, société à la tête de laquelle il placerait Giret, et dont il serait lui, Barcasse, le gérant. Dans ce but, il renoua des relations avec la grande maison Slidon et C0, et, le New York Herald en main, il décida les chefs de cette grande entreprise financière à étudier cette affaire, qu'il présentait habilement d'ailleurs.
C'est à la suite de ces premiers pourparlers qu'il avait écrit sa lettre à Giret.
Cette notoriété subitement donnée par la presse ne frappa pas seulement M. Barcasse. D'autres spéculateurs songèrent à accaparer l'ingénieur françaiset dès le lendemain le New York Herald
et tous les journaux américains publièrent l'avis suivant :
« M. Alfred Giret, ingénieur des mines, est invité à se présenter chez M. Smith, 5° avenue, n° 122 pour communication urgente. »
(La suite à demain)
[4 mai 1881]
XII
À l'appel de M. Barcasse, Alfred Giret était venu à New-York. Dès son arrivée, le Marseillais avait voulu l'accaparer, mais Giret n'était pas homme à se laisser conduire. Il jugea immédiatement la situation que le hasard lui faisait et il se promit d'en profiter. Trop honnête pour vouloir servir d'instrument à des spéculateurs hasardeux, il écouta toutes les propositions qui lui furent faites avec calme, ne se laissant éblouir par aucune d'elles. Barcasse ne le quittait plus et le pressait de conclure un traité avec la maison Slidon et C° pour l'exploitation des mines du Far-West.
Il était installé depuis plusieurs jours à Boston-house, étudiant les diverses affaires qui lui étaient proposées lorsqu'il reçut la visite de M. Richardson.
L'ingénieur américain lui serra cordialement la main.
- Je viens à votre aide, lui dit-il, vous devez être embarrassé au milieu des mille propositions qui vous sont faites.
- Nullement, répondit Giret, j'étudie chacune d'elles scrupuleusement, et je me déciderai non pour l'affaire qui me présentera les plus gros bénéfices, mais pour celle que je me croirai le plus capable de bien conduire.
- Ces sentiments vous honorent, mais croyez-moi, cela n'est pas suffisant ; quelque attention que vous donniez à votre choix, vous ne connaissiez pas encore assez notre pays, pour ne pas vous laisser tromper par votre conscience elle-même et je viens mettre mon expérience à votre service.
- En vérité, monsieur, je ne sais ce qui peut me mériter ainsi votre bienveillance, et j'en suis tout confus.
- Vous me plaisez, dit Richardson ; nous autres Américains, nous allons rondement en affaire et nous ne faisons jamais de sentimentalisme ; vous me plaisez, parce que j'ai peu rencontré dans ma vie déjà longue d'hommes de votre âge unissant à une science aussi solide, une activité et une énergie comparable à la vôtre. Je vous ai vu à l'œuvre et je vous ai jugé ; mais avant d'aller plus loin dans l'examen des projets qui vous sont soumis et pour l'appréciation desquels mon expérience vous sera peut-être utile, permettez-moi, monsieur, de vous parler avec ma franchise de Yankee.
- Je vous écoute, dit Giret en s'inclinant.
- Eh bien ! monsieur, vous êtes bien décidé à quitter notre mine ?
- Je quitterai Black-Ridg à regret, monsieur, et il m'est pénible de vous répéter ce que j ai eu l'honneur de vous dire ; vous ne sauriez m'offrir une position qui puisse répondre au but que je me suis proposé d'atteindre en venant en Amérique.
- Qu'en savez-vous ? répondit M. Richardson, nous sommes assez puissants pour vous faire une large place.
- Expliquez-vous.
- Je ne veux point finasser avec vous ; j'ai l'intention de me retirer, j'ai cinquante-deux ans, une grande fortune acquise et une grande lassitude des affaires. La plus grosse partie de mes revenus provient de nos houillères ; c'est vous dire, monsieur, que désirant prendre ma retraite, j'ai le plus grand intérêt à voir continuer la prospérité de l'exploitation que je dirige, et en venant vous offrir ma place, j'assure en même temps l'avenir de la société et ma fortune personnelle.
Giret, à cette offre faite ainsi à brûle-pourpoint, perdit toute contenance : la position de M. Richardson était considérable et dans ses rêves les mieux combinés il n'avait jamais entrevu un avenir plus brillant.
- Qu'en pensez-vous ? demanda Richardson en jouissant de l'étonnement non dissimulé d'Alfred.
- J'en pense, répondit celui-ci, que je ne sais si j'ai bien compris vos paroles et que je ne m'explique pas votre subite protection que ne justifient point nos rapports intérieurs : à la mine mes fonctions étaient modestes, et vous n'avez pu, certes, y juger l'étendue de mes facultés.
- Vous vous trompez, monsieur, je vous ai apprécié ; vous avez d'abord une origine excellente, vous sortez de l'école de mines de Paris, vous avez ensuite une grande ambition ; enfin monsieur, grâce à votre mérite et à votre habileté, – c'est un point que je ne veux pas approfondir, – votre notoriété est établi par toute la presse de l'Union : cela vous a peut-être coûté cher.
- Je ne comprends pas, fit Giret en se redressant.
- Allez, allez, vous êtes un habile homme, dit avec bonhomie l'Américain, ne vous en défendez pas ; c'est nous qui avons inventé la réclame.
- Je vous jure, monsieur, que je ne comprends pas un mot à ce que vous me dites.
- Me serais-je trompé ? et ne seriez-vous pas un homme aussi sérieux que je le pensais, dit Richardson. Je vous en prie, ne jouons pas au plus fin. Cela est bien dans tous les cas ; si votre mérite seul a pu vous mettre en relief, je ne saurais que vous en féliciter ; si vous avez fait vous-même sonner les trompettes de la renommée, cela dénote chez un homme aussi jeune que vous une grande connaissance du cœur humain, une expérience précoce des affaires, et je vous en félicite encore.
- De grâce, monsieur, dit Giret, expliquez-vous ; je n'ai fait faire aucune réclame et mon mérite, si j'en ai un, est trop inconnu pour qu'il ait pu inspirer les éloges publics dont vous parlez.
Giret était indigné en songeant qu'on le jugeait capable de monter sur les tréteaux et de battre la grosse caisse pour attirer l'attention sur lui.
Cependant, lorsque M. Richardson lui eut lu tous les extraits du Réformateur et le grand article du New York Herald, il fut obligé de se rendre à l'évidence et de convenir que toutes les apparences étaient contre lui.
- Je vous jure, monsieur, que je ne suis pour rien dans toute cette banque ; je rougirais de recourir à de pareils moyens.
- Comment expliquez-vous l'insistance du Réformateur à parler constamment de vous et à vous mettre sans cesse en relief ?
- Je ne me l'explique pas, et ce que je puis affirmer, c'est que je suis parfaitement inconnu en France.
- Tout cela est fort bizarre ! Vous avez alors quelque part un bon ange qui vous protège et qui veille sur vous. Dans tous les cas, continua M. Richardson, tout cela ne change en rien mes propositions. Veuillez y réfléchir avant de vous lancer dans toute autre affaire.
L'Américain se leva.
- Faites-moi l'honneur, dit-il en se retirant, de venir dîner avec moi ce soir dans mon cottage à Brooklin ; je vous présenterai à mistress Richardson et à nos trois jeunes miss ; je compte sur vous, nous causerons.
Giret accepta, et, M. Richardson parti, il resta plongé dans un océan de réflexions que lui suggérait l'étrangeté de la position que le hasard lui créait.
Il cherchait en vain le lien de cet amphigouri, lorsque M. Barcasse arriva.
Le Marseillais entra avec une pétulance toute méridionale et s'écria :
- Eh bien ! mon cher, ça marche, ça marche ! Slidon est prêt, je viens de le voir ; le traité est complet, il n'y manque que votre adhésion.
- Vous êtes bien pressé, fit Giret.
- Nous autres Américains, nous sommes toujours pressés ; c'est notre grand mérite, nous aimons à bâcler les affaires et à ne pas lanterner. Une affaire est bonne ou mauvaise ; si elle est bonne, on la fait ; si elle est mauvaise, on la fait encore ; elle peut devenir bonne, on ne sait pas. Le principe, c'est de faire vite. Vous autres Européens, vous êtes des spéculateurs pitoyables, vous ne vous lancez que quand vous avez quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de réussir ; il faut que vous connaissiez les tenants et les aboutissants, ce n'est pas ça, bagasse ! ce n'est pas ça. Les affaires s'affirment par les profits ou par les pertes ; eh bien, les pertes, c'est quelquefois des profits ! Voilà ce que c'est que les affaires,
- Je ne comprends pas un mot de ce que vous dites, fit Giret étourdi par ce verbiage.
- Ta ! ta ! ta ! Vous comprenez bien, allez ! Vous êtes encore un malin, vous. À propos, continua Barcasse, savez-vous que ce que vous avez fait n'est pas bien !
- Quoi ?
- Avec un vieil ami comme moi ! Je vous en veux.
- De quoi ? fit Giret avec impatience.
- Le doux petit Jésus qui ne comprend pas ! dit Barcasse en clignant des yeux d'un air intelligent. Vous faites de la réclame à tout casser, et vous en chargez un autre que Barcasse ! le roi des puffistes de l'Union ! Ça, c'est mal !
- Ils me feront devenir fou, tous ces Américains, avec leurs journaux.
Et il expliqua à Barcasse son innocence dans tout ce bruit qui se faisait autour de son nom.
- Non seulement, ajouta-t-il, je suis complètement étranger à toute cette exaltation de mes mérites, mais encore cela me désoblige beaucoup, et je vais me voir forcé de prier les journaux de cesser de s'occuper de ma personne.
- Ne faites pas ça ! s'écria Barcasse. Que ça vienne du diable, c'est bon ! la maison Slidon et C° a donné dans le panneau et...
- Monsieur Barcasse, fit Giret gravement, je ne tends de panneaux à personne et je vous défends de me mêler à vos tripotages.
- Tripotages, dit Barcasse, tripotages ! vous appelez les affaires tripotages ! la maison Slidon et C° tripotage ! et moi, Barcasse, tripotage ! Ah ça ! vous êtes fou !
- Fou ! c'est possible ! Je suis sur la voie pour le devenir. Depuis trois jours, je ne sais plus comment je vis.
- Voyons, parlons de l'affaire Slidon et C0, dit Barcasse. Tout est prêt, il faut l'enlever.
- Je ne veux rien enlever du tout ; mes études sont faites, seulement je ne veux pas engager les capitaux énormes qui me seront confiés avant d'avoir approfondi les chances du succès.
- C'est une affaire manquée alors, s'écria Barcasse.
- Comment ?
- Vous tergiversez et nous autres, Américains, nous n'aimons pas les hésitations. Si MM. Slidon et C° vous voient aussi indécis, ils reculeront. Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud. Et puis
quoi ? Y a-t-il de l'or au Far-West ?
- Oui.
- Bon, voilà un point. Il faut le tirer des entrailles de la terre avec l'aide des capitaux, voilà le second point. Vous voyez que nous sommes d'accord.
- Et le troisième point ; vous l'oubliez ? dit Giret.
- Lequel ?
- La réussite de l'opération.
- Quoi ! la réussite ? Il y a de l'or ou il n'y en a pas ; s'il y en a, ça va tout seul ; s'il n'y en a pas, on le verra bien. C'est le sort, ça. Vous imaginez-vous que vous pouvez cuber l'or enfermé dans les profondeurs de la terre ?
- À peu près, en développant mes études préparatoires.
- Jamais vous ne ferez d'affaires ici avec ces principes. Que de temps perdu, mon Dieu !
- Tant que vous voudrez, dans tous les cas je ne me lierai avec MM. Slidon et C° que lorsque je serai assuré de la plus grande somme de chances en faveur de l'exploitation.
- Puisque vous ne voulez pas suivre mes conseils, dit Barcasse, faites comme vous l'entendez et tant pis pour vous ! Quand vous serez prêt, prévenez-moi, car je n'ai pas de temps à perdre, je suis Américain.
- Affaire manquée, se dit le Marseillais en se retirant.
- Quel drôle de pays ! pensa de son côté Giret, lorsqu'il fut seul.
Il passa une partie de la journée à l'étude de ses travaux et à l'examen des calculs qu'il avait faits.
Barcasse ne pouvait s'expliquer l'attitude du jeune ingénieur français, cela bouleversait toutes ses doctrines en affaires et sa méfiance était éveillée par ce qu'il appelait une honnêteté exagérée qu'il ne pouvait concilier avec le luxe de réclame que Giret s'était fait faire aussi habilement. Car Barcasse, comme M. Richardson, était convaincu que Giret s'était fait lancer par un puffiste. Il se crut joué et il résolut de montrer à Giret qu'il n'était pas sa dupe.
Aussi, lorsque ce dernier sortit pour se rendre à Broockling, Barcasse l'épiait-il.
Il le vit se diriger vers le bateau à vapeur qui dessert la banlieue new-yorkaise. Il le suivit, grimpa dans le même ferry-boat et ne le quitta que lorsqu'il le vit entrer dans la villa de M. Richardson.
- Je comprends tout ! se dit alors Barcasse. Ah ! tu as voulu me jouer par dessous la jambe ! attends, attends, mon bon. Tu abandonnes Barcasse, tu vas voir, bagasse ! Ah ! tu n'aimes pas la réclame, dis-tu ? je m'en vais t'en faire gratis, et de la bonne.
Barcasse rentra vite et se rendit au journal le New York Herald.
Il y rédigea un fait divers dont il paya l'insertion.
Et le soir même on pouvait lire au milieu des informations locales, l'entrefilet suivant :
« Le célèbre ingénieur français M. Alfred Giret, paraît devoir se fixer définitivement aux États-Unis. L'on annonce son prochain mariage avec la fille aînée de M. Richardson. La jeune miss apporterait à son époux, dans la corbeille de mariage, la direction des richissimes mines de Black-Ridge. »
Toute la famille de M. Richardson se promenait sur la terrasse du cottage, au moment de l'arrivée de Giret.
On était en plein été : les jeunes miss, toutes trois vêtues de robes blanches ornées d'un large ruban bleu à la ceinture, couraient à travers les massifs ; dans leurs cheveux dorés comme les blés qui ondulaient dans la plaine environnante, des bluets faisaient ressortir l'éclat éblouissant de leur teint rosé ; elles jouaient folâtres, lorsque leur père les appela pour leur présenter le jeune ingénieur.
La présentation faite, elles reprirent leurs jeux et les échos du jardin retentirent de nouveau de leurs cris joyeux.
L'aînée, miss Arabella, était dans tout l'éclat de ses dix-huit ans : grande, élancée, svelte, elle était d'une élégance extrême ; elle présidait plutôt qu'elle ne partageait le jeu de ses jeunes sœurs.
L'arrivée du Français l'avait d'abord distraite et elle était devenue moins attentive aux provocations turbulentes de ses petites compagnes. Lorsque la cloche du dîner sonna, elle fut plus empressée à se rendre à son appel.
Le dîner fut tout à fait intime ; M. Richardson traita Giret comme un vieil ami de vingt ans et le repas s'acheva sans incident remarquable.
(La suite à demain)
[7 mai 1881]
XII (suite)
La soirée était calme et la brise de mer caressant les coteaux, venait expirer fraîche et parfumée sur le joli cottage de l'Américain. M. Richardson invita Giret à fumer un cigare sous les mimosas qui s'élevaient en avant de la maison. Les deux ingénieurs se promenaient causant un peu de tout : de la France, de l'Amérique, du progrès des sciences ; c'était ce qu'on appelle une causerie à bâtons rompus. On sentait un certain embarras entre les deux interlocuteurs. M. Richardson attendait avec impatience que Giret s'ouvrît à lui sur ses projets, et de son côté celui-ci, avec une anxiété toute naturelle, espérait que le directeur des mines allait reprendre le thème de sa conversation du matin. Des deux côtés la réserve était commandée par un sentiment de convenance et de savoir-vivre.
Cette contrainte mutuelle fut levée par l'arrivée de miss Arabella.
- Tenez, mon père, dit-elle en accourant, voici votre journal. M. Richardson prit le New York Herald des mains de sa fille et la renvoya en déposant un baiser sur son front ; miss Arabella retourna vers sa mère qui s'était installée dans un petit salon où la famille se réunissait de coutume pour la veillée.
- N'est-ce pas qu'elle est charmante ? dit M. Richardson lorsque sa fille eut disparu au fond de l'allée.
- Ravissante, répondit poliment Giret.
- Et bonne, ajouta le père. Ce sera une charmante mère de famille.
Cette phrase, toute banale en apparence, émut étrangement Giret. Instinctivement il comprit que la direction de la mine pouvait bien être la dot de la fille, et il s'expliqua soudainement la sollicitude de M. Richardson à son endroit ; en même temps il vit ses rêves d'avenir de nouveau reculés au moment où il croyait en voir la réalisation.
M. Richardson conduisit Giret dans son cabinet de travail.
- Veuillez me permettre, dit l'Américain, de jeter un coup d'œil sur le journal, pour voir s'il renferme quelques nouvelles intéressantes. Peut être y est-il encore question de vous, ajouta-t-il avec une bonhomie légèrement narquoise.
- De grâce, monsieur Richardson, je vous en prie, ne me faites pas l'injure de me croire capable d'user de pareils moyens. Je vous affirme que je souffre cruellement en songeant que vous pouvez avoir conservé une arrière-pensée sur ma loyauté...
- Ne vous chagrinez pas ; laissez-moi vous traiter en ami, j'ai été sérieux toute la journée.
- Merci, fit Giret en serrant vigoureusement la main de M. Richardson, plaisantez-moi tant que vous voudrez ; appelez-moi Barnum, puffiste, banquiste ; j'aime mieux ça, c'est convenu : mais, pour Dieu, croyez à ma sincérité.
- Si j'en avais douté un seul instant, mon jeune ami, je ne vous aurais pas amené dans ma famille.
- Encore une fois, merci, fit Giret.
M. Richardson s'approcha de la lampe qui était posée au milieu du bureau et déploya le gigantesque journal américain.
Il le parcourut rapidement ; pendant ce temps-là, Giret feuilletait un album minéralogique.
Lorsque l'Américain eut fini de parcourir le New York Herald, il sonna.
Un domestique se présenta dans la baie de la porte.
- Portez ce journal à Mistress Richardson.
Puis, se tournant vers Giret :
- Maintenant, à nous deux, monsieur, ajouta-t-il. Nous allons, si vous le voulez bien, causer affaire.
- Je suis à vos ordres, fit Giret.
- Avez-vous réfléchi depuis ce matin ?
- Oh ! oui ! j'ai réfléchi ! et je dois vous l'avouer, votre générosité pour moi est tellement inexplicable, que je n'ai pas osé donner toute ma pensée à la réalisation d'un tel rêve. Songez, monsieur, que je suis pauvre, inconnu, et que ce changement subit de fortune me surprend au moment où j'étais décidé à entrer dans la lutte par la porte de la misère et du travail ! Ne m'en veuillez pas de mon incrédulité, je ne suis pas heureux.
- Cependant, vous pensez bien, monsieur Giret, que je suis un homme sérieux, et la démarche que j'ai faite auprès de vous aurait dû vous en convaincre.
- C'est cette chance extrême, ce bonheur inespéré, mon rêve tout-à-coup réalisé qui m'épouvante ; vous me le dites encore, monsieur, eh bien ! permettez-moi de vous le répéter, je ne puis y croire. Vous m'excuserez, n'est-ce pas ? mais j'ai si peur de la désillusion !
- Si vous n'avez que cette crainte, tranquillisez-vous ; je maintiens mon offre, et comme je vous l'ai dit, j'ai tout intérêt à la maintenir. En vous choisissant, j'ai la garantie que notre établissement conservera sa marche ascendante et prospère ; je vous connais assez aujourd'hui pour être sûr que vous me remplacerez avantageusement : vous avez vingt ans de moins que moi ; d'ailleurs, si vous le voulez, je serai toujours assez près de vous pour vous aider de mes conseils.
- Ah ! monsieur, s'écria Giret, comment pourrai-je jamais vous prouver ma reconnaissance.
- Vous me le prouverez peut-être un jour plus aisément que vous ne le pensez.
À ces mots le visage resplendissant de bonheur de Giret s'assombrit tout à coup.
- Monsieur, dit-il, nos relations vont devenir tout intimes ; il est utile, indispensable que vous sachiez qui je suis, d'où, je viens, où je vais. Vous allez le savoir.
- Inutile, monsieur. Depuis deux mois que vous êtes à la mine, je sais à quoi m'en tenir sur votre compte. Vous êtes orphelin, vous avez fait vos études à Charlemagne, puis vous êtes entré à l'École. À votre sortie, vous avez travaillé chez mon collègue et ami l'ingénieur Varé, et vous ne l'avez quitté que sur ses conseils pour aller étudier les grandes usines et tenter fortune. Vous le voyez, je suis informé. De plus, vous êtes un brave et loyal garçon et je suis très heureux de vous avoir rencontré sur mon chemin.
Giret était confondu.
- Ainsi, c'est convenu, vous me remplacez.
- Permettez, fit Giret en faisant un effort sur lui-même, vos renseignements ne sont pas complets ; il est de mon devoir, de ma loyauté, de vous en dévoiler un côté qui vous est resté inconnu.
- Allons, dites, fit avec un petit mouvement d'impatience M. Richardson, mouvement qui n'échappa pas à Giret.
- Mon Dieu ! monsieur, ceci est bien délicat à dire. Il y a un instant vous avez prononcé une phrase, à propos de ma protestation de reconnaissance, qui me préoccupe beaucoup. Vous réalisez mes rêves, je ne voudrais pas détruire les vôtres. Vous m'avez dit que je serais peut-être à même, un jour, de vous prouver ma reconnaissance plus aisément que je ne pensais ; permettez-moi de vous demander franchement quelle est la pensée qui se cache sous ces mots ?
- Vous êtes bien curieux, monsieur, dit moitié riant, moitié sérieux, M. Richardson.
- Je suis simplement honnête, reprit Giret. Vous êtes si bon, si paternel pour moi, que je me ferais un remords de tout acte de ma part qui pourrait ajouter une contrariété à votre vie.
- Je ne puis répondre à votre question, dit M. Richardson, elle est toute dans l'avenir.
- Eh bien ! monsieur, il est de mon devoir de vous faire ma confidence. En quittant la France, j'ai pris un engagement solennel : j'ai donné ma foi à une jeune fille que j'aimais silencieusement depuis de longues années ; toute mon ambition est de me créer une situation pour la rendre heureuse. Je suis fiancé.
Il y eut un moment de silence entre ces deux hommes.
- Vous êtes un honnête homme ! fit enfin M. Richardson ; en entrant ici vous avez vu des jeunes filles et vous avez pensé avec raison, que je pourrais nourrir, pour l'avenir, certains projets. Vous avez agi loyalement, je vous en remercie ! En effet, aujourd'hui-même, en annonçant votre visite à Mistress, je lui avais dit : Ce sera peut-être un mari pour Arabella.
- Je vais donc me retirer, dit Giret anxieux.
- Nullement, monsieur, reprit l'Américain en lui pressant les mains et en les serrant affectueusement, je vous garde, et dès demain je vous présenterai comme mon successeur au conseil d'administration ; je l'avais convoqué dans cette prévision. Diable ! les honnêtes gens comme vous sont trop rares.
Le domestique vint annoncer que le thé était servi.
Richardson et Giret passèrent au salon.
- Tiens ! fit l'Américain, où sont donc les jeunes miss ?
- Je les ai renvoyées dans leur appartement.
- Pourquoi ?
- Vous devez bien le savoir.
- Que signifie ce mystère ? dit en riant M. Richardson.
- Excusez-moi, monsieur, dit mistress Richardson à Giret, mais comme il paraît que nous sommes en famille, permettez-moi de parler en famille.
- Que voulez vous dire ? dit d'un air étonné son mari.
- Je veux dire que vous avez manqué à toutes les convenances et au respect que vous deviez à la mère de vos enfants en me parlant d'une chose faite comme d'un projet et que vous l'avez annoncé à votre fille d'une façon qui choque tous les usages. Arabella n'est pas un bétail qu'on fait entrer dans un cheptel et qu'on livre avec la ferme,
- Je ne comprends pas un mot à ce que vous dites.
- Tenez, lisez, vous comprendrez peut-être. Et ce disant Mme Richardson tendit le New York Herald à son mari en désignant du doigt le fameux fait-divers de Barcasse.
Le directeur des mines de Black-Ridge pâlit affreusement et sans dire un mot passa le journal à Giret ; à peine celui-ci y eut-il jeté les yeux, qu'il poussa un cri déchirant :
- Infamie ! s'écria-t-il.
- Oui infamie, répéta M. Richardson revenant à lui, il faut que l'auteur en soit cruellement puni.
- J'en fais mon affaire, dit sourdement Giret.
- Ce n'est donc pas vous, demanda Mme Richardson, qui avez fait insérer cette annonce ?
- Comment pouvez-vous le supposer ? dit sur un ton de reproche M. Richardson. Regardez ce que c'est, continua-t-il en s'adressant à Giret, sans votre confidence, je vous accuserais de cette mauvaise action.
- Sur l'honneur ! monsieur ! je vous jure que je trouverai l'infâme coquin qui a fait cela.
- Dès demain, j'irai demander des explications au journal et le nom du coupable.
- Vous m'attendrez chez vous, dit M. Richardson, nous irons ensemble.
XIII
Giret attendait, comme il était convenu, M. Richardson, lorsque le garçon de l'hôtel lui apporta le courrier de France.
Il prit le paquet de journaux et de lettres des mains du garçon domestique et tria rapidement une lettre dont la suscription était d'une écriture fine et déliée.
Il l'ouvrit rapidement, et, avant de la lire, il déposa un baiser sur une petite croix tracée au haut de la lettre et dont le trait avait été ébarbé, alors qu'il n'était pas encore complètement sec, par un contact que Giret devina facilement.
Voici quelle était la teneur de cette lettre :
« Monsieur et ami,
Votre lettre nous a tous comblés de joie, il y avait déjà deux courriers que nous étions sans nouvelles, et je vous avoue que je ne laissais pas que d'être très inquiète de vous. Que faites-vous, et comment passez-vous votre temps au milieu de cette fourmilière noire dont vous nous parlez. Racontez-moi ça longuement ; aucun détail de votre existence ne saurait m'être indifférent, et ma pensée aimerait à suivre votre vie pas à pas : ne m'avez-vous pas dit que nous n'en avions qu'une pour nous deux ? Je le crois, et c'est pour cela que je voudrais tout savoir.
Ici, je mène toujours la même vie que vous connaissez, en tête-à-tête avec mon chevalet et causant avec vous ; je travaille et n'ai pas d'autres distractions que les bontés de mon vieil oncle ; il a déjà acheté trois cartes de l'Amérique pour savoir le point exact de la contrée que vous habitez ; chaque semaine, il s'en va au Messenger Galignani's46 pour y lire les journaux du Nouveau-Monde, et il vient me raconter ce qui s'y passe. Tout cela m'intéresse comme vous le pensez ; n'est-ce pas au milieu de ce monde que vous vivez ? Cela m'occupe sans me distraire, et je me prends parfois à avoir peur des deux longues années qui nous séparent.
Croyez-vous, mon ami, qu'il soit bien utile d'attendre si longtemps ? Je ne sais si vous pensez comme moi, mais il me paraît que la vie est bien courte pour la passer ainsi sans cesse à désirer. Il me semble aussi que là-bas je ne vous serais pas importune, au contraire ; mes soins vous seraient peut-être utiles : vous savez que je suis presque un garçon, et que je saurais m'accommoder de tout : une artiste, ce n'est pas gênant, et j'emporterai mes pinceaux avec moi.
Nous disons parfois toutes ces folies le soir avec mon oncle : il se déclare résolu à traverser la grande tasse, comme il dit dans sa joviale humeur ; c'est ainsi que nous passons le temps en songeant à vous. Au fond de toutes ces extravagances, il y a, pour moi qui suis sérieuse, un remords de vous avoir laissé partir ainsi : pourquoi auriez-vous seul toutes les douleurs de la lutte ? Je suis digne, je vous assure, de partager toutes vos peines ; la vie me paraîtrait plus douce, conquise ainsi ensemble. On doit s'aimer mieux lorsqu'on s'est vu à la peine.
Qu'en pensez-vous ? Je ne veux pas que vous me croyiez ambitieuse plus que je ne le suis. Mon ambition serait satisfaite : vivre auprès de vous. Ne me parlez pas raison dans votre réponse, cela me fait froid, et j'ai horreur de mathématiques appliquées aux solutions du cœur. Laissez-moi croire à l'imprévu et me perdre dans ce que vous appelez les calculs de probabilité, d'improbabilité même si vous le voulez : Car je me pose des problèmes aussi et j'ai été effrayée lorsque, Barême en main, j'ai découvert que deux ans égalent 730 jours et que ce long espace de temps représente une éternité de 1,004,160 minutes. Ne suis-je pas digne de devenir la compagne d'un ingénieur ? Cela vous fait sourire, je le vois d'ici ; n'y voyez cependant que mon impatience à vous vouer tout ce que Dieu m'a donné de bon, à vous rendre la vie heureuse et à prendre charge de mes devoirs d'épouse. Je ne vis que de votre pensée et je trouve un bonheur ineffable à vous le dire.
Je crois en vous comme je crois en Dieu, Aimez-moi.
Je vous embrasse.
Jeanne. »
Giret négligeant les autres missives étalées sur son bureau, se mit à relire la lettre de Jeanne. Son regard fixe, humide, s'arrêtait à la dernière phrase ; et il restait ainsi dans toutes les extases du souvenir ; il revoyait Jeanne en pensée ; gracieuse, aimante comme il ne l'avait jamais connue ; il savourait ainsi toutes les joies pures du cœur, lorsqu'il fut tiré de sa rêverie par l'arrivée de M.Richardson.
(La suite à demain)
[8 mai 1881]
XIV
L'Américain, en entrant, tendit cordialement la main à Giret et la lui serra affectueusement.
- Êtes-vous prêt ? lui demanda-t-il.
- Je vous attendais.
- Je n'ai pas dormi de la nuit, dit M. Richardson, ma pauvre Arabella a été douloureusement affectée de cette infamie, et sa mère et moi nous nous perdons en conjectures sur l'auteur d'un pareil acte. Je ne doute nullement de votre franchise et de votre loyauté, mais je dois vous dire que cette annonce n'a pu être lancée que dans votre intérêt pour me forcer la main.
- Oh ! monsieur ! fit d'un ton indigné Giret.
- Permettez, je m'entends, je ne doute pas de votre innocence, mais on a quelquefois dans la vie des amis maladroits... et quelquefois on les laisse faire, ajouta l'Américain.
À ce soupçon, la droiture de Giret se révolta.
- Monsieur, dit-il, fixant d'un regard sévère son interlocuteur, je ne permets à personne de douter de ma parole. Dans une affaire aussi délicate que celle-ci, je n'oublierai pas que vous êtes le père de la jeune fille outragée et je supporterai avec résignation tous vos soupçons. Veuillez m'éviter vos injurieuses suppositions, je suis à votre disposition pour rechercher le coupable, et je me réserve le droit exclusif de le châtier comme il le mérite...
- Ne vous fâchez pas, interrompit l'Américain visiblement satisfait de l'indignation de Giret, songez à mon affliction et ne donnez pas une portée trop grande à mes paroles. Raisonnons avec calme. N'avez-vous pas un ami trop zélé à New York ?
- Je n'y ai aucun ami si ce n'est vous.
- En ce moment le domestique annonça M. Barcasse.
À ce nom, qui éveilla la même pensée chez chacun d'eux, Giret et Richardson se regardèrent. L'un et l'autre connaissaient Barcasse. Celui-ci s'avança en saluant et s'informa cauteleusement de l'état de santé des deux ingénieurs ; en les voyant réunis, il crut que ni l'un ni l'autre n'avaient encore connaissance de son indigne manœuvre et il se réjouit à l'idée qu'il allait assister à la rupture éclatante des projets qu'il désirait voir avorter.
- Je suis heureux, messieurs, de vous voir réunis, dit-il ; je venais féliciter M. Giret et j'aurai le bonheur de faire agréer la part de mes félicitations qui reviennent à M. Richardson.
- Que voulez-vous dire ? dit Giret.
- Comment ! vous ignorez ! Mais tout New York en parle, tous les journaux du matin reproduisent la note parue hier soir dans le New York Herald, note qui, par parenthèse, a fait grande sensation dans le monde industriel et commercial.
- Voyons, voyons, fit avec bonhomie M. Richardson, mon bon monsieur Barcasse, vous nous parlez hébreu, quelle sorte de félicitations avez-vous à nous faire partager ?
- Elles sont de deux sortes : j'ai d'abord à féliciter M. Giret de la grande situation que vous lui faites en lui cédant la direction des mines de Black-Ridge. J'ai ensuite à le féliciter plus grandement encore de l'honneur qu'il a d'épouser une miss aussi parfaite que votre fille.
M Richardson lui imposa silence du geste.
- Asseyez-vous donc là près de moi, dit avec affabilité M. Richardson, vous allez peut-être nous renseigner. Vous dites donc, monsieur Barcasse, que vous avez vu cette bonne nouvelle annoncée dans le New York Herald et que tous les journaux du matin l'ont répétée ?
- Oui, monsieur, et je vous assure que, pour mon compte, cela m'a procuré une bien grande joie.
- Vous êtes bien bon, M. Barcasse, et M. Giret et moi nous sommes bien reconnaissants des sentiments que vous avez pour nous ; nous ferons à l'occasion tout ce qui dépendra de nous pour vous prouver notre gratitude. En ce moment nous sommes très intrigués pour savoir quelle est la main amie qui a eu l'exquise attention de divulger d'une façon aussi hâtée ce qui ne pouvait être connu que de nous deux.
- Ah ! fit Barcasse.
- Vous pourriez peut-être nous renseigner. Votre office est très répandu et vous faites métier de tout savoir.
Barcasse s'inclina modestement et jura ses grands dieux qu'il ne saurait avoir aucun indice. Trop habile pour ne pas deviner à demi mot, il sentait que les cartes étaient brouillées, et il se réjouissait intérieurement du succès de son stratagème. Giret était donc entre ses mains puisque M. Richardson était ainsi préoccupé, et l'affaire des mines était manquée.
Pendant toute cette conversation, Giret était resté silencieux ; tandis que M. Richardson interrogeait Barcasse, il étudiait la physionomie de ce dernier, et au sourire narquois qui ridait les lèvres du Marseillais, le jeune ingénieur avait facilement deviné que le tripoteur d'affaires n'était pas étranger à l'indiscrétion de la presse américaine.
- Vous pouvez toujours nous aider, dit Giret, à découvrir l'auteur de cette annonce : vous connaissez intimement le gérant du New York Herald, nous allons y aller, vous nous accompagnerez.
Barcasse tira sa montre.
- Impossible, dit-il, je suis attendu et... puis, un rendez-vous important… D'ailleurs, ce serait peine inutile, vous comprenez bien que le rédacteur du New York Herald se refuserait à toute indication.
- Oh ! ceci me regarde, dit M. Richardson, j'ai une façon toute spéciale de forcer les gens à me parler.
Vous allez venir avec nous.
- Mais, objecta Barcasse...
- Vous manquerez votre rendez-vous, tant pis.
Et, ce disant, M. Richardson tira tranquillement de sa poche un ravissant revolver artistiquement niellé.
- Voici un argument irrésistible pour faire causer les gens, dit-il ; qu'en pensez-vous, monsieur Barcasse ?
- Je pense que vous interprétez à mal, dit le Marseillais d'une voix étranglée, une action qui a été faite dans un but louable peut-être ; c'est probablement un ami de M. Giret, qui, dans l'espoir de lui faciliter une réussite douteuse, a employé ce moyen...
- Vous pensez ? interrogea Giret.
- J'en suis presque sûr, dit Barcasse, et je ne vois pas ce que la note du journal peut avoir de désobligeant pour l'un de vous deux.
- Eh bien ! moi, je vois, dit Giret, qui ne put retenir son indignation, que vous êtes un fripon. C'est vous qui êtes l'auteur de cette infamie.
- Je ne le nie pas, fit le Marseillais tout tremblant, mais je proteste contre l'interprétation que vous faites de maconduite. C'est dans le but de vous être utile...
- Assez ! dit Richardson, vous êtes un fieffé coquin et vous mériteriez que je vous casse la tête... Vous avez agi traîtreusement pour me brouiller avec M. Giret et faire échouer nos projets. Vous aviez alors l'ingénieur français à votre discrétion et vous espériez, avec l'aide de son nom qu'il vous eût livré, créer, une affaire ténébreuse avec le concours de Slidon, votre confrère en friponnerie. Misérable !
Barcasse était terrifié, et suivait anxieux le mouvement du revolver que maniait Richardson d'une main animée.
- Malheureux ! s'écria Giret en le secouant vigoureusement par le collet de son habit, tel était donc votre projet !
- Je l'avoue, dit piteusement Barcasse, mais ne me faites pas de mal, messieurs, je vous en prie.
M. Richardson s'était levé et avait tendu la main à Giret.
- Je vous demande pardon, monsieur, de mes soupçons.
- J'aurais pu les lever dès votre entrée ici. Je n'ai pas cru de ma dignité de le faire ; tenez, lisez cette lettre, elle vous prouvera que je ne pouvais me rendre complice des intrigues de ce monsieur.
Et Giret tendit la lettre de Jeanne à Richardson.
- C'est à titre d'ami que j'en prends connaissance, dit l'Américain.
- Et de confident, ajouta en souriant Giret.
Barcasse fit mine de vouloir se retirer.
- Restez, misérable, dit M. Richardson, vous n'êtes pas encore puni.
- Que vont-ils me faire ? se disait tout bas le Marseillais.
Lorsqu'il eut terminé sa lecture, M. Richardson rendit la lettre à Giret.
- C'est la lettre d'une honnête fille ! fit-il.
Puis se tournant vers Barcasse, il lui dit en lui désignant le bureau de Giret.
- Mettez-vous là et écrivez.
Barcasse obéit.
« Un nommé Barcasse, dicta l'Américain, un de ces nouvellistes interlopes qui font métier de tout, a trompé notre bonne foi en nous faisant annoncer le mariage de M. Giret, le nouveau directeur des mines de Black Ridge, avec la fille de l'honorable sir Richardson. Cette double nouvelle pourrait laisser supposer aux actionnaires de la puissante compagnie que M. Richardson avait fait trafic de sa position en la cédant à un gendre. Informations prises, la première partie de notre entrefilet d'hier est seule vraie. À partir d'aujourd'hui, M. Giret prend la direction des houillères de Black Ridge ; et aussitôt le service remis il se rendra en France, pour se marier avec Mlle Jeanne Soubiez, une artiste de talent dont les œuvres céramiques sont connues des amateurs américains. »
- Vous allez porter cela au New York Herald. Il faut que ça paraisse ce soir ; vous m'entendez, M. Barcasse, sinon demain matin je vais vous brûler la cervelle à l'américaine.
Barcasse voulut ouvrir la bouche pour protester.
Richardson la lui ferma en lui présentant le canon du joli petit revolver.
- Allez, dit-il, c'est votre punition.
XV
Depuis la liaison du prince Troumeskoff et de Monicourt, le milieu dans lequel avait vécu jusque-là le journaliste avait complètement changé. Grâce à la collaboration intelligente et toute désintéressée du prince, Monicourt avait pris une grande situation dans le journal. Introduit par lui dans le monde diplomatique, duquel il sut se faire agréer, il ne tarda pas à être recherché, non seulement dans les cercles politiques, mais encore dans les plus hautes régions officielles.
Il n'avait pas précisément changé ses opinions, politiques, au contraire, il faisait sonner bien haut qu'il appartenait au parti avancé, et il poursuivait, en apparence du moins, la réalisation du rêve humanitaire ; mais il avait peu à peu mis une sourdine à ses intempérances de langage d'autrefois ; en un mot, il n'avait pas transigé avec sa conscience, mais il avait mis, comme on dit vulgairement, de l'eau dans son vin.
Il était devenu un homme sérieux avec lequel on comptait, c'est-à-dire que sa personne était aussi bien accueillie dans les grands salons politiques que ses écrits dans les ateliers du faubourg. Quoique portant des bottes vernies et se gantant scrupuleusement, il avait conservé l'estime des purs de son parti qui fréquentaient le café de Madrid : c'est tout dire.
Tout en faisant de la grande politique, de la politique d'avenir, comme il disait, il n'avait point renoncé à son premier métier de reporter ; ses nombreuses relations lui rendaient la tâche facile d'ailleurs, et puis, il faut bien le dire, il se plaisait à faire ces nouvelles à la main qui ont une plus grande influence sur le public qu'on ne le suppose ; il aimait cette petite guerre de tirailleurs qui se fait avec le chassepot de l'esprit.
S'il attaquait parfois les abus sous cette forme légère qui plaît au caractère français, il était heureux de faire ressortir les mérites des artistes et des littérateurs inconnus, de signaler à l'attention publique des misères noblement supportées, d'aider enfin les gens de mérite à acquérir cette notoriété qui est, quoiqu'on disent les philosophes, une des premières conditions du succès.
Aussi jouissait-il d'une grande influence, aussi bien près des puissants du jour que dans le monde artistique et dans les profondeurs insondables de la grande et de la petite Bohême. Monicourt en était arrivé à gagner largement sa vie avec sa plume ; et comme il arrive presque constamment, le jour où il n'avait plus eu besoin de personne, toutes les bourses s'étaient ouvertes devant lui, et son oncle de Rablay non seulement lui avait rendu sa pension, mais encore en avait doublé le montant.
Cette prospérité soudaine ne lui avait pas fait perdre de vue les devoirs de l'amitié. Il était toujours assidu chez M. Soubiez. Le dimanche il sacrifiait un dîner somptueux pour venir prendre place à la mo-deste table de l'oncle de Jeanne ; il n'avait pas même abandonné Mme Rabourtin, il y allait de temps en temps, et savait avec une délicatesse extrême ménager la sensibilité de sa trop passionnée propriétaire : il évitait autant que possible les tête-à-tête et les moments d'abandon ; mais il ne fuyait pas une liaison qu'il n'avait pas recherchée, il est vrai mais qui, à une certaine époque de sa vie l'avait aidé à sortir de la fange des bouis bouis littéraires. Sous la forme la moins respectueuse, il avait de la vénération pour Aglaé, il s'en était fait une amie dévouée, et il avait éteint une passion attardée par des soins assidus et une cour qui devenait de jour en jour plus filiale.
Mme Rabourtin était femme de sens, et elle était reconnaissante des procédés généreux de Monicourt ; il avait su attiédir son cœur trop aimant, sans faire subir à son amour-propre des froissements que les femmes les plus indulgentes ne pardonnent jamais. Elle en était arrivée à être heureuse et fière même des succès de son ancien amant.
Ce phénomène, moins rare qu'on ne le pense et dont on rencontre des exemples tous les jours dans les salons du monde, s'était accompli sans secousse, et la maison Rabourtin était restée grande ouverte pour le journaliste. Il venait souvent y puiser un calme dont il avait parfois besoin pour se reposer de la vie tumultueuse qu'il était obligé de mener par état.
Quant à M. Rabourtin, après avoir fréquenté quelque temps le boudoir de Mme de Sainte-Frumence, il était rentré sous le giron conjugal : les conversations vives et animées qu'il avait eues avec Lucile47 n'étaient plus de son âge, et il avait renoncé rapidement à soutenir des assauts littéraires pour lesquels il n'était pas taillé.
- Vous avez donc abandonné le salon d'Égérie ? lui demanda un jour Bigorneau.
- Que voulez-vous ? elle a l'esprit trop ardent pour moi, répondit le bonhomme ; la conversation calme et terre à terre de Mme Rabourtin me va mieux.
Ce fut ainsi que la Papillonne déserta le logis respectable des Rabourtin.
(La suite à demain)
[9 mai 1881]
XV (suite)
Les deux grandes préoccupations de Monicourt étaient Jeanne et Giret. Il avait créé à l'un et à l'autre une grande notoriété par la presse. Jeanne surtout s'était plus immédiatement ressentie de l'influence heureuse de Monicourt. Son talent était prisé par les connaisseurs les plus délicats, et les commandes abondaient, aussi le bien-être régnait-il dans la modeste demeure de M. Soubiez. Jeanne thésaurisait pour se créer une dot et surprendre Giret.
Pour ce qui était de ce dernier, Monicourt avait établi entre la presse américaine et française, un va et vient très habile et qui avait rendu le nom du jeune ingénieur rapidement populaire. Grâce à une camaraderie bienveillante, les journaux de Paris reproduisaient les journaux américains, qui eux-mêmes n'étaient que l'écho des articles de Monicourt.
Celui-ci, avec une constance qui ne se démentait pas, reprenait le texte de ses citations pour rétablir un courant journalique, comme il disait, néologisme qu'il avait inventé et qui résumait pour lui l'évolution puissante de la presse.
Dans sa polémique quotidienne, il prenait le plus souvent à partie le ministre des travaux publics et lui jetait à tous propos Giret à la tête.
« Que peut-on attendre, s'écriait Monicourt dans son journal, d'un cabinet qui ne sait pas recruter les intelligences du pays, qui se contente des services salariés, trop salariés des médiocrités qui gaspillent les revenus du budget ? Quand finira cette orgie de l'incapacité ? Quand mettra-t-on un frein à l'émigration de la partie intelligente de la France, qui, écrasée par le favoritisme qui règne, fait profiter l'étranger de ses gloires artistiques, industrielles, scientifiques, les plus pures ? Quand est-ce donc que les hommes comme l'ingénieur Giret pourront trouver place au soleil de la patrie, etc., etc. »
À son insu Giret était devenu la bête noire du cabinet, et même un jour un député grincheux avait récité un des derniers articles de Monicourt à la tribune. Son interpellation fit sensation à la Chambre, et le gouvernement, ému, avait décidé en conseil que des instructions seraient envoyées à notre représentant à Washington pour entrer en pourparlers avec le célèbre ingénieur Giret et lui offrir la direction générale des mines.
Monicourt se plaisait au milieu de cet imbroglio amico-politique.
Giret était devenu une puissance.
C'était ce courant journalique, comme disait Monicourt, qui avait fixé l'attention de M. Richardson, et lorsque le ministre de France aux États-Unis, vint faire la démarche qui lui était prescrite par son gouvernement, le jeune ingénieur se trouva lié par un traité de dix ans avec la puissante Compagnie des houillères de Black-Ridge. Cet échec de la diplomatie fit sensation et, comme on le pense, Monicourt ne laissa pas tomber l'incident dans l'eau ; il en prit texte pour déclarer que le gouvernement était habile dans l'art d'arriver toujours... trop tard.
Le ministre des travaux publics était exaspéré ; il eût volontiers partagé son portefeuille avec Giret à la condition de ne plus jamais en entendre parler.
Telle était la situation, lorsque toujours par les mêmes procédés employés par le journaliste, l'ambassadeur de Russie reçut l'ordre de proposer à Mlle Jeanne Soubiez la direction des ateliers de peinture de la manufacture impériale de porcelaine d'Alexandrowski qui se trouve, comme l'on sait, établie aux portes-de Saint-Pétersbourg, et dont l'organisation est calquée sur celle de Sèvres.
Cette faveur inattendue surprit, comme on le pense, la modeste Jeanne qui n'avait jamais rêvé une pareille fortune artistique.
Pour expliquer cette offre inattendue, il est inutile de faire savoir aux lecteurs que, grâce à l'influence du prince Troumeskoff, le critique Bigorneau avait été chargé par le czar, d'aller étudier l'état des beaux-arts, en Russie.
Le bohème était parti gravement, avec sa bouffarde, pour Saint-Pétersbourg et avait fait l'entrée la plus originale, auprès du surintendant des beaux-arts. Dès son début, il avait été considéré comme un excentrique ; et la société russe aussi indulgente qu'éclairée, captivée d'ailleurs par le merveilleux talent d'analyse du critique, avait passé sur le côté grotesque du personnage. Très indépendant de caractère, il dit tout ce qu'il crut bon de dire, ne ménageant aucune influence.
Ces allures de franchise plurent au tzar48, qui voulait soumettre à sa critique l'organisation de la manufacture d'Alexandrowski et les résultats qu'elle donnait. C'est à la suite du rapport de Bigorneau que l'empereur avait donné l'ordre à son embassadeur de France de faire la démarche dont nous venons de parler.
M. Soubiez faillit en perdre la tête de joie ; il assura à Jeanne que le climat de Saint-Pétersbourg était le seul qui convînt à sa blessure d'Iéna. Quelque brillante que fut la position offerte, Jeanne ne se laissa pas éblouir, elle demanda le temps de réfléchir.
Après avoir consulté Monicourt qu'elle avait fait appeler en toute hâte, elle décida qu'elle ne prendrait aucun engagement avant de connaître la volonté de Giret.
Elle lui écrivit donc longuement à ce sujet.
Comme on le pense, Monicourt saisit cette occasion pour battre en brèche le ministère, et il publia dans le Réformateur un article véhément intitulé : Encore une perte pour la France, dans lequel il attaquait la direction des beaux-arts sur son incurie.
Monicourt jubilait.
Il remuait à lui tout seul les deux mondes.
XVI
Dans ses lettres à Jeanne, Giret laissait percer, sinon du découragement, du moins son impatience d'arriver à une position qui lui permît de préciser une époque à la réalisation de leur rêve commun.
Jeanne ignorait encore le grand changement qui s'était subitement fait dans la situation de son fiancé. Aussi, dans sa dernière lettre, en lui exposant les offres brillantes qui lui étaient faites par le gouvernement russe, ne lui cachait-elle pas qu'elle était toute disposée à accepter, pourvu que cela lui agréât. Elle faisait ressortir avec une délicatesse exquise les avantages qu'elle en retirerait et donnait à entendre que la séparation serait ainsi utile, puisqu'elle hâterait le moment de la réunion. Et puis, il faut le dire, Jeanne nourrissait une arrière-pensée : lorsqu'elle serait à Saint-Pétersbourg, peut-être trouverait-elle une situation pour Giret ; son retour pourrait alors être immédiat. Ainsi rêvait la jeune fille, supputant les jours qui la séparaient d'une réponse d'Alfred.
Un soir, M. Soubiez rentra tout attristé. Il était parti tout joyeux, pour se rendre rue de Rivoli, au Galignani's Messenger. En entrant, il fit un effort sur lui-même pour donner à sa physionomie un cachet de quiétude qu'il ne put exprimer malgré sa volonté.
- Quelle nouvelle ? demanda Jeanne.
- Aucune, répondit le brave homme ; les journaux sont insignifiants ; ils traitent toujours de l'affaire du Canada.
- Les feuilles de New York ne disent rien ?
- Rien, mon enfant.
Et le vieillard alla s'asseoir silencieux dans son fauteuil.
- Souffrez-vous ? demanda Jeanne.
- Oui, oui, je souffre, cette satanée blessure me tortille.
Puis le silence reprit.
Jeanne était inquiète ; elle observa son oncle. M. Soubiez voulut avoir l'air de souffrir, mais la mobilité fiévreuse de ses yeux était en contradiction avec l'abattement habituel que lui procuraient ses crises.
- Voyons, mon oncle, qu'avez-vous ? dit-elle. Ce n'est point votre blessure qui vous fait souffrir.
Le vieux soldat se souleva.
- Voyons, parlez, fit Jeanne, vous me cachez quelque chose.
- Au fait, pensa M. Soubiez ; elle le saura tôt ou tard.
Et prenant son courage à deux mains, il se tourna vers sa nièce :
- Mon enfant, dit-il, je viens de lire les journaux d'Amérique, et j'y ai trouvé une manière d'annonce qui m'a brisé le cœur.
- Dites, fit Jeanne, anxieuse.
- Calme-toi, dit M. Soubiez en voyant sa nièce pâlir, ce n'est peut-être pas aussi grave que cela en a l'air.
- Il a été blessé ? s'écria l'artiste.
- Non, dit le vieillard.
- Parlez, je vous en conjure ! Vous me faites mourir !
- Dans la partie des informations du New York Herald on annonce que l'ingénieur Giret prend la direction des mines importantes du Black-Ridge.
- Ah ! fit Jeanne avec un soupir de soulagement.
- Et... continua M. Soubiez.
- Et ? fit Jeanne.
- Et le rédacteur de la note laisse à entendre que cette position est le prix d'un mariage projeté avec la fille du directeur démissionnaire.
- Ce n'est pas vrai ! s'écria Jeanne ; Alfred est incapable d'une pareille trahison ! C'est faux !
- Je le pense aussi, cependant...
- C'est faux ! C'est une calomnie ! reprit Jeanne. Giret, mon ami, me tromper ! Oh ! c'est impossible !
Et la pauvre fille, en proie à une crise nerveuse, éclata en sanglots.
Le vieillard s'empressa auprès d'elle.
- Le coup est porté maintenant, se disait-il, il vaut mieux qu'elle le sache ; elle l'eût toujours appris.
Et le bonhomme cherchait à se justifier ainsi vis-à-vis de lui-même, en l'entourant des soins que son état réclamait. À son appel, la bonne était accourue, et Jeanne, frictionnée violemment, reprit bientôt ses sens.
- Mon oncle, fit-elle, je vous en prie, allez me chercher le journal.
- Tu le veux ? mon enfant.
- Oui, je veux le voir.
- J'ai eu la même pensée que toi ; mais comme je n'ai pu l'acheter, j'ai découpé en cachette le paragraphe qui nous concerne.
Et ce disant, M. Soubiez retira de son portefeuille, un petit morceau de papier soigneusement plié.
- Tiens, dit-il en le tendant à Jeanne, n'y ajoute pas plus d'importance qu'il ne faut, tu sais comment les journaux se renseignent ; Monicourt nous l'a appris.
La jeune fille, redevenue complètement calme, ouvrit le morceau de papier et lut attentivement.
- Alfred est incapable de faire un pareil marché, fit-elle.
- C'est ce que j'espère, fit M. Soubiez, en soupirant.
- En douteriez-vous, mon oncle ?
- Non, mon enfant, non, mais la vie est pleine d'amertume, et il faut se préparer à toutes les désillusions. Non, le Giret que j'ai connu est incapable d'une pareille action.
- N'est-ce pas, mon oncle ?
- Mais les hommes se laissent parfois conduire par les circonstances ; il faut s'attendre à tout.
- Alfred viendrait lui-même m'annoncer son abandon, que je n'y croirais pas, s'écria Jeanne.
Elle reprit le fragment du journal et le relut.
La pauvre enfant était en proie à toutes les angoisses de l'incertitude, son cœur lui disait que cela était impossible, mais sa raison la ramenait aux calculs de la vie. Elle savait Giret ambitieux, et tout en se démentant elle-même, elle se disait que l'attrait d'une haute position acquise rapidement, avait bien pu faire oublier au jeune ingénieur une promesse faite dans l'élan d'un adieu. Quel droit avait-elle sur le cœur de Giret ?
La veille de son départ, elle-même, ignorait son amour, elle ne pouvait en mesurer la profondeur.
Tout ce qu'elle savait, c'est qu'elle, Jeanne, avait suspendu toute sa vie à ses lèvres dans son baiser d'adieu ; ce qu'elle pouvait sonder, avec certitude, c'était l'immensité de son amour à elle. Mais voilà tout ; que pouvait-elle savoir de plus ? Ainsi le doute entra dans son esprit, et son âme fut envahie par les affres du désespoir. La crise nerveuse revint plus violente, et le pauvre M. Soubiez s'arrachait les cheveux de désespoir. Il pleurait en couvrant de baisers la main crispée de Jeanne. Ne sachant plus où donner de la tête, il envoya chercher Mme Rabourtin et Monicourt.
(La suite à demain)
[11 mai 1881]
XVI (suite)
Lorsque Jeanne revint à elle, elle était couchée dans son lit.
Mme Rabourtin et Monicourt étaient auprès d’elle.
- N’est-ce pas, mon ami, dit-elle à ce dernier, que ce n’est pas vrai ? N’est-ce pas vous qui le connaissez ? Oh ! dites-le-moi ! je vous en prie, car je l’aime moi.
- Calmez-vous, mademoiselle, calmez-vous. Quelle malencontreuse idée vous avez eue là, monsieur Soubiez !
- Je ne pensais pas, balbutia le vieillard…
- Vous ne pensiez pas ! vous ne pensiez pas ! reprit rudement Monicourt, on pense.
- Ne grondez-pas mon oncle, fit Jeanne, il était aussi malheureux que moi.
- S’il était venu me consulter, je lui aurais expliqué la valeur de cette note. Je sais bien, parbleu, comment se fabriquent ces sortes de canards. Le nouvelliste New-Yorkais aura appris que Giret venait d’être choisi par M. Richardson pour lui succéder, et ne connaissant aucun des mérites d’Alfred, il aura cherché une raison à cette fortune soudaine ; il aura vu qu’il y avait une jeune fille dans la maison, et de là à conclure un mariage il n’y a qu’un trait de plume. En ai-je fait des déductions pareilles dans ma vie !
- Vous croyez ? interrompit Jeanne.
- Si je crois, répondit Monicourt, j’en mettrais ma main à couper. Giret est trop loyal et trop franc pour agir ainsi. Acheter la fortune par un parjure et une action intéressée, c’est une infamie dont il est incapable.
- Je ne l’ai pas forcé à dire qu’il m’aimait, fit Jeanne et ce serait mal de me tromper ainsi.
Monicourt, tout en défendant Giret, avait une arrière-pensée sinistre :
- Si cela était vrai ! se disait-il. Pour le moment, dans tous les cas, il n’y a qu’une chose à faire : calmer cette pauvre enfant, et soutenir mordicus que c’est faux jusqu’à preuve du contraire.
Jeanne continuait à trembler.
- Vous ne pouvez rester comme ça, dit Monicourt ; je vais aller chercher le docteur.
- Oh ! ne me quittez pas, dit la jeune fille ; parlez-moi encore de lui.
- Je vais revenir, dit le journaliste, je tiens à ce que mon docteur vous voie ; regardez comme vous tremblez ; il n’y a pas de bon sens à se mettre dans un pareil état.
Monicourt, une fois dans la rue, entra dans le premier café qu’il trouva. Il demanda une plume et de l’encre et écrivit en toute hâte à son confrère de La Patrie49 :
« Mon cher ami,
À charge de revanche, veuillez faire insérer les quelques lignes suivantes dans votre journal de ce soir ; il s’agit de rendre la vie à une jeune fille qui se croit délaissée.
Merci et à vous,
Monicourt. »
Au billet était joint l’entrefilet suivant :
« Nous sommes heureux d’annoncer le choix fait par la compagnie américaine du Black-Ridge, de notre jeune compatriote M. Alfred Giret, pour prendre la direction des grandes houillères qu’elle possède dans l’état de New York. La lettre particulière qui nous apprend cette nouvelle dément, comme l’insinue une feuille américaine, que cette nomination soit due à un trafic matrimonial.
M. Giret doit cette haute position à son mérite seul, d’autant plus que M. Richardson, son prédécesseur, étant célibataire, n’a pas de fille à marier. En tous pays, l’envie cherche à ternir le mérite. »
- Si cela ne fait pas de bien, cela ne fait pas de mal, dit-il en pliant la lettre qu’il envoya immédiatement par exprès.
Ceci fait, il alla chercher le docteur. Celui-ci était absent. Monicourt lui laissa un mot pressant pour qu’il vint aussitôt chez M. Soubiez, de là il se rendit chez M. Rabourtin.
- Mon ami, lui dit-il, vous irez chercher votre femme, ce soir.
- Oui, fit le bonhomme.
- En revenant, vous achèterez La Patrie.
- Le Réformateur, vous voulez dire.
- Non, La Patrie.
- Mais Aglaé n’aime pas ce journal-là.
- Il ne s’agit pas de ce qu’aime Mme Rabourtin ; vous achèterez La Patrie ! Vous y trouverez un entrefilet concernant Giret, et vous entrerez tout joyeux.
- Comment, tout joyeux… et pourquoi ?
- Je vous expliquerai ça plus tard… Vous entrerez tout joyeux dans la chambre de Mlle Soubiez, en vous écriant : C’est moi qui ai de bonnes nouvelles de Giret !
- Ah ! fit M. Rabourtin, il se passe donc quelque chose !
- Oui ! oui ! Je vous dirai ça plus tard. Au revoir.
- Alors, dit M. Rabourtin en reconduisant Monicourt, je serai très joyeux et je m’écrirai en entrant,…
- Oui ! oui ! c’est convenu, dit Monicourt en s’esquivant.
- Quel drôle de garçon ! fit Rabourtin lorsqu’il fut seul. Je n’y comprends rien, et dire que, depuis le jour où il est venu à la maison, ça a toujours été comme ça.
- Vous n’avez pas été longtemps, dit Jeanne à Monicourt.
- Le docteur n’était pas chez lui, je lui ai laissé un mot.
À six heures et demie, M. Rabourtin fit, comme il était convenu, son entrée, la figure toute épanouie, en criant :
- Ah ! c’est moi qui ai de bonnes nouvelles de Giret !
Mme Rabourtin qui n’était pas dans la confidence lui fit de gros yeux.
- Diable ! fit M. Rabourtin il paraît que je ne suis pas assez joyeux. Et il reprit sa phrase avec éclat, mais il l’acheva dans un cri aigu que lui arracha une forte pincée de son épouse.
- Te tairas-tu, imbécile ! lui souffla Mme Rabourtin, tu ne vois pas qu’elle est malade de Giret ?
Le bonhomme allait faire quelques pataquès, lorsque Monicourt le tira d’embarras.
- Voyons votre nouvelle ? dit-il.
- Tenez ! voyez, là, dans La Patrie.
- Ah ! fit le journaliste après avoir lu, je savais bien que c’était un canard ! Tenez, lisez mademoiselle.
Jeanne prit le journal, puis se tournant vers Monicourt avec un sourire triste sur les lèvres.
- Mon ami, dit-elle, vous êtes bien bon, mais vous êtes orfèvre, monsieur Josse50 !
- Quelle vilaine pensée vous avez là ! Je serais incapable d’abuser ainsi de votre crédulité dans un moment pareil. Remarquez aussi que cela paraît dans La Patrie, où je n’écris pas, et que je ne vous ai quittée que quelques instants pour aller chercher le docteur.
- C’est vrai, dit Jeanne, dont les joues se colorèrent subitement, je vous demande pardon.
Au même instant, la bonne annonça la visite du docteur.
XVII
Le docteur avait constaté ce que tout le monde savait, c’est-à-dire que Jeanne avait eu une violente crise nerveuse. Il ordonna une potion calmante et recommanda le repos le plus absolu pour la malade et le silence autour d’elle.
Aux questions inquiètes de Monicourt il avait répondu :
- J’espère que ce ne sera rien ; mais, à l’heure qu’il est, il m’est impossible de prévoir ce qui peut arriver demain ; avant de pouvoir préjuger il faut que j’observe. Entre nous, je te dirai que les maladies nerveuses ne sont pas des maladies proprement dites, ayant un caractère défini et une marche déterminée, c’est une série de phénomènes qui se produisent, et qui échappent pour la plupart à la science médicale. Le médecin, dans les trois quarts des cas, est obligé de faire place au psychologue. Les accidents physiques ne sont en général que la conséquence des bouleversements de l’âme et des tortures de la pensée. Je reviendrai demain, et je te promets de suivre ta chère malade avec tout le dévouement que m’inspire notre vieille amitié.
Pendant trois jours, les crises se succédèrent à intervalles presque égaux ; cependant, il y avait amélioration ; le numéro de La Patrie et l’espoir d’une prochaine lettre de Giret avaient jeté un peu de calme dans l’esprit de Jeanne et avaient produit une détente salutaire dans l’état général de la jeune fille. Les soins de Monicourt, plus efficaces que ceux du docteur, avaient amené ce résultat.
Le journaliste venait souvent la voir, et, par des raisonnements à perte de vue, lui avait prouvé qu’elle s’était alarmée d’un fantôme ; qu’il connaissait Giret et qu’il pouvait se porter garant de sa fidélité.
Monicourt, inspiré par son dévouement à Alfred et son amitié pour Jeanne, sut faire passer dans l’âme de la jeune fille une consolante espérance qu’il ne partageait qu’à moitié.
Un matin qu’il était au journal, un commissionnaire vint le chercher en toute hâte de la part de M. Soubiez.
Monicourt sauta dans la première voiture de place qu’il trouva et accourut auprès de Jeanne.
La jeune fille était en proie à une crise terrible.
Au moment où Monicourt entra dans sa chambre, elle était entourée des soins de Mme Rabourtin. La brave dame cherchait à la rappeler à la vie par tous les moyens possibles.
Jeanne, étendue sur le lit, avait le visage livide ; ses yeux, humides encore, sortaient de leur orbite, et dans sa main crispée elle froissait une lettre.
- C’est un monstre que votre Giret ! dit tout bas Mme Raboutin à Edouard.
- Qu’est-il arrivé ? demanda ce dernier.
- Oh ! les hommes ! vous êtes tous les mêmes ! pauvre fille ! torturer un ange pareil ! il faut n’avoir pas de cœur.
- Que s’est-il passé ?
- Et bien ! ce monsieur Giret a écrit une lettre infâme ! Après l’avoir lue, la pauvre enfant a eu un accès de désespoir terrible ! J’en tremble encore. Oh ! les hommes !
- Que dit-il, dans sa lettre ?
- Je n’en sais rien, mais à coup sûr ce ne sont point des compliments ! Et dire, Édouard, que vous m’avez mis dans ces états-là !
Monicourt chercha à dégager la lettre de la main de Jeanne, mais la crispation était violente et il ne pu y parvenir.
Cependant, petit à petit le calme revint, les nerfs de Jeanne se détendirent et l’affaissement succéda à la surexcitation nerveuse. La respiration cessa d’être sifflante, le jeu des poumons se régularisa et le regard s’éteignit. La main pendante de Jeanne laissa échapper la lettre.
Monicourt la saisit et la lut.
Elle était datée des mines de Black-Ridge, et était écrite depuis vingt jours déjà ; elle était ainsi conçue :
« Mademoiselle,
Ce n’est pas l’âme gaie que je vous écris, je me trouve isolé au milieu de la foule qui m’entoure ; je vois bien des visages humains, mais aucune main amie ne se tend vers moi. Je vis seul avec ma pensée, et dans ce tête-à-tête perpétuel j’ai des frayeurs d’enfant ! Je sens tout à coup mon courage faiblir, et dans ces moments de défaillance, où l’avenir m’apparaît noir de luttes, je me reproche de vous avoir lié à mon triste sort, par une promesse arrachée peut-être à votre compassion pour un enfant perdu qui quittait la France. Cependant votre pensée me soutient, et votre douce image m’apparaît aux heures de lassitude, comme celle de mon bon ange, pour réveiller mon énergie fuyante.
Il n’est pas facile de conquérir la fortune, et ici comme en France, l’on se heurte à l’encombrement des capacités.
Qu’elles sont loin mes illusions d’Europe ! Je croyais qu’il suffisait d’arriver ici avec un diplôme constatant votre valeur, vos études, et armé d’une ferme volonté de travail ! Quel mécompte !
J’ai trouvé avec peine une toute petite place d’ingénieur et je suis là, regardant l’horizon et ne voyant émerger d’aucun point l’espérance d’un sort meilleur. Ne m’en veuillez pas de vous faire partager mes ennuis, mes inquiétudes pour l’avenir, cet avenir qui tombe toujours, s’éloigne sans cesse, me séparant davantage de vous. Puisse ce temps d’épreuves et de découragement passer vite !
Je me devais à moi-même de vous avouer combien je me suis trompé dans mes calculs et de vous dire que, quoique ne vivant que pour vous et par vous, je ne me considère pas le droit de vous lier à jamais à une fortune aussi chancelante que la mienne.
Quoi qu’il arrive, je conserverai votre souvenir comme la seule joie de ma vie.
Alfred Giret »
Tandis que Monicourt lisait la lettre, Jeanne avait repris ses sens.
- N’est-ce pas, mon ami, dit-elle à Monicourt lorsqu’il eut achevé sa lecture, n’est-ce pas qu’il m’abandonne ?
- Mais non, mademoiselle, nullement, je ne vois pas ce qui a pu vous suggérer une pareille pensée. C’est la lettre d’un découragé, voilà tout.
- Oh ! non, fit Jeanne, c’est bien une rupture. Ne dit-il pas qu’il se reproche de m’avoir liée à son sort, et plus loin qu’il ne se considère pas comme ayant le droit d’exiger de moi une fidélité qu’il ne saurait probablement avoir de son côté ? Non, non, vous ne me ferez pas prendre le change, mon ami.
Monicourt chercha en vain à la dissuader. Jeanne Resta confiné dans sa conviction.
- Mon ami, dit-elle, se complaisant dans sa douleur, n’est-ce pas que c’est mal de sa part ? S’il savait combien je l’aime. Oh ! certes, il n’agirait point ainsi ; il ignore les trésors de tendresse que j’accumule là dans mon cœur ; il ne sait pas que sa pensée me suivait partout, que je vis avec elle, qu’elle est en moi, qu’elle faisait mes joies de tout instant, mes rêves d’or de toutes mes nuits, et qu’en ce moment elle me tue et je la bénis encore. Oui, Monicourt, je mourrai de cette douleur, heureuse de quitter le monde en pensant à lui en en lui souhaitant avec une autre le bonheur que j’étais sure de lui donner. Vous le lui direz, n’est-ce pas, lorsque je serai morte ! Oh ! dites-lui bien que je suis partie son nom aux lèvres et son image au cœur.
- Vous ne mourrez pas, répondait Monicourt, et Giret reviendra.
- Vous êtes bon, vous ; vous me voyez souffrir et vous avez pitié de moi ; lui est bon aussi, mais il ne sait pas ! Oh ! si j’étais près de lui !
(La suite à demain)
[13 mai 1881]
XVII (suite)
Lorsque le docteur arriva, Jeanne était tout à fait calme. Il causa longuement avec elle et Monicourt.
- Il faut la laisser épuiser sa douleur morale, dit le docteur au journaliste, en sortant, la médecine n'a rien à faire ou du moins peu de chose. Il ne faut pas la consoler, il faut la plaindre et amener une réaction par l'effet de la désespérance et la certitude de son abandon. Elle en mourra peut-être ; peut-être aussi elle en reviendra.
- Cette alternative est terrible.
- Terrible, en effet, mais je ne vois pas d'autre remède, il en est bien un, mais il est impraticable.
- Lequel ? fit Monicourt. Indique-le moi, dussais-je aller au bout du monde pour le chercher, j'irai.
- En effet, il faudrait aller au bout du monde pour le trouver. Le seul remède sûr serait la présence ici de Giret. S'il ne venait pas par amour, il faudrait qu'il vînt par pitié.
- Je lui écrirai ! dit Monicourt.
- C'est insuffisant, il faut aller le chercher. Une lettre ne saurait lui expliquer toute la situation, et puis le temps presse ; Mlle Soubiez peut être épuisée dans un mois et enterrée dans deux. Ce sera une mort lente, l'agonie commencera avec la langueur et se terminera par l'épuisement et l'inertie des nerfs.
- Alors je partirai.
- Le plus tôt possible.
- Par le prochain bateau. Mais pendant mon absence... demanda d'un air inquiet Monicourt.
- Eh bien ! pendant ton absence, je serai là.
- Merci, fit Monicourt en lui serrant les mains, je ramènerai Giret mort ou vif, je te le jure. Faut-il que je cache ou non mon départ ?
- Au contraire, annonce-le à Mlle Soubiez, l'espoir la soutiendra jusqu'à ton retour.
Le soir même Monicourt était prêt à partir. Le prince Troumeskoff avait mis sa bourse à sa disposition. Il alla faire ses adieux à Jeanne.
- Je pars, lui dit-il, parce que je ne veux pas vous voir souffrir sur un simple soupçon. J'irai là-bas, je veux voir par moi-même, et à mon retour, je vous laisserai vous désespérer tout à votre aise, s'il y a lieu ; mais d'ici là, soyez raisonnable, je vous en prie.
- Ne partez pas, c'est peine inutile, je le sens.
- Je suis sûr que vous vous trompez, et Giret sera bien étonné de mon arrivée.
- Si vous voyez qu'il soit aimé et qu'il puisse être heureux, ne lui dites rien. Je ne veux pas qu'il souffre. Vous me le promettez ?
- Je vous le promets.
- Eh bien ! partez alors, mais quel prétexte allez-vous donner à votre voyage ?
- Ne suis-je pas journaliste ? Je vais étudier les grandes institutions américaines.
- C'est vrai, fit Jeanne avec un sourire triste. S'il m'aime encore, ne lui dites pas que je suis malade.
Lorsqu'il fit sa visite d'adieu à Mme Rabourtin, elle essaya d'avoir une crise de nerfs, mais elle ne put y parvenir. Elle ne trouva à lui dire que ceci :
- Ne suivez pas l'exemple de votre horreur d'ami : j'en mourrais !
Le lendemain, Monicourt partait pour le Havre, où il s'embarquait immédiatement pour l'Amérique. M. et Mme Rabourtin l'avaient accompagné jusqu'à la gare.
XVIII
Tandis que Monicourt voguait vers le vaste continent découvert par Christophe Colomb, M. Soubiez, désespéré de l'état de sa nièce, écrivait, sans consulter personne, en dehors de toute influence, une longue lettre d'amertume à Giret. Il le conjurait d'avoir pitié de Jeanne et de lui rendre la vie en démentant les bruits qui mettaient en péril les jours de la jeune fille.
« Lorsque, grâce à ce pieux mensonge, disait-il, vous l'aurez rendue à la santé, je m'associerai à vous pour trouver un prétexte à rupture ; je vous aiderai à vous faire détester d'elle. Pour le moment, il s'agit d'un danger imminent à conjurer, et je fais un appel à votre cœur d'honnête homme pour obtenir une bonne lettre de vous qui renferme le salut de ma chère enfant. Ne refusez pas la prière d'un vieillard qui fut l'ami de votre père. »
M. Soubiez cacheta son épître et la mit à la poste.
De son côté, le docteur adressait à Monicourt une lettre poste restante à New York.
Cette correspondance hâtive était motivée par une nouvelle crise nerveuse qui s'était produite chez Jeanne. Trois jours après le départ de Monicourt, un accès de désespoir s'était soudainement emparé de la jeune fille, sans motif apparent. Comme il arrive souvent dans les affections nerveuses, le cerveau avait été tellement ébranlé qu'il avait déterminé une succession de phénomènes cérébraux, que les aliénistes ont souvent signalés : une lucidité extrême s'empare du malade, et lui donne la faculté étrange de suivre, avec toutes les apparences de la réalité, une action idéale qui est le fait d'une hallucination puissante. Ce mirage cérébral est sur les confins de la folie. Jeanne avait cru voir Giret, elle s'imaginait avoir avec lui une explication dont le résultat avait été une rupture complète.
Le hasard avait voulu que le docteur fût présent, lorsque ce phénomène se produisit ; il étudia toutes les phases de la crise et resta convaincu qu'un miracle seul pouvait sauver la pauvre enfant.
C'est avec cette conviction qu'il écrivit à Monicourt en lui disant que, même avant de faire aucune démarche, et à la réception de sa missive, il adressât une lettre à Jeanne pour la rassurer. Il affirmait qu'une lettre seule, d'outre-mer, pouvait accomplir le miracles, mais qu'il n'y avait pas un jour à perdre.
À son arrivée à New-York, Monicourt descendit dans le premier hôtel venu et se mit immédiatement en quête des moyens les plus rapides de se rendre aux mines de Black-Ridge.
Il prit langue dans l'hôtel, et le maître de l'établissement le fit conduire avec toute la déférence due à un client dans un de ces bureaux de renseignements que nos lecteurs connaissent déjà. Le hasard voulut qu'on le menât directement chez Barcasse. Le Marseillais, à la vue d'un étranger, se leva avec empressement.
- En quoi puis-je vous être utile, monsieur ? dit-il en saluant le journaliste.
- Monsieur, je désirerais me rendre le plus rapidement possible aux mines de Black-Ridge, et je vous prie de m'enseigner quelle est la voie la plus directe et la plus prompte.
M. Barcasse prit une feuille de renseignements à en-tête au nom de son office et y inscrivit l'itinéraire que Monicourt devait suivre. Puis, il lui tendit le papier, non sans lui réclamer le fameux dollar d'office.
Édouard allait se retirer, lorsqu'il lui vint à l'idée de se renseigner plus complètement.
- Ne connaitriez-vous pas, par hasard, demanda-t-il, un ingénieur employé à la mine : M. Alfred Giret ?
À ce nom, Barcasse recula d'un pas et examina des pieds à la tête son interlocuteur.
- Un nommé Alfred Giret, répéta Monicourt, croyant avoir été mal compris.
- Je ne le connais pas ; j'en ai entendu parler seulement. Et vous, vous le connaissez ?
- Parbleu ! puisque je suis à sa recherche.
- Ah ! fit le Marseillais, pour affaire urgente probablement ?
- Très urgente.
- Je regrette de ne pouvoir vous renseigner.
Monicourt salua et partit.
Il marchait, consultant son bulletin de renseignements, lorsqu'au milieu de Broadway, il fut arrêté par une foule groupée autour d'une immense affiche en toile appendue à une maison. Il fit comme tout le monde, leva le nez en l'air et lut la gigantesque pancarte.
C'était l'annonce d'une nouvelle édition du New York Herald, avec le sommaire des dernières nouvelles d'Europe.
- Tiens, se dit Monicourt, on va peut-être me renseigner ici à titre de confrère.
Et il entra dans les bureaux de la direction du journal.
Monicourt exposa le motif de sa visite à un jeune homme qui lui dit, qu'à son grand regret, le rédacteur chargé des relations avec les Français était absent ; mais que s'il voulait laisser son adresse, il pourrait, dans la soirée, lui faire remettre les renseignements qu'il désirait.
Monicourt tira sa carte et la remit au jeune homme après l'avoir cornée, et ajouta au crayon le nom de l'hôtel où il était descendu.
À l'époque déjà éloignée dont nous parlons, le service régulier entre les deux continents n'était pas organisé comme de nos jours. Chaque bateau en partance se chargeait de la correspondance des deux hémisphères, et la poste arrivait sans être régulièrement échelonnée comme aujourd'hui.
Monicourt parcourait la ville, lorsqu'il passa devant le Post-Office ; il y entra à tout hasard et s'informa au bureau restant s'il n'y avait pas de lettre pour lui.
À son grand étonnement le commis lui remit une lettre : c'était celle du docteur.
Il comprit à demi-mot ce qu'il y avait à faire, et comme le courrier d'Europe partait le lendemain même, il rentra à son hôtel pour y écrire la salutaire lettre mensongère.
Il venait de la clore, lorsque le domestique lui annonça la visite d'un étranger.
- Monsieur, dit le nouveau venu, je suis rédacteur du New York Herald, et j'ai vivement regretté de ne pas m'être trouvé au journal lorsque vous y êtes venu.
- Je suis réellement désolé, dit Monicourt en offrant un siège à son confrère américain, que vous vous soyez dérangé. J'avais un renseignement à vous demander.
- Je suis tout à votre disposition, ainsi que toute la rédaction du journal pendant votre séjour en Amérique. Vous n'êtes pas un inconnu pour moi, monsieur.
- Je suis réellement confus... fit Monicourt.
- En quoi puis-je vous être utile ?
- Voici en deux mots ce que je désirerais savoir...
Tout à coup Édouard se frappa le front.
- Monsieur, s'écria-t-il, vous pouvez sauver la vie à une jeune fille.
Le rédacteur du New York Herald crut avoir affaire à un fou.
- Oui ! monsieur, continua-t-il c'est la providence qui vous envoie. Il dépend absolument de vous de me rendre le plus grand des services. Veuillez, faire inscrire dix lignes dans l'édition qui part demain pour la France.
- Expliquez-vous, dit l'Américain de plus en plus convaincu qu'il avait affaire à un aliéné.
Monicourt le mit au courant de la situation et lui communiqua la lettre du docteur.
- Rien n'est plus facile, dit le rédacteur du New York Herald, veuillez rédiger votre note et je la ferai insérer ; seulement hâtez-vous, car nous allons mettre sous presse la dernière édition.
Monicourt écrivit dix lignes dans lesquelles il annonça le prochain départ pour la France de l'ingénieur Alfred Giret, qui allait s'y marier avec une jeune et brillante artiste à laquelle il était fiancé depuis longtemps.
- Voilà le meilleur remède, dit-il et tendant la copie à son confrère, et je voussuis bien reconnaissant du service que vous me rendez. À charge de revanche.
L'Américain prit la note et la lut.
- Ah ! fit-il, c'est de M. Alfred Giret qu'il s'agit ? Je le connais beaucoup.
- Tant mieux, dit Monicourt, c'est un de mes amis d'enfance, et je suis venu ici pour le voir. Je pars demain matin pour les mines de Black-Ridge.
- II n'est plus là ; le pauvre garçon est installé au cottage de M. Richardson.
- Comment, pauvre garçon ? Que voulez-vous dire ? exclama Edouard.
- Quoi, vous ne savez pas ?
- Non ; que lui est-il arrivé ?
- Il y a trois semaines à peu près qu'il a reçu une balle en pleine poitrine.
- En duel ?
- Oui, en duel à l'américaine ; il est hors de danger aujourd'hui.
-Racontez-moi cela.
- L'heure presse, fit l'Américain, le journal doit être sous presse.
- Permettez-moi, fit Monicourt tout ému, de vous accompagner ; vous me raconterez en route comment est arrivé cet affreux malheur.
- Volontiers, mon cab est en bas, et nous y causerons à l'aide.
Monicourt prit son chapeau et suivi son confrère de la presse américaine.
(La suite à demain)
[14 mai 1881]
XIX
Aussitôt qu'il fut installé dans le cab, Monicourt se tourna vers son confrère.
- Monsieur, dit-il, en grâce, veuillez me dire quel est ce drame horrible dans lequel mon brave ami Giret s'est trouvé mêlé d'une façon si malheureuse ?
Le rédacteur du New York Herald raconta toute la partie de l'histoire que nos lecteurs connaissent déjà.
- Comment, s'écria Monicourt, c'est ce misérable chez lequel je me suis présenté ce matin pour obtenir les renseignements qui m'étaient nécessaires ! L'infâme gredin a eu l'impudence de me dire qu'il ne connaissait pas Giret, qu'il en avait entendu parler seulement.
- C'est lui-même.
- Ce que je ne m'explique pas d'une façon très claire, dit Monicourt, c'est le but que se proposait ce Barcasse de malheur en lançant une pareille calomnie.
- Ne vous l'ai-je pas dit ?
- Non.
- Barcasse est un banqueroutier marseillais qui s'est réfugié ici il y a quelque vingt ans ans. Il a ouvert à son arrivée l'établissement de renseignements que vous connaissez : un antre de tripotage où l'émigrant naïf vient se faire écorcher et dans lequel s'organisent toutes les affaires véreuses que la soif de l'or fait germer dans le cerveau de tous les aventuriers. Tout nouvel arrivant est une proie pour ce minotaure sordide. Lorsqu'il fit la rencontre de Giret, Barcasse se trompa ; il crut avoir à faire à un ambitieux qui porte sa conscience en bretelles élastiques comme nous disons. Son titre d'ingénieur aidant, il rêva l'organisation d'une grande duperie à la tête de laquelle il eût mis le nom honorable de votre ami et dont lui, Barcasse, aurait tiré tous les profits ; il fit mieux, il réalisa son projet avec l'aide d'une maison Slidon et C°, et les gogos américains allaient être convoqués pour venir verser leurs dollars dans la fameuse entreprise, lorsque l'affaire vint à échouer devant la probité de Giret. Ce fut un coup pour Barcasse. Il jura de s'en venger. Attribuant son insuccès à la concurrence que lui faisait M. Richardson, comme il disait, il inventa l'histoire du mariage dans l'espoir qu'elle ferait scandale et amènerait une rupture entre les deux ingénieurs. Deux honnêtes hommes s'entendent toujours ; la ruse de Barcasse n'eut aucun succès ; elle lia, au contraire, ces deux messieurs. Richardson et Giret se bornèrent à exiger un démenti de la calomnie qu'il avait lancée. C'est dans notre journal que devait être publiée cette note rectificative. Au jour convenu elle ne parut point. Le lendemain, votre ami Giret se présenta à l'office de Barcasse.
- Monsieur, lui dit-il, je viens vous rappeler l'engagement que vous avez pris hier vis à vis de M. Richardson et de moi.
- Nul n'est obligé de tenir un engagement pris sous le canon d'un pistolet, dit Barcasse.
- Ah ! il y avait donc eu menace ? demanda Monicourt.
- Oh ! presque rien, fit le rédacteur du New York Herald ; M. Richardson lui avait posé un dilemme à l'américaine.
- Diable ! fit édouard, le procédé était dur, et je ne comprends pas que Giret ne se soit pas interposé.
- Votre ami n'était pour rien dans l'affaire. Chez nous les différends se traitent ainsi à l'amiable. Cela n'a pas d'importance.
- Passons, fit Monicourt. Et alors ?
- Alors, mon Dieu ! une discussion très vive s'engagea entre M. Giret et Barcasse. Ce dernier se défendait de la façon la plus absolue de donner la satisfaction que votre ami désirait. Les choses en étaient là lorsque survint le directeur des mines de Black-Ridge. Il faut vous dire, monsieur, pour que vous compreniez bien la scène qui va se passer, que nous autres Américains nous sommes obligés, par les lacunes qui existent dans nos lois, de nous protéger souvent nous-mêmes ; il n'est point d'usage, d'ailleurs, parmi nous, de porter devant les tribunaux certaines affaires personnelles telles que les injures, les calomnies, les querelles ; les juges, puniraient bien le coupable, mais par suite du respect que nos lois ont pour la liberté individuelle, les peines appliquées sont tellement dérisoires que nous préférons, la plupart du temps, nous rendre, à nos risques et périls, justice à nous-mêmes, cela a son bon et son mauvais côté.
- En France, nous sommes dans le même cas et c'est dans un but identique que la loi barbare duduel s'est mainte nue dans nos coeurs, fit Monicourt.
- Oh ! ce n'est pas le duel comme vous l'entendez. Celui-là nous l'avons aussi pour les cas usuels de la vie ; je veux vous parler des tueries improvisées à l'aide desquelles se vident les différends les moins prévus. Or donc, lorsque M. Richardson entra, il trouva M. Giret exaspéré par le refus du Marseillais ; Barcasse était impassible sous les injures de votre ami.
- Cette discussion est trop longue, dit M. Richardson, en s'interposant. Pourquoi avez-vous menti ? Pourquoi n'avez-vous pas réparé le mal que vous avez fait, en insérant, comme il était convenu, la note rectificative ?
- Parce que vous ne m'avez arraché mon consentement que par la menace. Parce que j'étais dans votre domicile et que vous m'eussiez tué comme un chien si j'eusse refusé. Et puis enfin, parce que je ne l'ai pas voulu !
- Misérable ! s'écria M. Richardson. Votre ami avait repris son calme, il voulut intervenir.
- Je ne vous menace point, moi, dit-il, je vous somme d'agir loyalement, en allant démentir vous-même la nouvelle calomnieuse que vous avez inventée.
- Je ne le ferai pas, dit Barcasse, non seulement je ne le ferai pas, mais encore je maintiens mon dire : vous épouserez la fille de monsieur, pour avoir la direction.
- Misérable ! s'écria Giret.
- On ne discute pas avec les chiens, dit M. Richardson, on les tue.
Et ce disant, il tira son revolver.
Barcasse en fit autant, la batterie commença.
Votre ami n'était pas armé, et il resta simple spectateur de ce duel autour d'une table. Les revolvers se vidèrent : à la cinquième balle, Barcasse, en s'effaçant devant le pistolet de M. Richardson, envoya une balle à votre ami.
- Elle l'atteignit en pleine poitrine ; Barcasse avait été blessé au bras.
- Et l'affaire en est restée là ? demanda Monicourt.
- Oui, pour le moment ; ces messieurs, d'ailleurs, ont actuellement barre sur le Marseillais ; ils ont fait publier dans le journal la note telle qu'ils l'avaient rédigée.
- Alors, l'affaire n'est pas finie ?
- Je ne le suppose pas. M. Richardson attend la guérison de votre ami pour recommencer. Cette fois ils le tueront, dit avec conviction l'Américain.
- Je ne veux pas que Giret risque sa vie contre ce misérable, dit Monicourt.
On était arrivé aux bureaux du New York Herald.
Le rédacteur fit traduire immédiatement l'entrefilet du journaliste français et l'envoya à l'imprimerie. Puis, passant dans les bureaux de la rédaction, il présenta à ses collègues leur confrère parisien. Monicourt fut chaleureusement accueilli par tous, et on le pria de se considérer comme faisant partie de la maison pendant tout son séjour aux États-Unis.
- Mon Dieu, messieurs, dit il, puisque vous m'accueillez d'une façon aussi fraternelle, j'userai de votre offre. Je suis venu ici appelé par une affaire d'honneur. Pourrai-je compter, à l'occasion, sur l'assistance de deux d'entre vous ?
- Nous sommes tous à votre disposition, répondirent les rédacteurs.
- Merci, messieurs, fit Monicourt, j'aurai l'honneur de revenir pour en causer avec vous.
En sortant du journal américain, Édouard se dirigea en toute hâte vers l'office de Barcasse. Ce dernier quittait son cabinet au moment où il arrivait.
C'était l'heure à laquelle tous les négociants et les hommes d'affaire de Broadway quittaient leurs bureaux pour se disperser dans leurs demeures éparses dans la banlieue de New York. Il y avait grande affluence dans l'avenue. Barcasse causait dans un groupe de négociants lorsque lorsque Monicourt se dirigea vers lui.
- Vous arrivez un peu tard, lui dit le Marseillais, si vous venez pour compléter des renseignements. Le bureau est fermé.
- Vous pouvez me donner ceux que j'ai à vous demander dans la rue, répliqua Monicourt. Vous êtes Français, monsieur ? ajouta-t-il.
- Oui, monsieur ; où voulez-vous en venir ! fit Barcasse en se souvenant que Monicourt s'était présenté le matin comme un ami de Giret.
- Si vous êtes Français, monsieur, vous devez connaître la valeur d'un soufflet.
Et en même temps, le journaliste français, de sa main gantée, infligea la cruelle injure sur la joue du Provençal.
Il y eut un moment de tumulte, et les assistants furent obligés de s'interposer pour empêcher les deux adversaires d'en venir au pugilat.
Monicourt lança sa carte et se retira. Les Américains sont aussi chatouilleux que nous sur le point d'honneur. Barcasse eût peut-être bien gardé la flétrissure de son soufflet ; mais l'insulte avait été tellement publique, qu'il ne put se soustraire à l'obligation de prier deux personnes présentes de vouloir bien poursuivre la réparation qui lui était due pour cette inexplicable agression. Le Marseillais était brave d'ailleurs, et il en avait donné maintes preuves dans sa vie aventureuse.
Monicourt après cette équipée s'était rendu au journal et avait raconté ce qui venait de se passer. Deux rédacteurs du New-York Herald allèrent de suite s'installer en permanence à l'hôtel du journaliste français.
Ce dernier songea un instant à employer le restant de sa soirée à aller embrasser Giret ; mais, réflexion faite, il remit la visite après l'issue du duel.
Le soir même, les conditions du combat étaient arrêtées par les témoins.
Barcasse, usant de son droit d'insulté, avait choisi le duel à la carabine, le plus terrible de tous. L'on devait échanger douze balles sous bois.
- Nous n'avons pu faire mieux, dirent à Monicourt ses témoins, votre position d'agresseur nous a forcés à accepter les conditions qu'il a plu à ces messieurs de nous imposer.
- Je vous remercie bien, messieurs, à demain ! Ce sera une véritable chasse au lapin, ajouta-t-il lorsqu'il fut seul. C'est le cas ou jamais de me souvenir des leçons que mon oncle me donnait dans les bois de Rablay. Ah ! si je pouvais bouler cet infâme coquin !
Et bercé par ce doux espoir, Monicourt s'endormit.
XX
On était dans les derniers jours de l'automne.
Ce matin-là, le ciel était clair et le soleil brillant ; la petite vallée de Ring-Town toute frileuse se chauffait aux premiers rayons, enveloppée entre ces deux coteaux boisés ; au fond du vallon, susurrait joyeusement la rivière, et une brise toute parfumée, traversant les grands arbres, y cueillait les feuilles dorées qu'elle déposait doucement, mollement sur le sol verdoyant. Le calme le plus parfait régnait dans ce coin de paysage, où la nature livrée à elle même avait créé le site le plus pacifique que le poète élégiaque ait jamais pu rêver.
Tout à coup le silence de cette solitude fut troublé par une bande d'hommes qui se dirigèrent vers la partie la plus découverte du vallon. Cette bande formait deux groupes distincts : à distance, derrière eux, marchait péniblement un vieillard à barbe blanche, tout vêtu de noir ; il portait sous son bras une petite boîte en acajou dont les ferrements d'acier scintillait au soleil.
Le premier groupe était composé de Monicourt et de ses deux témoins ; le second de Barcasse et de ses tenants ; quant au petit vieillard c'était le chirurgien du village prochain dont on avait requis au passage les bons offices.
- Nous voici arrivés ? dit Monicourt.
- Oui, monsieur.
- C'est un pays charmant, dit le journaliste, et ce serait vraiment dommage de ne pas pouvoir y revenir. Comment appelez-vous cet endroit-là ?
- Le Ring-Town.
- Le Ring-Town, c'est un joli nom, cela me rappelle notre charmante vallée du Gayon en Anjou.
- Permettez, monsieur, dit un de ses témoins, voici nos adversaires, nous allons fixer les limites du terrain du combat.
- Faut-il que je vous accompagne ?
- Non, restez là.
Tandis que les quatre témoins se réunissaient, Monicourt s'assit sur l'herbe. Il vit à trente pas derrière lui Barcasse qui causait tranquillement avec le docteur.
- Il lui fait ses dernières recommandations, se dit le journaliste... Il est laid cet homme-là !... Quelle chose bizarre que la vie ! me voilà à deux doigts de la mort, je me porte bien, je me sens même un appétit d'enfer, et dire que dans vingt minutes peut-être... c'est idéal, cela n'est pas possible ! Ce qui m'ennuie, dans ce duel sauvage c'est que je suis maladroit au poil et que je n'ai jamais chassé la grosse bête. La plume c'est mon affaire, mais ce lourdaud-là ne vole qu'en chambre. Ah ça ! mon ami, se dit Monicourt, en continuant son monologue, je crois que tu fais de l'esprit pour ton usage personnel. Allons, voici ces messieurs, allons à leur rencontre.
Monicourt se leva et accosta ses deux témoins.
- Voici votre limite : vous tiendrez la rive droite du Ring-Town, depuis ce gros bouquet de bois taillé jusqu'ici ; votre adversaire tiendra la rive gauche. Vous avez le droit l'un et l'autre de traverser la rivière, mais il vous est interdit de dépasser le tiers du coteau. Allez, voici votre carabine chargée et onze cartouches. Que Dieu vous protège ! Postez-vous ; vous commencerez le feu au signal convenu.
- À revoir, messieurs, à revoir ! dit Monicourt en prenant la carabine.
Puis il se perdit dans le taillis.
(La suite à demain)
[16 mai 1881]
XX (la suite)
Les témoins allèrent se placer, accompagnés du docteur, sur un mamelon découvert qui dominait les fourrés bordant la rivière.
Cinq minutes s'étaient à peine écoulées, lorsqu'un coup de pistolet retentit. C'était le signal.
- Attention, se dit Monicourt, et il se plaça derrière le tronc d'un gros érable pour observer son ennemi.
- Où diable peut-il être ? et allongeant la tête, il chercha dans le taillis qui lui faisait face de l'autre côté de l'eau s'il n'apercevrait rien.
Au même instant, une détonation se fit entendre et la balle vint se loger à hauteur des yeux dans l'arbre contre lequel Monicourt était abrité.
- Diable, fit-il, ouvrons l'œil ! et se baissant il se dirigea courbé en deux, vers un marsaule étêté, qui se penchait sur le Ring-Town. Dans le trajet il fut salué par une seconde balle de Barcasse.
Dans ce duel toutes les ruses sont permises.
Le Marseillais s'était pour ainsi dire retranché dans un fossé hors de la vue du journaliste, dont il devinait plutôt qu'il ne voyait les mouvements. Monicourt se coucha sur le marsaule et tira dans la direction du dernier coup de feu. Barcasse se vit dépisté et battit en retraite dans le taillis ; notre ami suivit ce mouvement et l'accompagna de trois balles successives qui restèrent sans ré-ponse.
Après vingt minutes de marches et de contre marches, Monicourt avait déjà brûlé dix cartouches et avait essuyé six coups de feu de Barcasse.
Il chargea sa carabine pour la onzième fois.
- Ne tirons plus, dit-il, ayons du calme.
Et, ce disant, il se glissa à travers une éclaircie de bois, de façon à trouver son ennemi. Au moment où il cherchait un poste d'observation, une balle lui arrivant par derrière frôla sa tête. Il se retourna rapidement et aperçut un flocon de fumée qui sortait d'un maquis de cormier, qui était à peine à trente pas de lui.
- Ce duel est absurde ! dit-il. Allons-y à la française, et prenant son élan, il se découvrit complètement et courut vers Barcasse. Le Marseillais l'attendit à dix pas et fit feu ; Monicourt malgré une violente secousse ne s'arrêta pas et bondit à travers le buisson ; Barcasse rechargeait hâtivement son arme. Le journaliste abaissa sa carabine avant que le Provençal eût le temps déverrouiller sa cartouche, et, à bout portant, il lui fit sauter la cervelle.
Puis il s'affaissa sur lui-même.
Au bout de dix minutes de silence les témoins tirèrent un coup de pistolet pour arrêter le feu.
À ce signal auquel devait répondre la voix des combattants, le silence seul répondit.
Les témoins se regardèrent anxieux.
Lorsqu'ils arrivèrent sur le lieu du combat, ils trouvèrent le cadavre de Barcasse, et Monicourt évanoui étendu à côté de lui.
On transporta ce dernier au bord du Ring-Town et le chirurgien accourut.
Monicourt avait reçu une balle qui lui avait traversé le bras sans y faire aucune lésion dangereuse.
- C'est un simple séton, fit le chirurgien.
L'évanouissement du journaliste avait été déterminé, non par sa blessure, mais par la terrible émotion qu'il avait ressentie en voyant l'explosion qui ayait fait éclater le crâne du Marseillais. Sous cette impression, Monicourt s'était senti défaillir.
Lorsqu'il revint à lui il eut un mouvement d'horreur en voyant son ennemi défiguré.
- Partons, dit-il à ses témoins, ce spectacle est horrible !
Et le bras en écharpe il revint à New York.
- Ce mode de combat est terrible, dit-il à ses amis ; je me suis battu quelque-fois, mais, de ma vie, je ne suis passé aussi rapidement par des émotions aussi multipliées. C'est un duel à l'assassinat ; c'est affreux !
En quittant ses confrères, Monicourt leur dit, après les avoir remerciés de leur assistance ;
- Pour des raisons toutes personnelles, je vous serai obligé de ne pas parler de cette rencontre.
Il pensait à Jeanne et à l'impression que pourrait faire sur elle cette terrible aventure. Son imagination ardente, surexcitée, y associerait Giret évidemment, et son esprit malade pourrait en tirer des conclusions aussi alarmantes que fantaisistes.
- Il est préférable, répondit un des rédacteurs, que nous racontions longuement votre rencontre. Il y a eu mort d'homme et il est d'usage ici de soumettre les faits de cette importance au tribunal de l'opinion publique ; d'ailleurs notre silence n'empêcherait pas l'affaire d'être connue, les témoins de votre adversaire sont obligés d'en publier le récit pour mettre leur responsabilité à couvert.
- Faites donc, messieurs, comme vous l'entendrez.
Monicourt rentra à son hôtel, changea de vêtements et partit immédiatement pour le cottage de M. Richardson.
L'aspect de la villa du directeur des mines de Black-Ridge n'avait pas changé, il n'y avait qu'un hôte de plus. M. Richardson y avait fait amener Giret le jour où l'accident était arrivé, et Mme Richardson n'avait voulu déléguer à personne les soins à donner au blessé. Pendant huit jours Alfred avait été entre la vie et la mort ; des hémorrhagies successives avaient mis ses jours en danger ; la santé était revenue bientôt, grâce à la vigueur du tempérament du jeune homme et aux soins dont il était entouré.
L'intimité s'était ainsi créée autour du lit du blessé.
Au milieu de ses souffrances, Giret avait fait ressortir toutes les qualités de son âme ; dans les longs loisirs douloureux de sa maladie, il avait raconté sa vie à Mme Richardson, et dans ses conversations expansives le nom de Jeanne était constamment mêlé.
La bonne dame s'était mise à aimer cette jeune fille qui avait pu inspirer à un tel homme une pareille passion. Miss Arabella, attentive comme sa mère auprès du malade, était devenue une sœur pour lui.
Il lui semblait que Giret n'avait jamais été un étranger, pour elle, et elle se plaisait à lui parler de sa fiancée.
- Voici de longues années que mon père me promet de me faire visiter Paris, disait-elle ; nous ferons ce voyage au moment de votre mariage ; de cette façon, nous assisterons aux noces.
- Et nous danserons ! ajoutaient en tapant joyeusement des mains les deux petites sœurs.
Giret ne s'était jamais senti aimé ainsi.
Il était en pleine convalescence depuis plusieurs jours, lorsqu'un soir la causerie fut interrompue comme de coutume par la réception du New York Herald.
Miss Arabebella saisit le journal avec empressement.
- Je m'en vais lire les nouvelles de France, dit-elle en dépliant la grande feuille américaine.
Elle lut la correspondance de Paris, qui est sans doute la plus complète du monde entier. Sa lecture était terminée, et elle parcourait négligemment les faits divers, lorsque soudain elle poussa un cri d'étonnement.
- Qu'avez-vous ? demanda Giret.
- Oh ! c'est trop fort ! exclama la jeune fille, le New York Herald annonce ce soir la détermination que vous avez prise ce matin de partir pour la France aussitôt que votre blessure serait complètement fermée.
- Ce n'est pas possible, fit Giret.
- Fais-moi voir ça, dit M. Richardson en prenant le journal.
Et il lut à haute voix la note que Monicourt avait fait insérer.
- Qui diable ! peut s'occuper ainsi de moi ? dit Alfred.
- Ne vous tourmentez pas l'esprit à chercher, répondit l'Américain, Barcasse seul est capable d'une pareille indiscrétion.
- Oh ! le vilain homme ! fit miss Arabella.
- Mais alors vous m'effrayez, s'écria Mme Richardson, ce Barcasse est donc au courant de ce qui se fait et se dit chez nous ? Il a des intelligences avec nos gens ?
- Cela se peut, répondit l'ingénieur.
- Mais c'est affreux ! fit Mme Richardson. Je vais surveiller les domestiques ! fit la jeune miss.
- Je ne vois pas le but qu'il se propose en publiant cette note, qui est vraie dans le fond.
- C'est ce qui m'inquiète, il y a évidemment là-dessous une attention malveillante qui nous échappe. J'y réfléchirai, ajouta M. Richardson.
- C'est un homme capable de tout ! dit mistress Richardson.
- Oh ! que j'embrasserais de bon cœur, s'écria miss Arabella, celui qui nous débarrasserait de lui !
XXI
Lorsque Monicourt arriva à la villa, toute la famille Richardson sortait de table. Il avait retiré son écharpe pour ne pas alarmer son ami au premier abord. Au moment où il s'apprêtait à sonner, il aperçut à travers la grille Giret appuyé sur le bras de miss Arabella. À cette vue Monicourt sentit son cœur défaillir.
- Pauvre Jeanne ! dit-il.
Et la main tendue vers la sonnette il restait en contemplation devant ce couple gracieux, qui s'avançait vers lui en suivant la grande allée de la terrasse.
- Qu'elle est belle ! dit-il.
Une sueur froide inondait son visage.
- Que viens-je faire ici, pensa-t-il. Mon voyage n'a plus de but. Pauvre Jeanne !
Il prit cependant son courage à deux mains, et il sonna.
Miss Arabella était proche du portail ; elle accourut ouvrir.
- Que désirez-vous, monsieur ? dit-elle.
- M. Giret.
- Le voici, monsieur.
En effet Giret arrivait en ce moment.
Les deux amis se jetèrent dans les bras l'un de l'autre.
Soudain Monicourt poussa un cri.
- Qu'est-ce ? demanda Giret.
Monicourt allait répondre lorsqu'il pâlit tout à coup.
L'appareil avait été déplacé par l'étreinte amicale de Giret, et une hémorrhagie venait de se produire ; il s'affaissa sur un fauteuil du jardin qu'on lui tendit à la hâte et le sang vint teinter
sa main livide.
- Ah ! mon.Dieu ! s'écria miss Arabella, du sang !
On s'empressa autour du journaliste ; Giret lui retira son habit et découvrit la blessure rosée. Tandis qu'on procédait à un pansement provisoire, M. Richardson envoyait chercher son médecin.
Monicourt reprit vite ses sens ; Giret voulut l'interroger :
- Laisse-moi me remettre, dit-il ; nous causerons plus tard... lorsque nous serons seuls.
- Dis-moi seulement un mot : comment va Jeanne ?
- Tu y songes encore ? interrogea avec étonnement Edouard.
- Il ne vit que de sa pensée ! dit miss Arabella.
- Ah ! fit Monicourt en regardant la jeune fille.
- Parle-moi d'elle, je t'en prie, dit Giret.
- Elle t'aime à en mourir.
- Que veux-tu dire ?
- Nous parlerons de cela plus tard, fit Monicourt.
- Ah ! parlez-en de suite, dit miss Arabella, nous l'aimons tous ici.
- Laissez monsieur se reposer, dit Mme Richardson.
- Au fait, qu'est-ce que cette blessure ? demanda Giret.
- Je te raconterai cela.
Monicourt en effet était incapable de répondre : il était agité par les émotions les plus diverses ; il ne comprenait rien à ce qui se passait ; il ne se rendait pas compte des motifs que pouvait avoir la jeune fille pour aimer une rivale ; d'un autre côté, le regard de miss Arabella pesait sur lui avec une puissance qui l'impressionnait vivement ; enfin sa blessure le faisait souffrir et son esprit se débattait au milieu de ce chaos.
L'arrivée du docteur fit heureusement diversion.
Il visita la blessure, rétablit l'appareil, et déclara que le blessé n'avait besoin que de repos.
- Ce ne sera rien, dit-il en se retirant.
Sur les instances de mistress Richardson, Monicourt accepta une chambre pour se reposer.
Alfred resta auprès de lui.
- Lorsque tu pourras causer, dis-moi par suite de quels événements tu as quitté la France.
- Avant de répondre, dit Monicourt, permets-moi de t'interrompre. Est-il vrai que tu te maries ?
- Oui, répondit Giret,
- Alors il est inutile que je t'explique le but de ma venue.
- Que veux-tu dire ?
- Rien, et il me serait pénible de discuter avec toi ; je ne pourrais qu'apporter la tristesse à ton bonheur et blâmer ta conduite. Je t'aime assez pour refouler ma douleur.
- Ah ! fit Giret avec effroi, Jeanne a donc manqué à sa promesse et oublié nos serments.
- Tu devrais ne pas prononcer le nom de cette pauvre enfant et avoir la pudeur de l'oublier. N'en parlons plus.
- Non, s'écria Giret vivement ému, je veux que tu m'en parles, je veux connaître toute l'étendue de mon malheur. Qu'est-il arrivé, Edouard, dis-le moi franchement. Es-tu venu ici pour m'annoncer que je ne devais pas continuer mes rêves d'avenir ? Ah ! dis moi tout. Je suis fait aux coups du sort. Parle.
Monicourt se souleva pour fixer son ami.
- Voyons, dit-il, ne jouons pas plus longtemps aux propos interrompus. Tu aimes Mlle Richardson ?
- Oui, fit Giret, mais quel rapport...
- Je ne comprends plus rien, fit Monicourt, tu regrettes Jeanne et tu épouses miss Arabella.
- Il n'est pas question de cela ! J'épouse Jeanne, et j'aime Arabella.
- Mais c'est immoral tout cela ! s'écria Monicourt.
- Tu me fais perdre la tête, dit Giret ; voyons, explique-toi.
(La suite à demain)
[18 mai 1881]
XXI (suite)
Monicourt se souleva et raconta tous les événements qui s'étaient passés à Paris ; il expliqua l'interprétation donnée par Jeanne aux communications des journaux transatlantiques et les résultats désastreux qu'ils avaient produits. Giret ne pouvait en croire le récit que lui faisait Édouard. Il fondit en larmes lorsqu'il apprit que Mlle Soubiez était en danger de mort :
- Oh ! mon ami, dit-il entre deux sanglots, espères-tu que j'arriverai à temps ?
Monicourt se reprochait d'avoir si peu ménagé Giret. Il chercha à détruire la douleur qu'il s'était plu à créer ; ses efforts furent vains. Giret voulut partir tout de suite.
Son ami finit cependant par jeter un peu de calme dans son esprit.
- Ton arrivée imprévue serait capable de la tuer. Fais-toi précéder d'une lettre qui annonce ton retour.
Il fut donc décidé que Giret partirait pour la France par le second paquebot qui quitterait New York. Cette détermination fut immédiatement soumise à M. Richardson qui l'approuva.
- Partez, dit l'Américain, mariez-vous et revenez-nous vite. Jusque-là, je ferai votre intérim. Ainsi soyez sans inquiétude.
Miss Arabella fit la moue, son voyage à Paris était encore retardé.
Le soir, Monicourt complètement remis des émotions de la journée et souffrant très peu de sa blessure, put descendre au salon.
Il n'avait encore parlé de son duel avec Barcasse à personne, et vainement Giret l'avait plusieurs fois interrogé au sujet de sa blessure, Édouard avait tou- jours répondu d'une façon évasive à cette question.
- Je te dirai ça plus tard, avait-il dit.
La réserve que s'imposait le journaliste lui était inspirée par un sentiment de délicatesse que le lecteur devine ; et il renvoya au lendemain le récit de son combat du matin.
Lorsque le New York Herald arriva, miss Arabella s'en saisit comme d'habitude. Elle trouva bientôt le récit du duel de Monicourt. Elle communiqua sa découverte aussitôt, et Monicourt fut entouré par chacun. On ne savait trop quoi admirer le plus, de sa bravoure ou de son dévouement à Giret. Ce dernier, ému aux larmes, ne savait comment lui exprimer son admiration. Le récit du journal fait par un témoin oculaire, était très détaillé, et toutes les péripéties d'un combat aussi dramatique étaient minutieusement présentées. Miss Arabella, brisée par l'émotion, fut obligée d'interrompre plusieurs fois sa lecture.
- C'est la main de Dieu qui vous a conduit, fit Mme Richardson.
Monicourt était tout confus de son triomphe.
Miss Arabella avait à peine achevé sa lecture que sa jeune sœur l'interpella.
- Sœur, lui dit-elle, hier soir tu nous a dit que tu embrasserais de bon cœur celui qui nous débarrasserait de ce vilain Barcasse qui a fait du mal à notre ami.
Arabella rougit et regarda sa mère.
- C'est vrai, dit M. Richardson en riant, te voilà prise !
- Vœu formé, voeu à accomplir, ajouta Giret.
Monicourt ne vit pas sans émotion la jeune fille se lever et venir vers lui ; au moment où miss Arabella déposait un baiser sur ses joues, il crut que le cœur allait lui manquer.
La soirée fut courte pour lui, et lorsqu'il se retira dans sa chambre, il dit à Giret qui l'avait accompagné :
- Mon ami, demain matin je ferai mes adieux à tes hôtes et j'irai t'attendre à New York.
- Pourquoi ? demanda Alfred.
- Pourquoi ? parce que j'ai peur d'aimer miss Arabella.
- Fou ! dit Giret, tu n'as donc pas changé ?
- Ne plaisante pas, mon ami, je sens que je souffre déjà et qu'en quittant cette maison hospitalière j'y laisserai le bonheur de ma vie.
Giret se moqua de sa subite passion et rentra chez lui pour annoncer sa prochaine arrivée à Jeanne.
Monicourt ne dormit pas de la nuit, et lorsque Giret vint lui souhaiter le bonjour le lendemain, il le trouva en proie à une fièvre ardente. Le docteur appelé en toute hâte, attribua cet état à la blessure qu'il avait reçue la veille.
Mistress Richardson et miss Arabella se firent les gardiennes de leur nouveau malade, et Monicourt, si décidé la vieille à quitter la villa, priait intérieurement le bon Dieu de prolonger sa maladie.
XXII
Les derniers jours qui précédèrent le départ de Giret pour la France furent employés à régler sa nouvelle situation. Il passa des journées entières en conférence avec M. Richardson pour stipuler les conditions de sa survivance et s'entendre sur la marche des travaux de la mine pendant son absence. Tout venait d'être réglé à la satisfaction commune, lorsque M. Richardson prit Giret à part :
- Mon ami, lui dit-il, vous allez faire quelque dépense dans ce voyage, et je sais que les appointements que vous a payés jusqu'ici la Compagnie, n'ont guère dû vous permettre de faire des économies. Voulez-vous m'autoriser, puisque j'en ai le droit à titre de gérant provisoire, à prélever sur nos fonds disponibles une avance sur vos appointements ?
- Vous pensez à tout, fit Giret ému par cette délicate attention ; j'accepte si vous jugez que l'avance puisse être régulièrement faite ; je n'aurais pas osé vous le demander.
Au déjeuner, Giret annonça son départ pour le lendemain.
Quelque prévu que fût ce départ, il ne laissa pas que d'attrister la famille Richardson. Le repas fut presque silencieux ; il est vrai que Monicourt, si loquace d'habitude, gardait le plus profond silence.
Le départ de Giret n'était-il pas le sien ? Et il songeait, le pauvre garçon, qu'il ne verrait plus miss Arabella, qu'il allait quitter pour toujours cette maison hospitalière dans laquelle il eût voulu vivre toute sa vie. Il avait la mort dans l'âme, son cœur était gonflé ; aussi prétexta-t-il d'un peu de fatigue pour se retirer aussitôt après le déjeuner.
C'était l'heure de la poste, à peine était-il arrivé dans sa chambre qu'un domestique lui apporta deux lettres.
Elles venaient de France.
L'une portait le timbre de Saint-Lambert-du-Lattay, bureau de poste qui dessert le bourg de Rablay, l'autre celui de Paris.
Après avoir été le chercher à son domicile à Paris, ces lettres étaient venues le rejoindre à New York.
Il les jeta négligemment sur un meuble.
Puis il s'affaissa dans un fauteuil et la tête entre ses deux mains il se plongea dans ses tristes pensées.
Que lui faisait le monde en ce moment-là ? Il songeait qu'il allait quitter miss Arabella, et de grosses larmes sillonnèrent ses joues.
Il resta longtemps ainsi, puis, sortant comme d'un songe il secoua sa douleur.
- C'est de la folie, dit-il en essuyant ses larmes, elle est riche et je suis pauvre. Pour elle, je ne suis qu'un étranger de passage. Allons, allons, pas d'enfantillage et pas de rêve creux. Retournons à Paris y reprendre la vie ! N'y suis-je pas heureux ? ajouta-t-il avec un sourire amer, n'ai-je pas l'amour d'Aglaé ? Allons, pas de faiblesse, c'est ridicule !
II prit les lettres et les ouvrit.
La première était du docteur, on en connaît la teneur.
- C'est fait, docteur, c'est fait, dit-il après l'avoir lue. Jeanne guérira et elle sera heureuse, elle !
Puis il fit sauter le cachet de la seconde.
Elle lui était adressée par le notaire de Rablay, qui lui annonçait le décès de l'oncle Monicourt, mort muni des sacrements de l'église, et l'ouverture de son testament par lequel, lui, Édouard Monicourt, était nommé légataire universel à charge d'avoir à se marier dans l'année. Le notaire faisait observer que cette clause était résolutoire et il terminait en évaluant à la somme ronde de 600,000 francs, la valeur de la succession.
Monicourt avait de trop bons sentiments et l'âme trop bien placée pour ne pas être affligé par la nouvelle de la mort de son vieil oncle ; le cœur encore gonflé des larmes qu'il venait de verser, il pleura l'excellent homme qui avait eu soin de son enfance et dont la dernière pensée avait été pour lui. Ses deux chagrins se confondirent et il sanglotait presque, lorsque Giret entra dans sa chambre pour lui communiquer une lettre qu'il venait de recevoir de son côté : c'était celle que M. Soubiez lui avait écrite quelques jours après le départ de Monicourt. Giret était tout attristé de se voir si mal compris à Paris.
- Qu'as-tu ? demanda-t-il vivement à Monicourt.
- Tiens, lis ! et il lui tendit la lettre, du notaire de Rablay.
- Il fallait s'attendre à ce dénouement fatal, dit Alfred ; ton oncle avait un grand âge. Nous suivons tous cette grande route qui conduit à la tombe.
Prédisposé à l'attendrissement, Édouard se laissa aller à sa douleur.
- N'est-ce pas que j'ai été un mauvais neveu ? Lui, si bon pour moi !
Giret oublia ses propres inquiétudes pour consoler son ami.
- Tu es riche maintenant, dit Giret, et ton oncle veut que tu soies heureux et que tu te ranges. Je crois qu'il a pris le bon moyen ; te voilà obligé de chercher femme.
- Je ne me marierai jamais, dit Monicourt.
- Du coup, tu es déshérité.
- Et que me fait la vie, maintenant ? Plût à Dieu que Barcasse m'eût tué.
- Comment, fit Giret, lorsque ton oncle vivait tu ne parlais que de ton héritage, et maintenant que tu es son légataire universel, tu fais fi de ce patrimoine que tu désirais sans cesse. À d'autres, mon ami, fit Giret, à d'autres !
- Tiens, mon bon Alfred, ne joue pas avec ma douleur. Je souffre trop.
- Je suis trop ton ami, reprit Giret devenu grave, pour ne pas compatir à ta peine. Certes, ton oncle était un brave homme, et il a droit à tous tes regrets ; mais, mon pauvre Monicourt, il faut prendre la vie comme elle vient et la mort aussi. Il faut savoir se raidir contre la douleur, aie donc du courage ! Reviens en France avec moi, nous irons ensemble visiter tes terres en Anjou, et comme il faut que la volonté de ton oncle soit respectée, lorsque ta douleur sera calmée tu chercheras quelque honnête fille dont tu feras le bonheur. Aie donc du courage, mon ami.
Tandis que Giret parlait, Monicourt le regardait d'un air hébété.
- Allons, remets-toi, dit Alfred, du calme ; ton désespoir ne rappellera pas ton excellent oncle à la vie.
- Certes ? dit Monicourt, la mort de mon oncle m'affecte, mais...
- Mais quoi ? fit Giret, voyant que son ami hésitait.
- Eh bien ! moque-toi de moi si tu le veux ! dit Monicourt en se levant, et passant du calme attristé à une agitation fièvreuse : J'aime ! Giret ! Son amour est entré là, continua-t-il, en se frappant la poitrine, il n'en sortira plus. Pourquoi faut-il, mon Dieu ! que je sois venu ici ! Comprends-tu mes larmes maintenant ? Si tu aimes Jeanne, tu dois me plaindre.
- Cela t'a donc pris comme un coup de foudre ?
- Comme un coup de foudre. Lorsque je la vis à ton bras à travers la grille, je fus ébloui ; lorsqu'elle vint ouvrir, un trouble étrange s'empara de moi, et, dans le premier regard que j'échangeai avec elle, je lui donnai toute ma vie. Conçois-tu mon malheur, lorsque je songe que je la quitterai après-demain pour toujours ?
- Ami, dit Giret, ne t'exalte pas ainsi, je réfléchirai.
- Tu réfléchiras ! la belle affaire ! cela m'avance beaucoup. Crois-tu qu'il s'agisse de la construction d'une galère ?
- Je réfléchirai, calme-toi et viens nous rejoindre au salon.
L'heure du dîner réunit comme de coutume toute la famille Richardson et ses hôtes.
Lorsque miss Arabella vint prendre place à table, elle était d'une pâleur extrême, ses yeux vifs, ardents, étaient à moitié éteints et pleins de mélancolie.
Son père remarqua ce changement subit.
- Souffres-tu ? lui demanda-t-il ; tu es toute pâlotte.
- Non, mon père, dit-elle, j'ai seulement un peu mal à la tête.
- Cela ne sera rien.
Cet incident, quelque petit qu'il fût, n'échappa pas à l'oeil clairvoyant de Giret. Quant à Monicourt, absorbé dans sa douleur, il n'y fit aucune attention.
Pendant la durée du repas, on causa beaucoup du futur ingénieur. Tout à coup celui-ci s'adressa directement à Monicourt.
- Édouard, dit-il, j'ai réfléchi à une chose.
- Ah ! fit ce dernier en ouvrant de grands yeux, tu as réfléchi ?
- Oui. Rien ne te rappelle en France.
Monicourt sentit un frisson lui parcourir le corps. À cette question posée naturellement, miss Arabella était de son côté, sortie de la pensée qui la tenait absorbée.
- Oui et non, j'ai grande envie de visiter l'Amérique, elle est si belle ! dit Édouard en regardant miss Arabella ; mais, d'un autre côté, il est peut-être plus raisonnable que je rentre avec toi.
- C'est que j'aurais besoin que tu restes ; c'est un service que je te demande.
- Alors je reste.
- Mon départ est tellement précipité que je n'ai pas eu le temps de songer à une installation pour mon retour.
- Ne suis-je pas là ? dit M. Richardson. Pourquoi imposer à votre ami un séjour qui peut le gêner ?
- Du tout, du tout, se récria Monicourt, je resterai, je profiterai de mon séjour ici pour étudier les belles institutions républicaines de l'Union ; et puis qu'irai-je faire en France ? Mon pauvre oncle est mort maintenant, ajouta-t-il d'un air attristé.
- Je m'occuperai de régler les affaires de la succession, dit Giret.
- C'est ça, fit Monicourt.
- Eh ! bien, restez avec nous, si cela ne vous gêne pas, dit M. Richardson, nous vous ferons aimer l'Amérique. À ce moment, miss Arabella fixa ses yeux sur Monicourt ; il y avait dans son regard une expression inquiète.
- Mais c'est le rêve de ma vie que de rester ici, dit le journaliste ; mon esprit tourmenté cherche la solution du problème de la vie sociale, et en restant ici, peut-être découvrirai-je le mot mystérieux de l'entente universelle et du rêve humanitaire. Je ne suis bon à rien, dit-il à M. Richardson, qu'à penser. Ma vie s'est écoulée ainsi à vouloir unir l'orgueil à la franchise ; c'est ce qui sépare toute société ; l'on s'aime et l'on se hait, faute de savoir s'assimiler. La vie la plus intime, la plus familiale touche à la politique ; toute la science humanitaire est là. C'est pour cela que ma vie heureuse est toujours le fait du hasard, et ma vie tourmentée celui d'un manque d'entente ; il faut trouver la solution du grand problème. Mon séjour ici ne pourra qu'avancer mes études ; moi-même, que puis-je chercher, si ce n'est le bonheur qui me fuit ? termina-t-il en jetant un regard plein d'interrogation à Arabella, quicomprit.
(La suite à demain)
[19 mai 1881]
XXII (suite)
Lancé sur ce terrain, Monicourt n'y tint plus, il exposa avec de fines allusions, le but tout social qu'il se proposait en restant aux Etats-Unis.
Seuls Giret et Arabella ne prirent pas le change.
Lorsque ?douard et Alfred furent seuls, ce dernier lui dit sans préambule :
- Tu sais que j'ai réfléchi.
- Je m'en suis aperçu, merci !
- Reste donc ; je te connais et n'ai pas besoin de t'indiquer la ligne de con- duite que tu as à suivre. Sache seulement qu'en Amérique les jeunes filles sont libres ; elles connaissent leurs droits et leurs devoirs ; si tu te hasardes à flirter, comme on dit ici, il faut être résolu à poursuivre ta cour jusqu'au mariage. Si c'est un effluve amoureux qui t'envahit et qui se dissipera au premier souffle, suis mon conseil : romps le charme passager qui te captive ; pars avec moi.
- C'est le bonheur de ma vie que je risque en restant ici, dit Monicourt.
- Alors suis ta partie ; reste ! Sois loyal et franc.
- Je le serai, fit Édouard.
- Souviens-toi seulement de ceci : ne t'avise pas de solliciter de M. Richardson la main de sa fille avant d'avoir l'agrément de cette dernière. C'est un principe : le père respecte la volonté de l'enfant, et la liberté individuelle est aussi garantie par les mœurs dans la vie publique que dans la vie privée.
C'est entendu, dit Monicourt, tu n'auras pas à rougir de ton ami. Maintenant, dis-moi, que ferai-je pour toi pendant ton absence ?
- Tu iras à la mine y préparer mon installation ; je t'enverrai des meubles de France, tu les feras placer.
- Voilà tout ?
- Voilà tout.
Le lendemain, Monicourt accompagna Giret au paquebot.
- Sois heureux ! lui dit-il.
- Sois prudent ! lui répondit Alfred.
Et, après une cordiale accolade, les deux amis se séparèrent, l'un pour voguer vers la France, l'autre pour revenir l'âme émue vers la villa de sir Richardson.
XXIII
Un matin, Jeanne reposait lorsque M. Soubiez entra à pas de loup dans la chambre. Le pauvre homme était bien changé ; l'état de langueur de sa nièce qu'il voyait s'affaiblir chaque jour, le désespérait ; il avait vieilli de dix ans depuis deux mois.
- Je ne dors pas, dit la jeune fille en se soulevant sur son oreiller.
- Comment as-tu passé la nuit ?
- J'ai presque reposé cette nuit ; je me sens mieux.
- Tiens, mon enfant, dit le vieillard en déposant un baiser sur le front de Jeanne, je t'apporte une poignée de bonnes nouvelles. Voici d'abord un extrait du New York Herald qui annonce le départ pour la France de Giret, il vient se marier avec une jeune artiste célèbre ! ajouta en riant M. Soubiez.
Jeanne avait pris le journal des mains de son oncle et l'avait lu.
- Vous vous laissez encore prendre à ces petites supercheries amicales de Monicourt. Le brave garçon a fait insérer cela pour me tranquilliser.
- Oh ! fit l'oncle Soubiez, tu es bien incrédule ; eh bien ! et cette lettre, est-elle aussi une supercherie, et il tendit à Jeanne la lettre que le journaliste avait écrite avant son duel.
La jeune malade la parcourut, elle n'en acheva même pas la lecture.
- Mon bon oncle, dit-elle, vos bonnes nouvelles ne prouvent qu'une chose, c'est que M. Monicourt nous aime bien. Tout ce qu'il dit dans sa lettre et dans le journal est d'une banalité exaspérante. Il n'a pas encore vu Giret, ou bien... ajouta-t-elle on poussant un soupir, ou bien s'il l'a vu... non, mon oncle, laissez-moi encore espérer. Là, dans mon lit, toute seule, j'ai tout calculé, il n'a pu voir Giret. Le prochain courrier seul peut nous apporter une lettre ayant une signification réelle. D'ici là, je veux espérer. Il est impossible qu'Alfred m'ait si vite oubliée, n'est-ce pas, mon oncle.
- Oui, mon enfant chérie, je ne puis croire qu'il se soit joué ainsi de nous. Quel besoin avait-il de mentir à la veille de son départ ? dans quel but ? Cela n'est pas possible.
- C'est ce que je me dis sans cesse, et cependant je ne m'explique le silence d'Alfred que par son mariage avec l'Américaine.
- Je ne crois pas Monicourt capable de te leurrer.
- Ni moi non plus, aussi sa lettre ne me paraît pas assez explicite ; il me parle de Giret d'une façon trop légère pour qu'il l'ait vu ; il a voulu me faire prendre patience.
- Ce n'est pas tout, dit M. Soubiez ; figure-toi que Monicourt à son arrivée à New-York a eu une dispute avec un nommé Barcasse et qu'il s'est battu avec lui.
- Est-il blessé ? demanda Jeanne avec anxiété.
- Très légèrement, tiens, vois le journal qui rend compte de cette rencontre terrible.
Et M. Soubiez remit le numéro du Réformateur qui reproduisait les détails donnés par le New York Herald. Le rédacteur du Réformateur avait encadré le récit du journal américain en faisant ressortir le courage de son rédacteur.
- Quelle étrange aventure ! dit Jeanne après avoir lu, le jour même de son arrivée ! ce jour-là, il m'écrivait qu'il avait vu Giret, ajouta-t-elle en vérifiant la date de la lettre. Que veut dire tout ça !
Et la jeune fille se mit à faire les suppositions les plus extravagantes sans s'expliquer l'émotion qu'elle avait éprouvée à cette lecture, ce duel ne l'alarma pas. Elle se dit que si Monicourt s'était battu d'une façon aussi cruelle, c'est que le motif devait être grave, et elle en conclut que la mort de Barcasse était peut-être rattachée à quelque histoire mystérieuse qui touchait Giret. Qu'était-il, cet homme ? le mauvais génie d'Alfred, sans doute.
Contre toute attente, cette vive émotion fut salutaire à Jeanne, et lorsque le docteur vint faire sa visite quotidienne, il la trouva un peu surexcitée peut être, mais dans un état plus satisfaisant que la veille.
- Vous avez reçu de bonnes nouvelles ? demanda-t-il après l'avoir examinée.
- Oui et non, répondit Jeanne, et elle mit le docteur au courant de sa correspondance avec Monicourt et lui communiqua les extraits du New York Herald.
- Décidément, pensa-t-il après avoir lu, la presse est comme la lance d'Achille, elle guérit les blessures qu'elle fait.
- Que pensez-vous de toutes ces choses incompréhensibles ; cette note annonçant le départ de Giret, cette lettre décousue de Monicourt et enfin ce duel étrange, inexplicable ?
- Ma foi, dit le docteur, je vois que tout le monde vit là-bas, c'est le grand point. Giret se porte bien puisqu'il part pour la France. Monicourt n'est pas mort, que voulez-vous de plus ? Le prochain courrier nous apportera des nouvelles plus détaillées. Il me semble que tout va pour le mieux.
- N'est-ce pas ? fit Jeanne, se rattachant à cette interprétation du docteur. Il est certain que Monicourt n'a pas vu Giret, mais il a eu de ses nouvelles, et certainement il n'eût pas ainsi annoncé son retour, s'il ne devait pas s'effectuer ; ne sait-il pas que l'espoir qu'il me donne aujourd'hui me tuerait demain s'il ne se réalisait pas ? C'est le duel que je ne comprends pas...
- Le duel ne signifie rien ; dit M. Soubiez ; tiens, un jour, j'étais à Breslau ; j'étais avec Martin ; nous sortions de table, bien tranquillement. V'lan, un officier westphalien me bouscule rudement. Vlan, je le repousse plus rudement encore. Le soir il était mort. Voilà ce que c'est que le duel, pas autre chose ! Un imbécile aura marché sur le pied à Monicourt et se sera refusé à lui faire des excuses ; ça arrive tous les jours.
- Nous saurons ça, fit Jeanne.
Lorsque M. et Mme Rabourtin vinrent dire bonjour à Jeanne, ils la félicitèrent sur sa bonne mine. Mme Rabourtin fut mise au courant des évènements qui venaient de se passer en Amérique, elle fut comme toujours sur le point de se trouver mal, et certes, si elle eût appris chez elle les dangers courus par Édouard, la crise eût été violente. Elle maîtrisa sa sensibilité.
- Ce n'est pas vous, dit-elle à Rabourtin, qui vous battriez comme ça, vous êtes bien trop lâche.
À cette apostrophe insolite, M. Rabourtin devint cramoisi.
- Vous vous laisseriez marcher sur le pied, vous ! fit-elle avec un geste de profond mépris.
- Mais, bobonne, pourquoi me dites-vous ça ? À quel propos ?
- Taisez-vous, homme sans cœur. Quand on songe qu'il est arrivé à l'âge de soixante ans sans avoir jamais eu un duel ? Je puis le laisser partir, lui ! Je suis toujours sûr qu'il reviendra ! Tenez, je suis mortifiée de vous avoir épousé ; si c'était à recommencer... Il n'a seulement pas frémi en lisant cette passe d'armes digne de Duguesclin51.
- Mais si, bobonne, balbutia Rabourtin, mais si ; ce n'est pas ma faute si je n'ai pas eu de duel...
- On ne vous a peut-être jamais marché sur le pied ?
- Jamais...
- Monstre ! vous souvenez-vous à la foire à Saint-Cloud, lorsque vous faisiez le joli cœur avec votre mirliton, ce monsieur...
- Il ne l'a pas fait exprès... il y avait foule.
- Belle raison que celle-là ! Tenez, taisez-vous, vous n'êtes qu'un lâche. Vous me faites horreur, Oscar !
Lorsque Mme Rabourtin avait dit : Vous me faites horreur, Oscar ! M. Rabourlin savait par expérience qu'il y avait de l'orage dans l'air.
Cette petite scène maritale avait égayé Jeanne.
Elle passa une nuit calme.
Le mieux se maintint les jours suivants ; elle reçut la visite du prince Troumeskoff et de Bigorneau. Ce dernier revenait de la Russie, enchanté de son voyage, ses poches bourrées d'or et le ruban de l'Aigle de Russie à la boutonnière. Son séjour à Saint-Pétersbourg lui avait donné de la tenue. Il raconta ce qu'il avait vu et il félicita Jeanne d'avoir la possibilité d'aller se fixer dans un pays où, pour un artiste, tout était sujet à étude et à étonnement.
- Je crois que je n'irai jamais, dit Jeanne.
- Pourquoi ? demanda le prince Troumeskoff.
- Je vous dirai ça dans huit jours, répondit-elle. Je ne saurais me décider avant.
Et la pauvre fille pensait que si Giret revenait réellement, elle ne saurait plus se séparer de lui ; que si malheureusement elle était abandonnée, elle sentait qu'elle ne survivrait pas à cette dernière espérance déçue.
Au moment où ces messieurs se retiraient, Jeanne leur dit :
- Venez me voir souvent cela me fait du bien de causer avec vous. Vous le voyez, je vais mieux maintenant, je me lève.
- Je vous enverrai ma calèche tous les jours, dit le prince, vous irez faire un tour au bois, cela vous sera salutaire.
M. Soubiez accepta pour sa nièce.
À quelques jours de là, Jeanne reçut la lettre de Giret lui annonçant son retour et le but qui l'amenait. Cette nouvelle jeta, comme on le pensé, la joie dans la maison.
M. Soubiez avait retrouvé ses vingt ans ; il était heureux de voir sa nièce consolée d'une façon aussi certaine.
- Tu vois que j'avais raison, dit-il ; moi je n'ai jamais douté de Giret.
- Ah ! mon oncle, fit Jeanne avec un petit accent de reproche, c'est vous qui m'avez toujours inquiétée avec vos raisonnements. N'avez-vous pas dit qu'il fallait s'attendre à tout dans le monde... que votre expérience ?... que sais-je que vous n'ayez dit ?
- C'est vrai, dit l'oncle tout contrit, mais au fond...
- Au fond, tenez, mon oncle, au fond vous êtes plus surpris que moi.
- Enfin, te voilà heureuse, toi ! c'est le principal. Tu vas partir avec ton mari, tandis que moi... ajouta-t-il les larmes aux yeux, moi je ferai bien de m'en aller, je n'ai plus de joie à avoir.
- Oh ! que c'est vilain ce que vous dites là ! fit Jeanne ; vous ne voulez donc pas venir habiter avec nous en Amérique ?
- Tu m'emmènerais ? dit le vieillard ; je pourrais vivre auprès de toi, voir grandir tes enfants ? Cela ne te fait pas peur de te charger de ton vieil oncle ?
La jeune fille, pour toute réponse, prit entre ses deux mains la tête de son oncle et l'embrassa tendrement.
- Merci, Jeanne, merci, ma fille, dit M. Soubiez tout ému ; c'est que, vois-tu, j'avais peur de mourir seul, isolé ? Tu sais, ma blessure, d'un jour à l'autre elle peut me jouer un vilain tour. Mais je vivrai, ajouta-t-il ; le climat de l'Amérique est excellent pour les blessures.
- Oui, vous vivrez et nous serons tous heureux.
Le jour de l'arrivée de Giret, tous les amis de la famille Soubiez avaient été convoqués pour aller à sa rencontre. Personne ne manqua au rendez-vous. Il y avait là M. et Mme Rabourtin, le prince Troumeskoff, le commandant Martin et Bigorneau.
Tout le monde était heureux au retour du jeune ingénieur.
Mme Rabourtin, seule, n'était pas au diapason de la joie générale
- Qu'as-tu donc, Aglaé ? lui avait demandé son mari, tu as l'air tout triste.
- Taisez-vous, sans cœur, lui avait-elle répondu, vous ne pensez pas à ce brave Monicourt qui est resté là-bas...
Lorsque Giret déboucha par l'escalier du débarcadère, Jeanne, entraînée malgré elle, se jeta, affolée de joie, dans ses bras.
- Oh ! je savais bien que vous m'aimiez ! dit-elle en l'embrassant.
(La suite à demain)
[20 mai 1881]
XXIV
Dès le lendemain de son arrivée, Giret commença les démarches nécessaires pour activer la célébration de son union avec Mlle Jeanne Soubiez ; il avait été décidé que le mariage aurait lieu aussitôt que les délais légaux seraient écoulés. Mme Rabourtin accompagnait Giret partout pour l'aider à faire ses achats et choisir la corbeille de mariage.
La joie et la santé étaient revenues à Jeanne par la grande porte du bonheur ; tout son système nerveux si violemment ébranlé s'était détendu tout d'un coup et il ne lui restait qu'une grande faiblesse qui disparaissait à vue d'œil tous les jours. Ses yeux avaient repris leur vivacité, et les roses, comme disait Mme Rabourtin, étaient revenues à ses joues blêmes. Le docteur lui-même était émerveillé de cette cure et il prit note de ce nouveau phénomène. Alfred passait auprès de Jeanne toutes les heures qu'il pouvait soustraire à ses affaires. Les deux amants défilaient dans de longs et intimes entretiens le chapelet interminable des projets pour l'avenir. M. Soubiez venait se mêler à ces conversations pleines de charme ; il parlait, lui, de l'essaim des petits neveux et des petites nièces. Jeanne rougissait, Giret souriait aux propos du vieil oncle. Le temps s'écoulait ainsi en attendant que le grand jour où M. le maire ceindrait son écharpe arrivât.
Un jour – c'était peut-être l'avant-veille des noces – Giret reçut une lettre de Monicourt. Elle était ainsi conçue :
« Mon cher ami,
J'ai suivi sagement tes conseils, et j'ai déployé la plus grande prudence dans mes relations avec la famille Richardson. Je faisais ma cour à miss Arabella dans les formes de la plus exquise courtoisie, et la mère la plus scrupuleuse n'eût rien trouvé à blâmer dans aucune de mes actions ; j'en étais aux œillades et j'attendais que les yeux timides de miss Arabella me donnassent la réplique pour m'aventurer aux serrements de mains et arriver graduellement à un aveu. Tu le vois, un collégien n'eût pas fait mieux. Hélas ! mes affaires n'avançaient pas, Arabella était toujours rieuse, gaie, et j'avais beau épier un instant de trouble dans ses beaux yeux, je n'y rencontrais qu'une innocente gaieté. Quant à moi, je m'hébétissais chaque jour, et je commen-çais à regretter de ne pas t'avoir accompagné, lorsque, avant hier, une scène étrange se passa entre elle et moi.
Nous étions seuls sur la terrasse.
Je lui parlais de Paris, tu sais, comme nous en parlons nous autres Parisiens, elle paraissait prendre plaisir à mes descriptions, lorsqu'elle me dit :
- Il vous tarde, paraît-il, de retourner dans cette capitale des plaisirs et des fêtes, et vous devez attendre avec impatience le retour de M. Giret ?
Je t'avoue, mon cher ami, qu'à ces paroles j'oubliai toute prudence.
Je lui dis que Paris n'existait plus pour moi, que le rêve de ma vie serait de vivre sous ces grands arbres de la terrasse auprès d'elle. Je me jetai à l'eau, comme on dit vulgairement ; je lui déclarai mon amour : j'étais effrayé de mon audace, le cœur me battait à briser ma poitrine. Elle m'écouta silencieuse.
- Me pardonnez-vous, lui dis-je, de vous avoir fait cet aveu ?
- Oui, me dit-elle simplement, je vous aime aussi, et je suis heureuse.
Je crus que j'allais devenir fou de joie, je voulus saisir sa main pour y déposer un baiser.
Elle se dégagea vivement et, se levant, elle me dit :
- Rentrons, je vais le dire à mon père.
- Déjà ? fis-je, ne comprenant rien à ce mode de procéder.
Elle s'arrêta et fixa sur moi ses grands yeux.
- Ce que vous m'avez dit ne serait-il pas vrai ?
- Oh ! fis-je, en douteriez-vous, miss ? Mais je croyais qu'il m'appartenait de faire la démarche. Je serais incapable de la tenter en ce moment, je suis trop ému.
- C'est à moi, monsieur, d'aller annoncer à mes parents cette bonne nouvelle, puisqu'elle m'agrée ; quelle bouche plus aimée pourrait leur parler d'un événement plus heureux ?
Et gracieuse, elle me quitta et se dirigea vers le salon où se trouvaient réunis M. et Mme Richardson.
Je restai pétrifié, seul sur la terrasse. Toutes mes notions sur les usages du monde était bouleversées ; je fus obligé de m'asseoir, tant mon trouble était grand. Je ne sais combien de temps je restai plongé dans ce chaos, car mon esprit n'avait plus aucune pensée, lorsque la voix de M. Richardson me tira de cet état bizarre dans lequel je me trouvais.
- Vous allez vous enrhumer, me dit-il ; rentrez donc.
Je me laissai conduire ; je devais avoir l'air ridicule en faisant mon entrée au salon.
À mon grand étonnement, miss Arabella n'était pas là. Je me trouvais en présence de M. et Mme Richardson seuls, et un frisson parcourut mon corps. J'aurais voulu fuir. Qu'allait-il advenir ? Je tremblais comme un enfant coupable qui s'attend à être grondé.
- Monsieur, me dit M. Richardson, notre fille aînée vient de me rapporter la conversation qu'elle a eue avec vous ce soir.
Je cherchais à balbutier quelques mots, je ne pus y parvenir ; mon gosier était sec, j'avais le feu à la gorge.
- Je n'ai à intervenir, continua l'ingénieur, dans le choix qu'il lui plaît de faire, que pour m'assurer que vous êtes un galant homme décidé à accomplir votre promesse. Ma fille est libre de disposer de son cœur et de sa main, sa vie est à elle et mon devoir se borne à veiller à ce qu'elle ne soit pas abusée.
Je n'en croyais pas mes oreilles.
M. Richardson parlait froidement et un volcan bouillait dans mon cœur.
- Monsieur, lui dis-je, excusez-moi, j'ai peur de devenir fou de bonheur. Ce rêve que je fais depuis que j'ai l'honneur de vous connaître, se réaliserait-il ?
Mme Richardson me regardait en souriant.
- Calmez-vous, me dit M. Richardson, nous allons parler affaires maintenant.
Et avec la tranquillité d'esprit qu'il eût mise à discuter les clauses d'un marché, il m'exposa la situation qu'il faisait à sa fille.
Je n'écoutais pas.
Je ne dormis pas de la nuit.
Bref, les fiançailles ont eu lieu hier et je t'écris aujourd'hui des portes du paradis pour te prier de faire double corbeille de noces et de hâter ton retour, qui est l'époque fixée pour mon mariage.
Embrasse Jeannne et que les mânes de mon oncle soient satisfaites,
Ton ami,
Édouard Monicourt. »
Il est inutile d'analyser l'impression que cette lettre fit. Lorsqu'on est heureux, le bonheur des autres double le vôtre. Giret et Jeanne se réjouirent à la pensée que Monicourt, comme eux, avait trouvé la seule issue de la vie, le bonheur à deux.
Tandis que cette lettre jetait la joie au sein de la famille Soubiez, une seconde lettre de Monicourt produisit des effets tout différents. Par un sentiment de convenance délicatement exprimé, Monicourt annonçait à M. et Mme Rabourtin son prochain mariage. Édouard avait mis toutes les délicatesses du cœur dans cette communication ; il n'oubliait pas les moments heureux qu'il devait à la bonté de Mme Rabourtin ni le souvenir charmant qu'il en conservait. Il terminait en expliquant son mariage par l'exigence posthume de son oncle.
À cette nouvelle, Mme Rabourtin ressentit, sinon un profond désespoir, du moins un dépit qu'elle ne sut dissimuler.
Elle eut une crise de nerfs.
M. Rabourtin en perdit la tête dès le premier coup.
- Qu'as-tu, mon amie ? dit-il.
- Oh ! le monstre ! me le demander ? Si nous avions agréé sa demande pour la fille que nous aurions pu avoir, où en serions-nous ?
- Ça, c'est vrai ! mais nous n'avons pas de fille.
- Vous ne comprenez rien, vous ! Dit Aglaé, rien ne vous touche ; votre fille serait déshonorée par ce mariage.
- Mais puisque je n'en ai pas, cela m'est bien égal ! dit Rabourtin.
- Oh ! s'écria Mme Rabourtin en se laissant tomber sur son canapé, quel malheur d'être unie à un homme qui ne comprend rien ! Et cherchant à donner le change à son mari elle s'abandonna à son désespoir. M. Rabourtin, sans se l'expliquer, s'accusait d'être cause d'une pareille douleur. Le brave homme, ahuri, se cramponnait à toutes les sonnettes pour appeler la bonne à son aide. Mme Rabourtin se démenait sur son canapé en poussant des cris déchirants.
- Du calme ! bobonne, du calme ! disait le doux Oscar. Ce Monicourt est un monstre, te mettre dans un état pareil ! mais en vérité tu es trop sensible puisque nous n'avons pas de fille.
- Donne-moi un verre d'eau ! s'écria Aglaé.
Rabourtin courut verser dans un grand verre de bohême la moitié d'une carafe d'eau et le présenta à sa femme.
- Mets-y du sucre, de la fleur d'oranger !..
Oscar s'empressa d'obéir et revint.
- Mets-y de l'éther, beaucoup d'éther, glapit Mme Rabourtin. Je me meurs !..
Oscar, perdant tout à fait la tête, y versa de l'ammoniaque, sulfurée outre mesure.
- Tiens, mon amie, tiens, prends, calme-toi.
- Non ! s'écria Aglaé, non ! avale-le !
Rabourtin, hors de lui, regarda avec effroi le large récipient qu'il avait entre les mains.
- Avale-le ! je le veux ! ça me fera du bien ! dit Aglaé.
- Puisque cela lui fera du bien ! dit M. Rabourtin. Et il avala avec une affreuse grimace le verre d'eau qu'il avait si follement préparé.
- Ah ! je me sens mieux ! dit sa femme.
- Tant mieux, dit son mari, tant mieux, moi j'ai bien mal au cœur.
Toute crise passe ; Mme Rabourtin reprit ses sens, s'habilla et alla voir Jeanne.
Quant à M. Rabourtin il fut assez incommodé pour être obligé de se confiner dans son cabinet.
XXV
Si le lecteur veut savoir ce que sont devenus les héros de cette histoire, Bigorneau seul pourra le leur dire.
L'ex-critique d'art est établi à Rablay où il gère les biens de Monicourt en véritable philosophe qu'il est. Assis sur les bords du Layon, il suit, à l'image du cours de la paisible rivière, une vie facile que lui a créée l'amitié. C'est là que cet invalide de la presse finit sa carrière
tourmentée.
Il vous dira que Giret et Monicourt vivent heureux de l'autre côté de l'Océan, et de temps à autre ils viennent à Rablay à l'époque des vendanges.
Ils ont beaucoup d'enfants.
L'oncle Soubiez est bien vieux. Sa blessure d'Iéna le fait plus souffrir que jamais ; mais il jure ses grands dieux que l'Amérique est le climat par excellence pour les mutilés de la gloire.
M. et Mme Rabourtin vieillissent heureux. Oscar est marguillier à Sainte Pierre-de-Montmartre et Aglaé est dame de charité de sa paroisse.
Ainsi se termine cette histoire, dont le titre était :
LA PUISSANCE DE LA PRESSE
Roman d'encre et de plume.
Ce titre parut trop sérieux pour un œuvre aussi légère.
M. É. de Girardin52 vivait lorsque cette nouvelle fut écrite. S'il vivait, il dirait que la puissance de la presse n'a rien à voir dans cette histoire.
Bigorneau lui répondra que la manifesfestation de cette puissance s'est révélée pour lui dans le mariage de Giret et dans le repos dont il jouit.
Quant à l'auteur, sans la presse, il n'eût pu utiliser les éléments de cette histoire, plus vraie que vraisemblable, et, tout en rendant hommage à la mémoire de l'illustre publiciste, il termine en proclamant à la fin, comme il eut voulu le faire en commençant : La puissance de la presse.
FLORIAN PHARAON
Fin
Notes
1 Georges D’heylli, Dictionnaire des pseudonymes nouvelle édition entièrement refondue et augmentée, Paris, Dentu & Cie éditeurs, 1887, p. 244.
2 Ces quelques données ont été recueillies au sein d’articles et d’entrefilets, publiés dans Le Figaro, les 8 janvier 1868, 2 juin 1870, 15 septembre 1876, 9 juin 1880 et 25 novembre 1882, au cours des dépouillements que nous effectuons dans le cadre d’une thèse consacrée au reportage de guerre au XIXe siècle.
3 Le Figaro, 6 janvier 1873.
4 Myriam Boucharenc, « Pierre Giffard, Le Sieur de Va-Partout », dans Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), Presse et plumes. Journalisme et littérature au XIXe siècle, Paris, Nouveau monde éditions, 2004, p. 511.
5 Ibid.
6 En 1898, Paul Brulat, disciple d’Émile Zola, publiera un roman intitulé lui aussi Le Reporter, proposant le récit naturaliste de la puissance de la presse. Mais pour l’essentiel, entre le présent roman de Pharaon et celui de Brulat, la ressemblance s’arrête au titre. L’ouvrage de Brulat véhicule une image beaucoup négative du journaliste que ne le fait Pharaon, puisqu’il vise à lever le voile sur la corruption qui gangrène ce métier et, plus largement, toute l’industrie de la presse. Chez Pharaon, au contraire, l’entreprise médiatique jouit essentiellement d’une position enviable. Mais plus fondamentalement, le vaste panorama brossé par Brulat dénote une volonté d’effectuer une sorte de synthèse de l’univers de la presse et du domaine des lettres. Décrites dans leurs plus petits détails, ces physionomies d’écrivains et de publicistes composent un tableau nettement plus riche et nuancé. Quant à notre feuilleton, bien qu’il s’attache à cerner les contours d’une pratique journalistique, il ne vise ni à l’exhaustivité, ni à la complète représentativité du personnel des salles de rédaction.
7 Le Figaro, 23 avril 1881.
8 Personnages de reporters créés par Jules Verne dans Michel Strogoff, paru en 1876.
9 Livraison du 25 avril 1881.
10 Livraison du 29 avril 1881.
11 Id.
12 Id.
13 Livraison du 8 mai 1881.
14 Livraison du 14 mai 1881.
15 Livraison du 3 mai 1881.
16 Livraison du 9 mai 1881.
17 Livraison du 18 mai 1881.
18 Boulevard localisé au pied de la butte Montmartre, dont l’actuelle configuration remonte à 1864.
19 Bataille qui se déroula le 14 octobre 1806, dans le bourg allemand d’Iéna, et qui opposa les troupes prussiennes à l’armée de Napoléon, laquelle en est sortie triomphante.
20 L’une des principales manufactures de porcelaine européenne, construite en 1756. Après 16 années d’activités du côté de Vincennes, Madame de Pompadour en instigua le transfert à Sèvres, dans la banlieue ouest de Paris. L’affinement des procédés de cuisson et des techniques d’émaillage contribua à accroitre la renommée de cet établissement qui, à partir des années 1840, exerça son rayonnement à l’échelle international. Notons également que le journaliste et romancier Champfleury fut l’administrateur de cette manufacture de 1872 à sa mort, en 1889.
21 Au cœur des années 1840, plusieurs magasins de cristal, de verrerie, de porcelaine et de céramique ont pignon sur la rue Paradis. La réputée maison Baccarat et la Compagnie des Cristalleries de Saint Louis y détiennent également des ateliers de bronze. La vocation de cette artère s’explique alors par sa proximité avec la gare de Paris-Est, qui assure la liaison entre la capitale et la Lorraine, véritable route du verre et de la porcelaine.
22 L’auteur fait possiblement référence à la célèbre famille Duban, qui, sous l’Ancien Régime et le Premier Empire dirigeait l’une des plus importantes maisons dans le commerce du cristal et de la porcelaine.
23 Si l’on suppose que M. Soubiez, qui a soixante-cinq ans, avait une vingtaine d’années à Iéna, le roman débuterait (très théoriquement) vers 1845.
24 L’auteur fait référence au boulevard des Capucines, où sont regroupés cafés et restaurants à la mode, boutiques haut de gamme et théâtres réputés. La rue de Hanovre constitue une petite artère parallèle à cet axe animé qui donne notamment sur la place de l’Opéra, et qui, vers l’ouest, rejoint le boulevard des Italiens.
25 Sous la monarchie de Juillet, l’ambassade d’Autriche, située sur la rue St-Dominique, accueillait l’aristocratie parisienne lors de bals organisés par le comte et la comtesse Appony. La classe politique et l’élite intellectuelle s’y côtoyaient également au cours de réunions diplomatiques très prisées. Voir par exemple Vicomte de Beaumont-Vassy, Les salons de Paris et la société parisienne sous Louis-Philippe Ier, vol. 1, Paris, Sartorius, 1866.
26 Fondé en 1789, puis racheté par la famille Bertin en 1799, le Journal des débats politiques et littéraires a subi plusieurs transformations et changé quelques fois de noms avant de voir son appellation se fixer définitivement en avril 1814. Sous le règne de Louis-Philippe 1er, il s’affiche comme un organe d’allégeance orléaniste, et devient, avec Le Siècle et La Presse, l’un des trois plus importants journaux quotidiens de Paris au cours de la décennie 1840. Armand Bertin, personnage influent de la haute-bourgeoisie, en assure alors la direction. À cette époque, des collaborateurs de renom tels que Jules Janin et Berlioz y prêtent leur plume. À partir du mois de juillet 1842, l’écrivain Eugène Sue y publie aussi son célèbre roman-feuilleton, Les Mystère de Paris, dont le succès est immédiatement retentissant.
27 Lieu de rendez-vous des célébrités politiques et journalistiques sous le Second Empire, le Café de Madrid fut surtout fréquenté par des personnalités d’allégeance libérale ou républicaine, qui s’y attablaient à l’heure du déjeuner. Léon Gambetta et Charles Delescluze s’y rendaient régulièrement. On y rencontrait également des rédacteurs du Temps (François-André Isambert et Auguste Nefftzer), du Courrier français (Auguste Vermorel), de L’Avenir nationale (Henri Fouquier), de La Presse (Charles-Félix Durand), du Réveil (Jules Favre et Eugène Razoua) et du Figaro (Emile Cardon et Francis Magnard). Même l’auteur de ce roman-feuilleton, Florian Pharaon, y était un habitué, prenant place parmi quelques bonapartistes réunis sous le nom de comité des purs. Le café ferma ses portes pendant La Commune, et sa célèbre clientèle se dissémina ailleurs dans Paris. Voir Auguste Lepage, Les cafés artistiques et littéraires de Paris, Paris, Martin Boursin, 1882.
28 De son vrai nom café Pigalle, le café du Rat-Mort était l’un des lieux de prédilection de beaucoup d’écrivains et de journalistes. L’endroit, situé sur la place Pigalle, profita dès son ouverture de la présence d’une clientèle de gens de lettres qui déserta le café de la Nouvelle-Athènes, localisé juste en face, au profit de ce nouvel établissement. Les journalistes Alfred Delvau, Alphonse Duchesne et Jules-Antoine Castagnary y établirent leur quartier général et affublèrent le café du surnom de Rat-Mort, en raison d’une forte odeur de peinture fraiche qui y flottait encore, peu après son inauguration. On y voyait défiler des artisans de la presse, dont les habitués du Café de Madrid, qui, le soir, s’y déplaçaient et y côtoyaient la bohème artistique. Après la Commune, sa clientèle l’abandonna, et l’endroit perdit en prestige. Voir Lepage, Les cafés artistiques et littéraires de Paris, op.cit.
29 François Marie Charles Fourier (1772-1837), philosphe, l’une des grandes figures du socialisme utopique.
30 Brasserie inaugurée en 1850, sur la rue des Martyrs, au pied de la butte, qui fut jadis fréquentée par une bohème des lettres plutôt bruyante et mal famée. On pouvait néanmoins y apercevoir certains rédacteurs de journaux, notamment Charles Chincholle, Alfred Delvau et Alfonse Duchesne. L’auteur Firmin Maillard, qui écrira sur ce lieu de sociabilités journalistiques dans Les derniers bohèmes, Henri Murger et son temps, précise que Jules Noiriac, Armand Silvestre, Champfleury, Gustave Courbet et Théodore de Banville y étaient également des habitués du temps où l’endroit jouissait d’une certaine réputation. En 1873, la brasserie, devenue le Divan Japonais, se transforma en café-concert, et Mistinguet y inaugura sa carrière. L’établissement cessa ses opérations en 1898. Philibert Audebrand en fait l’histoire dans Un café de journalistes sous Napoléon III, édité sur Médias 19.
31 Expression qui renvoie à une somme d’argent réclamée à titre de garantie dans le cadre d’une transaction conclue par un accord verbal.
33 Descendant d’une dynastie allemande dont le pouvoir s’exerce dans le domaine de la finance depuis le XIVe siècle, James de Rothschild (1792-1868) est un important homme d’affaires, propriétaire d’une banque à Paris, de compagnies de chemins de fer un peu partout en Europe, et de nombreux domaines viticoles de prestige sur le territoire français. Proche du pouvoir, il a ses entrées au Palais-Royal sous les règnes de Louis XVIII et Charles X. Sous la monarchie de Juillet, les avoirs de cet illustre banquier en font l’un des hommes les plus riches de France.
34 Banquiers de profession, les frères Émile et Isaac Pereire se spécialisent dans le marché de l’investissement industriel et immobilier à l’époque où des quartiers entiers de Paris, touchés par l’haussmannisation, subissent un important remodelage urbain. Les frères Pereire sont également à l’origine de la création du Crédit mobilier, participent à la mise en place de nombreux réseaux ferroviaires sur le territoire européen, et fondent la compagnie générale transatlantique des chantiers navals de Saint-Nazaire.
35 L’auteur alterne entre deux graphies – « Péreire » et « Pereire » – que nous laissons telles quelles.
36 Apellation possiblement erronée, puisque modifiée subséquemment pour Slidon.
37 Arsène Houssaye (1814-1896), également connu sous le pseudonyme d’Alfred Mousse, occupe la direction de la revue L’Artiste à partir de 1843, puis collabore à la Revue des Deux Mondes et à la Revue de Paris, avant d’occuper le poste d’administrateur de la Comédie-Française, de 1849 à 1856, et de tenir les rênes de la Revue du XIXe siècle. On lui doit aussi la création de La Gazette de Paris, fondée en 1870.
38 Cette description s’inscrit en continuité avec les représentations fictives d’un journalisme artisanal qui, sous la monarchie de Juillet, s’exerce avec désinvolture, sans contrainte, dans un cadre plaisant et distrayant, au coin d’une table d’un café, au milieu du bruit des conversations, plutôt que dans les salles de rédaction.
39 Mme Delphine de Girardin (1804-1855), épouse d’Émile de Girardin, fondateur de La Presse, fut non seulement une importante femme de lettres, auteure notamment de chroniques parisiennes intitulées « Courrier de Paris », publiées sous le pseudonyme du vicomte de Launey dans le journal de son mari, mais elle se distingua aussi en tant que salonnière, et exerça son influence dans la vie intellectuelle et littéraire parisienne jusqu’à sa mort, en 1855. D’illustres représentants de tous les domaines de l’art et de la pensée fréquentèrent son salon. Parmi les habitués, notons la présence des principaux chefs de file du romantisme social : George Sand, Lamartine, Alfred de Vigny, Théophile Gautier et Victor Hugo, qu’elle ira d’ailleurs visiter en exil à Jersey.
40 Il s’agit de Joseph Méry (1797-1866), journaliste, poète et écrivain, collaborateur au Nain Jaune, à la Revue de Paris, puis au Figaro et à La Presse, reconnu pour sa vivacité d’esprit et ses réparties spirituelles.
41 Voie menant anciennement au village de Montmartre, aussi appelé mont des Martyrs.
42 Quelques journaux hebdomadaires ou quotidiens, à Paris comme en province, ont porté ce nom au cours du XIXe siècle. L’un d’entre eux, Le Réformateur, journal quotidien des nouveaux intérêts matériels et moraux, industriels et politiques, littéraires et scientifiques, reconnu comme un organe républicain radical, fut fondé par François-Vincent Raspail en collaboration avec Kersausie, en 1834, mais disparut l’année suivante, suite à l’arrestation de Raspail.
43 Référence faite ici à François Noël et Charles-Pierre Chapsal, auteurs de La Nouvelle Grammaire française avec Exercices, publiée initialement en 1823, mais qui fit l’objet d’une quarantaine de rééditions.
44 Situé sur le boulevard des Italiens à quelques pas de la Bourse, ce chic établissement est majoritairement fréquenté par l’aristocratie, les diplomates et le monde de la finance.
45 L’un des principaux organes de presse des États-Unis, fondé en 1835 par l’influent homme d’affaires James Gordon Bennett (1795-1872), reconnu pour son traitement novateur de l’information, et dont l’immense popularité reste intact jusqu’à la fin du siècle. Une édition européenne de ce journal, baptisée The Paris Herald, voit le jour à Paris, en 1887.
46 Oeuvrant dans l’édition depuis 1520, la famille Galignani fonde à Paris, en 1801, une première librairie anglaise consacrée à la promotion de la littérature britannique (Lord Byron, Mary Shelley, John Keats), dotée d’un cabinet de lecture spécialisé dans les ouvrages de langue anglaise, de même qu’une publication quotidienne, le Galignani’s Messenger, destinée, dès 1819, à renseigner la communauté anglophone de l’actualité politique, scientifique et culturelle sur les continents européen et américain.
47 Nommée antérieurement Lucie de Sainte-Frumence.
48 Soulignons l’alternance observée à quelques reprises entre « C » et « T » dans la graphie de « czar ».
49 Journal quotidien fondé en 1841 par Auguste Lireux, publié le soir à partir de 1844.
50 Expression faisant allusion à une réplique de la comédie-ballet L’Amour médecin, créée par Molière en 1665, et généralement employée pour désigner une personne dont les conseils ou les paroles sont intéressés.
51 Le chevalier Bertrand du Guesclin (vers 1320-1380) se fit remarquer lors de la guerre de Cent ans.
52 Émile de Girardin (1802-1881), fondateur du quotidien La Presse en 1836.