Que faire ?

Que faire ? (1e partie)

Table des matières

MÉLODIE SIMARD-HOUDE

INTRODUCTION

Cette affaire Pranzini, du reste, est en quelque sorte le spécimen du drame judiciaire le plus fantastique et le plus empoignant ; on y trouve à la fois toute l'horreur des récits d'Edgar Poë, le tableau cynique d'une fin de siècle corrompue, et l'exposé de ce que peut et ne peut pas la police ; enfin, le triomphe du hasard nouant et dénouant l'intrigue, la dirigeant et l'expliquant comme le chœur de la tragédie antique ! Avec cela, des silhouettes pittoresques d'hommes et de femmes exotiques font comme un cadre bizarre à cet étrange tableau.

Marie-François Goron, Les mémoires de M. Goron1

Sans doute cette description de M. Goron s’applique-t-elle sans mal à Que faire ?. Ce roman-feuilleton, publié du 19 février au 24 mai 1900 dans Le Matin, compose une intéressante mosaïque empruntant à la fois au fait divers – il s’inspire grandement des affaires Pranzini et Prado –, au roman de mœurs, au roman d’anticipation et au style feuilletonesque fertile en rebondissements. Mis à part sa parution dans Le Matin, Que faire ? ne fut publié qu’une seule fois auparavant, en 19502, et de façon incomplète. C’est-à-dire que le texte de cette édition ne comportait que les livraisons du 16 avril au 24 mai, soit du chapitre xxv jusqu’à la fin de l’ouvrage, partie attribuée à Guillaume Apollinaire par les éditeurs. Ce choix éditorial très discutable ne permet aucunement de rendre compte du roman, ce à quoi il était temps de remédier.

Un roman à six mains

Avant de plonger véritablement dans cette œuvre éclectique, retournons d’abord à sa genèse. Elle est née sous la plume de trois auteurs, dont les noms ne sont pas également connus : Henry Desnar signe seul le feuilleton, tandis que Guillaume Apollinaire et Eugène Gaillet ont joué le rôle de nègres. Desnar d’abord : c’est le pseudonyme transparent d’Henry Esnard, un « avocat bohème » déjà âgé d’une cinquantaine d’années à cette époque, qu’Apollinaire aurait « connu à Monaco3 ». On sait peu de choses sur Henry Esnard ; il fut inscrit au Barreau de Paris en 1877, et sous le nom de Desnar, il écrivit au moins deux œuvres avant Que faire ? : un drame patriotique, La Dégringolade (1881), et un roman, Le Secret de Sabine (1883), tous deux publiés chez Tresse. Après avoir débuté l’écriture de Que faire ?, Esnard aurait rencontré Apollinaire à Paris, comme ce dernier le raconte : Esnard, écrit Apollinaire dans une lettre destinée à son ami James Onimus, « a un roman à faire pour Le Matin. Il en a trop à faire, il me prie de l’aider. Il a déjà un autre aide, Gaillet, journaliste bohème, …à présent directeur du Tabarin. J’abats des chapitres. Le Matin publie Que faire ?, titre du feuilleton4. » Ainsi, Apollinaire fut recruté comme feuilletoniste, à une époque où il arrivait tout juste à Paris et tentait de débuter dans le journalisme. La lettre à James Onimus, si elle révèle sa participation à Que faire ?, ne permet toutefois pas de déterminer quelle fut précisément la part de chacun dans l’écriture du feuilleton, et à ce sujet la critique en est réduite aux hypothèses5. Nous en arrivons au troisième comparse dont on a déjà glissé un mot, Eugène Gaillet (1845-1910). Comme l’indique Apollinaire, Gaillet était journaliste. Avant 1900, il fut l’auteur d’une pièce en trois actes, La vie privée (1868), d’une comédie en collaboration avec Alfred Touroude, Le droit des femmes (1869), représentée la même année au théâtre de Cluny, de deux livres qui firent scandale : Nana, Judith, Lolo et Cie (1884) et La vie de Marie Pigeonnier, par un de ses ***, préfacé par J. Michepin (1884). Ce dernier ouvrage, écrit en collaboration avec Liebold, serait « une réponse aux Mémoires de Sarah Barnum par Marie Colombier ». Il fut publié de façon anonyme, mais les noms des auteurs furent dévoilés et chacun fut condamné en Cour d’assises à trois mois de prison6. En outre, Gaillet avait aussi écrit un conte pour enfants, Aux Béarnais, Un trône s'il vous plaît (1877) et un pamphlet, Au Général Boulanger, le budgeti-vauriens (1889). Il a fondé un premier périodique avant Tabarin, Le Gueux, en mai 1879, qui compta onze numéros et qui annonce le ton de Tabarin7. C’est en octobre 1900 que Gaillet fonda ce petit hebdomadaire satirique, politique et financier. Aujourd'hui presque introuvable, la feuille de quatre pages qui paraissait le samedi et coûtait dix centimes valut à son directeur de nombreuses menaces de suspension, des procès et quelques mois de prison, en 1903. Gaillet était le fondateur, le directeur, le gérant et probablement le principal auteur de Tabarin. Le ton de l'hebdomadaire était ironique, violent, franc et populaire, voire vulgaire. C'est là qu'Apollinaire, après avoir connu Gaillet à l'occasion de leur collaboration à Que faire ?, débuta véritablement dans le journalisme parisien, participant à deux campagnes de presse8. On voit ainsi se dessiner trois silhouettes bien distinctes derrière Que faire ? : celle d’un avocat et homme de lettres vieillissant, celle d’un jeune auteur cherchant à se tailler une place dans le monde littéraire, et enfin celle d’un journaliste satirique et besogneux.

Les malheurs d’Emma

De ces trois influences conjuguées est née une trame narrative pour le moins sinueuse. L’intrigue se situe en 1887, au moment où se déroule l’instruction du criminel Pranzino, accusé du meurtre de trois femmes. Or, cette affaire criminelle se trouve tragiquement liée au destin d’une noble famille parisienne, celle des Montfort-Chalosse. En effet, la presse menace de révéler la correspondance scandaleuse entre une femme du grand monde et l’assassin Pranzino : il s’agit des lettres de la duchesse de Montfort-Chalosse. Le duc, découvrant l’infamie, se suicide, la duchesse sombre dans la maladie, et la jeune héritière, Emma de Montfort-Chalosse, jure de venger l’honneur de sa famille en détruisant lesdites lettres. Dans cette quête où elle perd, bien malgré elle, fortune et honneur, Emma est secondée par un jeune journaliste du New-York Messenger dont elle est amoureuse, René Danglars. Celui-ci veut prouver que Pranzino n’est pas coupable du triple meurtre dont il est accusé, mais que le véritable assassin serait un « petit homme brun » que René Danglars croit pouvoir démasquer, un rastaquouère élégant et hautain, le comte Linski de Castillon, se faisant aussi nommer marquis d’Alamanjo. Parallèlement à cette première intrigue, les curieuses recherches scientifiques du docteur Cornélius Hans Peter de Prague, qui désire par-dessus tout étudier les crânes des grands criminels, entrent en scène. D’abord à la poursuite du crâne de Pranzino, Cornélius abandonne rapidement la quête de cette première boîte osseuse pour se tourner vers celle du marquis d’Alamanjo, bien supérieur dans le crime, comme l’indique sans ambiguïté sa conformation crânienne. Le bon docteur joindra ses efforts à ceux de René Danglars, dans l’espoir de réformer le terrible assassin et de perfectionner l’humanité en opérant son cerveau.

Enfin, cette intrigue s’insère dans un récit-cadre : dès la première livraison, le lecteur se trouve confronté au cas de conscience d’Emma de Montfort-Chalosse, qui confie au narrateur anonyme, rencontré à la sortie d’un procès, un manuscrit racontant ses malheurs. Emma demande au narrateur, journaliste et ami de René Danglars, de lire ce « roman réel » et de lui donner une réponse aux questions morales qu’elle se pose, à la suite de ses tristes aventures. Le narrateur nous livre ainsi le manuscrit, en insistant sur sa véracité et en annonçant qu’au terme de la publication, il consultera ses lectrices et leur demandera de répondre aux questions d’Emma, afin de déterminer le dénouement souhaitable. Cet « avant-propos », avec l’épilogue, sont les seuls chapitres rédigés au « je », et forment un récit-cadre posant d’entrée de jeu la question qui donne son titre au roman : « Que faire ? » demande Emma au journaliste, « Que doit faire Emma ? » demande ce dernier à ses lectrices. C’est à deux d’entre elles – fictives, peut-être – qu’est laissé le mot de la fin, dans la livraison du 24 mai.

« Les dessous inconnus d’une affaire connue »

Là ne s’arrête pourtant pas la résonance de cette question, « que faire ? », qui pourrait aussi bien désigner, métaphoriquement, le rapport d’Henry Esnard à ses collaborateurs : en appelant l’aide d’Apollinaire et de Gaillet, ne leur demande-t-il pas en effet « que faire pour la suite du feuilleton » ? En ce sens, le titre choisi est particulier : l’interrogation qu’il laisse en suspens se rapporte moins au contenu de l’intrigue qu’à l’artifice sur lequel reposent son dénouement et son élaboration, la même question trouvant écho à plusieurs niveaux diégétiques et extradiégétique (d’Emma au narrateur, du narrateur aux lectrices, d’Esnard à ses collaborateurs). En outre – et c’est ici que Que faire ? commence à s’arrimer de façon intéressante à la culture judiciaire de l’époque – l’interrogation liminaire renvoie à une anecdote de l’affaire Pranzini. Mais avant d’y venir, résumons d’abord brièvement l’une des deux grandes affaires criminelles qui sont transposées au cœur de la fiction.

Les auteurs de Que faire ? ont à peine voilé la source à laquelle s’est nourrie leur roman : les affaires Pranzini, ou « triple assassinat de la rue Montaigne », et Prado, ou « l’assassin X… », qui ont successivement marqué l’opinion publique des années 1887 et 1888.

Henri Pranzini fut arrêté à Marseille en mars 1887, quelques jours après avoir commis l’assassinat d'une femme entretenue, Régine de Montille, de sa femme de chambre et de l'enfant de cette dernière, afin de voler des bijoux. La maîtresse en titre de Pranzini, Antoinette Sabatier, affirma d'abord à la police que son amant avait passé la nuit du crime tout entière avec elle, puis se rétracta et confronta Pranzini. Ce dernier fut reconnu coupable et condamné à mort le 13 juillet, exécuté le 1er septembre 1887. Même si le témoignage d'Antoinette Sabatier n'était pas le seul élément inculpant Pranzini, la « trahison » de la vieille maîtresse frappa l'opinion. À la fin du procès – qui souleva l'attention du public et de la presse et attira une foule importante, en grande partie féminine –, Émile Bergerat, sous le pseudonyme de Caliban, journaliste au Figaro, demanda à ses lectrices de constituer une cour d'amour et de délibérer sur le cas de conscience d'Antoinette Sabatier, à savoir si celle-ci avait eu tort ou raison de livrer son amant à la justice. Ainsi, la question « que doit faire Emma ? » posée par le narrateur du feuilleton à ses lectrices apparaît empruntée à cet incident de l’affaire Pranzini. Elle constitue un premier pont jeté entre la fiction et le fait divers, mais le parallélisme va beaucoup plus loin.

Il faut en outre noter, à propos de l'affaire Pranzini, la légende du « petit homme brun » qui circula dans un premier temps entre les témoins proches de l'affaire – concierges de l’immeuble et cuisinière –, puis fut reprise par l'avocat de la défense. Cette rumeur voulait qu'un homme maigre, un gringalet à barbe brune, ait fréquenté Mme de Montille peu avant le crime, et ait été aperçu après l'événement en compagnie de Pranzini. L'avocat s’empara de cette histoire et soutint que Pranzini n'était que complice, receleur, et que le petit homme brun – demeuré introuvable – était le véritable assassin. Que faire ? table sur cette tache aveugle de l’instruction : c’est ce petit homme brun que René Danglars piste au début du roman. La fiction innove et remodèle la mémoire médiatique et judiciaire en prenant pour point de départ une rumeur, une piste abandonnée, en suggérant que tout ne s’est peut-être pas passé ainsi, en fin de compte, et en ouvrant une brèche sur une autre version possible d’une affaire classée. Mais Que faire ? va encore plus loin.

Stanislas Prado y Ribo, dit comte Linska de Castillon, dit Haro de Mendozza, dit enfin « l'assassin X… » puisqu'on ne connut jamais sa véritable identité, fut reconnu coupable et condamné à mort, le 14 novembre 1888, du meurtre de Camille-Marie Aguétant, survenu plus de deux ans auparavant, en janvier 1886, chez la victime, rue Caumartin. Prado avait raccompagné chez elle la femme galante avant de l'égorger et de voler ses titres et ses bijoux. Dans un premier temps, l'instruction se conclut par un non-lieu et aucun coupable ne fut arrêté. C'est une seconde affaire, le vol d'une bijouterie, qui, en décembre 1887, permit l'arrestation de Prado. Les témoignages de deux femmes impliquées dans ce vol, Eugénie Forestier et Mauricette Couronneau, permirent de relier Prado à l'assassinat de Marie Aguétant. L'enquête fut rouverte en avril 1888. Prado, qui était un élégant et volubile criminel, se défendit habilement lors de son procès. Il n'en fut pas moins exécuté le 28 décembre 1888. L'affaire Pranzini, qui survint entre les deux épisodes de l'affaire Prado, rappela curieusement aux magistrats et aux enquêteurs les détails de l'assassinat de Marie Aguétant – même mobile, le vol, mêmes types de blessure et de victime –, mais il s'avéra que ce Pranzini avait un solide alibi : il se trouvait en Égypte en janvier 1886. Néanmoins, les deux affaires furent rapprochées à nouveau par la presse, pendant l’instruction de Prado, en 1888 : on ne manqua pas de rappeler que tout comme Pranzini, Prado avait été trahi par l’une de ses maîtresses, Eugénie Forestier.

Le parallélisme entre ces deux affaires a sans doute été le déclencheur de l’opération d’alchimie à laquelle se sont livrés les auteurs de Que faire ?. Secouant les pièces du puzzle et entremêlant les pistes, ils suggèrent que le véritable coupable du triple assassinat de la rue Montaigne serait le marquis d’Alamanjo, c’est-à-dire le célèbre assassin Prado. Ainsi, le marquis d’Alamanjo, alias Prado, serait le petit homme brun de l’affaire Pranzini, le vrai grand criminel, alors que Pranzini n’aurait été que son subalterne maladroit. Ce type de reprise fictionnelle soulève différents enjeux : d’abord, il est intéressant d’y étudier les indices de factualité qui permettent d’arrimer la fiction au récit de fait divers. Ensuite, en produisant une version contrefactuelle d’un événement réel, Que faire ? suscite une réflexion sur la nature de la rumeur, sur la formation d’une version unanimement reçue et celle d’une mémoire collective de l’événement, en régime médiatique. Réflexion étonnamment moderne qui préfigure les préoccupations actuelles d’une sociologie du témoignage9. Que faire ?, par le fait qu’il retourne à la source du fait divers (les premiers témoignages qui signalent la présence d’un « petit homme brun ») et qu’il reprend un filon ayant été laissé de côté par les enquêteurs, met en doute le récit unanimement admis de l’affaire Pranzini. Certes, le narrateur, dans l’épilogue du 23 mai, se défend bien de tout esprit subversif :

« Quelques-uns ont cru trouver en ce récit un mémoire, un plaidoyer, des critiques ; - certains ont interviewé les juges qui conduisirent autrefois des affaires criminelles demeurées dans la mémoire de tous.

“Les témoignages étaient précis, disent les magistrats, la culpabilité incontestable, le doute impossible ; l’imagination d’un romancier et la crédulité du lecteur seuls sont coupables. Notre conscience repose.”

- Soit. Nous n’avons soutenu nulle opinion, émis aucun doute, déduit aucune conclusion. Nous avons publié un manuscrit, un roman qui nous a paru intéressant. S’il enchaîne, se lie si étroitement à des scandales connus et incontestables, qu’il naît à l’esprit certaines préoccupations, qui pourrait se plaindre ?

Cela démontre simplement qu’il y a chance sérieuse pour que l’imagination n’ait pas opéré seule et que le roman soit intéressant.

Sauf deux criminels célèbres, exécutés depuis dix ans – dont il eût été puéril de chercher à dissimuler la personnalité – tout a été dénaturé. Nous avons changé les lieux, maquillé les personnages.

Nous ne pouvions cependant pas faire que la fille de la correspondante de l’un de ces scélérats n’ait pas souffert […] et présenter son malheur immérité et trop réel, hélas ! comme imaginaire. »

Il n’en demeure pas moins que le fondement prétendument trop réel du roman doive, selon le narrateur, rendre ce dernier d’autant plus intéressant aux yeux du lecteur, qui ne pourrait pas s’en plaindre. On est bien, en 1900, déjà entré dans cette ère du récit factuel, documentaire, qui s’ouvre avec la vogue du reportage10.

Enfin, notons que si la transposition fictionnelle des affaires Prado et Pranzini est en elle-même suffisamment claire pour situer l’intrigue à une époque précise, d’autres référents semés ici et là dans Que faire ? contribuent à l’arrimer à un discours médiatique qui peut se rapprocher de celui auquel était exposé le lecteur de journaux de 1887-1890 : le chapitre « L’incendie » semble ainsi grandement inspiré par les récits de presse de l’incendie de l’Opéra-Comique de 1887 ; de même, bien que plus discrètes, les mentions des affaires Gouffé et Barrême, ainsi que celle d’une lettre de l’ex-forçat et communard Maxime Lisbonne font appel à la mémoire du lecteur de 190011. D’autres référents sont des lieux parisiens publics, – cafés, restaurants –, célèbres à cette époque. Et dans un autre registre, mais de semblable manière, opèrent également les nombreuses références scientifiques du docteur Cornélius, qui cite tour à tour les travaux, bien connus à la fin des années 1880, de Gall, de Lavater, de Pasteur, de Pouchet.

René Danglars, reporter contre Eugène Lecocq, enquêteur

Bien que quelques journalistes de l’époque figurent très brièvement au début du roman (Aurélien Scholl, Henryk Rzewuski et Jacques-François-Henry Fouquier), et que le journal auquel collabore René Danglars, le New-York Messenger, puisse rappeler l’édition parisienne du New York Herald, fondée en 1887, on chercherait en vain dans Que faire ? les traces d’un roman à clefs, et c’est sans aucun doute en priorité par sa transposition des affaires Pranzini et Prado qu’il peut intéresser quiconque se penche sur l’imaginaire médiatique. Néanmoins, par certains égards, Que faire ? peut s’apparenter au roman de mœurs journalistiques tel qu’on le retrouve à la fin du xixe siècle dans la littérature légitime, par exemple avec Le Reporter (1898) de Paul Brulat.

En effet, dans les premiers chapitres du feuilleton, essentiellement, René Danglars, jeune homme d’origine très modeste, incarne la figure typique du reporter ambitieux, tentant de se frayer un chemin au sein de la rédaction de son journal, en poursuivant par lui-même une enquête dont il se promet de tirer articles sensationnels et avancement. Il désire par là s’élever socialement et être en mesure d’épouser une jeune femme américaine qu’il fréquente, Ketty Simpson, tout en subvenant aux besoins de sa pauvre mère, une ancienne modiste qui parvint à l’éduquer « par des miracles d’économie ». Danglars a vingt-six ans, il est sincère, noble, courageux, vigoureux et méthodique. Héros malheureux du roman, son enquête est entravée dès le départ par la police. Alors qu’il se présente à la Sûreté pour exposer ses indices et son hypothèse quant à la culpabilité du « petit homme brun », Danglars se voit repoussé et, de surcroît, accusé de s’être fait passer pour un enquêteur de la Sûreté, ce qui le fait renvoyer de son journal. Il ne reviendra au journalisme qu’à la fin du roman alors que, de désespoir amoureux, on apprend qu’il s’est engagé comme correspondant dans la guerre sino-japonaise.

À travers le destin malheureux de ce personnage, Que faire ? thématise rapidement quelques topos du roman de mœurs journalistique. Le plus important est peut-être la relation de compétition entre la police, la presse et le parquet. Tout comme les enquêteurs de la Sûreté refusent d’écouter les hypothèses du reporter Danglars, le juge d’instruction Kimpert-Durant déteste « être devancé par certaines révélations que la presse faisait toujours sans discernement ; car la presse, l’ennemie née de tout secret, de toute diplomatie judiciaire, était son perpétuel cauchemar12 ». Ce n’est certes pas un hasard si les auteurs ont choisi de mettre de l’avant cette course à l’information qui oppose reporters, policiers et magistrats : dans l’affaire Pranzini, la presse a joué un rôle semblable, entravant et devançant le travail du juge d’instruction et des enquêteurs, révélant des détails supposés demeurer secrets pendant l’instruction, et d’autres détails inventés et farfelus, se moquant sans vergogne de M. Goron, sous-chef de la Sûreté, et de son supérieur, M. Taylor, dans des articles ironiques et malicieux13. Ce ton railleur n’est pas abandonné ici, alors que le roman met en scène, aux chapitres xxviii, xxix et xxxv, M. Eugène Lecocq, « chef de la brigade chargée de la poursuite des criminels », amateur de « bons vins » et de « cigares exquis » qui ne sait pas tenir sa « parole de policier »… Le nom du personnage rappellera au lecteur un célèbre policier fictif, l’enquêteur Lecoq mis en scène par Émile Gaboriau dans L’affaire Lerouge (1863).

Par cette mise en scène de l’opposition entre journaliste et policier, de même que par les talents d’enquêteur du reporter René Danglars, Que faire ? peut apparaître – de façon fugitive – comme un lieu de jonction entre les romans de mœurs journalistiques et les romans d’enquête qui naîtront dans la deuxième moitié de la décennie 1900, avec les séries de Maurice Leblanc, de Gaston Leroux, de Pierre Souvestre et de Marcel Allain. Cette impression est appuyée, encore plus fortement, par le personnage du marquis d’Alamanjo, criminel aux identités multiples : il est à la fois, sous son apparence habituelle, comte Linski de Castillon, Prado et marquis d’Alamanjo, et sous un déguisement élaboré, le très Anglais lord Jack Clarendon, collectionneur d’autographes. Son vrai nom, personne ne le connaît. On pourrait voir en ce marquis un modeste précurseur des Frédéric Larsan, Fantômas et Arsène Lupin, sombres héros à l’identité fuyante et aux apparences infiniment renouvelables. Que faire ? présente dès lors l’intérêt d’illustrer la transition d’une culture judiciaire vers un imaginaire du roman populaire, puisqu’il se situe lui-même à mi-chemin entre les récits de presse et la fiction pure, entre les affaires criminelles et l’invention romanesque.

Un mot, enfin, sur la place de l’objet-journal au sein du roman : il est présent un peu partout, délivrant des nouvelles percutantes ou troublantes, que ce soit à la lecture d’un titre, d’un entrefilet, ou par les cris d’un camelot dans la rue. Le marquis d’Alamanjo y lit l’interrogatoire de Pranzino, il y trouve des idées de crimes à comploter contre les Montfort-Chalosse, la duchesse y apprend la découverte de sa correspondance avec Pranzino. Objet de chantage, de scandale, et de révélations dangereuses, le journal joue sans contredit un rôle fondamental, bien que de second plan, dans l’intrigue. Parce qu’il se trouve brandi telle une menace, insère un suspens dans telle ou telle scène par le retournement qu’il pourrait produire, ou par les informations qu’il révèle effectivement, l’objet-journal joue le rôle d’un catalyseur de l’action. Il permet d’introduire de façon « naturelle » telle information narrative qui aurait autrement demandé des explications.

La science du docteur Cornélius

Cet aperçu de Que faire ? demeurerait incomplet s’il omettait un dernier aspect de la mosaïque : l’influence du roman d’anticipation et de la pensée scientifique et positiviste de son époque. Digne héritier des travaux des physiognomonistes et des phrénologues, marchant dans la voie ouverte par les théories, encore neuves en 1887, de l’anthropométrie judiciaire, le docteur Cornélius Hans Peter de Prague possède la science lui permettant de repérer les criminels d’après la conformation de leur crâne et, mieux encore, de leur redonner une conscience morale, d’en faire les premiers hommes d’une nouvelle race perfectionnée, en modifiant la forme et la dureté de leur boîte crânienne. Cornélius poursuit ainsi une œuvre de régénération humanitaire, pour le progrès de l’espèce humaine. Il a surpris le secret permettant de « développer ou [d’]atrophier une qualité en bloc, [de] faire d’un poltron un brave14 » et, testant sa science sur les animaux de son étrange ménagerie, de faire d’un valeureux lion un fauve tremblant devant un mouton orgueilleux. Il annonce au marquis d’Alamanjo, son premier patient humain :

« Ah ! vous partagerez ma gloire !... vous serez le premier homme du monde !... vous êtes l’Adam de l’humanité nouvelle, dont moi je n’aurai été que le précurseur !... Oui le premier... vous serez l’homme intégral, l’homme-type à cervelle pondérée, et non muni d’un de ces vieux appareils ridicules, surannés, mal conformés, avec des bosses, des creux, des difformités qui développent outre mesure une faculté aux dépens de toutes les autres et dont la foule idiote s’émerveille […]15. »

Les premiers commentateurs de Que faire ? ont souligné l’influence du roman d’anticipation anglais et français, notamment d’H. G. Wells et de Jules Verne, sur le roman-feuilleton qui nous occupe. Dans l’édition de 1950, Jean Mercenac mentionne ainsi la ressemblance entre le projet scientifique du docteur de L’île du Docteur Moreau – dont l’édition originale paraît en 1896, et la première traduction française en 1901 –, et celui du docteur Cornélius16, tout en attribuant cette influence à l’apport de Guillaume Apollinaire au feuilleton.

Pour notre part, il nous semble intéressant de souligner ici une seconde parenté, avec une œuvre postérieure cette fois : Le voleur d’enfants, autre roman-feuilleton du Matin publié six ans plus tard, du 25 juin au 23 septembre 190617. Dans Le voleur d’enfants, trois reporters sont aux trousses du docteur Flax. Ce dernier a enlevé des enfants à Paris, afin de leur faire subir une opération chirurgicale de son cru, qui permet « d’améliorer scientifiquement le cerveau de l’homme18 ». Il désire ainsi créer artificiellement des hommes de génie, afin d’accélérer le progrès de l’humanité et d’assurer la paix sociale. Tout comme le docteur Cornélius, Flax emprunte à la phrénologie. Mais au-delà de l’aspect technique ou des références scientifiques semblables de ces docteurs, leur but commun – perfectionner l’homme – répond à l’une des grandes lubies du siècle finissant, « siècle de la science19 » et du progrès par la science. L’idéologie scientiste se trouve alors liée – dans le discours social de la fin du xixe siècle comme dans les discours fictionnels de Cornélius et de Flax – à un idéal républicain : « L’argumentation républicaine consiste […] à montrer qu’il y a corrélation absolue, interrelation causale entre le progrès démocratique, issu de 1789, le progrès social garanti par la République et les progrès scientifiques et techniques20 ». Le perfectionnement humain pour garantir la paix sociale, nous dit Flax, pour créer une nouvelle race d’hommes tous également parfaits, nous dit Cornélius : nul doute que les deux docteurs professent implicitement des valeurs républicaines. Si cette idéologie républicaine et positiviste cohabite, à la fin du siècle, avec son contraire – faillite de la science, décadence de la civilisation et dégénérescence du peuple français, angoisses que l’on retrouve principalement du côté des lettrés et dans la littérature de circuit restreint –, ce n’est pas étonnant qu’elle trouve une tribune dans le bas de page du Matin, journal qui, en 1900, compte parmi les quatre grands quotidiens de Paris en terme de tirage.

Travail éditorial

Pour établir la présente édition, nous avons repris intégralement le texte du feuilleton paru en rez-de-chaussée du quotidien Le Matin, et maintenu la séparation en livraisons afin de permettre au lecteur de connaître le rythme et les contraintes de lecture et d’écriture imposées par la périodicité et par le format du journal. On remarquera que la division des chapitres (numérotés de i à xxxix) ne correspond pas à celle des livraisons, ceux-là étant généralement plus longs – et par ailleurs de longueur très variable – que celles-ci. De plus, deux chapitres peuvent donner l’impression d’avoir été inversés : ce sont les chapitres viii, « Études physiologiques nécessaires à la parfaite connaissance des honorables dames Simpson », et ix, « La liquidation », qui prennent place entre des segments différents du long chapitre vii, « Le suicide ».

Le travail éditorial s’est limité à annoter les noms propres et les éléments du contexte appelant des éclaircissements, tout en faisant ressortir les nombreux emprunts de la fiction aux affaires criminelles déjà évoquées. Les coquilles et erreurs de langue ont été rectifiées, des changements mineurs de ponctuation ont été quelquefois effectués, et l’orthographe variable de certains mots et noms propres a été uniformisée : ainsi nous avons préféré Cornélius à Cornelius, Benoît à Benoit et Hélène à Helène ou Hellène. D’autres variations plus importantes dans l’orthographe de certains noms de personnages ont été conservées et soulignées en note, puisqu’elles sont susceptibles d’informer sur le mode d’écriture du feuilleton.

Mélodie Simard-Houde (Université Laval et Université de Montpellier 3)

[19 février 1900]

AVANT-PROPOS

COMMENT LE MANUSCRIT QU’ON VA LIRE EST VENU ENTRE LES MAINS DE L’AUTEUR

Sorti l’un des derniers de la salle des assises, où l’on venait de condamner à mort le célèbre assassin X..., je marchai sans but, dans l’ombre du soir, le long des quais, l’esprit obsédé de réflexions bizarres.

Je remarquai que les noms Prado21 et Pranzini22 commençaient par les mêmes lettres et étaient d’assonance italienne, que ces deux étrangers avaient vécu aux dépens de filles galantes et furent dénoncés par leurs maîtresses.

N’y avait-il pas un lien entre ces deux affaires si semblables, qui ont passionné à degré égal la curiosité parisienne, et celle au dénouement de laquelle je venais d’assister23 ?

Je songeai à une des spectatrices que l’on appelait la Dame noire.

Toujours arrivée des premières, une épaisse voilette rabattue sur le visage, il semblait qu’elle voulût recueillir chaque parole ; elle prenait une part si directe à l’action que, parfois, ses lèvres s’agitaient avec frénésie.

Quand la défense, par une audacieuse et habile réponse, déroutait l’accusation, faisait perdre au président le fil de son interrogatoire, elle haussait les épaules avec rage, soufflait au magistrat les questions qu’il eût dû poser.

Quelle était cette femme qui, au contraire des autres, s’insurgeait contre la défense et connaissait à ce point le dossier ?

— Elle ressemble, me dit l’un des gardes, à celle qui assista aux affaires Pranzini et Prado, qui venait tous les jours de Versailles pour voir tomber leur tête.

J’en étais là de mes réflexions, lorsqu’une légère pression sur mon bras attira mon attention. Je me retournai vivement :

— La Dame noire ! m’écriai-je.

— Vous ne me reconnaissez pas, je le vois.

Elle s’arrêta, écarta son manteau, souleva son voile.

Son visage ne me sembla pas inconnu ; elle était blonde, merveilleusement belle, d’une taille élevée, souple et élégante, et paraissait âgée d’environ vingt-huit ans.

L’apparition fut courte ; elle laissa retomber sa mante, fatiguée de l’effort fait pour la soulever, et s’appuya contre le parapet du quai, comme abîmée dans un désespoir inéluctable.

— Vous paraissez souffrir, madame ?

— Peu importe la douleur ! J’y suis habituée, d’ailleurs. Ainsi, vous ne vous souvenez pas ? Je suis Mlle de Montfort-Chalosse.

— La fille de l’ambassadeur qui...

Je m’arrêtai, n’osant achever.

— De l’ambassadeur dont la mort violente resta inexpliquée ? Hélas ! oui...

Les souvenirs me revenaient :

Je me rappelai une fête de charité chez le prince de Courthenay, où l’un de mes confrères, René Danglars, s’était trouvé le cavalier de Mlle de Montfort, qui faisait ce jour-là son entrée dans le monde. C’est à sa mère que fut attribuée une correspondance avec Pranzino24.

La jeune fille reprit :

— Vous devez comprendre, monsieur, qu’une femme de mon monde, à moins de la supposer insensée, ne suit pas sans raison les criminels à la cour d’assises et jusqu’à l’échafaud.

La mort de mon père, la folie de ma mère, la ruine de notre maison, mon déshonneur, le désespoir de celui que j’aimais, nos deux existences brisées, sont l’œuvre d’une bande de malfaiteurs à laquelle appartient l’homme que l’on vient de condamner. C’est pourquoi je les ai poursuivis de ma haine implacable.

— Mais pardon, mademoiselle, parlez-vous de Pranzini ou de Prado ?

— Laissez-moi achever, continua Mlle de Montfort en s’animant.

Que pensez-vous des lettres anonymes ? Que c’est une lâcheté, n’est-ce pas ? C’est le mot de tous les hommes. Pourtant l’une de celles adressées au président a été utile à la justice, puisqu’elle a déterminé la condamnation à mort de l’assassin… Eh bien ! l’auteur, c’est moi…25

— Vous, mademoiselle ?

— Moi ! reprit-elle fièrement. Vous connaissez M. René Danglars ?

— Beaucoup… C’est un de mes amis.

— Vous êtes sûr que c’est un honnête homme ?

— Absolument. Je m’en porte caution.

— Eh bien ! j’aime M. Danglars… et voici le service que je réclame de votre loyauté : je vous prie de lire attentivement ce manuscrit ; c’est mon histoire. Hélas ! un roman… réel, vécu comme on dit aujourd’hui. Vous y retrouverez plusieurs personnages connus… célèbres même. Si vous le publiez, vous l’appellerez Le Petit Homme brun ou… Que faire ?

Je vais partir pour faire retraite dans un couvent à l’étranger ; samedi, je quitte Paris ; quand vous aurez lu, vous me direz, en toute sincérité, ce que je dois faire. Voici les questions posées, bien graves pour moi :

Puis-je, dois-je me marier ?

En ai-je le droit, malgré le serment exigé par mon père expirant ?

Dois-je taire ou révéler exactement ma situation à M. Danglars ?

Suis-je encore digne de lui, malgré... ce que vous saurez ?

Faut-il m’ensevelir dans la solitude ou puis-je reparaître dans le monde, y être reçue ?

Dois-je laisser Hans Peters continuer son œuvre de régénération humanitaire ?

Ce que vous déciderez, je vous le jure, je l’accomplirai jusqu’au bout.

— Si vous-même doutez de votre jugement, mademoiselle, des réflexions sont nécessaires pour le conseil. D’autre part, je vois que votre histoire n’a pas de dénouement. Il manque au roman une conclusion... laissez-moi le soin du dernier chapitre.

L’épilogue sera, selon moi, la conduite que vous devrez tenir.

— Soit, merci monsieur, pardon et adieu.

La jeune fille me tendit la main et disparut.

L’heure est venue de tenir mon engagement.

Donc, voici le contenu du manuscrit, sauf quelques changements de date, de lieux et de noms.

On se rappellera, malgré l’étrangeté de plusieurs épisodes, que seul le dernier chapitre n’est pas arrivé. Quel conseil contiendra-t-il ? Je l’ignore moi-même encore, car je consulterai plébiscitairement mes lectrices sur ce cas de conscience, et leur demanderai à mon tour l’indication du meilleur dénouement26.

Mlle de Montfort aura ainsi une consultation beaucoup plus autorisée que celle qu’aurait pu formuler mon seul et unique jugement.

I

LE VRAI COUPABLE

Sur les boulevards, les vendeurs ambulants de journaux du soir poussaient le même cri qui assourdissait :

— Demandez les détails, le triple assassinat de la rue Miromesnil27, le nouvel interrogatoire de l’inculpé !

La curiosité de la foule était ardente ; depuis quelques jours, on ne parlait, à Paris, que de ce drame sanglant et mystérieux.

Une femme galante de haute marque et ses deux filles de chambre avaient été trouvées assassinées un matin. Étendues sur le parquet, toutes trois avaient au cou la même effroyable blessure. Les bijoux avaient été emportés, les valeurs et l’argent restèrent intacts.

L’arrestation fortuite à Marseille du Levantin incriminé, le doute qui planait encore sur certains détails, la bizarrerie que l’on prêtait au personnage, tout attisait la frénésie des badauds.

On recherchait avec avidité les révélations des reporters, bien que l’opinion publique fût absolument fixée : Pranzino était bien le meurtrier si longtemps cherché et que le hasard avait fait découvrir.

— Demandez la photographie de Pranzino ! l’interrogatoire du coupable ! criait un camelot.

— Le coupable ! peut-être !... Mais est-ce le seul, le vrai coupable ?

Ces paroles furent murmurées à mi-voix par un jeune homme qui débouchait de la rue Taitbout.

Il paraissait vingt-six ans : ses cheveux châtains contrastaient avec ses moustaches d’une nuance plus claire, presque blondes.

Sous ses sourcils noirs brillaient des yeux bleus d’une douceur infinie ; sa bouche se retroussait, railleuse ; le nez et le menton, d’un dessin sculptural et ferme, indiquaient la volonté et l’énergie.

Sa poitrine saillante, ses épaules larges décelaient une vigueur extraordinaire, qui eût paru vulgaire et commune sans l’exquise finesse de sa taille, qui donnait à sa personne un maintien noble et gracieux.

Sa tenue était correcte, sans afféterie.

C’était l’heure charmante de l’absinthe, le five o’clock du Tout-Paris, au moment où l’Europe se retrouve et cause sur le boulevard transformé, du faubourg Montmartre à l’Opéra, en un promenoir international.

Devant Tortoni28 s’attablent des artistes illustres, des journalistes d’une haute notoriété mondaine. Stevens29 et Gervex30 y causent avec Scholl31, Rzewuski32 et Fouquier33.

L’élite de ceux qui composent l’aristocratie intellectuelle de la France y jettent, en passant, un salut, y échangent une nouvelle.

Là se donnent les mots d’ordre et de ralliement parisiens qui changent à chaque minute.

De ce groupe, on interpella le jeune homme :

— Hé ! Danglars... Avez-vous découvert le complice ?...

— Et d’abord, y a-t-il un complice ?

— En qualité de correspondant du New-York, vous devez imaginer quelque piste plus originale qu’un reporter français...

— Sans doute... aussi je...

Mais le reporter n’acheva pas... Saluant du geste, brusquement il fit quelques pas.

(À suivre.)

[20 février 1900]

I

LE VRAI COUPABLE

(suite.)

Un personnage aux allures crânes et cassantes sortait d’un magasin pour se diriger vers un landau superbe.

L’attelage était de race, mais la livrée trop voyante dénotait le manque de goût.

Sa taille était moyenne, un peu maigre ; sa figure brune, presque bronzée ; ses yeux vifs et perçants, enfoncés sous des sourcils noirs de jais, se serraient contre son nez qui s’avançait proéminent, droit, fixe, presque menaçant.

L’ensemble de la physionomie était dur.

Les moustaches se relevaient inégales, comme si l’un des coins de sa bouche eût été retroussé par un sourire railleur.

Ses cheveux coupés en brosse lui eussent donné quelque peu l’aspect militaire, si un indéfinissable air de fausseté et de ruse n’eût été répandu sur sa personne et sa désinvolture.

Ses vêtements tout battants neufs, ses souliers vernis, se complétant de grosses breloques et d’une décoration multicolore, dénonçaient le genre d’étranger baptisé rastaquouère.

— Au Bois, dit-il négligemment.

Le landau s’éloigna.

Le reporter resta quelques instants pensif au bord du trottoir.

« Ce serait bien extraordinaire que je me fusse trompé à ce point !... Bah !... Tentons la fortune... Ketty est le prix du succès... »

Danglars sauta dans un fiacre.

— Boulevard Haussmann, à l’angle de la rue Miromesnil.

Pendant le trajet il s’absorba en des réflexions méthodiques, classant les faits.

— Est-il possible qu’un homme assez niais pour se conduire comme s’est conduit Pranzino, soit un criminel capable d’accomplir seul des actes qui exigent de la prudence, qui sont le résultat d’une tactique longuement méditée ?

Ce méridional insouciant qui se jette dans un guêpier où ne tomberait pas un enfant, qui éparpille dans une maison de tolérance des diamants volés la veille après un crime, n’est-il pas un apprenti, un naïf, qui a peut-être donné des coups de couteau, charcuté34, mais qui n’a été que la machine obéissant à une volonté extérieure, à la volonté d’un criminel subtil et trempé pour la lutte ?

Pourquoi dédaigne-t-on les premières dépositions du concierge de la victime ?

Ce concierge a remarqué deux individus qui se promenaient dans la soirée, rue de Miromesnil. Quand Marie Thibaut est rentrée du théâtre après minuit, ces promeneurs sont restés encore quelques minutes ensemble, puis l’un d’eux est monté dans l’appartement de la femme galante ; le concierge qui l’a vu monter l’a dépeint : « un petit homme brun ».

Ce n’est pas là le signalement de Pranzino, qui est plutôt grand, assez fort et presque blond. Qu’un peu plus tard lui aussi se soit introduit chez la victime, c’est probable, mais c’est l’autre qui dirigeait l’entreprise.

Il est d’ailleurs inadmissible qu’un seul homme égorge trois personnes dans des chambres contiguës, sans qu’elles aient pu lutter, appeler !... Il eût fallu d’une main les bâillonner pour les empêcher de crier, de l’autre, enfoncer et manœuvrer le couteau : Comment alors, simultanément, empêcher les corps de s’abattre lourdement sur le parquet, ce qui eût été entendu des voisins du dessous ?... Donc il y a plusieurs assassins.

Deux hommes encore sont allés le lendemain matin chez le marchand de vin du coin.

D’ailleurs, c’est toute une série d’assassinats qui ont été commis sur les femmes galantes ; on a toujours procédé de la même façon, l’auteur est donc le même. Et cet auteur ce pourrait être Pranzino ?... Allons donc !35

Pranzino aurait gardé le secret pendant les poursuites judiciaires précédentes, pour perdre ainsi la tête cette fois ? Rendu à Marseille, il n’aurait pas pris un paquebot ?... une tartane... quelconque ?... C’est impossible !...

J’ai donc eu raison de suivre cette piste...

Et alors, il se résuma ses démarches :

— Muni de la photographie de Pranzino, je me suis rendu dans les bars, les cafés où se réunissent les interprètes et ses compatriotes.

J’ai fini par rencontrer une Grecque qui reconnut le portrait et m’apprit que, souvent, l’original venait avec un certain Jack que l’on supposait Anglais...

De brasseries en brasseries, j’ai cherché avec cette aimable personne. J’ai cherché et enfin trouvé le prétendu Jack.

Les yeux du journaliste, d’une grande douceur à l’ordinaire, se pailletaient par instants de courtes flammes, tant la conviction l’obsédait.

Le cocher s’arrêta devant une enseigne portant : Césaire Tidoux, marchand de vin.

Le patron se carrait derrière son comptoir avec la mine souveraine d’un commerçant heureux, bien portant.

— Il faut brusquer les choses, sinon je n’arriverai pas... pensa le journaliste.

Il entra, et saluant à peine alla s’arc-bouter avec autorité, les deux mains sur le zinc.

— Il s’est passé ici un événement grave.

— Quel événement ? demanda Tidoux étonné.

— Après le triple assassinat de la rue de Miromesnil, le matin même, deux hommes se sont présentés à l’heure où vous ouvriez les volets de votre devanture. Vous leur avez servi à boire. L’un est Pranzino, maintenant en prison. L’autre est demeuré inconnu, mais les déclarations du cocher qui les a conduits chez vous sont formelles. Est-ce que vous niez l’exactitude de nos renseignements ?

À ces interrogations si nettes, le débitant se crut en face d’un policeman fortement gradé ; or, il avait des raisons pour ne point se faire d’affaires avec la police... Tous les débitants sont plus ou moins fraudeurs... Il s’inclina.

— Je reconnais tout cela et suis à votre disposition... En quoi puis-je vous être utile ?

D’un geste Danglars lui désigna la voiture qui stationnait devant la porte.

— Venez avec moi ; je suis sur sa trace...

Le marchand de vin appela sa femme, enchanté d’avoir une occasion de sortie :

— Madame Tidoux, garde un instant le comptoir : j’accompagne monsieur...

Mme Tidoux, une grosse commère, questionna :

— Où que tu vas, monsieur Césaire ?

— C’est un agent... C’est pour le crime...

— Reviens vite... en tout cas.

Danglars expliqua son plan :

— Nous allons aux Champs-Élysées, je vous montrerai une voiture, et vous me direz si vous reconnaissez la personne qui l’occupe.

— Certainement, monsieur l’agent…

Le journaliste tourna la tête et ne parla plus.

En face du n° 84 de l’avenue, un joli petit hôtel à balcons, Danglars fit stopper. Ils descendirent et se promenèrent sur le trottoir.

Tidoux admirait le spectacle qui papillotait devant eux, sonore et clair, l’exquise procession mondaine qui, de l’arc de l’Étoile à la place de la Concorde, fuyait, clinquante, dans la flamme avivée du soleil couchant. Le reporter, très occupé, scrutait le fouillis des équipages qui encombraient la chaussée.

Parfois, pourtant, il regardait le n° 84.

Une heure s’était écoulée sans incident.

Une fenêtre de l’hôtel s’ouvrit, une jeune fille à la mine originale, un tantinet ébouriffée, ornée d’une toilette de printemps à falbalas, parut, on pourrait dire fleurit au balcon de ciselure délicate qui festonnait à la hauteur du troisième.

Elle était admirablement jolie ; grande, élancée, le teint clair et rosé, la gorge provocante, le visage régulier, mais d’expression un peu dure, les sourcils imperceptiblement froncés. De magnifiques cheveux châtain clair s’étalaient sur son dos, négligemment noués.

La jeune fille était suivie de plusieurs jeunes gens... Le journaliste tressaillit.

— Ah ! toujours entourée de cette cour ! avec ce vicomte de Lossignol, Laurendeau, des cosmopolites...

Il salua d’un sourire de tendresse discrète.

La jeune fille inclina légèrement la tête et rentra. Aussitôt, la fenêtre fut refermée.

— Tiens, Mlle Ketty ! s’exclama Tidoux.

— Vous la connaissez ? demanda Danglars, surpris.

— Oh ! oui. C’est moi qui la fournissais quand elle demeurait rue de Miromesnil.

Le landau blasonné du boulevard passait au petit trot, toujours orné de son propriétaire.

— Regardez ! commanda Danglars.

Tidoux fit un soubresaut.

— Oui. C’est bien lui. Je le reconnais.

— Vous êtes sûr ?...

— Sûr, oui ! Parfaitement sûr ! C’est l’homme qui s’est présenté chez moi le matin du crime, avec un pardessus marron… couleur mastic36...

— Merci ! C’est tout ce qu’il me fallait savoir... Ne parlez de ce que vous venez de voir à personne... à personne, vous comprenez...

Et Danglars monta, fiévreux, dans son fiacre :

— À la préfecture de police, et marchons !

Le marchand de vin resta penaud, fort humilié de se voir ainsi abandonné. Il réfléchit :

— C’est drôle ! Cet agent ne me revient pas... Il n’a rien bu chez moi... ne m’a rien offert ici... Je ne sais pas ce qu’il est, moi !... Si j’allais me trouver compromis...

Et M. Tidoux tournait et retournait sans se décider à rentrer. Il était heureux de se trouver libre, cherchant un prétexte pour prolonger son absence.

— Je vais y aller, moi aussi, à la préfecture !... Ça me promènera... et je saurai quoi répondre à Mme Tidoux...

Danglars était arrivé.

Il s’imaginait être reçu immédiatement. Mais le préfet de police n’admet que sur lettre d’audience. On lui proposa de parler au chef de cabinet. Il fut alors conduit dans un autre bâtiment. De là à la Sûreté.

Le chef de la Sûreté était en conférence avec un député influent.

(À suivre.)

[21 février 1900]

I

LE VRAI COUPABLE

(suite.)

Après une attente assez longue et pas mal de courses par les cours, couloirs et rues conduisant de la Sûreté au cabinet, du cabinet à la police municipale, enfin il parvint jusqu’à un chef de bureau quelconque.

— Monsieur, les révélations que j’ai à vous faire sont fort importantes... Je crois à un complice...

— Au petit homme brun ? fit avec ironie l’agent, en prenant un dossier...

— Précisément.

L’agent pinça les lèvres :

— Nous ne croyons pas qu’il y ait de complice ; l’affaire s’explique d’elle-même.

Il s’agit ici de l’assassinat d’une personne de mœurs légères ; or, l’influence de ce Pranzino sur les femmes n’est pas discutable. Point n’est donc besoin de complice ; elles avaient confiance en lui... voilà. L’on n’a encore révélé qu’une partie de ses bonnes fortunes. Il ne séduisait pas seulement les courtisanes plus ou moins cotées ou des ouvrières, il avait su plaire aussi à des femmes d’un rang plus élevé, des femmes du monde, et du meilleur... Tenez, voici des lettres d’amour...

Danglars fit un mouvement d’étonnement.

— Oui. Il a eu des relations av […]37 chesse authentique du faubourg Saint-Germain… avec une jeune Américaine38

— Appartenant à la colonie américaine ?

— Avec les étrangères, on n’est jamais sûr du monde auquel elles appartiennent… Mais enfin d’une certaine allure, habitant l’avenue des Champs-Élysées…

Danglars frissonna involontairement.

— Les Américaines flirtent pendant des années sans que cela ait des conséquences.

— Dès la première entrevue, la séduction fut consommée. Vous voyez que le flirt a été court… Cette correspondance en fait foi… Donc, l’inutilité du complice est évidente…

Du paquet soulevé deux enveloppes bleu ardoise se détachèrent. C’était le papier dont se servait Ketty, et l’écriture entrevue avait bien la même apparence que celle qu’avait souvent déchiffrée le journaliste, quand elle lui demandait des loges.

Il eût donné tout au monde pour avoir le droit d’examiner les caractères tracés, lire la signature : le demander était le moyen le plus certain de se mettre dans l’impossibilité de le faire. Il se contint et parvint à dire :

— Monsieur, le petit homme brun existe. J’en suis sûr, je le connais ; je l’ai filé. Il a plusieurs domiciles et plusieurs noms.

— Veuillez m’en dire un tout au moins…

— Le comte de Linski ou le marquis d’Alamanjo, car […]t le même individu qui s’affuble de […]s et peut-être d’autres encore39

— […] et de porter une telle acc […]

[…] le dire d’une fille […] rvante dans une bras- […]40 par la déposition du marchand de vin… et d’autres preuves…

— Bravo ! alors… s’écria l’employé empoigné… Un chic crime !... qui fera du bruit dans le monde… Quel dommage que vous ne soyez pas de la maison !...

Danglars allait demander le sens de cette expression, lorsqu’il vit son hôte se lever et saluer obséquieusement un personnage qui, entré sans se faire annoncer, était, lui, visiblement de la maison.

— Vous êtes M. Danglars ? demanda-t-il.

— C’est moi… Oui.

— Puisque vous appartenez à la rédaction du New-York Messenger41, au lieu d’agir comme je le devrais peut-être, je vais vous donner un conseil… Vous avez des prétentions qui vous porteront tort, votre zèle est excessif. Vous n’avez ni qualité ni droit de procéder à des constatations extrajudiciaires…

— On a toujours le droit de rechercher la vérité42

— Veuillez écouter, je vous prie. J’ai reçu, il y a cinq minutes, la visite d’un marchand de vin chez qui vous avez fait le simulacre d’une descente de police.

— Je ne suis descendu que d’un fiacre…

L’interlocuteur reprit avec sévérité :

— S’il vous plaît, pas d’ironie ni de jeux de mots… Vous avez pris la qualité d’agent de la Sûreté… Dans tous les cas, vous en avez affecté les allures.

— Pas du tout…

— Vous procédez à des constatations, vous opérez des confrontations, vous vous permettez d’ordonner à cet homme de ne parler à personne… M. Tidoux l’affirme… C’est un délit… Il est venu me prier de le protéger… Et cela, pour rédiger un article fantaisiste, sur des bavardages… pour contrecarrer l’action de la police et celle de la justice… Eh bien ! je vous engage instamment à renoncer à cette façon d’agir… dans votre intérêt…

— Je ne renoncerai pas, monsieur, à poursuivre l’enquête que j’ai commencée.

— Réfléchissez-y encore…

— Mon devoir est de renseigner le public.

— Et d’entraver l’action de la justice ?... En ce cas, ne vous en prenez qu’à vous de ce qui pourra vous arriver de fâcheux…

— Monsieur, j’apporte d’abord à la police, en votre personne, tous les renseignements que j’ai découverts ; si vous ne les utilisez pas, demain, moi, je les ferai connaître au public.

— C’est ce que nous verrons…

— Parfaitement…

Danglars s’inclina légèrement et sortit.

Voulant profiter de la fraîcheur première de ses impressions, il entra dans un café voisin et fit un article annonçant pour le lendemain des révélations sur le petit homme brun.

Il s’exaltait à cette idée de débrouiller l’intrigue dans laquelle la police avait pataugé. Cette victoire serait retentissante dans le monde du journalisme, le directeur du New-York Messenger comprendrait vite l’importance de ce triomphe… Danglars se voyait déjà dans une haute position.

Ses ambitions venaient de sa tendresse. Il préparerait à sa vieille mère une existence heureuse, et aucun obstacle n’existerait plus entre lui et Ketty Simpson, qu’il aimait de toute l’ardeur de son premier amour.

Une pensée bizarre assaillit le journaliste :

Un soupçon horrible lui monta au cerveau... Il rougit, s’indigna contre lui-même…

Pourtant le soupçon revint... sourd d’abord, puis tenace, ferme, s’installant malgré lui dans son esprit.

— Cette Américaine, qui écrivit à Pranzino, si c’était elle !...

Il eut beau se dire qu’elle était honnête, respectable... qu’elle l’aimait ; que quatre jours auparavant, parlant de mariage, elle lui avait dit : « Espérez. »

Le soupçon s’imposait victorieusement :

— Cette Américaine... Si c’était Ketty !...

La torture devenait si intolérable qu’il ne put parvenir à relire son article. Avant d’aller au journal, il résolut de passer chez les Simpson.

Il regagna l’avenue, monta au numéro 84.

On l’introduisit au salon. Ketty se trouvait seule. Elle avait déjà remplacé sa toilette de l’après-midi par une robe de faille noire décolletée qui faisait admirablement valoir les proportions de son buste et mettait en saillie ses épaules dont la blancheur scintillait avec une transparence marmoréenne.

Elle se mirait complaisamment dans une glace.

Elle le reçut avec étonnement :

— J’espérais vous voir au Continental... Est-ce que le bal de l’Hospitalité de nuit est renvoyé ?

— Nullement, fît-il troublé, mais...

— Vous voulez me proposer de quêter ?

Danglars se tut.

— Qu’y a-t-il ? Parlez donc... pour que je comprenne... fit-elle, impatientée.

Il ne répondit rien ; un flot de pensées tumultueuses circonvolaient dans son cerveau.

Mlle Simpson se mit à rire...

— Vous avez l’air d’un croque-mort !

Danglars, sur le point d’éclater, parvint à se contenir.

— Votre gaieté me fait mal, Ketty, vous savez que je vous aime…

La jeune fille se redressa d’un mouvement d’impatience :

— Oui, eh bien ?... c’est une querelle de jalousie, alors ?

— Vous êtes riche et je suis pauvre, c’est vrai…

— Oh ! je vous en prie… laissez une bonne fois ces idées françaises : vous savez bien que, nous autres, nous n’avons jamais de dot, dès lors, à quoi bon toujours parler argent, à propos d’amour ?

Miss Simpson prononça ces paroles avec une dignité un peu hautaine. Les craintes du journaliste s’évanouirent.

— Ah ! Ketty, merci !... Ce que vous me dites me transporte de joie… Merci !... En vérité, j’étais fou…

— Si mon père est aujourd’hui immensément riche, quand il s’est marié, il n’avait qu’une situation modeste et ma mère une dot insignifiante… Ainsi ferai-je… Je vous l’ai dit… Nous ne demandons, nous autres, qu’une affection… et l’espoir légitime que celui que nous choisissons soit digne de notre choix.

Sa voix s’était adoucie, et son beau regard se reposait sur le jeune homme.

— Ketty ! ma bien-aimée ! que vos paroles me font de bien… Il est des heures où j’ai besoin de vous voir… de me trouver auprès de vous… C’est une sombre et terrible lutte que ma vie à moi… Votre choix me réconforte.

(À suivre.)

[22 février 1900]

I

LE VRAI COUPABLE

(suite.)

Elle sourit avec la fatuité d’une femme sûre de son empire et tendit sa main à Danglars qui la baisa avec transport.

— Alors… vous m’aimez… moi seul ? Vous me le promettez… Vous me…

— Ah ! tenez… si vous ne m’aimiez pas autant, je croirais que vous perdez l’esprit… Oui, vous le savez bien que je vous aime.

— Ah ! Ketty… soyez bénie… Je n’ai que deux affections au monde, ma mère et vous… et si je vous perdais…

— C’est que vous l’auriez voulu. Moi, je ne demande qu’à être gagnée… par vous, fit-elle en riant. À votre journal, êtes-vous content, espérez-vous une situation qui permette à mes parents d’agréer votre recherche ?

— Peut-être bientôt… je l’espère… je vais tenter un grand coup ce soir même.

— Ah ! tant mieux !... Et à quel propos ? Avez-vous une grande nouvelle, une nouvelle à sensation ?

— Oui, sur l’affaire Pranzino !

Ketty devint très pâle.

— Oui, je sais sur ce drame des détails que tout le monde ignore encore...

Il s’arrêta ; miss Simpson était livide.

— Qu’avez-vous Ketty ?...

— Rien… je n’ai rien… dit-elle en le repoussant du geste, rien… Que voulez-vous que j’aie ?...

Mais Danglars la regardait, et ses soupçons lui revenaient…

— Pourquoi ceci vous émeut-il si fort ?... Qu’y a-t-il enfin ? Vous m’épouvantez !...

— Ah !... vous êtes fou, à la fin ! Laissez-moi, je vous prie ; vous m’avez fait déchirer mon gant…

Cette fois, Danglars ne peut se contenir.

— Ah ! tenez, il faut que je vous dise tout. Il y a au dossier de ce misérable des lettres, oui, des lettres… saisies chez lui…

— Des lettres !... répéta avec effroi Ketty… des lettres !... Puis elle se tut. Sa figure se convulsait, des gouttelettes de sueur perlèrent sur ses tempes et son cou.

Sa contenance était si visiblement un aveu, qu’une rage folle saisit le journaliste ; son amour repoussé, dédaigné même, lui eût paru une insulte moins cruelle que la pensée de cette correspondance.

— Ah ! s’écria-t-il, j’en étais sûr ; ces lettres, vous les connaissez !...

Le même pénible silence fut conservé par Ketty, qui semblait toujours atterrée…

Il la prit par les poignets afin de la forcer à répondre :

— Ah ! elles sont de vous, n’est-ce pas ?... Mes soupçons ne m’avaient pas trompé !... Allons, travaille, pauvre garçon ! me disais-je, pour conquérir, pour gagner celle que tu aimes ; elle t’appartiendra... elle te l’a promis, elle t’aime... Et pendant que je m’épuisais en efforts, souvent stériles, que je me compromettais pour obtenir des détails inédits, ceux que je recueillais m’apprenaient que celle que je voulais épouser me trompait à la première entrevue, avec un assassin… Ah ! quelle femme êtes-vous donc ?...

Ketty ne répondit rien. Elle regardait fixement devant elle.

Danglars reprit un calme relatif :

— C’en est fait de notre amour, vous le comprenez... Je ne vous reverrai jamais… mais je veux vous épargner la honte, s’il en est encore temps... Avouez-moi que cette correspondance est de vous... et je ferai tout au monde pour qu’elle ne soit pas publiée et que votre nom soit ignoré de tous...

Miss Simpson se leva. Elle avait repris son sang-froid.

— Monsieur Danglars, veuillez sortir... Je vous serai obligée de ne plus reparaître ici...

— Cette défense est inutile, mademoiselle... Mais si vous ne m’avouez pas que ces lettres sont de vous, je ne m’interposerai pas ; elles seront publiées et vous serez déshonorée...

Le jour baissant donnait une teinte plus sombre à leur physionomie, rendant les formes des meubles moins nettes, noyant les angles éloignés des fenêtres.

Une épaisse portière se souleva lentement et silencieusement, livrant passage à deux ombres.

Danglars répéta une fois encore :

— Avouez… et je m’emploierai à en empêcher la publication, je vous le jure !

Miss Simpson ne répondit pas.

— Ce que vous tentez là, monsieur, c’est ce qui s’appelle ici le chantage… je crois, proféra d’une voix grave ornée d’un fort accent exotique un homme dont Danglars n’apercevait encore que la vague silhouette.

— Un chantage ! moi !... Ah ! qui que vous soyez, monsieur, vous vous repentirez.

Et le journaliste s’avança, menaçant.

La mère de Ketty l’arrêta :

— Monsieur Danglars, vous oubliez que vous êtes dans une maison respectable…

Le marquis d’Alamanjo parut alors, dans une pose solennelle et théâtrale.

— Le métier de journaliste véreux a ses avantages, mais il a aussi ses périls. Il est des drôles qui intimident les femmes en les menaçant de révélations mensongères ; puisque vous êtes de ceux-là, sachez que Miss Simpson est au-dessus du soupçon, et que je suis là pour la protéger…

La colère aveuglait Danglars : il crispait ses poings :

— Misérable !... Vous ici !...

— Nous nous rencontrerons ailleurs… si vous parvenez à surprendre la bonne foi de deux hommes d’honneur… qui vous servent de témoins.

— Pas de scandale !... Sortez de notre maison, monsieur, proféra Mme Simpson.

Danglars haussa les épaules avec rage et s’éloigna éperdu.

Tout le bonheur de Danglars venait de s’écrouler avec une soudaineté telle qu’il se demanda s’il ne rêvait pas.

Sans souci de l’heure, il courut les Champs-Élysées… gesticulant, parlant. Il cherchait à comprendre, à coordonner les faits… Comment le marquis connaissait-il les Simpson ? N’était-ce pas une ressemblance qui avait abusé Tidoux et lui ? Ketty était-elle la coupable ?

C’était impossible !... Elle était toujours très entourée, trop entourée… Cette raison-là était une preuve… une impossibilité matérielle d’échapper à la surveillance de ses deux adorateurs et à celle de sa mère… En tout cas, elle eût fait un autre choix que ce ruffian, ce domestique de place !...

Mais son écriture… son trouble… son silence…

Puisque le marquis était l’homme brun... et qu’elle connaissait Pranzino, le lien était facile à comprendre...

Après une longue course, sans savoir comment ni pourquoi, il se trouva avenue de l’Opéra, devant les bureaux du New-York Messenger.

Il y entra machinalement.

Le metteur en pages, un grand garçon aux cheveux ébouriffés, à l’air gai, ouvert et intelligent, orné d’une longue blouse, lui tendit la main, avec un sans-façon qui dénotait une longue intimité.

— Comment vas-tu, René ?... Tu as l’air embêté... ta mère n’est pas malade ?

— Non, non Anaclet... merci... Tiens, voilà ma copie.

— Bon, ça passera... fit le typographe en s’éloignant, pendant qu’un garçon de bureau priait Danglars de passer chez M. l’administrateur.

— Monsieur, fit celui-ci, dès qu’il fut entré, la préfecture de police m’informe que vous usurpez les fonctions d’agent de la Sûreté, délit pour lequel vous serez peut-être poursuivi…

— Mais, monsieur !...

— Permettez que j’achève… Qu’en tout cas elle verrait avec plaisir que le journal accréditât auprès d’elle, pour recevoir ses communications, un reporter plus correct.

D’autre part, M. d’Alamanjo sort d’ici et il m’a raconté une scène fâcheuse… Il s’étonne qu’un journal honorable accepte votre copie.

— M. d’Alamanjo est un misérable !...

Le directeur prit un air ennuyé :

— De grâce, monsieur, ne discutons pas… la décision vient d’être prise par le comité…

— Cependant, si les faits sur lesquels elle est basée sont faux !...

— Peu importerait, monsieur !... Un journal nouveau est une entreprise qui a besoin de collaborateurs lui apportant une force, et non de ceux qui lui en enlèvent, en créant à raison ou à tort (la chose est possible) des inimitiés, des incidents et des difficultés.

Voici trois mois d’appointements… Vous aurez le temps de trouver une autre situation…

(À suivre.)

[23 février 1900]

I

LE VRAI COUPABLE

(suite.)

La résolution était si visiblement irrévocable, que le reporter ne hasarda même plus une explication ; il ramassa l’argent préparé pour lui sur la table et il se retira.

Cette fois, il était perdu. C’était fini. Tout lui manquait !...

Le croirait-on ? il éprouva une sorte de soulagement amer à se répéter que son malheur était irrémédiable, tout espoir impossible, et sortit.

La tête perdue, il reprit sa course insensée.

La nuit, lente à venir en ces mois de printemps, tombait peu à peu, subtile et transparente, assombrissant les arbres. Danglars allait toujours, la tête et l’estomac vides.

Il se trouvait au Cours-la-Reine ; l’idée lui vint d’en finir par un plongeon dans la Seine ; la pensée de sa vieille mère mourant de misère, seule, le retint.

Il n’osait rentrer, s’effrayant à la pensée du chagrin qu’allait lui causer la nouvelle de ce désastre.

— Je ne rentrerai que quand elle dormira, j’inventerai une histoire cette nuit et je chercherai demain...

Demain !... Au fond, il ne s’illusionnait pas. Après son renvoi du journal pour de tels motifs, toutes les portes lui seraient fermées. Il se raidit pour ne pas pleurer.

De nouveau, la pensée de Ketty l’obséda. Ainsi, celle qu’il croyait pure et chaste n’était qu’une misérable drôlesse. Et elle ne l’aimait pas. Non, car elle n’était pas intervenue quand cet assassin le menaçait… Une vision rapide traversa son cerveau, une grande jeune fille blonde, l’air doux et bon, au galbe aristocratique, lui apparut ; il lui avait offert le bras dans une fête de charité, puis inscrit sur son album quelques bouts rimes.

— Ah ! j’en suis sûr, Mlle de Montfort-Chalosse n’eût pas agi de cette façon.

Au ras d’une muraille grise, un être bizarre se glissait dans l’ombre à courtes enjambées. Il était voûté, déjeté sur le côté droit, et il gesticulait, s’entretenant aussi avec lui-même. Parfois, il faisait avec une canne des moulinets, comme pour se défendre contre des ennemis invisibles.

— Encore un désespéré, sans doute, ou un fou !

C’était presque un vieillard, la mine navrante sous ses haillons. Le journaliste fut saisi de compassion ; il tira de sa poche une pièce blanche et s’approcha pour l’offrir avec délicatesse, car le vagabond ne demandait rien :

— Mon ami... dit-il.

— Hein, qu’est-ce que c’est ? L’homme fit un saut en arrière 

— N’ayez pas peur… je ne vous attaquerai pas...

— Vous aurez raison... Sans cela vous seriez bientôt par terre…

Cette fanfaronnade grotesque dérida Danglars et produisit sur ses nerfs une sorte de détente.

— Si vous aviez pris la peine de saluer avant de parler la nuit à quelqu’un à qui vous n’avez pas été présenté, cela eût été plus conforme aux usages, et il m’aurait été plus facile de me faire une idée de votre physionomie…

— Où diable la cérémonie va-t-elle se nicher ? Pardon !... Soyez satisfait…

Et sous un bec de gaz, le journaliste sortit son chapeau ; le vieux l’examina comme un maquignon en marché de cheval :

— Je vois maintenant… vous êtes un bon garçon. C’est manifeste !... À présent que désirez-vous de moi ?

— Que vous me fassiez le plaisir d’accepter cette pièce de monnaie… répondit le journaliste gêné par cette façon de s’exprimer…

— Je veux bien… pour quoi faire ?...

— Mais pour avoir un gîte cette nuit…

Un rire secoua toute la petite personne du promeneur :

— Ah ! ah ! Un gîte ! Ah ! ah ! mon ami ; j’ai quatre maisons à Paris, six à Vienne, deux ou trois châteaux en Hongrie, autant en Bohême ; j’en ai même un à Argenteuil. J’ai donc l’air bien misérable !... Ah ! oui, c’est ma toilette, un peu négligée, j’en conviens… mais bah ! à cette heure !... Cela m’a valu d’être plusieurs fois arrêté comme vagabond. Car en France, pays de la liberté, c’est un délit de respirer à l’aise… Ici, du reste, on n’aime pas l’air… On n’en veut pas… Proutt !...

Il fit un moulinet avec sa canne, puis, fouillant dans sa poche, il en tira une liasse de billets de banque :

— Je n’ai besoin de rien… voyez… Votre démarche n’en est pas moins aimable ; elle témoigne d’un cœur généreux… Votre profession ?

— Homme de lettres… répondit Danglars abasourdi.

— Tiens !... tiens !... (le vieux regardait alternativement son front, ses mains)… Cela ne vous gêne pas pour écrire…

— Quoi donc ?

— N’êtes-vous pas gaucher ?

Le journaliste demeura plus stupéfait encore.

— Oui, je suis gaucher…

— Parbleu ! l’hémisphère droit… Qu’écrivez-vous… ?

— Des articles. Je suis… J’étais l’un des rédacteurs du New-York Messenger.

— Vous ne l’êtes donc plus… ? Pourquoi ?

— Une difficulté à propos de la façon dont je suivais l’affaire Pranzino…

— L’affaire Pranzino !... vous !... Donnez-moi votre adresse… Je ferai quelque chose avec vous.

— Voici ma carte… Ce procès vous intéresse donc aussi ?...

Les yeux du petit vieillard étincelèrent :

— S’il m’intéresse ! mais je suis à Paris uniquement, vous entendez bien, u-ni-que-ment pour cela… J’attends la tête de Pranzino.

Croyez-vous que sans une raison aussi importante, un homme de mon âge s’exposerait ici ?... dans une saison pareille, pluvieuse, humide !... au moment où les microbes sont le plus dangereux. (Il fit un moulinet avec sa canne.) Proutt ! je viens d’en tuer quelques millions… L’humidité, c’est leur élément, leur terrain de culture…

Vous ne connaissez donc pas les études de Daraine43, de Bundach44, de Wagner45, de Bechi46 en Italie, de Joly47 et Pouchet48, vos compatriotes comme Pasteur49 ; chaque décimètre cube d’air contient en ce moment 15,000 spores. Oui… et ils se développent et multiplient.

Une bactéridie charbonneuse par génération asexuée donne en quarante-huit heures 16,777,216 bactéridies, et tout cela volète dans l’air, détériorant nos tissus, s’introduisant dans notre sang, pour s’emparer de son oxygène...

Sans parler des brusques changements de température, si fréquents à cette époque, qui tuent le tempérament le plus vigoureux... car la santé, c’est le maintien constant de la température animale à un niveau normal, régulier ; le chaud, c’est la fièvre ; le froid, c’est la mort… Brou !...

Si ce n’était pas pour Pranzino, oh ! non, je ne serais pas ici...

Mais ma présence est indispensable. Je vous l’expliquerai. Il faut que j’aie sa tête et avant qu’il soit guillotiné ! oui, guil-lot-ti-né ! Oh ! pas de circonstances atténuantes... c’est sa tête, sa tête... Maintenant, adieu !... les microbes s’agitent... Je vous écrirai… Bonsoir !... bonsoir!... Goliath !... Goliath !...

Il lança ce dernier mot comme un appel, se retournant de droite, de gauche. – Cherchait-il donc quelqu’un ?

— Ah !... à propos, si vos affaires vont mal, que... (il s’interrompit pour lancer cette interrogation) : « Quelle est donc l’essence de ce gros arbre... là ?... Je n’y vois pas bien...

— Un marronnier, je crois, répondit le journaliste stupéfait d’une question aussi saugrenue.

— Oh ! parbleu !... alors !... si c’est un marronnier... mais, pardon !... Écoutez : si vos affaires vont trop mal, je me souviendrai de votre offre généreuse de tout à l’heure !... Pas de circonstances atténuantes ; à mort !... à mort !... Après, on verra… Pourquoi couper… toujours couper des têtes… On verra… que diable… Guérissez, n’arrachez pas… Bonsoir. Goliath ! Goliath !... Et il s’éloigna.

— Pauvre fou ! pensa le journaliste, Goliath ! que veut-il dire ? Est-ce moi qu’il appelle ainsi, parce que je suis plus grand que lui ?... Ce n’est pas difficile !... Il retomba dans ses pensées…

Le vieux disparu dans la nuit ; de temps à autre, comme un écho de sa voix aigrelette, le même appel traversait l’espace : « Goliath ! Goliath ! »

Le journaliste leva la tête. Il lui sembla tout à coup voir se détacher des marronniers et traverser l’air une ombre immense, fantastique, de forme indescriptible, quelque chose comme un hippogriffe, un monstre fabuleux qui, sans aucun bruit, s’évanouit aussitôt qu’entrevu.

« Qu’est-ce ?... Un homme, un oiseau, un cheval ? »

Et, dans l’impossibilité de donner un nom à cette forme, il se prit à frémir…

« Ciel ! Deviendrai-je fou à mon tour ? Voici déjà des hallucinations ! Mais, non ! J’ai l’esprit troublé… et c’est la faim !... Rentrons, ma mère doit dormir à présent… Je n’ai plus de questions indiscrètes à craindre ce soir. Il sera toujours temps de lui révéler la vérité !... »

Désespéré et lamentable, il s’achemina vers son logis.

(À suivre.)

[24 février 1900]

II

L’HÔTEL DE MONTFORT-CHALOSSE

L’hôtel de Montfort-Chalosse est une des plus opulentes constructions de la rue de l’Université. Une haute porte surmontée d’un écusson simple, comme sont les blasons des très vieilles familles, donne accès sur une cour pavée, d’un aspect austère et seigneurial. Le perron de l’hôtel est vaste et monumental plutôt qu’élégant. La demeure construite par un aïeul est empreinte d’une sévérité hautaine dans le goût des belles années du siècle de Louis XIV, et malgré quelques retouches, a conservé son grand style.

[…]50es murailles ont toujours abrité une […] antique, dont le luxe solide n’a jamais [...]ndu des variations de la cote de la […]se. Les dehors sont imposants.

[…]errière l’hôtel, un vaste jardin aux al-[…] touffues. Au fond, à droite, les écuries […]emises ; à gauche, un petit pavillon […]quille, presque mystérieux.

[…]st la demeure intime du duc, les […]s appartements étant occupés par la […]sse, sa fille et le personnel de la mai-[…] est là qu’il travaille, reçoit ses amis […]gé. C’est là, surtout, qu’il peut ren- […]oute heure sans éveiller l’attention de la livrée, sans être signalé par le suisse.

Une petite porte dérobée sous un lierre épais, cachée dans l’angle du mur, dont il a seul la clef, s’ouvre sur la rue de Poitiers.

Vers onze heures du matin, le valet de chambre du duc pénétra dans la bibliothèque de son maître, qui se promenait, nerveux et agité, et lui remit un pli cacheté que venait d’apporter un garde à cheval de l’Élysée.

M. de Montfort-Chalosse rompit vivement le cachet et lut avec rapidité ; sa physionomie s’éclaira :

— Enfin !.., s’écria-t-il ravi. Enfin !... nous sommes sauvés... Puis rappelant le laquais :

« Jean, priez Mme la duchesse de me recevoir sur l’heure.

C’était, sous des dehors aimables, un homme énergique. Son scepticisme à la mode cachait mal son vrai caractère qui était d’une grande loyauté native. Au physique, il avait hérité de sa race une allure rigide quasi militaire.

Il appartint pendant dix années à la diplomatie, puis, au Quatre-Septembre, donna sa démission pour ne pas servir la « Marianne », et il s’engagea.

Trois ans plus tard il se mariait à une orpheline, de noble race aussi, de fortune égale. Il l’aima et elle lui rendit tendresse pour tendresse.

On cita le duc et la duchesse, avec une pointe de raillerie envieuse, comme un couple d’amoureux préhistoriques.

Il leur naquit une fille qu’ils chérissaient tous deux d’une même affection et qu’ils élevèrent avec les soins les plus délicats.

Mais, après quelques années de bonheur tranquille, le duc se dérangea, se mit peu à peu à la vie de club, délaissa de plus en plus son foyer. On le vit, au Jockey, jouer avec assiduité, bientôt avec frénésie. En tout ce qui n’était pas exigé par les convenances mondaines, il se désintéressa de sa maison.

Il prit maîtresse à l’Opéra.

C’est alors qu’il émigra, sous un prétexte futile, dans le pavillon du fond.

La duchesse supporta avec résignation cet abandon. Tant qu’elle eut sa fille auprès d’elle, elle versa sur cette enfant les trésors de bonté de son âme, et le besoin d’aimer de la femme se fondit dans les caresses de la mère.

Mais, lorsque Emma eut été conduite aux Oiseaux, que la duchesse se trouva seule, isolée au milieu du monde, sans affection, en butte à ces déclarations à brûle-pourpoint qu’autorise presque l’abandon officiel du mari, elle sentit un vide morne dans son cœur de femme.

Ses tentatives pour reprendre l’affection de son époux échouèrent ; sa beauté, bientôt, fut menacée par l’embonpoint ; une tristesse mortelle l’envahit.

Alors, elle imita son mari ; comme lui, elle chercha à s’étourdir… à oublier51… Tantôt s’enfermant, solitaire, et s’absorbant en des lectures pieuses, tantôt se lançant dans le tourbillon des bals. Parfois, elle passait les journées à courir seule, à pied, dans Paris au profit d’œuvres dont elle avait accepté le patronat.

On plaignit la duchesse sans la censurer.

Quant à son mari, il se montrait fort jaloux de sa maîtresse et continuait à mener la grande vie sans s’inquiéter de sa femme.

Depuis quelques mois, Emma, sortie du couvent, avait fait son entrée dans le monde ; Mme de Montfort-Chalosse semblait donc devoir redevenir sinon heureuse, au moins calme, la fille consolerait de nouveau la mère et rappellerait le père à son foyer. Mais il n’en fut pas ainsi ; le duc ne parut pas s’apercevoir qu’il dût rien changer à son genre de vie. Alors, une fois encore déçue, la duchesse devint plus fiévreuse et fantasque, surtout depuis la vente de la princesse de Courthenay.

Ce fut une de ces fêtes quasi publiques où, sous le couvert de la charité, toutes les sociétés se coudoient avec une excessive liberté d’allures. Là, elle avait si longuement causé avec un étranger, inconnu de tous, que sa fille, embarrassée de son isolement dans la cohue, avait accepté le bras d’un journaliste qui venait de lui être présenté.

— Les Montfort s’encanaillent ; avait déclaré le vicomte de Lossignol devant ce manque de correction.

Oscar Laurendeau, son accompagnateur ordinaire dans le haut monde, où il cherchait à s’introduire, approuva :

« Peut-il en être autrement alors que le duc passe tout son temps hors de sa maison ?... Vous savez que leur château est hypothéqué au-dessus des girouettes et l’hôtel aussi. »

— La question d’argent à laquelle vous vous attachez toujours n’a aucune importance, mon cher ! C’est question de tenue…

La réputation de la duchesse, jusque-là irréprochable, s’était ressentie de ses façons d’agir, on chuchotait qu’elle pouvait bien s’être lassée de son abandon, se consoler. Cependant, rien de précis ne lui avait été reproché.

Le duc, toujours indifférent, ne s’apercevait nullement des agitations intimes de sa femme.

Jusqu’à ce jour, il n’avait fait preuve d’aucune ambition politique. Il avait vécu à l’écart, boudant le gouvernement, lui étant même hostile à l’occasion.

Puis, tout d’un coup, ses amis avaient rappelé qu’il fut, dans sa jeunesse, secrétaire d’ambassade, ils avaient vanté ses aptitudes diplomatiques et sollicité un poste important.

M. de Montfort-Chalosse s’était effectivement arrêté à ce parti, en désespoir de cause. Il se ralliait.

La vérité, c’est qu’il était ruiné.

« La faim fait sortir le loup du bois », dit un proverbe.

Son désastre était encore ignoré. Il continuait à briller dans la société aristocratique, mais hôtel, terres et château, tous ses immeubles étaient hypothéqués au-delà de leur valeur.

Depuis des mois, les créanciers avalent perdu patience, et le fier gentilhomme n’avait plus de ressource autre que mettre ses talents et son nom au service de l’État.

« L’État, c’est moi ! » dit Louis XIV... Mais aujourd’hui, l’État c’est la République. De là, ces longues hésitations qui l’avaient conduit au bout de son rouleau.

Une fois ambassadeur, il arrangerait facilement ses affaires, sa situation inspirerait la confiance, son crédit se rétablirait.

Le duc entra avec quelque embarras dans le boudoir de sa femme, malgré la joie qu’il ressentait.

Ce qu’il avait à annoncer était tellement inopiné, difficile à expliquer… qu’il craignait une réception pénible. Comment la duchesse, cette personne hautaine, plus encore que lui entichée des idées de race, de religion, allait-elle prendre cet abandon de leurs antiques traditions familiales ?

Or, elle était, ce jour-là, singulièrement agitée... Elle tenait un journal qu’elle froissait nerveusement. À son arrivée, elle le jeta brusquement comme si elle eût craint que le duc l’aperçût.

Il fut un peu surpris de son geste.

— Est-ce que vous êtes souffrante ? demanda-t-il, voyant des larmes dans ses yeux.

— Non, non, nullement… répondit-elle vivement.

— Annoncerait-on quelque mauvaise nouvelle qui nous intéresse ?

— Mais non, aucune, répéta la duchesse, avec un trouble évident... À quel propos ?

Le duc prit le journal...

— Ah ! ah !... c’est l’affaire Pranzino ! Aussi pourquoi, quand vous êtes nerveuse, lire semblable chose ?... Mais laissons ces billevesées... J’ai à vous parler de questions sérieuses et importantes52

— Je vous écoute.

— Nous sommes absolument ruinés.

— Ah !

La duchesse demeura indifférente.

(À suivre.)

[25 février 1900]

II

L’HÔTEL DE MONTFORT-CHALOSSE

(suite.)

— Il ne nous reste plus qu’un seul moyen de maintenir notre situation. C’est que j’accepte l’ambassade de France à Constantinople, qui m’est offerte. Je désintéresserai partie de nos créanciers... les plus criards. Nul ne se doutera de notre gêne… Notre crédit se maintiendra.

— Vous désintéresserez nos créanciers ?

— Le gouvernement met à ma disposition une somme assez importante pour le voyage et nos premiers frais, afin que nous fassions figure à l’étranger ; l’avenir d’Emma se trouve ainsi assuré par ce seul fait. Ma situation diplomatique permettra de la marier comme il convient.

La duchesse écoutait avec étonnement ; mais visiblement sans attacher à l’annonce de cette catastrophe une importance bien considérable, non plus d’ailleurs qu’aux mesures prises par son mari pour y porter remède :

— Vous jugez convenable de partir... Soit. Je crois que vous avez raison ! Dès que vous le voudrez... pour moi j’ai déjà hâte... Dans ses yeux brillaient un vague espoir, une sorte de joie attendrie...

Déconcerté par cette attitude, le duc attribua ce renoncement au tendre dévouement dont sa femme lui avait donné tant de preuves, et il la regarda, le cœur plein de reconnaissance :

— Que vous êtes bonne, Sabine !

Mme de Montfort sourit tristement. Mais le duc tenait à se faire pardonner, il proposa :

— Nous déjeunons ensemble aujourd’hui, n’est-ce pas ?...

— Volontiers, mon ami...

— Vous n’avez invité personne, ce matin ?

— Personne, fit-elle, étonnée de cet empressement inaccoutumé.

— Ah ! tant mieux!

— Hélas ! je suis presque toujours seule... sauf depuis la sortie d’Emma...

Il lui prit les mains avec effusion, comprenant le reproche muet contenu dans cette réponse, et leurs yeux se rencontrèrent. La duchesse était encore belle ; leur amour d’autrefois revécut une seconde inconsciemment.

Tous deux, d’un même mouvement, allèrent l’un vers l’autre, elle tendant son front, lui ses lèvres ; mais les yeux de la duchesse étant tombés sur le journal, elle se détourna, et le baiser effleura seulement ses beaux cheveux noirs, pendant qu’elle étouffait un soupir douloureux.

À cet instant, une jeune fille ouvrait la porte avec un cri de plaisir

— Papa ! Maman !

Cette exclamation presque enfantine était si sincèrement joyeuse, que M. de Montfort-Chalosse éprouva un remords véritable.

Ils étaient rares, les jours où la famille était réunie en dehors des réceptions cérémonieuses. La pauvre enfant avait probablement souffert de n’être pas plus choyée à une époque de la vie où les jeunes cervelles travaillent : qui sait quelles imaginations s’étaient logées dans cet esprit ingénu ?

— Comment vas-tu, ma fille bien-aimée ? demanda-t-il.

Elle se campa résolument devant lui :

— Comme une jeune personne qui a eu dix-neuf ans aujourd’hui, et à laquelle son père a oublié de souhaiter sa fête.

— La journée n’est pas finie ! Pardonne-moi... et viens déjeuner...

La poussant avec gaminerie devant lui, il l’embrassa gentiment par derrière la tête...

— Ah ! papa ! je suis bien heureuse !... Pourquoi n’êtes-vous pas toujours auprès de nous ?

L’émotion l’avait rendue rose ; à l’ordinaire, elle avait une pâleur mate, et chez elle, les émotions se traduisaient par un léger afflux de sang aux joues ; ce matin-là, elle était si radieuse que sa grâce s’épanouissait dans toute sa fraîcheur vivante.

Son regard fier et modeste allait de son père à sa mère, et ce regard de clairs yeux était divin. Sa chevelure d’un blond châtain, sa taille flexible et ondoyante, s’harmonisaient avec les traits pourtant tranquilles, purs, angéliques, mais pourtant empreints par instants de résolution et d’énergie.

— À table, dit-elle, en frappant des mains. C’est si agréable d’être en famille, en bons bourgeois…

Lorsque Emma apprit la nouvelle du départ, elle eut un soubresaut involontaire.

— Cela te cause du chagrin ?

— Non. Mais partir… pour si loin… tout de suite…

— Tu ne seras pas malheureuse là-bas, et nous te marierons à ton choix.

La jeune fille affirma vivement :

— Je ne veux pas me marier… encore.

— Oh ! oh ! fit le duc, c’est grave ! Tu n’aimes donc pas les Turcs ? Des hommes cuivrés avec un fez rouge53

Emma interrompit et, sérieusement :

— Non, mon père… Pas encore du moins…

— Alors, nous tâcherons de dénicher quelque merle blanc… Tout à fait blanc.

— C’est inutile.

— Un Français… il y en a en Orient !... Tu n’aimes pas les Français non plus ?...

Emma rougit beaucoup et avec embarras :

— Je n’aime personne…

— Diable ! tu rêves quelque chose de romanesque…

— Je ne suis pas romanesque, mon père…

— Toutes les femmes le sont, surtout à ton âge… mais, je suis de bonne composition va… et à moins que tu ne t’éprennes d’un bandit farouche…

Emma sourit avec le beau sourire de l’innocence et de la certitude, tandis que la duchesse tressaillit à cette phrase. Le duc ne remarqua pas le mouvement, il était tout occupé de sa fille.

— Voyons, fais-moi tes confidences. Quel serait ton type ?

— Oh ! vous ne le connaissez pas !... répondit imprudemment Emma.

— Je ne le connais pas… Mais alors, il existe… Tu aimes donc quelqu’un ?

— Mais, mon père…

Elle se troubla.

La duchesse voulut la secourir et lui permettre de reprendre contenance :

— Ne brusquez pas Emma, mon ami, c’est une enfant. Voyons, parle… Le vicomte de Castelhaut a été très empressé auprès de toi, serait-ce ?...

Le duc protesta d’une façon véhémente :

— Castelhaut ! lui ! Ce n’est pas possible !... Les bruits les plus fâcheux courent sur le compte de cet homme. Il a dépensé sa fortune dans des plaisirs honteux, et alors qu’il n’a plus rien, il ne se retire pas de la vie facile. On se demande aujourd’hui où il puise ses ressources. Il vit au cercle et du cercle ; son indélicatesse est connue. Il est pénible de constater pareille dégradation chez un gentilhomme... Emma a l’âme trop droite pour s’être trompée à ce point.

Cette appréciation était juste, quoique singulièrement sévère dans la bouche du duc.

Emma se défendit :

— Je connais à peine le vicomte, mon père ; mais sa personne m’inspire une invincible répulsion, et sa réputation ne…

— À la bonne heure !... Alors, dis-moi quel est... ?

Le valet de chambre vint prévenir le duc que M. Benoît l’attendait :

— Faites entrer dans la bibliothèque... Et, s’étant levé, il ajouta : « C’est le chef de comptabilité des affaires étrangères… à propos des avances qui doivent m’être faites... Il est inutile, mesdames, de vous rappeler que vous n’avez pas une minute à perdre pour vos préparatifs de départ. »

— Va t’habiller, ma fille...

Emma sortit après son père, en étouffant un soupir. La duchesse resta seule :

— Mon Dieu ! Partir ! Partir !... s’il était possible !... Ah ! ce serait trop heureux… je n’ose pas y croire... Peut-être, ainsi, fuirai-je le remords qui m’oppresse... et le châtiment qui d’un instant à l’autre…

Modeste, sa femme de chambre, apporta sur un plateau d’argent une carte de visite.

Elle l’examina avec surprise :

— Marquis d’Alamanjo ! Ce nom m’est inconnu ; d’ailleurs, vous savez bien, Modeste, que hors le samedi, je ne reçois que mes intimes.

— Je l’ai dit, madame la duchesse, mais ce monsieur a tellement insisté…

— C’est bien... je descendrai au salon lorsque j’aurai fait ma toilette... Qu’il attende, alors, s’il lui plaît...

(À suivre.)

[26 février 1900]

III

LE ROMAN D’UNE VIERGE

Introduit dans le petit salon, le marquis ne s’assit point. Il examina l’appartement, explora le jardin de la fenêtre, et surtout, s’assura du nombre des portes, les sonda de l’œil.

— Les portières sont épaisses, nous pourrons parler librement… tout ira bien… Avec les femmes, les portières sont indispensables… elles ont toujours l’émotion bruyante.

Une demi-heure s’était écoulée, la duchesse n’avait pas encore paru. En le constatant, il ricana sans impatience :

— Vous avez tort, noble duchesse… Il est des gens qu’il n’est pas prudent de faire attendre…

Il recommençait son inspection pour la troisième ou quatrième fois, quand la maîtresse du logis daigna paraître.

Elle salua d’un air hautain ; et, sans lui indiquer de siège, d’une voix un peu sèche :

— J’allais sortir, monsieur… puis-je savoir quel est le but de votre visite ?...

Le marquis parla d’un ton étudié et doucereux :

— Madame la duchesse, je n’ai pas l’honneur d’être de vos amis…

— En effet, monsieur, interrompit durement la duchesse, sans lui donner son titre, pas même de mes relations, je crois. Je ne me souviens pas que personne m’ait fait l’honneur de vous présenter à moi.

— Je n’ai eu que la bonne fortune, madame la duchesse, de vous admirer de loin…

— Monsieur !... fit-elle, révoltée de la familiarité de ce ton ; vous vous méprenez, je crois.

Mais l’autre continua sans se troubler :

— C’est cependant un devoir d’ami que je viens remplir.

— Un devoir ?... Je ne comprends pas.

— La démarche que je fais vous prouvera tout l’intérêt que je prends à votre repos et à votre honneur. Puis-je m’expliquer ici sans crainte qu’on nous entende ?

La duchesse pâlit, en proie à un inexplicable pressentiment.

— Sans doute, monsieur, mais je ne vois pas…

— Permettez-moi de me présenter moi-même : comte de Linski, exilé politique, ancien officier carliste54 et marquis d’Alamanjo par ma mère… C’est le seul nom que je porte afin de déjouer les poursuites des agents russes.

Mon père, l’un des derniers défenseurs de notre nationalité, tomba à côté de Langiewikcz55 et ma tête fut mise à prix. Vous connaissez maintenant, madame la duchesse, celui qui est devant vous et ses traditions de famille.

— Dites-moi seulement, monsieur, ce que vous souhaitez.

— Un exorde est indispensable, madame la duchesse, mais il sera court... Je suis donc d’assez bonne noblesse56, ce qui ne m’empêche pas d’avoir des goûts aventureux et d’étudier les mœurs interlopes de Paris. Je fréquente volontiers les gens de toutes sortes, curieux à scruter. C’est ainsi que dans le monde de la galanterie j’ai rencontré, il y a quelque temps, un gaillard dont j’avais pressenti là prochaine célébrité. Il se nomme Pranzino...

Il s’arrêta. Mme de Montfort-Chalosse ne pâlit pas, ne fit pas un mouvement, ne proféra pas un mot. Mais, si Modeste, pour une nécessité de toilette, eût dû lacer son corset, elle eût senti une sueur moite inonder le dos de sa maîtresse.

Elle fit pourtant un geste indifférent signifiant : « Continuez ! »

Il reprit :

— C’était une de ces fêtes parisiennes par excellence où l’élégance et l’argent tiennent lieu de quartiers de noblesse et d’honnêteté, où tous les mondes se plaisent à se rencontrer dans une aimable promiscuité : une vente de charité... Il y avait là de grandes dames et des filles, des gentilshommes et des escrocs, des personnages vertueux et des assassins.

Une duchesse authentique y causa avec ce Pranzino.

Il s’arrêta encore les yeux fixés sur ceux de Mme de Montfort.

— Ah ! vraiment ! eut-elle encore le courage de répondre.

Mais elle fut obligée, pour proférer ces deux mots, à un effort plus énergique que si elle eût soulevé un poids immense.

— Vous avez lu assez de romans, madame la duchesse, pour savoir qu’il est un moment, une minute psychologique, où la femme délaissée succombe fatalement, ne trouvant plus dans son cœur l’énergie nécessaire à la résistance. C’est ce qu’un dicton espagnol appelle « l’heure du muletier ». Celle dont je parle succomba.

— Qu’en savez-vous, monsieur ?...

— L’appartement où avaient lieu leurs rendez-vous avait été prêté à Pranzino, car il était sans asile ; et la grande dame n’aurait pas consenti à l’aller voir dans un hôtel meublé quelconque... de bas étage...

Mme de Montfort se raidit :

— Une visite peut être une imprudence... elle ne prouve pas fatalement une chute...

Le marquis répondit avec une bonhomie attristée :

— Personnellement, j’ai vu des preuves incontestables. Elle a écrit au Levantin des lettres d’amour qui ne permettent pas le doute...

Cette fois, le masque tomba... La duchesse était devenue livide, ses mains tremblaient, ses tempes s’inondaient de sueur, bien qu’elle se sentît glacée jusqu’à la moelle des os.

— Ces lettres, poursuivit-il, je sais où elles sont...

— Ah !... fit-elle d’une voix rauque qui ressemblait à un râle.

Puis, après de vains efforts pour faire sortir quelques sons de sa gorge crispée, elle s’écria :

— Je suis perdue !

— Pourquoi donc, madame la duchesse ?

— Vous savez de qui sont ces lettres, puisque vous êtes ici...

— Sans doute ! Mais y serais-je, s’il n’y avait aucun moyen de vous sauver ?

L’espoir brilla dans les yeux de Mme de Montfort :

— Vous allez me les remettre ?

— Ce serait déjà fait, si je les avais.

— Ah ! Il faut que je les achète, sans doute ?

— Acheter... Ah ! madame la duchesse !

Et la figure d’Alamanjo exprima une indignation contenue mais si violente qu’elle s’excusa :

— Pardonnez-moi, monsieur le marquis... mes craintes sont légitimes, puisque j’ignore le nom de celui qui possède ces lettres.

— Sans entrer dans les détails de faits pénibles à rappeler... je vous dirai simplement ceci :

Madame, je ne puis me procurer ces lettres qu’avec l’aide de l’un de mes amis, qui est aussi des vôtres, ou du moins connu de M. le duc. Il m’aidera certainement de tout son pouvoir, car il aime Mlle votre fille... Sa noblesse, sa beauté, son maintien ont féru d’amour mon noble ami...

La duchesse ne répondait plus, abîmée dans son désespoir.

— Si vous voulez me permettre de lui faire espérer... que sa recherche puisse être agréée... sans nul doute nous aboutirons... et les lettres...

— Alors c’est une condition, monsieur ?

— Ce n’est qu’un désir de mon ami, madame la duchesse ; mais un homme du monde, de notre monde, ira-t-il risquer sa vie dans une affaire ténébreuse, compromettre son honneur dans de honteuses promiscuités avec des... assassins, pour une famille qui lui est encore étrangère, et, ce qui est pis, qui le repousserait ? C’est inadmissible.

La duchesse baissa la tête sans trouver de réponse…

— Votre jour de loge est le mercredi à l’Opéra-Comique... J’aurai l’honneur de vous le présenter officiellement.

— Enfin, monsieur, dites-moi d’abord son nom ?

— Le baron de Castelhaut...

Mme de Montfort sursauta ; mais sans paraître s’apercevoir de ce mouvement, son interlocuteur continua :

— Ancienne famille, beau cavalier, le baron de Castelhaut !... Le jour où il sera agréé comme fiancé de Mlle Emma, j’aurai l’honneur de vous remettre vos lettres.

La duchesse fut atterrée :

— Le duc ne consentira jamais à ce mariage.

— Vous le déciderez aisément.

— Ma fille ne l’aime pas.

— Elle l’aimera dès qu’elle le connaîtra suffisamment ; à son âge, on se laisse aisément persuader, et l’on obéit encore à sa mère.

— Ah ! monsieur le marquis, votre démarche est celle d’un galant homme, et je vous en remercie du fond de l’âme, mais, au nom du ciel ! demandez-moi quelque chose que je puisse faire. Vous ignorez...

— Quoi donc ?

— Monsieur le marquis, vous êtes étranger, et vous ne connaissez pas le baron. C’est un homme taré, perdu, impossible…

(À suivre.)

[27 février 1900]

III

LE ROMAN D’UNE VIERGE

(suite.)

— Madame la duchesse, rien n’est impossible quand on a pour auxiliaire une femme telle que vous, et l’on n’est jamais taré vis-à-vis de ceux dont on tient l’honneur entre les mains ; vous le comprendrez à la réflexion, répondit sérieusement le marquis en se levant.

La duchesse demeura sans mouvement.

Alors il ajouta :

— Voulez-vous me permettre de justifier ma présence et au besoin mon retour ?

Et, sans attendre la réponse, il tira le cordon de la sonnette ; un valet de pied accourut.

L’aventurier s’inclina profondément :

— Madame la duchesse, j’ai l’honneur de vous présenter mes respectueux hommages... et je vais profiter de votre autorisation pour visiter les chevaux dont M. le duc a l’intention de se défaire.

Le laquais, croyant à un ordre de sa maîtresse, guida Alamanjo, qui traversa ainsi toute la maison, inspectant les couloirs, le perron, les appartements. D’un coup d’œil rapide et perçant, il se rendait compte de la disposition exacte des lieux.

Dans le jardin, le valet appela :

— Holà !... quelqu’un de l’écurie…

Un grand garçon, l’air niais, frais émoulu de sa province, se présenta dans un costume de palefrenier.

— Gentillon, dis au cocher de montrer les chevaux à M. le marquis.

— Le cocher n’y est pas, répondit le jeune homme d’un air embarrassé, mais je vais vous les sortir…

Il s’éloigna, ainsi que le valet de pied, dont la mission se trouvait terminée.

Le marquis resta seul dans le jardin, non loin du pavillon par la fenêtre duquel on percevait le bruit vague d’une conversation. Il s’approcha doucement et, tendant l’oreille, entendit ces mots :

— Vous n’aurez aucunement besoin de vous déranger, monsieur le duc ; le soir même du jour où votre nomination aura paru à l’Officiel57, je vous apporterai ici l’avance de fonds ; je prendrai sur moi, s’il le faut, de devancer l’ordre dès que le mandat sera à la signature.

— Cher monsieur Benoît, je vous en serai vraiment obligé...

Le duc, peut-être, aperçut le visiteur, car, subitement, le ton de la causerie baissa.

— N’importe ! Ce que j’ai appris ne saurait être inutile !

Et Alamanjo s’éloigna d’un air parfaitement indifférent en apparence.

Le hasard lui fit découvrir la petite porte discrètement encadrée de lierre. Il la considéra attentivement.

— Tiens... tiens !... Voilà qui est commode pour entrer et sortir en cachette !

Il s’assura que personne ne l’observait, et, enfonçant une de ses mains dans sa poche, il en tira une bonbonnière dans laquelle il prit une pâte noirâtre qu’il ne porta pas à sa bouche, mais pétrit légèrement entre ses doigts.

— Voilà de ces précautions que n’a jamais prises Pranzino qui opère toujours sans soin, aussi il s’est fait pincer… Quel imbécile58 !...

Il se plaça juste contre la petite porte et, semblant s’y appuyer pour mieux admirer le parc, par derrière son dos il appliqua contre la serrure la substance en murmurant :

« Comme quoi le comte Linski de Castillon, marquis d’Alamanjo, dit Prado, dit etc., dénommé par les journaux le Petit homme brun, prit l’empreinte de la porte secrète du duc en feignant de sortir de la réglisse de sa bonbonnière. C’est assez gai ! Cela ferait bonne figure en tête d’un chapitre de roman de Ponson du Terrail59. »

Il sourit tranquillement à cette réflexion et, rempochant la bonbonnière, il vint examiner les chevaux qu’on lui présentait.

Quelques minutes plus tard, il quitta l’hôtel après un pourboire à Gentillon qui s’ébahit de sa générosité.

*

La duchesse était restée anéantie.

Ainsi, cette faute qui avait des suites si terribles pour son repos, qui avait à jamais chassé le bonheur de son cœur, qui la ravalait à ses propres yeux au-dessous d’une fille du ruisseau, allait étendre ses conséquences terribles sur les siens.

Cet homme qui l’avait rencontrée, dans une heure lâche, qui l’avait fascinée, pendant une crise de folie désespérée, n’avait pas détruit les lettres qu’elle lui avait écrites...

Et maintenant, l’honneur de son nom allait être terni, souillé, couvert de boue immonde.

Elle eût donné sa vie sans un regret…

Mais non ! Fatale et abominable expiation ! il fallait, pour racheter sa faute, l’honneur de son nom, ou le bonheur de sa fille.

Sinon, tous sauraient, les journaux crieraient, le monde civilisé apprendrait que la duchesse de Montfort-Chalosse, la femme, impeccable, avait correspondu avec Pranzino.

Destinée inouïe ! la mère avait été la dupe d’un assassin pendant une heure, la fille serait condamnée à être l’épouse, la compagne pour la vie, d’un homme taré, abject et qui sait ? assassin lui-même peut-être... puisqu’il était lié avec le confident de Pranzino, le dépositaire de ses lettres !

Qu’allait-elle dire au duc ? à Emma ? quelle raison donner pour les décider ?... sa tête se perdait.

Emma dans sa chambre faisait sa toilette pour accompagner sa mère ; n’avait-elle pas aussi des emplettes à faire pour le voyage ?

Son pas, d’ordinaire vif et léger, s’alourdissait, traînant sur le tapis... Parfois même, elle s’arrêtait soucieuse, et sa pensée s’égarait en un rêve. Elle évoquait un souvenir cher, mais déjà plein de mélancolie. Tout un roman de jeune fille.

Trois mois auparavant, chez les Courthenay, à cette vente de charité où sa mère l’avait conduite, on lui avait présenté un jeune homme dont elle n’avait pas exactement entendu le nom, roturier et obscur d’ailleurs : Anglard, Anchard, Blanchard... peu importe.

C’était un journaliste accomplissant une humble tâche de reporter.

Elle se trouva un instant isolée, loin de Blanche de Courthenay son amie, loin de sa mère qui causait attentivement avec un étranger qu’elle savait ne pas être de leurs relations, car elle ne l’avait jamais vu auparavant. Elle se troubla.

Pour la première fois depuis sa sortie des Oiseaux, elle assistait à semblable tohu-bohu. Elle ne savait de quel côté se tourner.

Comprenant son embarras au milieu du brouhaha de cette fête quasi publique, le journaliste se mit à sa disposition.

Cette attention la toucha, elle éprouva pour celui qui la devinait ainsi une sympathie instinctive.

Comme elle le regardait, leurs yeux se rencontrèrent. Elle se sentit gênée d’être ainsi surprise dans son examen.

Alors, un peu pour dissimuler son trouble, peut-être obéissant à une attraction irraisonnée, elle lui demanda tout de suite un service avec cette grâce naïve et pure qui était en elle :

— Monsieur, j’ai un album sur lequel je condamne les poètes à écrire des vers. La dernière page de cet album est blanche ; or, c’est un des lots de la tombola...

— Je comprends, mademoiselle ; vous souhaitez un sonnet ?

— Précisément.

Et désignant, du bout de son éventail, un écrivain célèbre qui passait, Emma ajouta :

— N’est-ce pas un poète, ce monsieur qui a de grands cheveux blonds ?

— Oui. Catulle Mendès60 !

— Ah ! vous le connaissez ?

— Comme l’hysope connaît le cèdre au pied duquel il pousse.

— Oh ! vous êtes modeste !

— Hélas ! je reporte dans le journal où il écrit.

— Pourriez-vous obtenir de lui un sonnet pour mon album ?

— Je puis le tenter. Si vous m’accompagniez, mademoiselle, il y sera très sensible…

Et alors ils s’étaient lancés dans la foule à la poursuite du poète, mais celui-ci fut introuvable.

Chose bizarre ! Emma n’échangea avec son cavalier qu’une conversation banale, mais chaque parole qu’il avait prononcée avait pris à ses yeux une importance si grande, qu’elle se rappelait non seulement tous les mots, mais les intonations avec lesquelles il les avait dits.

Une heure plus tard, elle n’avait rejoint ni sa mère, ni le poète ; si bien que la pauvre enfant devenue rouge comme une pivoine balbutia toute confuse, quand M. de Courthenay, le président de l’œuvre, réclama l’album, en demandant s’il était au complet :

— Je ne vous accorde plus que dix minutes, mademoiselle Emma.

— Que faire ? Mon Dieu ! dit Emma à son compagnon... que faire ?

— Mais, mademoiselle, des vers... Je ne vois que cela…

— Vous êtes poète aussi ?...

— Poète, c’est beaucoup dire !... Mais faute de mieux !... Le principal c’est que la page soit remplie…

— Oh ! monsieur... essayez... essayez...

Alors sur une des tables de vente dégarnie, debout, le journaliste improvisa.

Quelle femme ne trouve pas exquis les vers faits pour lui plaire, surtout quand elle croit les avoir inspirés ? Au surplus, ils étaient d’une fraîcheur rare pour notre temps d’amertume.

SONNET

Les Reines d’autrefois, dans la splendeur des fêtes,
Gardèrent deux amours, les plus tendres de tous :
Elles aimaient les Fleurs et les humbles poètes ;
Et les Bardes, le soir, chantaient à leurs genoux.

Les Bouquets s’égrenaient de leurs royales têtes…
Et le Poète ayant les Privautés des Fous,
Au bout des longs cheveux et sur les collerettes
Glanait les nobles fleurs... Et ces temps étaient doux.

Si je savais forger les strophes immortelles,
Les vers ailés et purs comme les hirondelles,
Et si j’avais vécu jadis selon mes vœux,

C’est vous qu’alors j’aurais admirée et bénie !...
Et j’aurais tout donné, mon sang et mon génie,
Pour un simple bouquet tombé de vos cheveux.

Il sembla à Mlle de Montfort-Chalosse, en les lisant, qu’elle respirait l’indéfinissable et capiteux parfum de ces fleurs étranges, découvertes, par hasard, au pied d’un buisson perdu dans la forêt.

Elle aimait…

(À suivre.)

[28 février 1900]

III

LE ROMAN D’UNE VIERGE

(suite.)

Depuis, elle lut le New-York Messenger, attribuant à l’élu de son choix tout ce qui dans le journal paraissait spirituel, bien écrit, bien pensé. Parfois, elle retrouvait dans une histoire touchante, un fait divers, la bonté, la noblesse, dont elle le parait.

Plus tard, à force de diplomatie, elle sut quelques détails de son existence : son origine, son dévouement filial. Elle ressentait pour lui une pitié respectueuse et tendre, qui s’exaltait à la pensée qu’une fatalité sociale les séparait à jamais.

D’ailleurs, Danglars ne pensait pas à elle, bien sûr ; il aimait sans doute une autre femme, et il était aimé d’elle... Et puis, ne partait-elle pas ?...

Une gentille petite larme lui vint aux yeux... Mais elle se souvint que sa mère l’attendait et descendit au salon.

La duchesse aussi pleurait, mais des larmes amères et cruelles.

La mère et la fille se regardèrent.

Les femmes sont douées d’une intuition spéciale qui les trompe rarement. Toutes deux comprirent qu’elles souffraient d’un chagrin de nature intime.

— Qu’as-tu ? interrogea Mme de Montfort-Chalosse, qui donc t’a parlé, ma mignonne ?

— Parlé... de quoi ? Personne ne m’a parlé, répondit Emma.

— C’est juste, tu ne peux savoir... La douleur m’égare... Alors, de quoi te désoles-tu ?

— Pourquoi donc pleurez-vous vous-même, ma mère ?

— Mon enfant, je ne peux même pas te dire d’où me vient ma peine, reprit la duchesse, en sanglotant.

— Je vois que vous souffrez, ma mère... Dites-le-moi... Je ne vous ai jamais vue ainsi...

— Ma pauvre enfant !

— Parlez, de grâce...

— Il s’agit de ma vie, de notre fortune, de l’honneur de notre nom.

Emma enlaça tendrement la duchesse :

— Ma mère ! ma mère ! Vous me faites frémir, vous parlez de votre mort, de déshonneur, c’est impossible !... Mais, n’y a-t-il donc aucun remède ?

— Peut-être, mon enfant, mais, hélas ! le remède, s’il y en a un, serait pire que le mal. Il faudrait un sacrifice au-dessus des forces humaines.

— Ah ! parlez, ma mère, si le sacrifice peut venir de moi, vous serez sauvée. Au nom du ciel, parlez ! Je vous en supplie… aucun sacrifice ne saurait me coûter...

Et un sanglot saisit la jeune fille à la gorge.

— Encore une fois, qu’as-tu, mon enfant ? Tu pleures aussi...

— Rien ! rien ! répliqua Emma d’un ton affirmatif. Parlez-moi de vous... Que faut-il faire ? Je le ferai, je vous le jure !

— Il faudrait sacrifier toute ta vie... La passer avec un homme qui nous déplaît... En un mot, l’épouser.

Emma sentit un frisson lui parcourir tout le corps. Elle devint blême…

— Ah ! ah ! fit-elle d’une voix rauque.

La duchesse la saisit entre ses bras et l’embrassa fiévreusement :

— Pauvre chérie, le sacrifice serait au-dessus de tes forces ! Non, tu ne l’accompliras pas. Je ne le veux pas. Mais ne parle à personne, pas même au duc, de ce que je t’ai confié... C’est à toi de vivre, à moi de disparaître !

— Ah ! ma mère ! y songez-vous ? Cessez ce blasphème. Quel est le nom de l’homme avec lequel il aurait fallu... ?

— C’est inutile, mon enfant ; je saurai mourir, et, quand je ne serai plus, pense quelquefois à ta mère qui t’aimait, qui t’aimait bien, et ne crois pas les calomnies que l’on répandra sur moi peut-être.

Je ne les mérite pas. J’ai eu tort, j’ai été faible...

Cependant, ma pauvre enfant, je ne puis pas t’expliquer cela encore !... Tu le comprendras plus tard, quand je ne serai plus... Mais sache bien que je t’ai toujours bien aimée. Si je t’avais eue auprès de moi, ma mignonne, le malheur ne nous aurait pas visités.

La duchesse se jeta dans les bras d’Emma, s’attendrissant une seconde fois.

— Ma mère, je ne comprends rien à ce que vous venez de dire, si ce n’est que vous êtes sainte et aimée entre toutes les mères... et que je vous aime plus que jamais... Maintenant, dites-moi son nom... Je saurai accomplir mon devoir...

— Le vicomte de Castelhaut... Tu vois bien que c’est impossible...

— Ah !... ah !... Je n’aurais pas supposé !...

Emma eut un instant de stupéfaction désespérée, mais elle dompta son étonnement, et avec résolution elle ajouta :

— Ma mère... j’épouserai M. de Castelhaut, je vous le jure…

— Ma pauvre enfant !...

— L’heure avance… Je n’irai sans doute plus en voyage, moi !... Sortez donc seule aujourd’hui... je suis fatiguée... j’ai besoin de réfléchir... Allez, je vous en prie... allez, ma mère...

Dominée par le ton résolu de sa fille, la duchesse s’éloigna.

Dès que la porte fut refermée, Emma sentit que tout son être s’échappait d’elle, et tomba à la renverse sur un canapé.

IV

ENTREVUE MATRIMONIALE À L’OPÉRA-COMIQUE

C’était le 25 mai, un mercredi, jour où la duchesse de Montfort avait sa loge à l’Opéra-Comique. On jouait le Chalet comme lever de rideau. La salle était encore presque vide, les dilettanti jugeant inutile d’arriver avant le commencement de Mignon.

Le marquis d’Alamanjo, seul dans une baignoire, réfléchissait, tenant en main une petite clef qu’il considérait avec attention. Il conservait, bien que ne parlant qu’à lui-même, son ton de raillerie habituelle :

« C’est déplorable ! Personne pour m’aider !... Cette clef doit ouvrir aisément, car elle est faite sur l’empreinte prise par moi... Je serai obligé d’opérer moi-même, comme Pierre Petit61. Je n’ai plus confiance en personne... Ils sont trop bêtes !

A-t-on besoin d’un homme pour une action qui réclame quelque subtilité, on est obligé de s’adresser à un primitif, à un Pranzino !... un boucher qui s’effare, qui voit rouge. Il faut égorger trois ou quatre personnes parce qu’il les a bêtement réveillées, sans nécessité ! Il est si incapable qu’il ne sait que sottement s’emparer de bijoux de peu de valeur... et il oublie quatre cent mille francs de billets de banque et de titres au porteur62.

Les Anglais sont complètement impropres au travail dans une maison habitée. Juste bons pour leur train-train habituel : fouiller les poches et dévaliser les boutiques de bijoutiers.

Si la duchesse vient, et elle viendra, – l’occasion est trop belle pour hésiter – j’irai à l’hôtel...

Le vicomte de Castelhaut entra :

— Marquis, êtes-vous sûr que les Montfort paraîtront ce soir ?...

— Parbleu ! Naturellement, la duchesse ne me l’a pas promis, mais, puisqu’elle croit que j’ai sa correspondance...

— Alors, vous me présenterez ?...

— Sans doute ; mais vous ferez sagement de ne pas vous avancer trop...

— Comment ? C’est vous qui m’avez poussé, qui avez fait les démarches ?...

Alamanjo ricana :

— Démarches est un euphémisme. Oui, j’ai eu le tort de prendre au sérieux vos renseignements.

— Qu’entendez-vous par ces mots, marquis ? fit avec hauteur le vicomte.

Son interlocuteur dédaigna de s’apercevoir de son attitude provocante.

— J’entends que le duc, que vous me donniez comme très riche, est très probablement ruiné ; que, dès lors, Emma n’aura pas de dot, et que, par conséquent, comme vous n’avez rien, vous ne me paierez pas plus ce que vous me devez après ce mariage qu’avant.

— Où prenez-vous tout cela ? D’ailleurs, au pis aller, le duc est ambassadeur ; sa nomination a paru à l’Officiel de ce matin. C’est une grande situation.

— Les situations me sont parfaitement indifférentes. En affaires, c’est l’argent... et il n’en possède pas. Au surplus, j’aurai tout à l’heure des renseignements définitifs par Vermino qui viendra... et vous l’entendrez.

— Cependant, si cette jeune fille me plaît ?

Le marquis regarda avec surprise son interlocuteur, puis répondit d’un ton dédaigneux :

— Si elle vous plaît, je puis vous assurer que vous ne lui plaisez guère. L’idée de vous épouser lui est une torture atroce ; d’autant qu’elle a, paraît-il, une amourette en tête.

Au surplus, ne comptez sur aucun concours de ma part. Les lettres resteront où elles sont. Il s’ensuit que, déplaisant également à tous les Montfort et ne pouvant les contraindre, vous serez repoussé honteusement.

Le baron se blessa de nouveau :

— Votre manière de parler est singulière !...

— Claire, tout simplement. Regardez au balcon, à droite, dans cette loge de côté, cette jeune femme brune, escortée d’une duègne.

— Dolorès de Santos ; y Toledo, je crois.

— Précisément. Elle est divorcée d’un mari... pour rire, un mari d’opérette, et elle vaut dix millions, mon cher. Tournez vos vues de ce côté, je puis vous aider puissamment. Et si ce mariage-là se fait, vous pourrez du moins me rendre ce que vous me devez.

La conversation s’arrêta. Le marquis retomba dans ses réflexions, rencogné au fond de la loge, tandis que le baron examinait l’étrangère.

Aux fauteuils d’orchestre, un vieillard ratatiné, sec, nerveux, s’agitait.

(À suivre.)

[1er mars 1900]

IV

ENTREVUE MATRIMONIALE À L’OPÉRA-COMIQUE

(suite.)

Il portait à la main un jonc énorme, orné d’une pomme d’argent de grosseur invraisemblable, représentant une tête de singe sculptée avec un art infini, et en sautoir une jumelle qui était d’or ciselé.

Ce personnage, vêtu avec une recherche carnavalesque, avait, sous ses vêtements de drap fin, un aspect misérable, loqueteux et prétentieux à la fois. C’était le docteur Cornélius Hans Peter de Prague.

Il dévisageait impatiemment ceux qui arrivaient. Tout à coup, il se démena et éleva sa canne en signal pour attirer l’attention d’un nouveau venu.

Celui-ci vint s’asseoir à son côté.

Avant qu’il eût pu proférer une parole, le vieillard le questionna avec volubilité, et sans lui laisser le temps de répondre :

« Ah ! vous avez reçu ma lettre, n’est-ce pas ? Bien. Vous êtes exact au rendez-vous. Très bien. Je vais avoir besoin de vous… bientôt... Je vous attendais avec impatience... »

Danglars s’inclina avec déférence, mais sans parler. Visiblement préoccupé, il regardait au balcon, en se tournant un peu.

— Quoi ? Vous regardez une loge vide ? Mais, malheureux, vous êtes donc amoureux ?

— Docteur ! fit-il à mi-voix.

— Vous protestez... Bon, j’ai donc touché juste. Vous avouez ?...

On chuchota autour de ces messieurs.

— Non, mais je crains de troubler le spectacle... répliqua le journaliste un peu confus.

— Peuh ! Qu’importe ? Pour cette vieillerie dont tout le monde a les oreilles rebattues. Si c’était du Wagner ! Mais quoi ? Des roulades ridicules, qui n’ont pas plus de rapport avec l’harmonie naturelle, qu’un âne avec le pape... Voyons, si vous donniez rendez-vous sur le pré à quelqu’un, lui diriez-vous : « Mais ne va pa-as manqué-er à no otre ren-en-en-dez-vous » ?

Le docteur fredonna ces derniers mots en accentuant les répétitions de syllabes.

Dans son entourage, une hilarité naquit discrète, comme en un lieu de bonne compagnie. Mais un gros monsieur à l’air commun, à la figure rougeaude, se pencha vers sa femme avec un geste de regret rageur :

— On ne peut rien entendre, Adélaïde...

— C’est déplorable, monsieur Tridoux63, répondit Adélaïde, la plus belle moitié de ce couple de débitants de vin quoique atrocement laide et ridicule.

La porte de la loge, que regardait le journaliste s’ouvrit enfin ; Ketty Simpson s’avança, habillée d’une façon provocante.

Elle était accompagnée de sa respectable mère64, dont les repentirs poivre et sel encadraient régulièrement et dignement le visage, et de deux messieurs trop correctement vêtus.

La tranquillité de son allure déconcerta le journaliste.

— Aurait-elle une pareille assurance, si elle s’était livrée à ce bandit de bas étage ? C’est impossible !

Le docteur faisait aussi ses réflexions, mais non avec la même discrétion, car il parlait presque haut :

« Figure agaçante, je n’en disconviens pas... rougissant, tantôt de timidité, en apparence, bien entendu, tantôt de plaisir chaste et contenu, toujours en apparence. Et dire qu’il y a un âge, et que je l’ai eu cet âge, il y a presque un demi-siècle, ma foi ! où tout homme est capable de gâcher six mois de sa vie pour une pareille poupée qui ne sait même pas dissimuler ses mauvais instincts, et jouer proprement son rôle. Son goût pour l’intrigue est visible, rien qu’à la façon dont elle se tient, à la manière dont elle parle à ces deux imbéciles qui l’accompagnent. Peuh ! moi j’ai été aussi bête que ça, j’étais amoureux d’une espèce de tzigane, de bohémienne.

L’Américaine du Sud qui est à côté est encore préférable. Elle est inoffensive au moins, dans sa paresse, sa naïveté, son abaissement moral, qui la mettent à la merci du premier aventurier venu.

Quel abâtardissement de la race ! Ah ! elle est de noble famille, de lignée pure, assurément et malheureusement ; sans croisement avec les barbares, ces précieux barbares qui ont sauvé le vieux monde civilisé, en lui infusant leur santé... »

La duchesse, ensuite, fit son entrée avec Emma, que la préoccupation de la présentation d’un prétendant attristait.

Bien que Danglars souffrît visiblement de son attitude, le docteur continuait ses horoscopes. Dès qu’il aperçut Mlle de Montfort :

« Ah ! enfin !... Une Parisienne... et charmante... Une façon d’être triste qui est exquise… Regardez... Pauvre enfant ! douce, aimante, bonne... Elle doit être spirituelle, fine, résignée et énergique au besoin. Ses yeux errent dans la salle comme si elle cherchait un protecteur. Ah ! si j’avais un fils, j’irais enlever cette jeune fille pour son compte... Malheureusement, je suis seul... »

Il prononça ces dernières paroles d’un accent un peu voilé.

« Positivement, c’est de notre côté qu’elle regarde. C’est nous. Évidemment, c’est nous... Voyez donc, Danglars. »

Les Tridoux s’impatientaient.

— Dis donc, Adélaïde, tu ne reconnais pas le jeune ? C’est l’agent ; tu sais, le faux agent. Et on le laisse venir ici ?

Le docteur éternua bruyamment :

— Température insupportable ! Trop chaude quand les portes sont fermées ; trop froide quand elles sont ouvertes. Toute salle de spectacle est construite comme une souricière pour traquer les spectateurs et les exterminer. Pas d’air ! Heureusement, j’en ai toujours quelques bâtons sur moi.

Je vous ferai goûter de mon air. Vous verrez quelles senteurs balsamiques et marines il contient. Un bâton, gros comme une bille de chocolat, me donne douze mètres cubes... Une provision. Si le plafond du théâtre était mobile, comme celui de l’Hippodrome, dont la grandeur est décuple, il n’y aurait aucune possibilité d’asphyxie. On l’ouvrirait et tout serait dit ! Mais on ne le veut pas.

Chose bizarre ! Dans les villes, on se soucie de l’air comme d’une guigne. Il y a des inspecteurs pour regarder si la nourriture est faisandée, des spécialistes pour les boissons frelatées, le lait ou l’eau plus ou moins purs, l’air jamais.

C’est stupide !

Oui, dans les capitales, il n’y a pas d’inspecteurs pour l’air. Aussi, voyez quelles épidémies !

Car, enfin, de quoi vit l’homme ? – D’air, d’air, mon jeune ami. Le reste ? Peuh ! ce n’est rien. Les paysans qui mangent un oignon cru et quelque chose qui ne ressemble que de fort loin à du pain, sont sanguins. Les citadins, gorgés de viande et de vins, sont anémiques. Tous, tous.

Privez d’air l’homme le plus vigoureux, deux minutes. Il meurt. Ça y est. Et il ne meurt pas du tout pour avoir mangé de la viande avancée et bu de l’eau sale... Hygiène ridicule ! déplorable !

Du reste, l’homme n’apprend pas à respirer. Non, il respire d’instinct, bêtement ; comme un animal. Aussi les ventricules supérieurs des poumons s’atrophient ; de là, la phtisie, la diphtérie, les plus grands facteurs de la mortalité à Paris.

Le rideau était tombé, Danglars, gêné des excentricités de son compagnon, quitta sa place sans l’avertir ; il espérait d’ailleurs qu’un mouvement d’éventail de Mlle Simpson qu’il avait cru remarquer était à son intention.

Pas un instant, il ne s’était retourné du côté d’Emma, vers laquelle Cornélius se sentait attiré, et qu’il s’était de nouveau mis à contempler.

Deux hommes entrèrent dans sa loge ; le marquis présentait son protégé qu’Emma salua avec un air contraint ; une conversation banale s’engagea.

Le docteur, comme s’il eût deviné le drame intime se déroulant dans le champ de sa lorgnette, s’agitait avec frénésie, répétant :

— Pauvre fille ! On veut te marier avec ce viveur. Il est trop vieux pour toi. Parbleu ! Refuse, ma petite ; tu as raison, refuse.

Décidément, le couple Tridoux n’était pas content. Madame, qui était la forte tête du ménage, pensa qu’au contrôle on changerait peut-être ses places, et elle s’approcha du docteur pour gagner la porte.

Celui-ci, tout à son examen, ne la vit, ni ne l’entendit. La tête du marquis, qui se levait, émergeait en pleine lumière et le stupéfiait d’admiration :

« Oh ! le beau crâne d’assassin ! Je paierai ce qu’il faudra, mais je l’aurai, n’est-ce pas ? Tu m’aideras, hein ? »

Et croyant le journaliste toujours à côté de lui, il saisit le bras d’Adélaïde qui, muette d’effroi, ne répondit que par un cri étouffé à son cri de désir ; mais, enfiévré, l’original continuait :

« Non, sa tête ne lui appartient pas à cet homme. Non. Elle appartient à la science. Cette protubérance centrale est merveilleuse. Cette concordance entre le sommet du crâne et l’angle facial est la démonstration flagrante, irréfutable de mon système. Si cet homme n’est pas le plus grand assassin du siècle, je ne suis qu’un âne, un âne bâté ! Je n’ai rien trouvé… Je m’incline devant Gall65 et Lavater66... Mais non, je suis sûr. J’ai dépassé mes maîtres. J’ai trouvé la véritable formule de l’humanité... Je veux cette tête... et je l’aurai par la police... »

Succombant à l’émotion, la copieuse débitante s’était assise ou plutôt affaissée sur un fauteuil. Son mari la réconfortait de son mieux :

— Calme-toi, Adélaïde. C’est un fou.

— Ah ! c’est le bourreau...

— Heu ! non. C’est un fou, inoffensif, probablement.

À ces mots, le docteur reconnut sa méprise ; mais, loin de l’intimider, cette double explication de sa personnalité le mit en gaîté. Il s’esclaffa de rire :

— Pourquoi avez-vous peur ? Le bourreau n’est pas chargé de couper la tête aux imbéciles, que je sache ?

Et il s’éloigna, sautillant, en marmottant :

« Je veux le revoir, le beau crâne !... »

(À suivre.)

[2 mars 1900]

IV

ENTREVUE MATRIMONIALE À L’OPÉRA-COMIQUE

(suite.)

La présentation était terminée. Le marquis et le baron avaient, dans le couloir, arrêté un troisième personnage qui sortait de la loge des Simpson :

— Vous avez les renseignements, Vermino ?

Malgré son élégance, cet homme avait l’air commun, dur et déplaisant.

— Sans doute, marquis. Le duc est ruiné... absolument ratiboisé. Tout est hypothéqué par-dessus les girouettes. Pas un centime, pas un, pas un. Mais pardon... je vais chercher des bonbons pour ces dames, auxquelles Lossignol tient compagnie. Pardon...

Et il s’éloigna, en ajoutant :

« C’est dommage. Elle est charmante, vraiment. »

— Comme maîtresse, oui. Mais ce n’est pas une raison pour l’épouser, répondit le marquis.

— Comme maîtresse, Mlle de Montfort-Chalosse ?

— Pourquoi donc pas ? riposta Alamanjo.

Quand on veut résolument une chose, et une femme n’est qu’une chose, on parvient toujours à la posséder.

Il s’interrompit pour acheter un journal qu’il se mit à parcourir. L’interrogatoire subi par Pranzino, dans l’après-midi, y était relaté.

— Quelle brute ! s’écria-t-il, haussant les épaules. Quelle brute ! Il nie tout, tout, malgré les témoignages les plus positifs. C’est le moyen le plus infaillible de se faire condamner. Du reste, ce ne serait pas dommage...

Castelhaut, regardant ceux qui passaient dans le couloir, répondit machinalement :

« La société n’y perdra pas. »

— Certes, non, répondit vivement le marquis. Puis, tout à coup, fronçant les sourcils, il changea d’intonation. « Quelle société ? De quelle société parlez-vous ? »

Le baron fut légèrement interloqué :

— Mais la société… Il n’y en a qu’une : la collectivité, comme diraient les possibilistes.

— Ah ! bien... dit avec indifférence le marquis qui avait repris son calme et de nouveau jeté les yeux sur un entrefilet ainsi conçu :

« Le duc de Montfort-Chalosse, dont la nomination a paru à l’Officiel de ce matin, va partir incessamment pour aller prendre possession de son poste à Constantinople. »

— Baron, vous retournerez, je vous prie, à l’autre entracte, causer avec les dames de Montfort, et retenez-les à tout prix une heure ou deux ici, vous entendez, à tout prix…

— Puisqu’elles y sont, il est à supposer qu’elles resteront. Vous avez donc changé d’avis, à propos du mariage ? Vous m’y poussez ?

— Je ne change jamais d’avis, et je n’aime pas les questions. Allez, le rideau se lève.

Cette fois, Castelhaut se rebiffa tout à fait ; il devint pâle.

— Me parler ainsi !... C’en est trop !... trop.

Le marquis le toisa insolemment.

— Faut-il, mon cher, que je vous rappelle à chaque instant, partout, que vous êtes mon débiteur ? Comment vous l’êtes devenu ? De quels jetons vous vous servez au jeu ?

Le gentilhomme se radoucit subitement et, d’un ton humilié :

— C’est que, vous avez une manière...

— Eh bien, alors ! bonsoir !... Vous entendez ? Qu’elles ne sortent d’ici que dans une heure ou deux, quoi qu’il puisse survenir.

Le baron s’éloigna. Alamanjo resta un instant encore pensif, debout à la même place.

Depuis quelques minutes, Cornélius l’observait avec l’intérêt ardent et passionné de l’entomologiste qui classe un coléoptère non encore catalogué. Il le lorgnait fixement...

Alamanjo avait pris sa résolution :

— Le sort en est jeté... j’ai besoin de cet argent... et l’heure est propice... Allons...

Ses yeux rencontrèrent la jumelle du docteur, embossé au coin du couloir. Cet examen lui déplut, il marcha vers lui :

— Êtes-vous à ce point ignorant, monsieur, malgré votre âge, qu’il faille vous donner une leçon de bienséance et vous apprendre que, dans un couloir, on ne lorgne pas ainsi les gens ?

Cornélius ne se formalisa point :

— Mon camarade, une bonne leçon ne peut jamais offenser qu’un sot. Je l’accepterai donc. Et, à charge de revanche, laissez-moi vous apprendre que vous êtes un inestimable sujet d’étude. Oui, votre tête résume à tel point, corrobore si précisément les données de la phrénologie, que cette tête-là, monsieur, devrait, depuis longtemps, ne plus être sur vos épaules.

Le marquis fit un mouvement violent de menace.

— Hein ! Vous dites ?

Puis il se remit.

« Allons, assez !... Place !... »

— Prenez-y garde ! mon gentilhomme espagnol. Votre accent prend une allure faubourienne, quand vous ne le surveillez pas.

Et le docteur, bien campé en face de son interlocuteur, lui barrait le chemin.

Une bouffée de sang monta au cerveau de ce dernier. D’un geste brusque, il fourra ses mains dans ses poches, comme s’il craignait de se laisser entraîner à quelque violence.

— Ah ! la patience a ses limites, monsieur. Faites-moi place, je vous en prie...

Le vieillard persifla :

« Pourquoi, fouillez-vous dans la poche de votre pantalon ? Oh ! votre couteau y est bien, parfaitement. Je distingue l’arête de la lame qui fait saillie à travers le drap. Cela vous donne l’air d’un rôdeur de barrière... Renoncez à cette habitude, mon cher marquis... Il souligna ce titre. C’est la tache originelle. »

L’entracte était depuis longtemps fini et ils étaient seuls dans le couloir. Cette réplique porta à son comble la fureur du marquis, qui ne put se contenir davantage. Il leva ses poings crispés sur le docteur.

Celui-ci resta souriant. Seulement, il avait saisi sa canne parle milieu et en présentait la pomme, – il est vrai de la façon la plus détachée et la plus inoffensive du monde.

Évidemment, il n’avait pas conscience du péril et croyait que ce geste suffirait à le défendre, en faisant rentrer l’agresseur en soi-même. Mais les poings de celui-ci allaient s’abattre sur lui, lorsqu’une loge s’ouvrit brusquement à deux battants.

Mme Simpson s’élança dans le couloir, bouleversée et se jeta presque dans les bras du marquis en criant :

« Vite, mon manteau, mon manteau, fuyons ! »

Vermino, de son côté, courait vers l’armoire de l’ouvreuse à la recherche de son pardessus, qu’il prit lui-même au porte-manteau.

Grâce à ce concours de circonstances, le docteur échappa au danger qui le menaçait.

— Qu’y a-t-il ? questionna Alamanjo.

— C’est un commencement d’incendie67, sans importance, mais il est toujours prudent de s’éloigner. Venez, Ketty.

Quelques spectateurs se dirigèrent vers l’escalier.

Ketty et le vicomte de Lossignol, son cavalier, suivirent le mouvement, imités par Mme Simpson, et bientôt par nombre d’habitants des loges voisines.

V

L’INCENDIE

La manœuvre des Simpson se répète, s’accentuant. Les chaises volent dans le couloir, tant est grande la hâte de s’éloigner.

Le baron passe, allant vers la loge des Montfort, selon les instructions données.

— Il est devenu inutile de vous occuper de ces dames, j’irai moi-même, lui enjoint Alamanjo.

— Hâtez-vous, alors ; le feu continue. Vous ne pourriez plus les faire sortir à temps...

Un singulier sourire plissa les lèvres d’Alamanjo :

— Soyez pleinement rassuré, je me charge d’elles. Vous, assistez Dolorès, qui va perdre la tête, ce qui ne lui est pas difficile... Voilà une occasion inespérée de vous faire bien venir et de procéder à un sauvetage...

Une frise, enflammée par le gaz d’une herse et tombée sur la scène, venait de communiquer le feu au décor68.

Mmes Simonnet69 et Merguillier70 rentrèrent dans les coulisses.

La salle entière se lève. Chacun veut fuir, on enjambe balustrades et séparations.

MM. Mouliérat71, Taskin72 et le régisseur Bernard73 cherchent en vain à rassurer le public.

La panique commence ; le couloir s’emplit en une minute.

C’était déjà le désastre irrémédiable.

Les bois des portants s’allument ; les toiles peintes crépitent et se tordent en ballons de flamme.

On entend des cris de femmes qui s’effarent, s’accrochent, déchirent leurs toilettes en fuyant ; des appels d’hommes tentant de conjurer la déroute.

Vainement, on s’engage au calme. On se hâte, on se bouscule, on se précipite.

Danglars parait. Cornélius l’arrête.

— Vous vouliez offrir votre protection aux dames Simpson. Elles sont parties avec leur cavalier. Mais restez avec moi. C’est intéressant pour un reporter... Nous verrons un beau spectacle, peut-être pourrons-nous nous rendre utiles et étudier l’âme humaine !

Danglars, qui voit la loge vide, demeure.

La flamme s’insinue déjà dans la salle. Les galeries de bois doré qui s’avancent en balcon commencent à craquer. Les sculptures s’effondrent par morceaux, qui se dissolvent en gerbes d’étincelles pailletées.

La foule, cherchant des issues, piétine dans les couloirs ; l’âpre instinct de la conservation, s’emparant de chacun, paralyse les mouvements de tous. On s’affole.

Le docteur professait paisiblement.

(À suivre.)

[3 mars 1900]

V

L’INCENDIE

(suite.)

— Voyez l’effet de la panique, mon jeune ami ; la salle serait déjà vide si l’on était sorti sans se presser. Remarquez que l’incendie proprement dit n’est nullement à craindre : il est encore sur la scène, à peine dans la salle, et tous nous sommes dans les couloirs. Donc, aucun danger immédiat ; l’asphyxie seule nous menace. Quant à moi, j’ai toujours ma petite provision d’air et de lumière.

Ce disant, il brandissait sa canne.

Quelques-uns remontaient ; les portes étant fermées, ils cherchaient d’autres sorties.

Le gaz baissa subitement, et l’obscurité ajouta une nouvelle horreur au sinistre.

Une clameur de désespoir s’exhala de la masse grouillante et délirante, qui se mit, inconsciente, à évoluer sur elle-même, pareille à un cyclone.

Le docteur s’étonna, ce qui lui arrivait rarement.

— Éteindre le gaz… Ah ! cette idée est originale, par exemple ! Il faut en convenir… Éteindre !... Qui diable peut avoir eu cette idée, et pour quelle raison ?

— Les portes de sortie sont fermées, crie quelqu’un.

— Ce serait stupide simplement.

— C’est invraisemblable, dit Cornélius. Mais est-il plus admissible que personne de l’administration ne soit là pour indiquer les issues ?

S’emparant d’une chaise, il la plaça dans un angle du mur, au-dessous d’une lampe à huile qui continuait à éclairer. Puis, il y monta résolument, s’appuyant sur l’épaule du journaliste qui, par habitude professionnelle, notait, en sa mémoire, les incidents.

Sa grosse tête, émergeant alors au dessus de la foule houleuse, prenait l’aspect fantastique du héros d’un conte d’Hoffmann74. Il avait l’air d’une chouette gigantesque.

Un cri d’effroi retentit, perçant les clameurs de la foule :

— Au secours ! au nom du ciel !

Et la duchesse de Montfort, qui n’avait point encore osé descendre de sa loge, par crainte d’être foulée aux pieds, faisait des signes de détresse.

Une voix mâle se fit entendre :

— Courage, duchesse, me voici !

Le marquis d’Alamanjo tendit la main à ces dames, qui se risquèrent enfin à mettre le pied dans le couloir.

— L’accès des escaliers est impossible ; les portes en sont littéralement bouchées, dit-il, mais ayez confiance… Par ici…

Effectivement, une masse vivante, hurlante, poussait en avant, tentant de s’engouffrer de vive force dans les ouvertures.

Derrière les derniers, d’autres arrivaient, puis d’autres encore ; et tous poussaient, poussaient toujours. Et, à cause même de ces efforts, la masse stagnait.

On entendit des cris d’angoisse, des jurons de rage, des craquements de poitrines humaines, de chairs meurtries.

— Par l’escalier de fer, duchesse ! Venez, venez… Je connais les chemins…

Le marquis entraînait les deux femmes vers la scène…

Danglars les rejoint.

— L’escalier de fer n’est jamais ouvert, dit-il. C’est la mort que vous allez trouver.

Alamanjo le menaça :

— Vous devant moi, monsieur, après l’affront que vous avez reçu…

La duchesse interrompit :

— Au nom du ciel, trêve à vos différends, messieurs. Ayez pitié de nous et conseillez-nous...

— L’incendie gagne ; dans une minute il sera trop tard. Venez, venez, mesdames, insiste l’aventurier.

La duchesse, après avoir hésité, fait un mouvement vers le marquis. Mais Emma sent que Danglars doit avoir raison ; c’est en lui seul qu’elle a confiance. Résolument, elle retient sa mère :

— Non, nous n’irons pas du côté de la scène, monsieur.

— À votre aise, mademoiselle... Mais, pour moi...

Et Alamanjo fait mine de les abandonner.

— Comment... vous partez, après nous avoir entraînées par ici, nous avoir perdues !...

— Vous avez raison... monsieur restera avec nous, mademoiselle... et Danglars le saisit vigoureusement par le bras, – vous allez rester...

Le marquis sent, à la pression du jeune homme, qu’il ne pourra s’éloigner.

— Vous êtes trop souvent sur mon chemin, en vérité ! s’écrie-t-il, se dégageant violemment avec un mouvement semblable à celui par lequel on porte un coup.

Le reporter étouffe un cri de douleur et desserre lentement son étreinte.

Le gaz s’éteint complètement. Le marquis gagne au large librement et offre à une jeune femme, qui fuit affolée, de la protéger.

— Madame… prenez garde à vos diamants... restez avec moi, je vous éclairerai...

Et, repassant devant Cornélius, il tend la main pour s’emparer de la lampe placée au-dessus de lui, qui brûle encore.

— Non, non, je la garde, crie le docteur au milieu du tumulte, j’aime à voir clair... relativement...

— Moi aussi... encore plus que vous !...

Et, peu soucieux de la défense, l’aventurier veut la saisir... Il l’atteint presque... Cornélius, alors, touche légèrement du pommeau de sa canne la main qu’il tend.

Aussitôt, le bras d’Alamanjo s’arrête, secoué d’un tremblement convulsif inexplicable, et, emporté par la foule, il disparaît dans la nuit, sans avoir pu exécuter son projet...

— Bon voyage, garçon ! va te faire brûler plus loin. Mais ce serait grand dommage, car tu peux te vanter d’avoir le plus joli crâne qu’ait jamais vu le vieux Cornélius Hans Peters de Prague.

La fumée s’infiltre dans les corridors ; l’air est devenu plus dense, les ténèbres plus opaques. L’acide carbonique, mélangé à l’odeur de vernis et de toiles brûlés, saisit à la gorge. Le couloir paraît maintenant désert. Pourtant, bien peu sont sortis.

Plusieurs, qui perdent leurs forces, s’affaissent, désespérés, sur les chaises qui encombrent le passage ; d’autres viennent se heurter devant l’obstacle et tombent... L’asphyxie commence son œuvre mortelle.

La duchesse pleure, la tête contre le mur... Emma, moins apeurée, regarde le journaliste qui les protège et leur sert de rempart en les gardant du flot humain qui roule.

Tout à coup, des jets d’eau arrivent sur la toiture.

— Des secours... Courage, mère, dit Emma.

Cornélius consulte froidement sa montre :

— Notez, mon ami, notez... Oh ! vingt-cinq minutes après le commencement de l’incendie ! C’est trop long ! Les secours ont mis pour arriver plus de temps qu’un piéton pour aller et venir. Il est vrai que si ceux qui arrivent ne doivent pas être plus utiles que les gens de l’administration du théâtre !... Allons-nous-en, Danglars. Allons, mesdames... la place est libre.

Effectivement un vide s’était fait. Beaucoup étaient couchés sans force. Quelques-uns s’étaient rués vers d’autres routes.

Le docteur saisit la lampe fumeuse, mais sa flamme vacillante s’éteint au mouvement. Tout retombe dans l’ombre zébrée devant chaque porte ouverte par les fauves lueurs de l’incendie qui ronfle dans la salle.

— Au diable l’invention du vieux Carcel75 !

Le docteur jette la lampe et se livre à une préparation bizarre.

Il dévisse la pomme de sa canne, en tire des fils métalliques, qu’il ajuste et recourbe avec le plus grand soin autour du manche. Quelques secondes après, il l’élève, s’écriant avec orgueil :

— Regardez-moi ceci... Infiniment meilleur que le Jablokoff76 !... Hein !... Regardez !

À ce moment, les yeux de la tête de singe, subitement étincelants, lancent une lumière blanche et vive et ils entrevoient au loin, près de la scène, comme une barricade de chaises et de vêtements entassés.

— Par ici, dit le docteur, d’un ton de commandement. Et vivement, s’il vous plaît.

Où va-t-il ? Tous l’ignorent, lui aussi peut-être... Mais ils se mettent docilement à sa suite, parce qu’il leur semble un être fort, digne de commander. Certes, en ce moment, pas un de ceux qui riaient de sa défroque aux fauteuils d’orchestre ne l’eût trouvé ridicule.

Ils marchent…

Dans la profondeur de l’ombre, des fracas retentissent lugubrement. Des ferrures se descellent, des galeries s’écroulent.

Cornélius, parfois, s’attarde à contempler le spectacle :

« C’est vraiment grandiose, et quand je peignais j’aurais fixé sur la toile.... »

Une cariatide précipitée de son socle, traversant l’espace enflammé, s’abattit dans le parterre, interrompant sa phrase.

— C’est diantrement beau !... Tels les anges déchus de la Légende furent foudroyés dans les gouffres !...

Parfois un cri, affolé, désespéré, aigu, perce le ronflement grave, monotone, ininterrompu, de l’incendie.

Ils marchent toujours. Déjà ils atteignent la barricade placée près de l’avant-scène.

— À droite, ordonne le docteur.

Tout à coup, un souffle embrasé envahit le couloir, brûle leurs poumons. Tout s’arrête ; même le ronronnement de l’incendie se tait.

C’est une suffocation suprême, le spasme ultime, précurseur des catastrophes, la convulsion solennelle et mystérieuse dans laquelle le navire exhale son âme à la tempête.

— Seigneur, ayez pitié de nous ! s’écrie la duchesse, dont la voix s’éteint, glacée par l’effroi.

Un coup sourd, profond, ébranle le monument jusqu’aux fondations, la terre tremble, les murailles frissonnent, affolées sur leur base.

C’est le plafond qui s’effondre avec le lustre, dont les cristaux s’émiettent en tintements joyeux de clochettes.

(À suivre.)

[4 mars 1900]

V

L’INCENDIE

(suite.)

Instinctivement, Emma et la duchesse se sont cramponnées à la barricade.

Horreur ! Les chaises se renversent, les vêtements s’agitent, des spectres surgissent, lamentables.

La barricade n’était qu’un monceau de malheureux, tombés dans la lutte pour la vie.

Des cris déchirants s’échappent.

L’incendie, subitement alimenté par l’air extérieur, flamboie alors dans toute son horreur.

On dirait une apparition de fantômes, une longue théorie de damnés rejetés dans la fournaise infernale malgré leur supplication.

Des chaises sur lesquelles ils sont assis, ils cherchent à s’élancer, se lèvent, s’efforcent de parler, leurs bras battent l’air, puis, ils s’effondrent, à jamais anéantis dans la mort irrémédiable. Beaucoup sont devenus fous d’horreur et préfèrent des cris inarticulés.

Une jeune fille, d’une merveilleuse beauté, en riche toilette décolletée, tend ses bras vers Emma qui s’approche pour la secourir. Au moment où leurs mains se touchent, elle reconnaît son amie, Blanche de Courtenay77, dont l’épaule et le corsage sont couverts de sang.

Emma s’évanouit. Danglars sent sa présence d’esprit lui échapper en voyant que la duchesse est tombée à terre.

Le docteur se rapproche et commande sèchement :

— Danglars, emportez cette jeune fille ; par cet escalier-là, à droite ; montez un étage et enfoncez la porte rouge qui est sur le palier. Allez... Moi je conduirai madame. Vite, n’est-ce pas !...

Le journaliste obéit. Cornélius jette un coup d’œil autour de lui.

— Désormais, ce n’est plus de la lumière, il y en a de reste, parbleu ; c’est de l’air qu’il nous faut, et le feu absorbe tout... L’air... non, personne ne veut s’occuper de ça !...

Il fait subir à sa canne une nouvelle manipulation, dévisse la pomme qui s’éteint, rentre les fils de métal blanc qui en saillaient, raccourcit le manche en faisant s’emboîter l’un dans l’autre certains morceaux, comme les parties d’une longue-vue ; puis, l’ausculte avec un soin inquiet. Enfin sa figure rayonne de satisfaction :

— Tout va très bien... Faisons-la respirer, maintenant... Je puis gazéifier mes bâtons, obtenir un jet très convenable… et leur donner en plus tout le mordant des meilleurs sels anglais...

Et, alors, il place avec précaution le crâne d’argent sous les narines de la duchesse.

Immédiatement, celle-ci sursaute et s’agite nerveusement.

— Voilà l’inconvénient, murmure-t-il ; avec une chaleur telle, mes bâtons d’air comprimé se volatilisent avec une rapidité inquiétante, je ne puis doser exactement. J’en ai trop donné. C’est évident. L’expérience la plus mûrie peut rater par un accident misérable. C’est fâcheux ! Je suis forcé de procéder par tâtonnements. Sans compter que mon air peut très bien s’enflammer,

Mlle de Courtenay s’est rapprochée :

— Ah ! monsieur, ayez pitié de moi. J’ai été frappée d’un coup de couteau par un misérable qui m’avait arraché mon collier pendant que j’étais à relever mon père qui expire là... C’est le prince de Courtenay.

— Tout à l’heure. Je reviendrai. Je vous le promets ; et quand Cornélius Hans Peters de Prague a promis, c’est fait. Asseyez-vous. Allons, duchesse, venez, je vous prie. Votre fille nous attend... là-haut.

La duchesse, avec des efforts surhumains, aidée par le docteur, s’éloigne et parvient à gravir l’escalier.

Déjà sur le palier, Emma, appuyée au mur, regarde son sauveur qui s’acharne à pousser contre la porte. Sous la pesée puissante de son épaule le battant fléchit, mais ne s’ouvre pas.

— Sapristi ! Mais pas comme cela, mon garçon. Vous n’avez donc jamais enfoncé que des portes ouvertes ?... Un coup de talon... sec à hauteur de la serrure… Là, clac ! Allez, clac !

Danglars obéit ; grâce au système indiqué, la serrure éclate, la porte s’ouvre.

Aussitôt, le docteur Cornélius quitte l’air rêche de commandement qu’il affectait depuis qu’il dirigeait le sauvetage, et devient homme du monde.

Ses manières correspondirent exactement à son costume. Il parla et agit avec une recherche voisine de la prétention, une galanterie – exquise, sans doute, sous le Directoire.

Après avoir sorti son chapeau, il s’efface gracieusement, et fait les honneurs avec autant de cérémonie que s’il se trouvait à la porte d’un salon du noble faubourg, et qu’il n’eût jamais été question d’incendie.

— Faites-moi l’honneur de passer, duchesse... Donnez-vous la peine d’entrer, mademoiselle... Daignez agréer mes regrets de ce petit retard involontaire... croyez-le bien… mesdames.

Ils pénètrent dans un grand cabinet noir, entièrement tendu d’étoffes, orné seulement de quelques sièges.

— Asseyez-vous, de grâce...

La duchesse frissonne en songeant à sa précédente tentative dans le couloir, et regarde attentivement si la chaise qu’elle a choisie est encore inoccupée ; elle s’affaisse plutôt qu’elle ne s’assoit.

Emma veut remercier son sauveur, mais, en lui parlant, elle s’aperçoit que sa main est ensanglantée :

— Mais, c’est du sang ! Vous êtes blessé aussi... monsieur ! C’est en me portant secours...

— Ce n’est rien, balbutie Danglars, confus. C’est un coup de couteau... je crois... très léger...

Le docteur examine la blessure :

— Très léger, oui... un bandage...

Emma déchire son mouchoir et en entoure la main du journaliste :

— C’est cet homme, n’est-ce pas, le marquis ? Ah ! je le sens, cet homme vous hait. Comme il me hait aussi... Oh ! laissez-moi vous remercier encore du généreux effort que vous avez tenté pour me sauver. Ma reconnaissance durera autant que ma vie... qui malheureusement sera peu longue maintenant...

— Rassurez-vous, mademoiselle...

La jeune fille, ne trouvant pas de mots pour exprimer suffisamment sa gratitude, saisit les mains de son sauveur et les serre avec une effusion de reconnaissance attendrie.

Si le péril immédiat était moins à craindre, il était cependant visible que, sous quelques instants, le feu gagnerait le réduit où ils s’étaient réfugiés ; le corridor de l’étage inférieur était déjà léché par les flammes de la salle.

Le docteur hoche la tête, tout en regardant les murs :

— Point de fenêtres extérieures. Singulière façon de construire ! Prendre le jour sur le couloir... Ils ne veulent pas d’air... Non ! Après tout, du moment que c’est un système ! Chacun est libre de faire construire comme il lui plaît…

Au bas de l’escalier apparut Blanche, la figure convulsée. Elle était prête à succomber.

Elle se traînait à genoux :

« Au nom du ciel, sauvez mon père ! On peut encore passer. Il est là, en bas, tout près de l’escalier, blessé. Nous étions ensemble sur les chaises. Tenez, il appelle. »

Effectivement, une plainte affaiblie montait.

— Là, là. Au bas de l’escalier. Emma, je t’en supplie, intercède pour moi. Messieurs, ne laissez pas périr mon père. Vous avez promis de le sauver.

De désespoir, elle tordait ses mains.

— Je vais essayer, mademoiselle, répondit simplement le journaliste qui s’apprêta à descendre.

— Non, pas vous ! s’écria Mlle de Montfort. Pas vous ! Restez.

— La demoiselle a raison ; vous êtes déjà blessé, et vous serez plus utile en vous occupant de ces dames. J’y vais, moi. Du reste ça n’est pas très difficile. Il y a une sortie par cet escalier, qui se trouve maintenant dégagé. Parbleu ! ils sont tous tombés.

Puis, le docteur ajouta à l’oreille de son compagnon, en ricanant affectueusement :

« C’était décidément vous que regardait cette jolie fille... Non, ce n’était pas moi... Voyez, cela lui est égal que j’aille brûler ma vieille carcasse... Mais son père est une vieille carcasse aussi, que diable !... À tout à l’heure, à la sortie, n’est-ce pas, mon ami ? »

Après avoir attiré Blanche dans la pièce qui servait de refuge, il descend l’escalier et tourne courageusement dans le couloir que les flammes attaquaient déjà.

« N’ayez pas peur, je sauverai votre père. Mais restez tranquille, jeune fille. »

Oubliant leur propre péril, tous attendaient anxieux, sauf la duchesse, qui, terrorisée, demeurait étrangère à ce qui se passait.

L’incendie gagnait de seconde en seconde.

Quelques minutes plus tard, l’accès de l’escalier était devenu impossible. Les marches du bas commencèrent à s’enflammer. Le premier étage brûlait.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écriait Blanche, il est perdu ! mon pauvre père !... Il ne pourra plus passer !...

Dans son égoïsme filial, elle oubliait qu’un autre homme, un étranger, par simple humanité, s’était dévoué, et que lui aussi périrait de la même mort.

La fumée empêchait de voir le couloir. Dans le salon, la chaleur devenait plus intense.

— Fermez la porte, ou nous allons brûler !

— Mon père ! mon père ! répétait Blanche, se tenant sur le seuil.

— Mademoiselle, rentrez, de grâce. C’est votre vie et la nôtre que vous exposez. Le docteur et votre père, auront trouvé une autre issue...

— Ah ! vous savez bien que c’est impossible.

Le journaliste voulut l’entraîner, mais elle le repoussa avec énergie, se cramponnant au chambranle.

— Je ne sortirai d’ici qu’avec mon père. Non, je ne l’abandonnerai pas. Arrachez-moi d’ici, si vous l’osez !

(À suivre.)

[5 mars 1900]

V

L’INCENDIE

(suite.)

Les flammes léchaient maintenant le corridor des secondes. La chaleur devenait insupportable.

— Blanche, mon amie, ayez pitié de nous, qui vous avons recueillie, laissez nous fermer...

Elle résista encore :

— Je ne sortirai d’ici que quand mon père sera revenu...

Danglars s’avança, menaçant, crispant ses mains avec rage.

Emma intervint :

« Oh ! non, non ! monsieur Danglars. Mourons, puisque c’est notre destinée ; mais ne la violentez pas, vous, si généreux, si chevaleresque... »

— Mais, votre vie, mademoiselle... Celle de la duchesse ?

— Oh ! non, non, répéta Mlle de Montfort, je vous en supplie. Résignons-nous à notre sort.

Poussant un cri, Blanche se retire tout à coup ; sa robe a pris feu.

Danglars ferme brusquement la porte, puis tente d’éteindre le feu. Mais la jeune fille fuit dans la pièce, menaçant de communiquer la flamme à ses compagnons, criant avec délire :

« Non, non, laissez-moi. Je veux mon père, mon père… Au feu ! au secours ! au feu ! Je meurs… »

De force, Danglars la terrasse, et, aidé d’Emma, il l’enveloppe de son pardessus malgré ses clameurs, et parvient à éteindre le vêtement.

Elle cria encore une fois : « Père... père !... » Puis, tout à coup, se soulevant, elle éclata de rire :

« Ah... ah... ah !... Je suis contente. Belle musique !... Belle salle !... Voyez... voyez... comme elle chante bien. Vous entendez ? »

Et fredonnant :

Connais-tu le pays où fleurit l’oranger...

— Mon Dieu ! Mais elle est folle !...

La duchesse, lentement, leva ses yeux égarés, puis replongea sa tête entre ses mains, sans avoir proféré une seule parole.

Peu à peu le chant s’éteignit…

Un long silence se fit.

Ils étaient là, dans l’obscurité, réduits à l’impuissance, attendant la mort. Quelques instants encore et la porte qui, seule, les séparait de l’immense cirque embrasé, serait détruite.

La lueur rouge, sanguinolente, déjà filtrait par-dessous.

Danglars, à son tour, perdit espoir. Il laissa tomber ses bras inertes. Emma se rapprocha de lui :

— Monsieur Danglars, dit-elle gravement, le docteur et M. de Courtenay ne reparaîtront jamais. C’est la fin, n’est-ce pas ?

Il sourit, cherchant à la rassurer :

— Mais, mademoiselle, j’espère que c’est la fin de nos tribulations. On combat le feu. N’entendez-vous pas, au-dehors ? Et... sans doute... bientôt... des secours…

La jeune fille le regarda de son beau regard clair et résolu, cherchant à lire dans ses yeux :

— J’entends de ce côté le ronflement de l’incendie qui continue... et de celui-ci les clameurs de la foule...

— Et le bruit des pompes. Ce sont des secours...

— Oui, vous êtes brave, vous luttez jusqu’au bout, mais vous ne savez pas mentir, et je lis dans votre âme... Je suis brave aussi, moi. Vous pouvez m’avouer la vérité. N’ayez pas peur de m’effrayer.

— Mais, mademoiselle... répondit-il, en manière de protestation évasive.

— Je comprends. Je vais vous rassurer sur mon compte. J’aime mieux la mort que la vie qui m’attendait.

Le journaliste esquissa un geste vague.

Elle continua :

« La mort est inévitable, n’est-ce pas ? S’y dérober est impossible. Écoutez-moi, je vous prie. Peut-être n’aurai-je pas le temps de tout vous dire. »

— Je vous écoute, répondit-il, étonné de son calme.

— Oui, écoutez-moi, parce que ce que je vais vous dire, eussé-je dû vivre cent années, je ne l’aurais jamais dit à aucun autre homme, pas même à vous, si je ne savais quelle destinée nous enchaîne ; si je ne savais que, dans quelques minutes, tout sera fini...

Elle s’appuya doucement sur son épaule, comme si elle eût craint que la force lui manquât, et parla si lentement et doucement, qu’il semblait que sa voix fût une musique lointaine :

— René, depuis que je vous ai vu à ce bal, je vous aime !...

Il fit un mouvement.

— Oh ! restez !... Ne vous éloignez pas... Ne me montrez pas que je vous suis indifférente… Cela me rendrait la mort plus cruelle. Laissez-moi mourir près de vous... Voulez-vous ? Puisque nous mourrons ensemble, laissez-moi être votre fiancée pour les quelques minutes qui nous restent encore... Si nous avions vécu, je n’aurais pu être à vous. Ma famille s’y serait opposée. Et puis, je suis forcée – elle se reprit, souriant douloureusement – j’aurais été forcée d’épouser un homme que je hais d’instinct ; mais, je vous le jure, mon affection, mon cœur, n’auraient appartenu à aucun autre que vous... Aussi, peu m’importe la mort !...

La tête de la jeune fille s’inclina sur son épaule.

Leurs figures se touchaient presque...

Elle lui tendit les lèvres d’un air suppliant...

La porte, mordue par le feu, se mit à crépiter.

Elle approcha encore son visage :

— Embrassez-moi... dites, voulez-vous ? embrassez-moi...

D’un baiser, Danglars effleura sa bouche.

Une sorte d’extase radieuse illumina ses traits...

— Oh ! merci... Adieu... Si je meurs la première, pensez à moi, car ma dernière pensée sera pour vous...

Et, suffoquée par l’asphyxie, elle s’abandonna, sans force.

VI

LE VOL

Attaquant par derrière ceux qui tentaient de sortir devant lui, et les perçant de son long couteau catalan, enjambant les cadavres, Alamanjo est parvenu à se frayer un passage.

Il a profité de la déroute, de l’obscurité et de l’affolement de Blanche pour lui arracher son collier, sans même qu’elle s’en fût rendu compte, puis il l’a abandonnée.

Les cris de ses victimes se sont confondus, dans le tumulte, avec les appels des fugitifs, les crépitements de l’incendie. Dans l’épouvantement général au milieu des ténèbres, qui donc s’occupe du voisin, qui donc songe à le protéger !

Quelqu’un est tombé.

Bon ! c’est un obstacle de moins entre ceux qui le suivent et la porte. Le flot humain passe en l’écrasant.

La panique n’est-elle pas la forme la plus caractéristique de l’irréflexion, de l’égoïsme lâche et féroce ?

Par précaution, l’aventurier a relevé le col de son paletot ; précaution superflue vraiment, car personne ne l’a regardé, chacun pense à soi. Enfin, il a gagné l’escalier, il descend, il est sauvé.

Sous le péristyle, deux employés éloignaient le bureau du contrôle afin de rendre le passage libre. Mais, hélas ! il ne sortait déjà presque plus personne ; il fut l’un des derniers.

Un homme de taille moyenne, de manières élégantes, correctement mis, en cravate blanche et habit noir, l’aperçoit. Précipitamment le bandit dissimule son arme.

— Si vous êtes blessé, monsieur, et que mes soins puissent vous être utiles ?...

Alamanjo esquissa un geste de refus.

— Je suis le docteur Vernet78, chef du service médical du théâtre, et dans l’exercice de mes fonctions, malheureusement...

— D’autres sont peut-être encore là... dit le marquis.

— Hélas ! c’est plus que probable !...

Alors, prenant une des lampes sur le contrôle, le docteur voulut entrer dans la salle par l’escalier, essayant de porter secours.

— On ne peut entrer, docteur, s’écria l’un des employés, ému de cette leçon donnée si simplement... Vous risquez votre vie !...

— N’est-ce pas le devoir du médecin ? Et il continua.

Le marquis resta sur place, aspirant l’air à pleins poumons.

— Vous avez la figure toute noircie, monsieur, remarqua un employé.

— Ce n’est rien, merci... Comme j’ai relevé à temps le col de mon habit, j’ai évité les brûlures...

— Voulez-vous venir à la pharmacie ?...

— Du tout... J’attends là... Oui, je suis inquiet sur le sort de mes amis...

Le docteur Vernet reparut, la face congestionnée, tenant une jeune femme évanouie :

— Impossible d’entrer dans les couloirs. L’air est irrespirable... J’ai tenté d’aller plus avant et appelé en vain... Personne maintenant n’échappera plus de ce côté… Cette dame, heureusement, était tombée près de la porte... Sans cela, elle ne serait déjà plus.

Pendant qu’on s’empressait autour de la malade, un homme apparut, portant une nouvelle victime. M. Vernet l’examina :

— Tous les soins seront inutiles. Portez-le à la pharmacie... Désormais, je vous l’ai dit, il reste peu d’espoir que ceux qui sont dans la salle et les couloirs aient pu résister à l’asphyxie.

Sur cette affirmation, Alamanjo se décida à s’éloigner ; il pensa :

« Allons, les Montfort ne reviendront pas de sitôt, et leur guide non plus... En tout cas, j’ai le temps... »

Un sourire de triomphe erra sur ses lèvres. Résolument, il traversa la rue déjà encombrée et entra au café de l’Opéra-Comique.

Les conduites de gaz ayant été coupées, les tables n’étaient éclairées que par des bougies.

Pas un consommateur dans la salle, tous sur les portes gesticulaient, criaient, suivaient des yeux plusieurs danseuses auxquelles l’incendie avait coupé la retraite. Les malheureuses se glissaient sur la corniche du monument, tandis que des spectateurs enfermés passaient aux fenêtres leur tête effarée et désespérée.

Sur une table placée dans un coin se trouvaient de l’encre et du papier. Le marquis s’y installa.

— Vraiment, tout est à souhait.

Il prit la plume de la main gauche.

(À suivre.)

[6 mars 1900]

VI

LE VOL

(suite.)

— De cette façon on ne reconnaîtra pas plus l’écriture que celui qui écrit.

D’un dernier coup d’œil il s’assura que personne ne pouvait surprendre sa correspondance et traça ces mots :

« Madame la duchesse et sa fille viennent de périr dans l’incendie de l’Opéra-Comique. Venez au plus tôt avec la grande voiture chercher leurs corps. »

— Signerai-je ? ne signerai-je pas ? Il hésita un instant. Au fait, ce sera plus drôle, ne signons pas. Pour un billet écrit à la hâte, c’est inutile ! Et puisque ce M. Danglars aime les enquêtes, s’il survit, il pourra se donner le plaisir de chercher l’auteur.

Sur l’enveloppe :

« À Monsieur le duc de Montfort-Chalosse,

22 ter, rue de l’Université. »

Il allait cacheter, une réflexion l’arrêta.

« Ne fermons pas l’enveloppe ; de cette façon tous les domestiques liront et viendront porter secours, l’hôtel restera vide et l’opération que j’ai à faire sera plus facile. »

Puis sur une seconde enveloppe, de la même manière, il inscrivit la même suscription :

« Monsieur le duc de Montfort-Chalosse. »

Mais sur celle-ci, il ajouta : rigoureusement personnelle. Une feuille de papier entièrement blanc y fut enfermée, puis il cacheta avec le plus grand soin.

Maintenant toutes mes précautions sont prises.

Il s’examina dans une glace.

« Bon ! Je suis méconnaissable, l’incendie m’a grimé... Sortons... »

Après avoir rabattu son chapeau sur ses yeux, il gagna la rue de Richelieu par la rue d’Amboise.

Un cocher passait.

— Cette lettre à son adresse, voici dix francs pour toi... Vite... Dans vingt minutes, si tu es ici, tu en auras encore autant...

— Rue de l’Université... Ayez pas peur, bourgeois, dans vingt minutes je serai de retour... Elle est ouverte, la lettre !

— Parfaitement. C’est exprès.

— Ah ! bien alors !...

Et l’automédon enlève son cheval d’un coup de fouet vigoureux.

Le marquis revient rue Favart et, en raison de la foule, regagne avec difficulté la place où se trouve la pharmacie.

En chemin, il essuie son visage, rabat le col de son vêtement et reprend peu à peu son aspect ordinaire.

M. et Mme Tridoux se félicitaient de s’être trouvés au contrôle à changer leurs places, ce qui leur avait permis d’être sortis des premiers.

— Le fou doit avoir brûlé... dit Mme Césaire.

Castelhaut s’agitait dans un groupe, au centre duquel Dolorès retrouvait ses sens.

Lossignol et Vermino s’empressaient.

On échangea les nouvelles…

— Les Simpson sont saines et sauves !...

— Et la duchesse ?...

— Hélas ! j’ai grand-peur pour elle et sa charmante fille... Au lieu de me suivre, elle a persisté à prendre un autre chemin, répondit le marquis, et j’allais vous demander des renseignements...

— Ces dames n’ont pas paru, et l’on porte ici tous les blessés.

— Ainsi, les pauvres femmes sont probablement perdues...

La figure d’Alamanjo exprima par une moue de compassion le chagrin qu’il éprouvait.

— Quelle heure est-il, mon cher ?

Castelhaut regarda sa montre, mais avant qu’il eût répondu, le marquis continua :

« Ah bien ! oui, je vois ! Dix heures trois quarts, n’est-ce pas ? dix heures trois quarts... »

— Mais... protesta Castelhaut, dont la montre ne marquait que dix heures un quart.

Le marquis lui serra violemment le bras, se penchant pour regarder lui-même l’heure à la montre :

— Ah ! oui, très bien... Et il répéta avec insistance : « Dix heures trois quarts, vous allez comme moi... Ah ! merci, je craignais de ne pas arriver à temps pour rassurer quelqu’un qui m’attend... Bonjour, messieurs ! »

Puis, saluant profondément Dolorès, il s’éloigna rapidement, murmurant :

— Cet imbécile ne comprenait pas... Au fait, il ne se doute pas de mes projets... à tout hasard un alibi ne peut pas nuire... j’aurai des témoins…

Place de la Bourse, il sauta dans une voiture...

— Cocher, boulevard Saint-Germain, au coin de la rue du Bac, vite… Je vous donnerai 5 francs ; vite…

Dix minutes plus tard, il était à destination.

Il paya sa voiture.

Ensuite, pour la seconde fois, il releva le col de son habit, inclinant son chapeau sur les yeux, précaution superflue d’ailleurs, car les promeneurs s’arrêtaient uniquement préoccupés d’examiner les lueurs de l’incendie.

Un commissionnaire stationnait. Le marquis prit la seconde lettre qui lui restait, celle fermée ne contenant que du papier blanc.

« Mon ami, ceci rue de l’Université... Vous le voyez, l’adresse porte “personnelle”, c’est donc au duc de Montfort-Chalosse lui-même que vous devez parler... Allez, j’attends la réponse, et s’il n’y est pas, rapportez la lettre ici... »

Du boulevard Saint-Germain, la distance est courte.

Le marquis attendit, se promenant de l’air le plus calme du monde. Certes, qui l’eût rencontré n’eût pu se douter des pensées qui l’agitaient, lesquelles étaient exactement celles-ci :

— Voyons, voici bien la clef faite par moi-même sur l’empreinte que j’ai eu la précaution de prendre à la serrure de la porte dérobée. Tous déjà sont absents de l’hôtel, sans doute. Le cocher a dû se rendre au théâtre ; donc, tout au plus reste-t-il dans les écuries le palefrenier imbécile qui m’a montré les chevaux, et le suisse.

Le commissionnaire revint.

— M. le duc n’y est pas. Le suisse m’a même dit que les domestiques venaient tous de partir, en voiture, pour l’Opéra-Comique, à cause de l’incendie.

— Ah ! le duc est sorti !... Vous en êtes bien sûr ?

— Oui, le concierge a été voir chez lui, par le jardin....

— Très bien... Merci.

Le marquis solde son messager et s’éloigne.

S’assurant d’un coup d’œil que personne ne le suit, il gagne la petite rue de Poitiers.

Habituellement, elle n’est rien moins que passante ; mais, ce soir, elle est déserte, absolument déserte. Les habitants se sont dirigés vers le boulevard Saint-Germain, d’où l’on voit l’incendie.

Avec la fausse clef, il ouvre aisément la petite porte de l’hôtel de Montfort, entre, referme avec attention ; puis, contre le battant, il place, à l’intérieur, deux lourds pots de fleurs.

— De cette façon, si, par hasard, le duc rentre, il ne pourra facilement ouvrir du dehors et je l’entendrai...

La remise, éclairée par un falot, projette dans le jardin une faible lueur.

Ayant soin de marcher dans l’ombre, l’aventurier pique droit au pavillon. Personne que les gens de la maison n’y pouvant accéder, l’entrée n’en est pas toujours fermée à clef même la nuit.

Ce soir-là, elle est restée ouverte.

En apprenant la mort de leurs maîtresses, les gens de service ont perdu la tête et subitement sont partis pour l’Opéra-Comique ; le cocher, en hâte, a attelé le coupé pour conduire le valet de chambre au Jockey-Club avertir son maître.

Par surcroît de précaution, ce zélé serviteur craignant qu’il ne rentre par la petite porte, auquel-cas le suisse ne pourrait le voir et le prévenir, a déposé dans la bibliothèque du rez-de-chaussée une lampe allumée contre laquelle s’appuie en évidence la lettre du marquis, qui annonce la catastrophe ; et, dans sa précipitation, il n’a même pas pensé à refermer la porte d’entrée.

Sans aucune difficulté, Alamanjo pénètre dans le pavillon, dont il a traversé le petit vestibule ; il est dans la bibliothèque.

Un coup d’œil lui suffit ; le coffre-fort a beau se dissimuler sous l’aspect d’un meuble de luxe, entre les deux fenêtres, il le reconnaît :

— Ce message appuyé contre la lampe, de façon qu’on ne puisse la prendre sans le voir, indique que je ne serai pas troublé dans ma besogne. Dans une maison aussi bien tenue, s’il restait seulement un domestique il eût attendu son maître.

Il va soulever la portière du fond :

« Personne par là, non plus... Je suis bien seul… »

Il retourne au coffre-fort, l’examine rapidement.

Avec ses mains, il l’ausculte... en moins d’une minute,il a fait jouer le secret ; la serrure se démasque.

« Ah ! ce sont des alphabets ! très bien... quatre… ce sera probablement facile. Les gens du monde ont peu d’imagination... ils changent rarement le mot qu’ils ont adopté et les Français ne pensent que dans leur langue, faute d’en connaître une autre... »

(À suivre.)

[7 mars 1900]

VI

LE VOL

(suite.)

Alors, avec un tact exquis, une finesse de toucher qu’envierait un pianiste ou un prestidigitateur, il fait tourner le premier alphabet, d’abord assez vite, régulièrement, ensuite plus lentement. Il écoute avec toutes ses facultés le cliquetis sec de chacun des crans, qui indique le changement de lettres.

Le rouleau lui paraît s’attarder sur les lettres E et F ; à plusieurs reprises, il essaie sans résultat de discerner laquelle des deux doit être préférée.

Le second alphabet est à son tour tâté.

Pour celui-là, pas de difficulté : c’est un M incontestablement.

Il réfléchit avec une attention extrême :

« C’est évident ! Le premier rouleau ne peut donner un F et le second un M. La première lettre alors doit être une voyelle. Certainement aucun nom ne commence par F M, c’est donc E M... E M... »

Un nouvel essai le satisfait pleinement, et de nouveau ses doigts n’agissent plus, sa cervelle seule travaille à la solution du problème, il répète : E M... E M...

Tout à coup, sa figure trahit sa joie. Il a trouvé.

« Emma parbleu ! le nom de sa fille Emma ! »

Il a tourné les alphabets.

Effectivement le coffre s’ouvre.

Les centaines de mille francs sont là, les liasses de billets de banque apparaissent, il en saisit une.

Au moment où il l’empoche, des pas font crier le sable du jardin, on vient.

« Demonio ! s’écrie-t-il avec rage, il faut se dissimuler. »

Le coffre-fort pourrait en se refermant le trahir par un claquement, il se borne donc à repousser le battant, ensuite il enlève sa lettre déposée sur la table.

« Il est toujours plus prudent de ne pas laisser de trace. »

Puis il se réfugie derrière la tenture.

Là, il saisit le poignard encore sanglant des blessures faites à l’Opéra-Comique et l’assujettit en sa main.

Malheur à qui s’opposerait à son départ !

Revenons pour un instant à l’incendie.

Quelques minutes après l’aveu suprême fait par Emma au journaliste, la flamme mordait la porte.

Une minute encore, et tous étaient perdus !...

Un bruit de verre brisé se fit entendre et un morceau de vitre tomba dans l’appartement.

— Une vitre ! Il y a donc une fenêtre !...

La tenture venait de se déchirer... Des pompiers grimpés au haut d’une échelle avaient enfoncé au hasard une de ces grandes fenêtres éclairant à la fois deux étages. Le bas de cette ouverture correspondait à la partie supérieure du cabinet où s’étaient réfugiés les fugitifs.

— Victoire ! nous sommes sauvés !...

Un instant plus tard, une échelle de sauvetage était lancée.

À peine est-elle assujettie, Blanche de Courtenay gravit les échelons et atteint le sommet.

— Par ici, mademoiselle, dit le pompier.

Elle se tenait droite sur le bord de l’ouverture.

— Par ici, mademoiselle...

Au moment où les sauveteurs l’allaient saisir, elle s’écria :

— Père ! père ! me voilà !...

Puis, s’élançant dans l’espace, son corps alla se briser sur la marquise vitrée du premier et, de là, rebondit sur le pavé de la rue Favart.

Un cri d’horreur monta jusqu’au faîte de l’édifice.

— Où donc est Blanche ? demanda Emma, occupée à réveiller sa mère de son inertie.

— Elle est... elle est déjà descendue, mademoiselle. Venez, venez, répondit le journaliste.

Et, instruit par l’expérience, il maintint ses deux compagnes jusqu’à ce qu’on les eût solidement attachées.

Le sauvetage réussit à souhait.

Quelques minutes plus tard, les pompiers les avaient tous trois déposés, sains et saufs, sur le sol.

La duchesse, presque aussi morte que vive, ne trouva pas un mot de remerciement pour le journaliste ; mais Emma lui dit tout bas :

« Monsieur Danglars, je n’oublierai jamais ni le service que vous m’avez rendu, ni les paroles que je vous ai dites... jamais !... »

Danglars fut envoyé chercher du secours à l’hôtel.

Il remplit sa mission en hâte ; il lui tardait d’être de retour ; il souffrait de l’incertitude dans laquelle il se trouvait sur l’état du docteur Cornélius, qui s’était si héroïquement dévoué.

— Qu’on attelle le landau pour venir chercher ces dames au théâtre, ordonna-t-il au suisse à son arrivée.

— Monsieur, fit celui-ci attristé, il n’y a ici que le palefrenier, je vais lui dire d’atteler. Mais le cocher y est allé déjà.

— Comment ?

— Oui, il est déjà parti avec le coupé et le valet de chambre pour prévenir M. le duc à son cercle ; et, qu’il l’ait ou non rencontré, très certainement il est allé à la recherche de ces dames.

— Ah ! vous savez ?

— Naturellement, ce n’est donc pas monsieur qui a écrit le billet qui nous est arrivé tout ouvert... et qui a annoncé la nouvelle ?

Danglars ne comprenait pas.

— Oui. La lettre qui annonce la mort de Mme la duchesse et de mademoiselle.

— La mort ? Mais elles sont sauvées.

— Sauvées ?

— Oui, sauvées avec moi.

À la suite des explications échangées, le journaliste décide de laisser un mot afin de rassurer le duc, si, par hasard, il entrait directement dans le pavillon.

— Si monsieur veut bien y aller, c’est dans le jardin, à droite... auprès de l’écurie... moi, je vais dire au palefrenier d’atteler.

C’est Danglars qui, en entrant, a fait fuir le voleur dans l’autre pièce.

— Encore vivant !... pense celui-ci dès qu’il le voit. Ah ! si j’étais superstitieux !... Rencontrer sans cesse cet homme à la traverse de mes projets... cet homme que j’ai poignardé il y a une heure, au milieu de cet incendie !...

Et, comme Danglars s’est assis, il serre fébrilement son arme et calcule s’il va s’élancer sur lui. Cette fois, il ne le manquera pas... Il soulève la portière...

Un mouvement met en relief les formes vigoureuses du journaliste.

— La lutte peut être dangereuse… longue... au moins bruyante... D’ailleurs, à quoi bon ? il va sortir ; j’attendrai... Vais-je, moi aussi, agir comme un simple Pranzino ?...

Danglars croit avoir entendu, du bruit ; il se lève, et, comprenant par un de ces pressentiments inexplicables qu’un danger le menace, il marche vers la draperie, qui lui a semblé frémir.

Le poignard du marquis s’élève ; un pas encore, il est perdu.

Mais non, il s’arrête à un mètre de la tapisserie.

Il n’est pas chez lui. De quel droit irait-il regarder dans cet appartement ? Que penserait-on de lui si on l’y voyait se promener ? Il regagne la table, et place instinctivement son mot au duc, à l’endroit où l’autre était déposé.

Le jeune palefrenier Gentillon entre en courant :

— Le suisse m’a dit que monsieur m’attendait. La voiture est prête. Je conduirai monsieur... Aïe !

Il s’arrête. Son genou a heurté contre le battant du coffre-fort entr’ouvert. Il porte la main à son membre endolori, se frotte, tout en cherchant la cause de cette meurtrissure.

Danglars, qui n’a pas remarqué le mouvement, ne lui laisse pas le temps de réfléchir et le pousse :

— Partons, alors ! Vite !

Tous deux s’éloignent. Le journaliste paie le cocher assez difficilement, car il n’a que de la petite monnaie, puis il monte dans le landau, et bientôt l’on entend le roulement de la voiture sous le porche d’entrée.

Le marquis rentre alors dans la bibliothèque, il va baisser la lampe pour que la clarté ne puisse le trahir.

« Tiens !... tiens, tiens !... la lettre de Danglars... Il l’examine... Ah ! il écrit de la main gauche... Mais c’est une idée ceci ! Cela fait coup double : me débarrasser de lui tout au moins pendant quelque temps... et rire un peu de cette police parisienne… si prétentieusement bête. »

Il décachette la lettre laissée par Danglars, examine l’écriture.

— Mais oui ! pas besoin de refaire la mienne !... Toutes les écritures de la main gauche ont un air de famille !... Seulement, je vais signer cette fois, ce sera plus compromettant pour lui... Et sur sa propre lettre, envoyée pour annoncer la mort de la duchesse et d’Emma, il imite, à s’y méprendre, la signature de Danglars, puis il la replace contre la lampe79.

Quant à la missive du journaliste, elle disparaît dans sa poche.

« Maintenant... sortons... Ah ! tu cherches “le petit homme brun”, mon ami !... Nous verrons si tu es un malin !... En attendant, n’oublions pas le reste... »

Il referme le coffre-fort en ricanant :

« Ce palefrenier imbécile se cogne et ne s’aperçoit même pas que le battant est ouvert. Mais à la réflexion, il reconstituera la scène et ce sera un bon témoin contre Danglars. »

Joyeux, il reprend le chemin par lequel il s’est introduit, et de la rue de Poitiers gagne, sans avoir été aperçu, le boulevard Saint-Germain.

Une heure plus tard, le landau rentrait dans la cour de l’hôtel, ramenant les dames de Montfort et le duc qui était parvenu à les rejoindre.

Sur l’ordre formel de la duchesse et de sa fille, le coupé avait reconduit Danglars chez lui, bien qu’il voulût s’obstiner à retourner chercher le docteur. Sa blessure et la fatigue l’avaient contraint à accepter voiture, d’autant qu’il craignait, par une absence prolongée, d’inquiéter sa mère qui le savait à l’Opéra-Comique.

(À suivre.)

[8 mars 1900]

VII

LE SUICIDE

Le lendemain de cette catastrophe, la plupart des créanciers arrivèrent à l’hôtel à dix heures. Le duc, de son cercle, leur avait envoyé des lettres de convocation, et ils avaient eu garde d’être inexacts.

Ils étaient là une dizaine, affamés comme une meute.

D’abord Schneider, le fournisseur des livrées, un Allemand, soi-disant Alsacien, quelque peu usurier et tout à fait juif.

Ensuite, cet excellent M. Tridoux, qui vendait le vin de l’office, à peine échappé, lui aussi, à l’incendie. Les autres, de moindre importance.

M. Tridoux posait, racontait les périls qu’il avait courus, les détails de l’incendie, les gens qu’il avait sauvés, l’histoire du faux agent et celle du vieux fou qui l’accompagnait. Cela fit passer le temps.

Cependant l’heure s’avance, et le duc ne paraît pas.

M. Tridoux se rebiffe, c’était une âme fière.

— Je ne comprends pas, quand on fixe une heure, que l’on ne soit pas plus exact...

—Heu ! la duchesse était à l’Opéra-Comique…

— Et moi, fit dignement le débitant, n’y étais-je pas ?... avec mon épouse qui, par parenthèse, n’avait pas confiance et n’y voulait pas aller... Car Mme Tridoux est étonnante pour les pressentiments... et cependant, je suis exact...

Schneider approuva :

« L’exactitude est l’âme des affaires. »

Tridoux, alors, insinua que ce retard l’inquiétait. Le duc l’avait déjà plusieurs fois fait poser sans résultat. « Mme Tridoux a le pressentiment qu’il ne paiera pas... Mais je voudrais bien voir... »

Le tailleur attendait avec l’humilité des fils d’Israël auxquels le mépris importe moins, puis il avait confiance.

— Afec les crands seigneurs, on est touchours bayé, che chuis dranquille…

— Ouais, vous êtes bien de votre pays, vous !

— Che chuis dranquille...

— Voulez-vous que je vous vende ma créance sur Castelhaut ?

Schneider fit un geste d’horreur.

— Dame, pourtant, c’est le baron de Castelhaut. Il me doit depuis dix ans... six barriques de vin.

— À moi aussi, il me doit !

— À moi aussi...

Tous firent la même révélation et la conversation rebondit. On parla de ceux qui payaient et surtout de ceux qui ne payaient pas. Car, en vérité, ces fournisseurs paraissent avoir cette spécialité.

— Savez-vous, Schneider, qui habite maintenant aux Champs-Élysées et qui nous doit de l’argent à tous les deux, bien qu’elle ait l’air calée sérieusement ?

— Qui donc ?

— La Simpson.

— Pas possible…

— Comme je vous le dis... Elle a trouvé quelqu’un qui lui donne, sans doute…

— Et elle paie, maintenant ? Elle me doit une amazone...

— Et à moi dix paniers de champagne... Mon cher, c’est effrayant ce qu’on boit dans cette maison...

— Parbleu ! la mère n’arrête pas...

— Je crois avoir vu entrer sous sa porte le marquis d’Alamanjo.

— Le marquis ! Oh ! alors tout va bien… il est très riche et paie régulièrement, lui.

— Le brafe homme !

Onze heures sonnaient.

L’assemblée allait devenir tumultueuse quand le duc parut, encore mal éveillé.

— Vous avez vos factures, messieurs ?... acquittées ?

— Certes.

Toutes les mains tendirent un papier. Schneider s’inclinait bassement, Tridoux le torse redressé, l’air bête et dominateur.

Le duc se tourna vers lui et demanda :

— Vous d’abord... monsieur ? monsieur ?

— Césaire Tridoux, fit-il avec ampleur.

— Très bien... débitant de vin ?

— Négociant en spiritueux, monsieur le duc.

— Oh ! pardon... 7,228 francs. Bien... et le duc toucha le coffre-fort, le ressort joua.

Tous sourirent, les yeux s’allumèrent luisants de convoitise. Inconsciemment Schneider allongea une main crochue pendant que les autres prenaient des poses attendries, victorieuses et satisfaites.

Les alphabets réglés, le coffre-fort s’ouvrit. Le duc, après en avoir sondé l’intérieur de l’œil, resta stupéfait un instant. Puis ses mains fouillèrent au hasard, fébrilement toutes les étagères, tous les coins, tous les recoins...

« Rien ! rien ! rien ! »

Le désappointement se peignit sur tous les visages qui se renfrognèrent immédiatement.

Il cherchait, il cherchait toujours !

— Volé !... s’écria-t-il, volé !... on m’a volé...

— Oh ! à d’autres...

— C’est nous qui sommes volés, déclara dignement Césaire, et, pour comble, on se joue de nous.

— C’est pien malheureux, pour un povre tiable de tailleur.

— Nous faire attendre ainsi, pour ne nous rien donner.

Le duc a repris son sang-froid, il sonne.

Son valet de chambre apparaît.

— Qui donc est entré ici, hier au soir ?

— Personne tant que j’étais là, monsieur le duc. Après mon départ, Gentillon a conduit ici le monsieur qui est venu demander le landau.

— Ah ! le monsieur envoyé par ces dames !... Vite, allez prier le commissaire de police de venir sur l’heure, et que Gentillon ne s’absente pas.

— Sur l’heure, la police ! ah bien ! nous avons le temps d’attendre... Allons-nous-en, Schneider. Monsieur le duc, bientôt, vous aurez de mes nouvelles... voilà un peu trop longtemps que j’attends.

— On ne berne pas impunément des honnêtes gens comme nous, des commerçants honorables.

— C’est pien malheureux pour un povre tailleur.

M. Tridoux lisait les journaux avancés, fréquentait les théâtres, les réunions publiques, principalement, et il puisait dans cette littérature certaines allures qui lui semblaient imposantes ; il voulut en profiter pour blesser plus encore que ses confrères la susceptibilité de son noble créancier :

— En vérité, c’est avoir peu d’honneur... qu’oublier ainsi la parole écrite la veille... Je croyais avoir affaire à un gentilhomme et non à un homme déloyal...

Cette phrase étudiée et empruntée au répertoire classique produisit plus d’effet que M. Tridoux n’eût osé l’espérer.

Tous ses compagnons l’applaudirent, mais à peine était-elle achevée, que le duc se retourna, la face congestionnée :

Prenant sur le coffre-fort un élégant revolver qui s’y trouve, il le braque vers Tridoux.

— Maroufle ! misérable ! si tu oses répéter ce que tu viens de dire... que le duc de Montfort-Chalosse est déloyal et manque d’honneur, je ne répondrai pas de ma colère... Répète...

Tridoux, devenu blême, s’inclina, marmottant :

— Monsieur le duc, vous allez trop loin... Revenez à vous... Je n’ai pas voulu dire...

— Sortez, canailles !... sortez...

Tous décampèrent en hâte... Tridoux se retourna souvent, jusqu’au moment où il eût vu le duc s’élancer dans le jardin et monter le perron de l’hôtel.

L’appartement particulier de la duchesse s’étend au premier, elle est en ce moment dans son oratoire avec sa fille. Toutes deux pleurent.

— Ah ! maman, que je regrette maintenant de n’être pas morte cette nuit !...

— Ma pauvre chérie, tais-toi, tais-toi, je t’en supplie... Ne prononce pas de semblables paroles…

— Ma mère, ne m’avez-vous pas toujours dit qu’une femme honnête devait aimer son mari ?...

— Sans doute, ma bien-aimée.

— Eh bien, ma mère, je sens que je ne pourrai jamais aimer le baron de Castelhaut... j’aime M. Danglars.

— Ma pauvre enfant, tu sais bien que ton père ne consentira jamais à ce mariage. C’est un journaliste.

— C’est vrai ! répondit avec une belle et courageuse assurance la jeune fille, c’est vrai, mère, mais je l’aime, je l’aime et je le lui ai dit. C’est lui qui nous a…

La duchesse souffre cruellement, elle a voué à sa fille une tendresse profonde, elle donnerait sa vie pour sauver la sienne ; mais, son honneur de femme, l’honneur du nom qu’elle porte, doit-elle le sacrifier ? Emma elle-même est intéressée à la conservation intacte de ce patrimoine sacré !

— Malheureuse enfant, je ne t’avais pas demandé ce sacrifice ! Tu l’as offert et si je l’ai accepté, c’est que j’y suis contrainte, forcée, entends-tu ?

— Ma mère, ma mère ! sanglote Emma. Oh pardon ! je l’accomplirai, mais ensuite je mourrai.

— Mais, mon enfant, s’il est au-dessus de tes forces, c’est moi qui mourrai pour éviter de plus grands malheurs.

— Mais, ma mère, ne pouvez-vous donc me dire quels malheurs nous menacent ? Peut-être est-il un autre moyen de les détourner de notre tête ?

— Non, il n’en est pas. Tu dois appartenir à cet homme ou je mourrai.

— Mais je ne puis l’épouser, mon père ne le permettra pas.

La duchesse sanglote dans les bras de sa fille sans répondre.

À ce moment Modeste s’introduisit brusquement.

(À suivre.)

[9 mars 1900]

VII

LE SUICIDE

(suite.)

Avec cette délicatesse des âmes dévouées, ce tact des gens de cœur, elle avait compris qu’il s’agissait de confidences intimes, graves, qu’il déplairait sans doute de laisser surprendre et elle annonça :

— Monsieur le duc !

La mère et la fille dénouèrent l’étreinte qui les enlaçait et cherchèrent à reprendre contenance.

Mais le duc était peu d’humeur aux remarques ; il déclara d’un ton farouche :

— Madame, je viens d’être frappé par le coup le plus grave et le plus inattendu...

La duchesse frémit, car, depuis la visite du marquis, une pensée unique hantait son cerveau, rentrer en possession de ses lettres. En voyant la figure pâlie de son mari, elle crut qu’il savait son secret :

— De grâce, monsieur, attendez que notre fille soit sortie.

Emma se leva.

— Non, au contraire, il importe qu’elle apprenne la triste vérité.

— Vous n’y songez pas ! La colère vous emporte... Mais au nom du ciel ! je vous en supplie !... conjura la duchesse, prête à tomber à ses pieds.

Le duc continua sans prendre garde à son attitude ni à ses paroles :

« J’ai été volé, volé de la façon la plus grave et la plus odieuse. Les deux cent mille francs que j’avais touchés, hier, des Affaires étrangères ont disparu de mon coffre-fortcette nuit. Comment payer nos dettes criardes ? partir pour la Russie ? Qui peut prévoir le scandale auquel cette affaire va donner lieu ? On fera des enquêtes... Peut-être, apprenant que je suis ruiné, va-t-on m’accuser de simuler un vol...

— Oh ! mon ami...

— Et savez-vous quel est le coupable ?

— Mais, mon ami, comment pourrais-je savoir !...

— Eh bien ! c’est le jeune homme que vous avez envoyé ici hier soir...

La terreur de la duchesse au début de l’entretien était telle qu’elle éprouve un soulagement amer, en apprenant qu’il s’agit d’un vol d’argent, quelque conséquence qu’il en puisse découler.

Emma, au contraire, sent une vive douleur l’étreindre et lui serrer le cœur, en voyant soupçonner l’homme auquel elle doit la vie, auquel elle a avoué son amour.

— Aussi, conclut le duc, en vérité, duchesse, quelle idée a pu germer dans votre esprit, d’accepter de telles espèces !... Si le manque d’argent force parfois un homme de race à des promiscuités politiques honteuses, à se rallier à la République, par exemple, faut-il pour cela se mettre à causer avec des journalistes, des reporters ?

À ces paroles, Emma se lève. Ses larmes se sont subitement séchées, ses yeux brillent de résolution et de colère contenue :

— Mon père, M. Danglars, n’est point un voleur, je puis vous l’assurer.

— Tu prends sa défense. Comment le connais-tu ?

La jeune fille se trouble et pâlit. Cependant, elle reprend courageusement :

— Non, mon père, celui qui a risqué volontairement sa vie pour nous sauver – car M. Danglars n’était pas obligé de rester avec nous, il avait le temps de s’enfuir – celui-là ne peut nous avoir volés ! Je vous l’atteste, moi. C’est ailleurs qu’il faut chercher le coupable.

Après ces paroles, prononcées avec effort d’une voix sèche et entrecoupée, l’enfant s’éloigne en sanglotant.

— Jour de Dieu ! madame, s’écria le duc, tellement frappé qu’il en oublie le vol, pourriez-vous m’expliquer ce que signifie cette sortie ? Notre fille est-elle donc amoureuse de ce faiseur de lignes véreux ?

— Peut-être a-t-elle pour lui un certain penchant... Sans lui, nous serions brûlées ; sans sa présence d’esprit...

— Pardieu ! madame, je vous admire ! À ce compte-là, tous les pompiers se marieraient avec les femmes qu’ils ont sauvées. De sorte que si Emma avait été sauvée par l’un d’eux...

— Je ne dis pas cela.

— Vous ne le dites pas. Mais vous semblez l’admettre. Après tout, peut-être l’approuvez-vous ? Ce serait curieux, en vérité. Nous sommes à l’époque des prodiges, je le sais. À notre époque, rien n’est impossible, rien ! Les journaux de ce matin publient bien la correspondance d’une femme du monde – de notre monde, entendez-vous, madame ? – avec un assassin !

La duchesse, devenue d’une pâleur livide, a peine à se soutenir, et elle parvient à bégayer :

« Les journaux ! »

— Vous êtes émue, je le comprends, mais le fait est exact, absolument exact... c’est une chance relative, en effet... notre fille aime un journaliste, que les journalistes eux-mêmes chassent de son journal comme véreux, et qui vient crocheter les coffres-forts, elle eût pu s’éprendre de Pranzino... et correspondre avec lui...

À ce moment, deux coups discrètement frappés à la porte interrompirent le duc. Quelques secondes plus tard, et la duchesse se trahissait.

C’était un valet de pied.

Modeste était allée consoler sa jeune maîtresse malheureusement, car sans cela, peut-être, son dévouement lui eût-il suggéré quelque moyen d’éviter l’événement qui se produisit.

Le laquais tenait dans sa main un plateau sur lequel était un papier timbré :

« Monsieur le commissaire de police est en bas. »

Le duc, machinalement, prit le papier et négligemment y jeta les yeux.

Tout à coup sa figure se convulsa... sa physionomie exprima la stupeur, il lut, relut le papier timbré, écarquillant les yeux, s’arrêtant comme pour reprendre haleine.

Puis ses traits changèrent encore, ils trahirent l’affolement et l’épouvante. Il regarda la duchesse avec des yeux hagards... Celle-ci, stupéfaite de cette attitude, cherchait à comprendre :

« Êtes-vous souffrant, monsieur ?... »

Le valet de pied, immobile, attendait un ordre, se demandant si son maître n’allait pas succomber à une attaque subite.

Enfin M. de Montfort-Chalosse cria, menaçant :

« Que faites-vous là ? Imbécile... sortez. Sortez donc ! » commanda-t-il avec une fureur d’autant plus surprenante qu’il parlait toujours à ses gens avec bienveillance.

Dès que le valet eut obéi, le duc s’approcha de sa femme :

— Madame, dites-moi que je suis fou ! car, évidemment, je ne parviens pas à lire et à comprendre ce qu’il y a sur ce papier envoyé par un juge d’instruction. Tenez, lisez.

— Un vol ne vient-il pas d’être commis, n’avez-vous pas envoyé quérir la police ? fit la duchesse, tendant la main :

Le duc dardait sur elle un regard sombre : « Lisez, lisez donc... je vous l’ordonne. »

À peine la duchesse, troublée par son attitude, eut-elle examiné l’assignation, qu’elle se renversa en arrière sur la causeuse.

Le duc la saisit brutalement par le bras et la força à lire, pendant qu’il énonçait à haute voix le contenu de la feuille en scandant les syllabes :

« Assignation à comparaître pour déposer et déclarer les faits qui sont à sa connaissance dans l’affaire Pranzino. »

— Grâce ! au nom du ciel ! s’écria la malheureuse femme... Monsieur le duc... grâce !

— Ah ! mais je ne suis donc pas fou !

— Ah ! grâce !

— Vous êtes donc coupable ?

— Laissez-moi vous expliquer...

Elle se traîna aux genoux de son mari...

Lui, sans l’écouter, réfléchissait profondément.

Enfin, la lumière éclata dans son intelligence :

— Ah ! je comprends maintenant cette émotion inexplicable qui s’emparait de vous... quand on parlait de l’affaire Pranzino... Je comprends… Vous vous attendiez à être témoin dans son procès...

— Edgard, je lui ai écrit, mais je n’ai...

— Écrit ! écrit ! écrit ! répéta-t-il, vous êtes la femme du Faubourg dont on reproduit les lettres dans les journaux80 ; c’est cela… Ah ! je vois maintenant que le malheur peut toujours s’accroître. Avant-hier, nous étions ruinés, mais honorables encore !... Aujourd’hui, c’en est fait... Fortune, honneur, dignité, l’ambassade, tout est perdu !... et sans retour possible.

J’ai sacrifié les croyances de notre race, j’espérai notre sauvetage. Mais non, dans la nuit nous sommes volés, et le matin j’apprends que ma fille aime le voleur.

Vous trouvez la chose naturelle. Parbleu ! cela ne m’étonne plus !... Vous êtes la maîtresse d’un ruffian italien, d’un assassin !... Telle mère, telle fille !... Enfin, pour comble d’ignominie, à la honte, au ridicule va s’ajouter mon déshonneur à moi ; car personne ne croira à un vol dans de telles conditions... C’est moi qu’on accusera de s’être volé, d’avoir volé les fonds secrets... C’est bien naturel, étant donnés nos relations intimes, le milieu dans lequel vous et votre fille faites choix de vos amants !...

Le duc, devenu fou de rage, parla longtemps encore... Il s’animait de plus en plus et était au paroxysme de la colère.

— Ah ! soyez maudite, misérable femme ! Épouse adultère, mère sans souci de la conduite de votre fille. Je remerciais, hier, le ciel de vous avoir sauvées des flammes, aujourd’hui, je le regrette, il eût mieux valu cent fois, mille fois, que vous périssiez... oui, que vous périssiez...

La duchesse ne répond rien ; depuis longtemps elle a perdu connaissance... Le duc, sans s’inquiéter de son état, se tait et réfléchit ; ses yeux sont farouches, son air sombre et désespéré.

Certes, qui l’eût examiné en ce moment l’eût tenu pour un criminel qui médite un mauvais coup, et non pour l’élégant club-man que l’on vit au Jockey, perdre dans sa soirée, sans sourciller, des sommes qui eussent assuré la vie de toute une famille.

Il parcourt en tout sens l’appartement, bousculant les meubles qui lui font obstacle.

— Déshonoré, ruiné, moi ! Mais pourquoi donc ne sont-elles pas mortes ?

Telles sont les paroles qu’il profère pour la vingtième fois.

Tout à coup, il a trouvé la solution qu’il cherchait... Désormais, il sera calme...

Il saisit le revolver qu’il avait conservé et en appuie le canon sur la tempe de la malheureuse femme, dont la peau frissonne à ce contact.

« Je suppose, madame, que du moment que l’on foule au pied toutes les croyances, l’idée d’une autre vie ne surnage pas non plus au naufrage ; mais, moi, je crois encore en Dieu... Reprenez donc empire sur vous-même, et sachez que si quelques instants vous sont nécessaires... si quelque volonté...

— Non, c’est inutile ! Vous pouvez frapper, puisque vous ne voulez pas m’entendre...

— Parlez à Dieu, si vous croyez en lui, moi, je vous ai assez entendue...

(À suivre.)

[10 mars 1900]

VII

LE SUICIDE

(suite.)

Le duc va fermer avec soin les portes du salon et revient, lentement, vers la duchesse, qui s’est jetée à genoux :

— Edgard !... Est-ce bien vous ?... Songez à votre nom !...

— Ah ! madame. Vous voulez donc railler jusqu’à la dernière seconde !... Qu’en avez-vous fait de mon nom ? Vous êtes prête, je suppose...

Et il tend le bras.

— Mon nom !...

Au moment où il presse la détente, une nouvelle pensée vient l’assaillir :

La duchesse morte, tuée par lui, on cherchera, la lumière se fera... C’est le déshonneur de son nom !... Quelle raison donnera-t-il du crime ?... Il faut agir autrement... De cette façon, ses ennemis même feront silence.

« D’ailleurs, que ferais-je ensuite en ce monde, moi ? Quelle serait ma vie ? Déshonoré par ma femme, ma fille... moi-même rallié à la République et sous le coup de toutes sortes d’accusations accablantes !... »

Il tourna l’arme contre lui-même…

« Madame, écoutez et regardez bien : Pour tous, le duc de Montfort-Chalosse se sera tué de désespoir d’avoir été ruiné et volé... L’honneur du nom restera sauf. Aucun Français n’outragera celle qu’il ne peut plus défendre... »

Une détonation retentit qui résonna dans l’hôtel, et le duc s’affaissa, baigné dans son sang.

À ce bruit accoururent Emma et Modeste...

— Mon père... Maman !... Ouvrez... ouvrez !...

La duchesse trouva la force d’aller jusqu’à la porte :

— Monsieur le duc se meurt ! crie Modeste, vite un médecin !...

Le duc vivait encore ; la balle avait dévié ; il put encore parler :

— Un prêtre, demanda-t-il.

— Un médecin !...

— Non, pas de médecin... Un prêtre !...

Modeste sort, effarée.

La duchesse revient à elle... Sa fille s’empresse auprès de son père :

« Mon père, c’est moi... Soutenez-vous… »

Le duc regarde sa femme, l’œil chargé de haine :

« Je meurs par vous... madame... soyez maudite !... »

La jeune fille, épouvantée, se tait ; elle ne peut comprendre...

— Emma, si tu veux que je meure en chrétien, que Dieu puisse me pardonner mon crime et que je ne sois pas damné, que mon dernier râle ne soit pas une dernière malédiction sur toi aussi, que j’ai toujours tendrement aimée, jure-moi que tu n’épouseras jamais le voleur...

La jeune fille reste effarée, stupéfaite :

— Mon père ! mon père ! je vous jure que vous vous trompez, ayez pitié de moi !

L’angoisse qui l’étreint fait bondir son cœur dans sa poitrine, les sanglots étouffent sa voix, la sueur inonde son beau visage, elle se sent défaillir :

— Je meurs et tu me refuses cette dernière consolation ! Ah ! tu es digne de ta mère... Je te maudis... Anathème sur toi !... sur elle !... sur vous deux... qui vous prostituez à des voleurs, des assassins !...

Emma se jette aux pieds de M. de Montfort, se demandant s’il a déjà perdu la raison :

« Mon père ! mon bon père ! attendez pour... »

— La mort attendra-t-elle ? Ah ! c’est toi qui l’as voulu... Je serai damné, car je meurs, la haine au cœur, la rage dans l’âme... sans repentir.

Peu à peu, la voix du duc est devenue plus faible, son regard s’éteint, la mort s’approche visiblement...

Un tremblement convulsif saisit Emma, secoue son corps :

— Mon père, vous souffrez... taisez-vous... vous vous faites mal... ayez pitié de nous tous... et de vous-même...

— Jure que tu n’épouseras jamais ce voleur, répète encore le moribond implacable.

— Je jure que... balbutie Emma.

Elle a beau faire appel à toute son énergie, se dire que son devoir est de consoler son père, d’adoucir son dernier instant, elle s’affaisse sans avoir la force d’achever.

Le commissaire de police entre :

— Monsieur le duc, rassurez-vous quant au vol... L’auteur en sera arrêté, quelque habile qu’il ait été... Le médecin va arriver. Si vous en avez la force, dites-nous la cause exacte de l’accident.

Le duc râlait, déjà en proie à l’agonie. Il ne répondit point.

Le commissaire insista :

« Le voleur doit, paraît-il, revenir aujourd’hui à cette heure même. Je suis renseigné ; j’ai donné l’ordre de le conduire devant vous sans qu’il fût informé de la découverte du vol. Il sera donc facile de prendre les mesures nécessaires sur-le-champ. »

Une animation extrême règne dans les corridors de l’hôtel, où se pressent les gens de service, inquiets et curieux.

Tout à coup ils s’écartent pour livrer passage à un nouvel arrivant.

— Ah ! le docteur, s’écrie Emma.

— Mais non, ce n’est pas le médecin, fit une voix.

À ce moment Danglars, venu pour savoir des nouvelles de ces dames, apparaît, introduit par le suisse qui ne lui a pas révélé les soupçons qui pèsent sur lui.

Le moribond s’est ranimé :

— La cause de ma mort, c’est cette...

Et, oubliant la promesse qu’il s’est faite à lui-même, il veut tendre la main vers la duchesse ; qui demeure pétrifiée, abîmée de honte.

— Mon père ! Mon père ! implore Emma, qui comprend qu’il va répéter les paroles insensées déjà proférées.

Le commissaire s’émeut et, d’une voix impérieuse :

— Laissez parler M. le duc, mademoiselle, je vous prie.

Le mourant vient d’apercevoir Danglars. Cette vue lui rappelle nettement son but, qu’il oubliait : « sauver l’honneur de son nom. » Or, désigner la duchesse, c’est la honte de tous ceux qui le portent.

— Emma, j’ai ton serment ! dit-il.

Puis, fixant le journaliste :

« La cause de ma mort, c’est cet homme ! »

Le journaliste fait un mouvement. Mais, avant qu’il ait dit une parole pour questionner ou protester, le commissaire, d’un ton menaçant :

« N’interrompez pas la déposition d’un mourant. »

— C’est cet homme qui m’a volé !

Puis, ses yeux fixés sur Emma, il tombe mort.

— Mon père ! mon pauvre père !... Monsieur Danglars, pardon !...

Le journaliste, revenu de son logis après un court repos, ignore le vol, le suicide et tous les événements de la matinée. Il reste interdit de l’accusation, au milieu des cris de douleur, et se tourne vers le commissaire :

— Monsieur, en présence de cette mort, je ne puis questionner. Mais j’espère que vous voudrez bien m’expliquer...

— On vous expliquera devant le juge d’instruction tout ce que vous voudrez. Venez avec moi, Danglars. Et le magistrat l’entraîne.

Deux agents lui mettent les menottes dans la pièce voisine, tandis que les larmes et les sanglots éclatent autour du cadavre et qu’Emma se tord les mains de désespoir et d’impuissance.

VIII

ÉTUDES PHYSIOLOGIQUES NÉCESSAIRES À LA PARFAITE CONNAISSANCE DES HONORABLES DAMES SIMPSON

Il est d’usage aujourd’hui de rechercher la filiation naturelle ou légitime, les tares ataviques et, grâce au document humain, d’expliquer le caractère de chacun. Suivons cette coutume de haute science.

Mme Simpson était désignée, jadis aux Batignolles, sous le surnom expressif de Marie Souillon ; elle était issue de père et mère inconnus. En sa prime jeunesse, elle travailla vaguement à l’atelier, mais à dix-huit ans, elle jouait ou plutôt figurait au théâtre Montmartre ; parfois aussi on la rencontrait errant sur les boulevards extérieurs, en quête de relations nouvelles.

Après plusieurs mois de théâtre, Marie, toujours incapable de prononcer quatre paroles en scène, tenta une saison, au Havre, mais là encore, elle échoua.

Chassée de la chambre garnie qu’elle ne parvenait pas à solder, elle vint errer sur le port.

Devant un paquebot en partance stationnait un groupe de voyageurs qu’elle reconnut à leur air pour des artistes dramatiques.

Bientôt parut un monsieur maigre, au visage fané, glabre, vêtu d’une redingote fort râpée, exhibant prétentieusement du linge élimé. Il précédait deux charrettes chargées de malles et de colis de toutes sortes et de toutes formes, sur lesquelles, en lettres énormes, se lisait : « Tournée Ernestino ». Le monsieur s’agitait, se démenait, regardait fiévreusement en arrière, à droite, à gauche ; visiblement, il attendait quelqu’un.

À la main, il tenait un portrait, et à chaque femme qu’il apercevait à proximité du paquebot, il consultait son carton, puis il courait vers elle et la dévisageait ; après quoi, il s’éloignait avec un geste de dépit, haussait les épaules, furieux de s’être dérangé en vain et retournait au groupe disant :

« Ce n’est pas ça !... Que faire ? Mon Dieu, que faire ? le dernier train doit être là pourtant ? Que va-t-il arriver ? »

— Il va arriver... rien du tout, puisque l’heure est passée... riposta, en ricanant, le comique.

— Eh bien ! mon Dieu ! la tournée n’aura pas lieu !... Je n’y tiens pas tant que ça, moi, à aller en Amérique... fit la jeune première, en goguenardant.

— Nous non plus ; nous avons touché nos avances, nous les gardons ; un point, c’est tout ce qu’il faut...

Et la duègne aspira une large prise de tabac.

(À suivre.)

[11 mars 1900]

VII

LE SUICIDE

(suite.)

Tout le monde souriait, sauf le malheureux monsieur râpé, qui, lui, n’avait pas osé exiger d’avances et qui était le régisseur.

— Eh bien ! mon vieux Curtius, c’est toi qui feras les soubrettes... et tu auras ton succès, sois-en sûr... Regardez sa tête... A-t-il l’air assez funèbre !...

Curtius, toujours se démenait, se démenait.

Un gros homme à l’air opulent, la tête haute, le teint fleuri, le ventre orné de breloques invraisemblables, habillé avec un mauvais goût exquis et criard, s’approcha :

— Tout va bien, Curtius ? dit-il d’un ton superbe, sans s’arrêter.

Le groupe s’inclina respectueusement, et Curtius s’inclina plus bas que les autres, murmurant :

« Oui, monsieur le directeur, parfaitement, monsieur le directeur… J’attends toujours la... »

Le directeur, sans répondre autrement que par un coup d’œil olympien, passa sur la planche d’embarquement comme porté par un nuage et disparut dans les flancs du navire, au milieu de la cohue.

Un domestique d’hôtel arriva haletant, tenant un télégramme :

« Une dépêche pour M. Curtius, régisseur, tournée Ernestino. »

Curtius la décacheta fébrilement et en dévora le contenu, puis il tituba, prêt à tomber.

Heureusement, on le soutint.

Un rassemblement se forma.

— Ah ! mon Dieu ! Qu’est-ce qu’il y a ?...

— Tous les théâtres d’Amérique ont-ils brûlé ?

D’un geste tragique, le régisseur tendit le télégramme que ses camarades se passèrent de la main à la main.

Il était ainsi conçu :

« Manqué le train. Manque toujours le train quand avances n’ont pas été exactement versées.

» Julia. »

— Vite un médecin ! cria le comique.

Un passager s’avança, tirant de sa poche une trousse.

À la vue des instruments, Curtius, il faut le dire à sa louange, revint à la vie aussi vite qu’il avait paru vouloir la quitter ; mais il donna des signes de désespoir invraisemblable ; il jetait les bras en l’air, puis les laissait retomber inertes, prenait des attitudes si profondément douloureuses que chacun qui le vit crut que ce passager ne partirait pas parce qu’il venait d’apprendre la mort d’une épouse ou d’une mère adorée.

— Je suis un homme perdu ! s’écria-t-il, perdu !

Avec rage, il déchira photographie et télégramme en tout petits morceaux qu’il lança vers le ciel comme un défi.

À la profonde stupéfaction des assistants, qui s’apitoyaient, ceux qui l’entouraient éclatèrent de rire ; les comédiens sont sans pitié :

— Ah ! ah ! bravo Curtius ! bravo !

— Tu as eu un beau geste, Dolobelle !

— Aussi beau que Mounet-Sully81 !

— Pourquoi n’est-il pas ainsi en scène ?...

— Que voulez-vous, c’est le gaz qui l’intimide !...

Il a tout de même constitué un public…

— Pauvre jeune homme !

Marie Souillon, alors, reconnut Curtius qu’elle avait quelquefois rencontré dans les coulisses, à Montmartre, et auquel, dans les mauvais jours, elle avait emprunté des pièces de dix sous, qu’elle ne lui rendait jamais...

Si elle osait tenter de l’attendrir encore ?...

La cloche d’avertissement du bord venait de se mettre en branle. Les passagers embarquaient. Curtius prit son parti : il prépara sa phrase, comme il en avait contracté l’habitude chaque fois qu’il faisait une annonce au public.

« Monsieur le directeur, allait-il dire au patron, la soubrette ne peut venir, voici son télégramme... » Mais, hélas !... qu’adviendrait-il de lui, Curtius ? Il perdrait sa place, sans doute... et pas d’avances.

— Monsieur Curtius, fit timidement l’ex-pensionnaire de Montmartre, en l’arrêtant par son habit comme il mettait le pied sur la planche.

Ses yeux rencontrèrent ceux de Marie et, à son tour, il la reconnut ; il s’arrêta, puis une idée éclata dans sa tête :

« Le salut est là !... Qui sait ?... Peut-être...

Et l’attirant brusquement à part, sans qu’elle ait eu le temps d’ajouter un mot ; il s’écria :

« Parfaitement, oui, cela se peut... Cela se peut... Son ambition est énorme, mais cela se peut… »

La malheureuse Marie Souillon ouvrait de grands yeux étonnés et un peu effrayés, car elle ne comprenait pas ce que voulait dire Curtius.

Les gens du bord bousculaient les comédiens en criant :

« Embarquons, messieurs les passagers, embarquons... »

— Cela se peut !... Oui, répétait le régisseur.

Les comédiens traversaient à leur tour la planche.

— Ah ! fit Marie, je voulais vous demander si vous ne voudriez pas... j’espérais...

Curtius acheva brusquement la phrase.

— ...partir en Amérique avec nous ?... Cela se peut !...

— Hein, en Amérique ?... fit-elle stupéfaite.

Il reprit avec une volubilité extraordinaire, répondant lui-même aux questions qu’il posait, tantôt tutoyant, tantôt vouvoyant :

« Ne t’étonne pas... Nous n’en avons pas le temps... Vous avez continué le théâtre ? Oui, et vous êtes plus forte qu’autrefois, et ce n’est, fichtre, pas malin... D’ailleurs, en tournée, ce n’est pas comme à Montmartre... Vous pouvez très bien faire une soubrette pour l’exportation. L’emploi est peu chargé... Personne ne connaît Julia... Du reste, tu es plus jolie !... Ah ! oui, le talent !... Qu’est-ce que ça fait ? Est-ce que je n’ai pas de talent, moi ?... Et pourtant, voilà où j’en suis, régisseur. J’ai déchiré sa photographie, que le directeur a à peine regardée. Elle n’avait joué qu’à Bayonne... Bon... tu es Julia... Oh ! pas d’impair... Je ne te tutoie pas, puisque je ne t’ai jamais vue... Venez, je vais vous présenter... Vous arrivez de Bayonne.

— Mais c’est que... balbutia Marie.

— Ah ! oui, je comprends. Tes malles, tes costumes que tu laisses... Oh ! à en juger par ceux que tu as sur toi, ce n’est pas une perte irréparable ! Je te ferai prêter ce qu’il faut pour le voyage. Quant à votre garde-robe de théâtre, elle est complète.

— Mais... c’est que...

— Je sais... Oui, oui. On vous l’a perdue aux bagages, dans le train. Les chemins de fer, c’est si rosse ! Avec les artistes surtout ! C’est pour cela que vous êtes en retard... Mais partout on peut faire des costumes... Les appointements... huit cents francs par mois... Vous en gagniez quarante à Montmartre, c’est vrai, je le sais, mais on ne vous les payait pas, tandis qu’en tournée on paie... Oui... allons...

Jamais, la fortune n’avait souri aussi agréablement à Marie, même dans ses rêves.

Elle accepta.

Un mois plus tard, elle débutait sous le nom de Julia.

Les Havrais ou les Montmartrois échangèrent-ils des câblogrammes avec les citoyens de l’État de New-York pour fomenter contre elle une cabale ? C’est invraisemblable ; mais, ce qui est certain, c’est que les Américains la trouvèrent, eux aussi, tellement mauvaise, que la résiliation de son engagement s’imposa.

À partir de cet instant, sa vie fut une longue poursuite d’aventures qui ne l’enrichirent pas, mais au cours desquelles elle devint enceinte.

Ketty vint au monde par un soir d’hiver, sans que rien fût préparé pour la recevoir.

La mère hésitait entre la jeter à l’eau ou l’étouffer.

Le hasard s’obstine souvent à la protection de ceux qui en sont le moins dignes, ce qui fait parfois douter de l’infaillibilité de la Providence. Il conduisit près de la pseudo actrice un certain Simpson, marchand de bétail, qui s’ennuyait fort du veuvage.

Il trouva la mère très jolie, s’apitoya sur le sort de la petite qui lui rappelait un enfant perdu dès sa naissance et finalement il hospitalisa les deux étrangères.

Quinze ans plus tard, le bonhomme se retrouva plus que jamais seul avec ses bestiaux, toujours veuf et sans postérité, car ces dames avaient déguerpi, enlevant avec elles deux de ses employés et l’argent qu’elles avaient pu emporter.

Elles parcoururent tous les États de l’Union en se livrant à un commerce difficile à qualifier. Une condamnation fut requise contre la mère pour excitation de mineure à la débauche, ce qui les obligea à faire voile vers la France, où elles devaient se présenter sous le nom de Mmes Simpson.

Sur le paquebot, elles firent rencontre d’un gentleman de haute allure qui, justement, s’était trouvé inculpé d’escroquerie à la même audience.

Il s’appelait Prado.

Il avait expliqué, pour sa défense, qu’il était fils naturel reconnu du président du Pérou, dont il portait à juste titre le nom ; qu’il venait de lutter pour proclamer l’indépendance de la noble île de Cuba, en s’emparant, avec quelques hardis compagnons, du vapeur espagnol Montezuma. Malheureusement, le mouvement nationaliste n’avait pas réussi. Son père, le président Prado, en raison de sa situation officielle, ne le réclamerait certainement pas, mais pouvait-il risquer de brouiller le Pérou avec l’Espagne à propos de l’équipée de son jeune fils82 ?

Les Américains témoignaient depuis longtemps d’une grande sympathie pour l’affranchissement de la Perle des Antilles, qui gémissait alors sous le joug espagnol ; d’autre part, le brillant fait d’armes invoqué était certain, tout comme l’escroquerie d’ailleurs ; mais ce qui restait fort obscur, c’était l’identité du héros et sa participation à cet exploit.

Il fut acquitté, parce que dans les pays du self-government, on estime que c’est à chacun de défendre son argent.

Des relations d’amitié s’établirent entre ces trois voyageurs, si promptes et si étroites qu’à son arrivée en Europe, le pseudo libérateur de Cuba avait conquis le droit de tutoyer la mère et la fille. Personne ne s’en plaignit, ils étaient faits pour s’entendre.

(À suivre.)

[12 mars 1900]

VII

LE SUICIDE

(suite.)

N’arrivaient-ils pas à Paris, cette Mecque de tout croyant à son propre génie, qui vient y chercher ce miracle plus rare que ceux de la Mecque et de Lourdes : le succès par quelque moyen que ce soit.

En débarquant, il fut convenu qu’une association secrète existerait entre eux : que le nom de Prado, trop voyant, serait échangé contre celui d’Alamanjo, qui n’avait point encore servi ; que ces dames et lui s’étant connus en Amérique, des relations mondaines et correctes à l’excès se continueraient à Paris.

La plus grande liberté d’action était laissée aux associés, sauf pour la question d’argent : tout bénéfice serait partagé.

Quel bénéfice ? pourrait-on se demander.

La question ne fut pas posée, ce qui conduit à penser qu’elle n’avait pas d’intérêt, ou que les intéressés ne voyaient nulle difficulté à y répondre.

À peine arrivé, le marquis d’Alamanjo alla visiter un ancien camarade, du nom de Verminot83, qu’il avait jadis obligé. Il le retrouva en pleine ascension de fortune, comme disent les astrologues.

L’ancien saute-ruisseau s’intitulait liquidateur.

Il avait des employés et des clients, était devenu le protégé de la femme d’un juge d’instruction.

Grâce à cette relation, il avait eu certains renseignements qui lui permirent de pronostiquer à coup sûr dans des cas ou les plus habiles jurisconsultes hésitaient : – de vrais tuyaux.

— Je vais vous demander un service, lui dit-il un jour.

Le sourcil du liquidateur se fronça, mais avant qu’il eût parlé, l’autre continua :

— Je suis forcé d’aller passer une quinzaine à Londres et je ne puis, comme je l’avais promis, sortir pendant ces quelques jours, deux femmes, ravissantes et riches... Je voudrais vous prier d’être leur cavalier...

Verminot se rasséréna :

« Vous savez, mon cher, qu’il n’est rien que je ne fasse pour vous... »

— J’en suis parfaitement convaincu ; aussi, dès ce soir, je vais vous présenter aux dames Simpson, que j’ai connues à New-York. J’ai pris une loge à l’Opéra, mais je partirai après le premier acte et vous me remplacerez...

Peu de jours après, Verminot installait les Simpson dans un appartement loué à son nom et se portait garant de la location des meubles. Il n’eût pas prêté un modeste louis à son ami, mais il paya six mois de loyer d’avance.

« Ces dames étaient gênées... Bah ! cela n’arrive-t-il pas au plus riche ? Ce n’est pas un homme d’affaires comme lui qu’on abuse... Au surplus, toujours il prend ses précautions... Mme Simpson, d’ailleurs, a tenu à lui signer une reconnaissance, comprenant tous les engagements possibles, et Verminot s’y connaît. »

Par surcroît, il a donné ordre au concierge de ne laisser sortir aucun meuble de l’appartement, et le concierge a signé après inventaire un reçu constatant que le propriétaire n’a aucun droit, lesdits meubles étant restés la propriété du tapissier, qui les a simplement loués aux dames Simpson...

— Vous avez fort sagement agi, déclara à son retour Alamanjo, et fort habilement :

« Prêter à la mère, c’est prendre une hypothèque sur le cœur de la fille », et, au fond, vous ne courez effectivement aucun risque... Vous êtes un malin…

Verminot prit une contenance de triomphateur modeste :

« Dame ! Ketty a une jolie tête... Je ne dis pas... »

— Et le père Simpson ?... Il en a cent vingt mille... Hein ! C’est une bonne affaire... Si ça marche du côté de Ketty…

Verminot eut de la peine à se contenir et, pour donner le change, il demanda naïvement :

« Cent vingt mille têtes de quoi ? »

— De cochons, naturellement !... En Amérique, ils élèvent tous des cochons...

— Ah ! parfaitement !... Mais vous avez dit : « Si ça marche du côté de Ketty »... Est-ce qu’elle serait susceptible de... ?

— De se marier ?... Mais pourquoi non ?... Je suppose que tous ces gens-là ne rêvent pas forcément prince ou duc... Vous leur rendez service... C’est aussi un titre... d’un autre genre, voilà tout…

Les deux aventurières étaient adroites et intelligentes. Si elles se disputaient en famille, devant le monde, elles jouaient leur rôle en conscience. La mère surveillait sa fille autant et même plus que ne le comporte la tradition américaine ; Ketty s’inclinait devant le plus léger signe de désapprobation.

Grâce à ce système, sous l’œil maternel, elle flirtait sans peur et sans reproches admissibles de la part de ses soupirants.

Les intrigues étaient habilement menées ; Ketty ne cédait que lorsque l’intérêt le lui commandait, et seulement aux étrangers ne faisant à Paris qu’un court séjour ; elle ne pouvait être sérieusement compromise.

Ces dames recevaient beaucoup.

On trafiquait, on tripotait, on vendait tout dans cette maison, surtout ce qui ne se vend pas : amour, honneur, places, décorations, secrets d’État, plans de fortifications, etc.

Elle avait organisé des réceptions dont les privilégiés étaient le vicomte de Lossignol, son ami Durandeau84, quelques vieux officiers affaiblis par l’âge, les généraux Caffarel85, d’Andlau86, Verminot le syndic et un personnel essentiellement exotique et flottant.

Il y venait aussi beaucoup d’attachés militaires étrangers plus ou moins réguliers.

Au surplus, les relations duraient peu. On venait traiter une affaire véreuse, puis, le marché conclu, l’acheteur et le vendeur disparaissaient pour ne plus reparaître.

Seul, Danglars était un ami fidèle, mais il n’était pas convié aux réunions. On le recevait à part, dans la pièce qui se trouvait libre, au besoin même dans la chambre de Ketty.

Alamanjo s’abstenait de se montrer, il venait voir Mme Simpson aussi à part, pour affaires.

Ces dames étaient pour lui d’une sérieuse utilité. Quand elles étaient parvenues à entrer en relations avec un personnage paraissant exploitable, elles lui présentaient Alamanjo comme un riche gentilhomme étranger.

Et celui-ci était habile à tirer parti de toutes les situations.

IX

LA LIQUIDATION

L’enterrement du duc de Montfort-Chalosse a été splendide : une première classe et cent voitures de maître. Les chevaux du char, empanachés, étaient tenus en main par des piqueurs en deuil ; les rênes des chevaux et les passementeries des laquais étaient d’argent fin ; les lanternes, allumées, se voilaient de longs crêpes funèbres.

— Oh ! fit avec admiration le vicomte de Lossignol, c’est une première classe !...

— À quoi donc voyez-vous ça ? demanda Laurendeau.

— Vous ne connaissez donc rien, mon ami ? Il y a dix écussons et cinq plumets au corbillard !...

À l’issue de la cérémonie, la même poignée de main banale, témoignage de douleur officiel, a été donnée à Emma ; la duchesse, alitée, n’a pu recevoir même ses intimes, d’ailleurs plus rares qu’on ne l’eût supposé.

Le suicide héroïque du duc n’a pas éteint les soupçons répandus dans le public, au contraire. La mort ne lave, n’expie que les fautes de celui qui disparaît ; on plaignit le gentilhomme et la duchesse parut plus odieuse.

Le vicomte de Lossignol eut un mot profond en revenant dans le grand carrosse des pompes funèbres avec ses amis :

— Une femme qui trompe son mari, dans notre monde, ne fait du tort, n’outrage que son époux ; mais si elle s’abaisse à un garçon d’hôtel, un commissionnaire, elle se déclasse, elle manque d’égards à toute sa caste ; l’aristocratie tout entière a le droit de se trouver froissée.

— Froissez-vous, répondit Durandeau, mais il serait peut-être plus philosophique de dire, en laissant de coté les grands principes et la noblesse : la duchesse est une jolie femme et j’aurais préféré qu’elle jetât les yeux sur moi.

— Soit, peut-être. Bien que mes préférences soient en ce moment dirigées vers l’étranger, répartit le vicomte piqué ; mais s’il faut avoir égorgé d’abord trois femmes, je décline toute prétention.

— Nous y voilà ! Pranzino n’a pas été recherché parce que commissionnaire, garçon ou interprète, mais parce qu’assassin... Eh bien, Mme de Montfort-Chalosse, désirant un assassin, n’avait pas ça sous la main... Vous ou moi, nous lui aurions paru fadasses !... Alors pourquoi récriminer ?... Son goût pour les épices ?... Assassin ? dame ! c’est une profession peu courue.

— Évidemment pas cataloguée au Bottin, ni dans les patentes… Alors !...

— Je regrette le duc, moi !... Il taillait si bien... Et je gagnais toujours, sur lui.

— Peuh ! l’hôtel, le château, les terres... fini... hypothéqué par-dessus les girouettes... il n’aurait pas continué.

— Dommage !

— Peuh !... les nouvelles couches achèteront... et il n’y aura pas grand changement... Nous aurons des petits sucriers… des petits fondeurs !...

— La jeune fille, que deviendra-t-elle ?

— Eh bien ! elle épousera un petit mégissier...

Dans chaque voiture, le ton de la conversation avait été le même, les appréciations aussi. Elles s’accentuèrent même, lorsqu’après quelques jours, les visiteurs vinrent apporter leurs condoléances par carte cornée.

— Brrr ! ça sent la ruine... ici...

— Dites : ça pue la dèche...

— Oh ! quel français ! protesta un homme smart.

— Quand on se suicide, ce n’est généralement pas parce que l’on a trop d’argent.

— Le duc s’est tué parce qu’on l’avait volé et qu’il ne pouvait restituer les avances à lui faites par les Affaires étrangères.

— Oui ou parce que la duchesse... enfin… attendez l’instruction...

(À suivre.)

[13 mars 1900]

VII

LE SUICIDE

(suite.)

— Tout va être vendu, c’est certain, et on ne paiera pas tout.

— Alors, l’histoire serait vraie ? Les lettres ? En ce cas, cette femme serait bien coupable.

— On ne sait pas absolument ; personne n’a été reçu par elle. Elle est malade.

— C’est Kimpert-Durand qui fait l’instruction.

Ainsi se résuma l’opinion du monde sur cet événement qualifié parisien.

Les pronostics étaient justes ; la moitié des domestiques fut congédiée et bientôt les chevaux et les voitures disparurent.

Seul, le cob d’Emma fut épargné.

Sa maîtresse l’avait appelé Darkey, à cause de sa couleur presque noire ; il était né dans les landes, sur le domaine familial.

Emma l’aime tant, et puis il est si beau, si dévoué, si doux ! Ah ! quand le montera-t-elle ?... Jamais, sans doute, mais elle ne peut se décider à s’en séparer. Sa seule promenade est dans le jardin de l’hôtel où elle cause avec l’animal qui la suit en gambadant dans les allées et parfois s’arrête pensif, comme s’il prenait part à sa douleur.

L’isolement et l’abandon semblent plus poignants dans cet hôtel aux allures seigneuriales, maintenant délaissé.

Quelques parents éloignés, des amis se sont offerts pour aider, remplacer ces dames, mais Emma a péremptoirement refusé leur assistance. Elle craint de mettre involontairement un tiers dans la confidence du secret de famille qu’elle ne connaît ni ne comprend, mais dont elle constate les épouvantables effets : la mort du duc et la maladie de sa mère.

Car son père, assurément, ne s’est pas tué parce qu’elle aimait Danglars. Elle ne lui en a parlé qu’une heure avant sa mort et sur son ordre. D’ailleurs, elle n’aurait pas méconnu son autorité. Elle ne se serait pas mariée, voilà tout. La douleur n’aurait été que pour elle… et sa mère peut-être... Elle serait allée au couvent...

C’est l’intendant venu de province, le suisse et Modeste qui ont discuté le prix des obsèques, le nombre des cierges, celui des enfants de chœur et des voitures, débattu toutes ces questions d’argent dans lesquelles des gens d’esprit libre auraient peine à se défendre contre l’âpreté de ces corbeaux qui spéculent sur le désarroi et le chagrin causés par la perte d’un être aimé.

La duchesse ne reçoit personne, elle ne quitte guère sa chambre et la vue même de sa fille semble lui être importune...

Modeste lui apporte ses repas, mais elle mange très peu, parfois elle s’alite, en proie à une fièvre brûlante. Lorsque des ordres indispensables lui ont été demandés, elle a répondu :

« Adressez-vous à Mlle Emma et faites ce qu’elle commandera. Je suis malade. »

Une nuit qu’elle semblait plus fortement agitée, Emma s’est introduite dans son appartement ; puis, retenant son souffle, elle crut discerner ces paroles entrecoupées : « Oui, le marquis l’a promis... Mes lettres… mes lettres... je les veux !... À mort !... à mort !... Qu’on le guillotine !... Monsieur le duc, ne vous tuez pas... non... »

— Ses lettres !... Quelles lettres ?...

Et la jeune fille s’épuise, cherchant le lien mystérieux qui unit ces appels désespérés.

Au matin, sa mère était calme, quoique visiblement déprimée. Aux questions qu’on lui pose, elle paraît ne pas se souvenir.

— C’est un délire sans doute passager, déclara le médecin appelé en hâte. Il faut, quant à présent, respecter son désir de solitude et son repos...

Puis, ayant laissé son ordonnance, il s’est éloigné en ajoutant :

« La situation, quoique n’ayant rien d’inquiétant, quant à présent, pourrait s’aggraver... Qu’on me prévienne rapidement. »

Une pluie de papiers timbrés, un déluge de factures bientôt envahit la loge du suisse qui ne sait à qui répondre ; ce sont des menaces, des commandements, des saisies, des sommations.

La liquidation a commencé, on procède à l’inventaire et l’on prépare la vente, car il faut vendre tout, tout, et quand tout ce qui a été pendant plusieurs siècles rassemblé à grand-peine par les ducs de Montfort aura été dispersé aux vents des enchères, peut-être leur héritière ne pourra-t-elle même pas se dire que l’honneur est sauf.

Cependant elle lutte et fait aussi vaillante contenance que celui de ses aïeux qui, après avoir combattu à ses côtés, porta le message du Roi-Chevalier déclarant que si tout était perdu l’honneur restait sauf.

Les hommes d’affaires ont fait leur apparition sinistre. Ils sont venus graduellement, chacun traînant après lui un autre d’un échelon social plus abaissé, d’une hiérarchie moindre.

Oh ! la basoche ! longue, longue, molle et visqueuse théorie, qui commence par la face loyale et placide du notaire et se termine par le museau chafouin et rongé du recors.

Selon l’usage, le tabellion est apparu le premier, solennel en sa redingote noire, avec son, masque suranné, son langage patelin, son air discret.

Son prédécesseur n’était-il pas l’antique confident, le dépositaire des contrats et titres de la famille de Montfort, dès le moyen âge ?

Bientôt il lui a fallu conférer avec l’avoué, celui qui occupe dans les instances. Celui-ci a appelé l’huissier qui signifie les actes, accomplit des exploits. Il n’est pas quantité négligeable, certes. C’est lui qui rend les procès intransigeables, grâce aux violences contenues en ses actes perfides.

Puis viennent les liquidateurs judiciaires, les séquestres pour les mesures conservatoires, les experts, les arbitres et tous les auxiliaires irréguliers non classés, si bien que d’échelon en échelon, l’hôtel est envahi par des brocanteurs grotesques, des faiseurs immondes.

Ce sont des ingénieurs sans emploi, des marchands sans magasin, des courtiers sans maison, tous râpés, tachés, sales, aux souliers avachis, à la mine patibulaire qui, dans un parler de fortifs mélangé d’argot judiciaire, estiment, tranchent, expertisent.

Ce monde hâve piétine avec des chaussures boueuses sur les tapis de la Savonnerie, discutant, querellant, parfois prêt à en venir aux mains.

— Ça, un Gobelin87 ! Cent mille francs !... Je te vends le mien, et c’est autre chose que ça. Je te le donne à 75... C’est un Feltin88... J’en donne 500 francs.

L’interlocuteur se rebiffe :

« Où que tu les prendrais ? »

— Ça, c’est mon affaire.

— Imbécile !

— Voleur !

— C’est à moi que tu parles ?...

Après plusieurs séances prolongées, pendant lesquelles disparurent divers bibelots de prix, Emma, écœurée, dut fermer les portes de l’hôtel, et sur les conseils de l’avoué, un liquidateur fut choisi ; c’était M. Verminot.

À partir de l’instant où il prit la direction de l’affaire, l’hôtel ne fut plus envahi par cette bande d’écumeurs sinistres, mais la liquidation n’avança guère davantage.

Souvent, il se consulta avec l’avoué en un argot baroque.

— À quel chiffre s’élèvent les dettes de notre famille ? Quelle est la valeur de tout ce que nous possédons ? demande parfois Emma.

— Il est, quant à présent, impossible, mademoiselle, de déterminer les forces de la succession.

— Le de cujus est-il mort intestat ? Positivement, nous ne le savons pas...

— D’ailleurs, il faut prélever les reprises...

Et les réponses hérissées de termes judiciaires sont incompréhensibles.

— Vous êtes en relations avec M. Kimpert-Durand ?

Verminot s’inclina modestement :

— Je connais la famille Kimpert-Durand... le juge d’instruction qui s’occupe de l’affaire Danglars... le journaliste qui vous a volés...

— Comment sait-on que ce journaliste est l’auteur du vol ?... répondit vivement Emma.

— Je suppose que du moment qu’il est en prison... qu’une instruction est ouverte...

— Ce ne peut être M. Danglars qui a commis ce vol, monsieur.

Verminot s’inclina.

« Pourriez-vous me dire ce que je dois faire pour être reçue par M. Kimpert ? »

— Je crois savoir, mademoiselle, qu’il a intention précisément de vous entendre comme témoin, ainsi que Mme la duchesse...

— Je vous remercie.

On continua longtemps ainsi ; on préparait, on annonçait la vente du château des Landes, de l’hôtel de Paris, des meubles et objets d’art, et les ressources d’Emma s’épuisaient. Le flot de papier timbré montait toujours.

Modeste allait souvent au Mont-de-Piété.

X

LA MÈRE

En quittant sa mère, le matin qui suivit l’incendie de l’Opéra-Comique, Danglars a prétexté la nécessité d’aller au New-York Messenger. Une catastrophe de cette importance nécessiterait un surcroît de travail.

On sait ce qu’il advint de sa visite à l’hôtel de Montfort.

Le soir de ce jour funeste, sa mère, qui ne peut se douter des événements qui se sont accomplis, seule dans son pauvre intérieur, attend. Elle constate les effets de l’incendie sur les vêtements de son fils.

— Pauvre garçon ! Sa chemise est brûlée. Il a eu la présence d’esprit de l’éteindre... Comme il doit être fatigué...

Les bésicles sur le nez, les mains un peu tremblantes déjà, la bonne dame s’actionne à réparer, se gourmandant de sa lenteur.

Ce qu’elle ne peut comprendre et qui l’inquiète surtout, c’est une fente dans la manche et du sang épanché.

— Aurait-il été blessé ?... Allons, aujourd’hui je ne le verrai pas... La pendule marque déjà minuit... Pourtant, après la nuit d’hier, son journal aurait bien pu lui donner un jour de repos... Pauvre enfant !

Elle pousse un gros soupir. Puis, lentement, à regret, tournant souvent les yeux vers la porte, écoutant les pas qui gravissent l’escalier, elle entre dans sa chambre.

Tout son amour est concentré sur son unique enfant... René, pour elle, c’est Dieu...

(À suivre.)

[14 mars 1900]

X

LA MÈRE

(suite.)

L’histoire de la pauvre femme était banale.

Autrefois jeune et jolie, elle était si pimpante, son carton de modes à la main, que les hommes lui décochaient au passage des compliments, toujours dédaignés d’ailleurs.

Elle habitait avec sa mère veuve, qui sous-louait, rue Racine, deux chambres meublées à des étudiants.

L’un de ces pensionnaires fit un jour une impression profonde sur le cœur de la grisette.

« Je vous aime ; jamais je n’épouserai d’autre femme que vous. Dans quelque temps, je serai reçu docteur, je gagnerai notre vie... D’ailleurs, je vais incessamment recueillir l’héritage de mes parents morts depuis quelques années, etc. »

Rose eut confiance.

Quelques mois plus tard, elle était enceinte. Le futur docteur ne pouvait hésiter devant le devoir... Il partit pour son pays afin de toucher immédiatement la succession et revenir plus tôt épouser la mère de son enfant...

Et il ne reparut jamais.

La vie de la malheureuse modiste devint intolérable. Chaque jour, des scènes de récrimination et de violence de la part de sa mère, qui mourut de rage le jour où naquit son petit-fils.

Par des miracles d’économie et de travail, l’enfant fut élevé et placé en apprentissage dans une imprimerie. Là, il fit la connaissance d’Anaclet, il devint son ami intime, peut-être à cause de la dissemblance des caractères.

Pendant que René complétait son éducation en suivant les cours gratuits du soir, l’autre courait, par les rues baguenaudant aux camelots, excitant les chiens. Plus tard, il étudiait avec ardeur la boxe, la lutte et l’équitation.

Il ne craignait pas de jouer dans les foires le rôle de l’amateur qui défie le professionnel, et de faire appel à d’autres trucs du même genre.

Tous deux furent engagés le même jour, comme ouvriers, dans une équipe de journal. René, joyeux, vint l’annoncer à sa mère.

Il la trouva préoccupée, tenant une lettre à la main.

— Mon enfant, ton père m’écrit...

— Mon père ?...

— Oui, il est établi docteur à New-York, il a réussi, il est riche, et, depuis plusieurs mois déjà, il serait revenu en France pour régulariser nos situations, mais il est trop malade et n’ose entreprendre seul la traversée ; il te prie d’aller le chercher...

— Moi ?... s’écria le jeune homme.

— Toi... son fils !... Par le paquebot suivant, vous reviendrez tous deux... Voici un chèque qu’il envoie pour couvrir les frais de ton voyage, car un ami le renseignait sur notre existence quotidienne.

Un silence pénible s’établit. Il semblait à tous deux que cet événement dût troubler leur intimité.

Enfin, sur les instances de sa mère, René obéit.

Avait-il le droit de repousser la réhabilitation qui lui était offerte, ainsi que l’aisance, car le docteur était riche ?...

Il partit.

À son arrivée en Amérique, son père était mort, sans prendre aucune disposition testamentaire, et lui, René, fils non reconnu, n’avait aucun droit à faire valoir. Il se trouvait perdu, sans ressources, ne parlant pas l’anglais.

Heureusement, un des anciens clients du médecin, rencontré au hasard de ses démarches, vint à son aide et lui trouva une place.

Il s’appelait Harry Simpson. Ainsi naquirent ses relations avec celles qu’il crut être Mmes Simpson. Toutes deux étaient ravies de parler français avec un compatriote, car la France, disaient-elles, c’est notre véritable patrie.

Ce fut une des rares paroles prononcées par elles qui se trouva n’être pas un mensonge.

Grâce à la liberté laissée aux jeunes Américaines, Ketty et René étaient souvent ensemble.

Il s’éprit de Ketty. Elle, n’éprouva que le sentiment banal que ressent toute jeune femme se trouvant sans cesse avec un joli garçon qui lui plaît. Elle avait d’autres idées de conquête.

Quelques mois plus tard, René, qui avait appris l’anglais et économisé le prix du passage, se décida à repartir.

— À bientôt ! crièrent ces dames, quand le paquebot démarra.

Dès son retour à Paris, il entra comme reporter au New-York Messenger qui se fondait. Aussi, maintenant, la mère et le fils étaient réunis, heureux !... et à moins d’un accident… mais Dieu ne venait-il pas de le sauver de l’incendie !... De quel droit douter de sa providence ?...

Pourquoi, en se couchant, la pauvre femme se rappelait-elle tout cela ?... Elle s’endormit difficilement, se réveillant parfois en sursaut, agitée par des pressentiments sinistres.

Hélas ! au matin, la situation s’était sensiblement aggravée.

René n’était pas rentré.

Contrairement à l’habitude, son New-York Messenger n’était pas arrivé... Le courrier était venu pourtant, puisqu’il y avait une lettre... d’une écriture bizarre, adressée à René Danglars et portant la mention « très urgent »...

L’avant-veille, il en avait précisément reçu une semblable comme aspect et écriture, lui donnant rendez-vous à l’Opéra-Comique...

Tous ces incidents semblaient des présages funestes.

Mme Danglars s’est fait une loi de ne jamais entrer en contact avec les relations de son fils ; par une exquise et touchante délicatesse, elle craint de lui nuire en se produisant : elle n’a pas les façons élégantes du grand monde dans lequel son René est appelé à figurer... Mais, cette fois, son inquiétude l’emporte ; heureuse du prétexte, elle lui porte au journal le message. « Très urgent » deux fois souligné ; n’est-ce pas, en quelque sorte, un ordre pour elle de l’apporter sans retard ?

Il était dix heures et demie quand elle pénétra dans le vaste appartement occupé, avenue de l’Opéra, par le New-York Messenger.

À gauche, sur le palier, une plaque avec ce mot : RÉDACTION.

« C’est là qu’il doit être... » Et son cœur battit bien fort, puis elle entra et, pour se donner une contenance, prit la lettre à la main.

À peine la porte ouverte, un garçon de bureau s’élança comme s’il eût craint qu’elle profanât le sanctuaire dont un canapé de moleskine formait, avec quelques chaises et un immense casier plein de vieux journaux, le modeste ameublement.

— C’est la rédaction, ici, fit-il brutalement.

— Je le vois, monsieur... mais je viens pour un rédacteur.

L’autre supposa qu’il s’agissait d’une facture de fournisseur.

— Ah bon ! pour demander une adresse ? Nous ne les savons jamais... Donnez ça... on le mettra dans son casier... Et il dessina un geste de congé.

La visiteuse s’arma de courage :

— Je voudrais voir M. Danglars pour lui remettre cette lettre moi-même...

— M. René Danglars ? Vous ne le connaissez pas beaucoup, à ce qu’il paraît ?...

— Mais si... fit-elle interloquée.

— Mais non !... Voyons, il y a plusieurs jours que nous ne l’avons vu. Il n’est plus de la maison...

Comme Mme Danglars semblait ne pas comprendre, il insista :

— Je vous dis qu’il ne fait plus partie du journal...

— Il ne fait plus partie ?...

La pauvre mère sent son cœur se serrer, ses jambes fléchir. Tout à coup, elle se ressaisit : l’ami de son fils pourra lui donner l’explication qu’elle sollicite.

— Ne pourrais-je voir M. Anaclet ?

— Anaclet, le metteur en pages ! Oh ! impossible, il est à l’administration.

Mme Danglars s’éloigne désespérée.

— René n’a pas osé me révéler la vérité... La chose est donc grave. Il a tort...

Sa douleur est si intense qu’elle ne peut se soutenir, et, après quelques pas sur le trottoir de l’avenue de l’Opéra, elle se sent faiblir et forcée de s’appuyer contre la devanture d’un libraire, tenant toujours la lettre dans sa main crispée.

Comme elle est pâle, deux ou trois personnes s’approchent avec intérêt.

À côté d’elle, un personnage à l’aspect fortement britannique, orné de favoris flavescents, examinait les livres de l’étalage.

Il portait une tunique de touriste serrée d’une bretelle de drap boutonnée à la ceinture et, par-dessus, un plaid écossais ; de son chapeau à larges bords bossués s’échappaient quelques mèches de cheveux gris-jaunâtre ; d’énormes lunettes s’étalaient sur son nez ; il avait l’air ratatiné et fureteur de ces amateurs qui fouillent les étalages des bouquinistes, à la recherche d’autographes invraisemblables.

D’abord, il avait examiné flegmatiquement la scène, et, sans doute, allait s’éloigner, sans porter aucun secours, mais l’humanité domptant son égoïste indifférence, il se ravisa :

— Appuyez-vous sur moâ, médéme, dit-il avec un fort accent anglais ; et, s’adressant à ses voisins :

« Aoh ! il fallait porter médéme chez oune chemist... yes, je voulais dire un pharmacien. »

Deux personnes de bonne volonté s’empressèrent. L’Anglais prit d’office la direction du mouvement, il y coopérait même efficacement en soutenant la malade par le poignet.

Pendant le déplacement, ses nerfs se détendirent, sa main laissa échapper le papier. Heureusement, l’Anglais accomplissait en conscience son rôle de protecteur et de gardien. Il ramassa la lettre.

(À suivre.)

[15 mars 1900]

XI

OÙ LE METTEUR EN PAGES ANACLET ÉPROUVE PLUSIEURS DÉCONVENUES

Ainsi que l’avait déclaré le garçon de bureau, Anaclet était en conférence avec M. Smith.

M. Smith, dont les fonctions n’étaient pas nettement établies au New-York Messenger, s’occupait surtout de publicité. C’était une personnalité brouillonne et antipathique, imposée au directeur par un commanditaire important. Il envahissait tout, se mêlait de tout, tranchait toutes les questions qui ne le regardaient nullement.

M. Smith, se carrant dans son fauteuil, prenait des attitudes variées, cherchant à produire une haute impression à son interlocuteur qui, debout, l’écoutait, le chef orné de son traditionnel chapeau de papier :

« Lorsque l’idée vint à mes compatriotes de fonder, à Paris, un organe aux idées plus larges, avec des moyens d’action plus puissants que ceux jusque-là en usage dans le vieux continent, je fus naturellement choisi pour diriger l’affaire, au point de vue financier, et m’occuper des questions de publicité. »

— Ah ! oui, de la publicité !...

— Ne coupez pas ma discussion, je vous prie, car vous courriez le risque de ne pas comprendre...

Je dus me préoccuper aussi du personnel... et vous nous avez été désigné comme un metteur en pages hors ligne...

Anaclet, peu impressionné par l’attitude de son supérieur, l’interrompit :

« Eh bien ! est-ce que ce n’est pas moi qui l’ai organisé, le journal, avec une équipe de nuit, des typos comme il n’y en a pas ?... On vous enlève ça en quatre heures… Jamais de marbre... Une machine... »

— Je ne conteste pas votre aptitude, je vous reproche certaines erreurs qui compromettent gravement nos intérêts. Parfois, vous avez oublié des articles...

— Dame ! Quand une nouvelle importante arrive au dernier moment... que le journal est composé, faut lui trouver de la place… et pour cela, faire sauter quelque chose...

— Oui, mais hier...

Anaclet avança ses lèvres d’une moue dédaigneuse :

« Peuh ! c’était un discours d’académicien… de la vraie pommade... quoi ! Je l’ai fait sauter pour mettre la lettre du citoyen ex-forçat et académicide Lisbonne89. L’Académie, c’est rasoir !... »

— L’autre jour, vous avez laissé passer que les monstres composant le cabinet s’étaient réunis dans un « baquet » présidé par M. Grévin90...

— On a mis « monstres » pour ministres, c’est une coquille, quoi !... Du moment que l’on a lu « monstres », on a dû naturellement supposer qu’il s’agissait du cabinet... de cire de M. Grévin... et d’un « baquet » au lieu d’un « banquet »... mais ça, c’est au correcteur à corriger.

— Vous avez dit que le ministre de l’Intérieur avait perdu son ventre ?

Le typo se prit à sourire :

— Peuh ! mon Dieu ! Le ventre, c’est le centre du corps, c’est kif-kif, allez !... Tout le monde a compris, certainement… et puis, une petite pointe de gaieté, un à peu près, un calembour, un coq-à-l’âne, ça fait plaisir au lecteur...

— Enfin, je vous ai donné l’ordre formel de ne plus faire passer de copie à M. Danglars…

Anaclet se dandine plus fort sur ses jambes :

— Cela m’a peiné… c’est un camarade. On ne le remplacera pas facilement... Beaucoup de talent... le truc pour avoir des nouvelles toutes fraîches.

Le pseudo directeur prit une pose :

— Ceci n’est pas de votre ressort...

— C’est bien ce qui fait le mal ! sans quoi le journal serait un peu mieux fichu ! Tenez, il y a eu un suicide chic au faubourg Saint-Germain, le duc de Montfort, l’ambassadeur... Eh bien ! pas un mot sur la cause qui se rattache à l’affaire Pranzino... Si René avait été encore ici, nous aurions eu...

— Parlons de votre service, s’il vous plaît.

— Non, n’en parlons pas... Je suis dégoûté du journalisme... Je vais prendre un congé.

— Un congé ?

— Oui ! Quelques semaines... je suis dégoûté... je vous dis...

— Je ne vous autorise pas…

— Oui, mais ça ne fait rien... vous... J’ai, déjà, prévenu le directeur... Bonjour, monsieur Smith.

Ayant ainsi rompu avec le journal et surtout avec M. Smith, Anaclet change de coiffure et sort, le nez au vent.

Il avait un cigare et le cigare marchait bien, il était content, lançait en l’air des spirales de fumée bleuâtre, heureux de vivre.

Pourtant, au milieu de sa quiétude, le metteur en pages pensait à son ami :

« On l’a vu sortir sain et sauf de l’Opéra-Comique, hier. Ça prouve qu’il n’est pas mort. Mais ça ne suffit pas... A-t-il trouvé une autre place ? Ma foi, j’ai aussi bien fait de rester typo, moi, que de me faire journaliste ; je gagne suffisamment, je me fatigue moins la cervelle ; j’ai toujours de l’ouvrage et quand un patron m’ennuie, je l’envoie promener et j’y vais moi-même... »

Ayant aperçu le groupe, il s’approcha et reconnut Mme Danglars que l’on soutenait :

— Quoi, c’est vous ! Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a ? Maman, voyons :

L’Anglais, supposant sans doute sa présence désormais inutile, sa protégée ayant retrouvé un ami ancien, s’éloigna discrètement.

Au surplus, elle revenait à elle :

— Ah ! c’est toi… Anaclet ! Et René ?... Je le cherchais...

— Ah oui ! au New-York Messenger

— Je lui portais une lettre... cette lettre...

Et après de multiples recherches, elle s’aperçut que la lettre n’était plus en sa possession...

« Ah ! mon Dieu ! Ma lettre ?... J’ai perdu la lettre... »

Elle examina le sol.

— Où est l’Anglais ?...

— Quel Anglais ?...

— Celui qui était là... qui me soutenait...

On eut beau regarder de tous côtés, l’Anglais fut aussi introuvable sur le trottoir que la lettre qui, pourtant, avait dû y tomber...

« Ce doit être lui qui l’a prise… »

— Enfin, qu’avez-vous, de quoi s’agit-il ?... Prenez mon bras...

Alors elle lui expliqua ses transes, son inquiétude. Il la consola :

« Voyons, maman, que diable avez-vous ? Nous connaissons le jeune homme, n’est-ce pas ? Très bon, très doux, très intelligent, solide au poste... presque aussi fort que moi... incapable d’une mauvaise action... De quoi avez-vous peur ? Nous sommes certains qu’il n’a pas fait mal, n’est-ce pas ? »

— Certes... René ! mal faire !

— Bon ! eh bien ! Il n’est plus au New-York, la belle affaire ! Il ira dans un autre journal.

— Oui... mais il ne me l’a pas dit... et alors je crains...

— Il a eu bien raison : il voulait vous éviter de vous mettre dans cet état, parbleu ! Comme on connaît les saints, on les honore...

— Tu ris de tout...

— Dame ! II n’y a pas de quoi pleurer parce qu’un garçon de vingt-six ans n’est pas rentré coucher chez sa maman. Allons chez vous... s’il n’y est pas, je partirai sur l’heure à sa recherche... moi, Anaclet, ici présent...

— Tu es bon garçon, répondit Mme Danglars.

— Ça, c’est vrai !... Vous comprenez bien, maman, que quand on est revenu du Nouveau-Monde et de l’Opéra-Comique, on est capable de se conduire dans Paris...

Et en passant son bras sous celui de la mère de René, il l’entraîna vers son logis ; tout en la consolant. Mais plus il s’y efforçait, plus il sentait l’inquiétude le gagner à son tour.

En arrivant, ils questionnèrent la concierge. Aucune nouvelle de René, mais trois dépêches très volumineuses.

— Diable !... décachetez ça, maman.

Mme Danglars hésitait.

— Je ne lis jamais les lettres de...

— Les lettres, possible, mais les dépêches, c’est pas la même chose.

Et il décolla le pli qu’il tendit :

« Je prends tout sur moi... maintenant lisez... »

Les trois dépêches n’en formaient qu’une seule et unique, datée du même jour, en provenance d’Argenteuil.

Après les avoir parcourues, Anaclet les examina soigneusement ; puis, s’étant frotté les yeux, il en recommença la lecture avec beaucoup d’attention ; sa figure exprimait une stupéfaction profonde.

De temps en temps, il s’interrompait pour dire : « Ah çà ! par exemple, comprends pas ! »

En voici le contenu exact :

« Mon jeune ami,

» J’ai vu avec joie que vous étiez sain et sauf ; je le suis aussi, les personnes qui étaient avec nous aussi. Allons, tant mieux ! La jeune fille blonde est charmante, je voudrais la connaître, car elle m’intéresse, cette enfant !...

» Je suis particulièrement content qu’elle ait échappé au désastre, bien que la mort soit en principe indispensable au perfectionnement de l’humanité. Si l’on ne mourait pas, on ne pourrait pas naître. La terre deviendrait trop petite pour contenir tous ses habitants et, alors, quels épouvantables massacres, mon jeune ami !...

» Les vieux doivent donc disparaître, disparaître, disparaître rapidement. Allons, ouste ! laissez la place aux jeunes qui seront en progrès sur vous puisqu’ils seront plus intelligemment élevés par vous que ne l’ont été leurs pères, puisqu’ils apprendront en quelques années, dans les livres, les lois que vous leurs prédécesseurs aurez eu tant de peine à découvrir, coordonner et formuler.

» Donc, “place aux jeunes !” C’est clair, c’est clair, clair ! Telle est la loi inéluctable du progrès.

» Est-ce clair ? Oui... Incontestable !

» Il est donc criminel, ce savant qui cherche le moyen de nous empêcher de mourir. Il s’élève contre la Science et le Progrès. De quel droit prolonger la durée toujours trop ample des imbéciles ?

» Sauf possibilité de la régénération humanitaire, qui permettrait de rendre les vieux jeunes. Car, alors, pourquoi remplacer les vieux, puisqu’ils auraient les qualités qu’ont les jeunes et qu’ils sont déjà là, tout venus ?

(À suivre.)

[16 mars 1900]

XI

OÙ LE METTEUR EN PAGES ANACLET ÉPROUVE PLUSIEURS DÉCONVENUES

(suite.)

» Oui, pourquoi remplacer un homme par son fils ou son neveu, sous prétexte que ces derniers seront plus intelligents, alors que moi, je puis rendre celui déjà existant parfait. Oui, vous entendez bien, parfait au moral et au physique.

» Et pour tout cela que faut-il ?

» Presque rien, appliquer seulement la méthode régénératrice et réformatrice de votre serviteur.

» C’est pour vous en causer que je vous avais donné, hier, rendez-vous à l’Opéra-Comique… Je puis donc vous offrir du travail pour plus d’un siècle, car la perfectibilité humaine est infinie, je connais toutes les grandes lignes, les circonvolutions du cerveau, le siège des sensations principales… les détails... Bernique !... Mais, dans l’état actuel de la physiologie, qui connaît la parcelle de matière grise de notre organisme correspondante au la bémol, au gris-violet, quelles contractions donnent les lettres de l’alphabet, dans quels replis siège l’odeur de la rose, celle du camélia ?... J’en sais plus que les autres, c’est évident, je puis développer ou atrophier une qualité en bloc, faire d’un poltron un brave, donner à un imbécile le génie de Napoléon, de Goethe ou de Shakespeare. C’est un pas en avant, c’est incontestable ! Mais la belle affaire !... C’est vraiment bien peu en comparaison de ce qui reste à faire... pour être Dieu.

» J’aime à rire, certainement je suis gai, mais il était impossible de vous expliquer ces choses relativement graves (bien que tout ce qui n’intéresse que l’humanité soit nécessairement futile) au milieu de ce troupeau de gens qui fuyaient affolés.

» Je vous ai bien écrit ce matin, mais je crois me rappeler que ma lettre ne portait pas mon adresse, cela tient à ce que le domestique Goliath, un domestique ! vous le verrez, mon jeune ami, enfin !... Goliath, de qui j’aurai bien de la peine à faire même le dernier des hommes, trouvant la lettre sur mon bureau, s’est avisé de la mettre à la poste de son chef... Oui, cela l’amuse follement de cacheter les lettres et de les porter à la poste... Je ne peux pas l’en empêcher... Que voulez-vous ? Il croit bien faire... Notez avec soin qu’il ne sait pas lire... et malgré mes efforts, je n’ose affirmer que jamais il le saura, bien qu’il connaisse fort bien les lettres, ma foi, l’animal ! Mais pour épeler... Ah ! si vous aviez le temps de lui apprendre... Si vous pouviez vous faire agréer par lui... Mais son caractère est tel, que je n’ose l’espérer...

» À ce soir, vous coucherez au besoin à la maison, ou au château... Ah ! à propos, ayez-moi quelques détails sur Pranzino... Nous parlerons aussi de l’autre... celui du couloir... qui a un si beau crâne... Ah ! Ah ! en voilà un par exemple que j’achèterais cher... Je donnerais un million... oui, un million, pour une tête, qui pour un autre, ne vaudrait rien du tout dans quelque temps… et pour son propriétaire, moins que rien... Elle va le conduire à l’échafaud, c’est certain !... Vous verrez si en lui offrant un million, il ne voudrait pas la céder… ou la prêter... et je la lui arrangerai d’après ma méthode... Mais à ce soir… cher enfant, à ce soir.

» Dr Cornélius Hans Peters,

» rue Galilée, 3i ter. »

À cette lecture, la physionomie du metteur en pages exprima l’ahurissement le plus complet. Il questionna la concierge, en retournant le message dans tous les sens.

— Épatant ! C’est bien un employé du télégraphe qui vous a remis cela ?... C’est une dépêche !... Une vraie dépêche !

— Dame ! répondit la concierge... Faut croire... C’est le télégraphiste… qui vient constamment ; du reste, il en avait aussi une pour l’avoué du premier... En remettant celle-là, il rigolait.

— Je te crois… on n’en envoie pas souvent comme ça... Dites donc, maman, René est donc allé à l’Opéra-Comique avec un fou !... Un fou qui a de la galette... par exemple !... Parce que le gouvernement ne fait pas crédit...

Tout à coup, Mme Danglars qui n’écoutait plus, se frotta les yeux, comme une personne qui craint de se méprendre, puis elle les rouvrit tout grands et regarda avec tant d’obstination les consommateurs assis à la terrasse d’un café voisin, qu’elle ne prit pas garde à un camelot qui vendait un journal, criant à tue-tête :

— La catastrophe de l’Opéra-Comique, cent-sept victimes !... Vol de 300,000 francs chez l’ambassadeur de Russie... Arrestation du...

Le marchand, en s’approchant d’Anaclet, laissa lire l’en tête des articles ; il y avait : Arrestation du reporter Danglars.

— Assez ! fit brusquement le typographe ; va-t’en crier ça plus loin... Tu m’entends ?...

Il se plaça entre le camelot décontenancé qui, le connaissant depuis longtemps, s’éloigna docilement sans continuer.

Mme Danglars, tout à son examen, se retourna vers son compagnon sans avoir rien entendu :

— C’est lui ! le voilà ! l’Anglais qui m’a volé la lettre... J’en suis sûre...

Et, tendant la main, elle montra un consommateur qui achetait la Patrie.

— Ah ! c’est lui ?... Vous êtes sûre ?...

— Oui ! oui ! sûre !

Anaclet traversa les rangs de tables et, se campant résolument devant l’insulaire, il lui demanda narquoisement :

— Dites donc, l’English, est-ce que vous seriez facteur... par hasard ?...

L’étranger, qui achetait le journal, continua paisiblement à empocher la monnaie que lui comptait le camelot.

— Vous ne répondez pas... regardez donc un peu dans vos poches si vous n’auriez pas une lettre adressée à René Danglars... par hasard ? Quelquefois ça se trompe d’adresse...

L’étranger s’apprêta paisiblement à lire, ses yeux se portaient sur l’arrestation de Danglars... Anaclet plus nerveux et agressif se rapprocha encore :

— Ah ! mais non... mon bonhomme, tu ne vas pas lire avant de m’avoir parlé de la lettre ! Tu aurais toutes les nouvelles à la fois, alors !

Le camelot ayant quitté la terrasse reprit ses vociférations : « Demandez la catastrophe, le nom des victimes ; le vol chez l’ambassadeur de Russie ; l’arrestation de René Danglars ! »

Mme Danglars ayant entendu lança un appel déchirant :

— Ah ! Anaclet... Anaclet ! quel malheur !

Et succombant aux émotions qui l’avaient assaillie pendant la matinée, elle s’affaissa, entraînant dans sa chute une table à laquelle elle essaya de se cramponner.

Hélas ! Anaclet voulant contraindre l’Anglais à s’apercevoir de sa présence, lui avait pris le journal des mains. Mais sortant subitement de son calme, celui-ci avec une rapidité et une vigueur qu’eût enviées un boxeur de profession, lui avait, sans un geste ou une parole qui l’eût pu faire pressentir, décoché en pleine figure un si formidable coup de poing qu’il en avait perdu l’équilibre et était venu s’abattre sur une chaise à côté de Mme Danglars.

— L’Anglais a raison... pourquoi l’autre veut-il lui prendre son journal ?

Telle fut l’impression générale.

Le patron craignant un scandale et une bagarre, attribuant d’ailleurs tous les torts au typographe qui avait cherché querelle à un client paisible et sérieux à en juger par sa soucoupe, dont la couleur indiquait une consommation de 1 fr. 25, s’excusa platement :

— Si milord veut bien prendre la peine d’entrer dans l’intérieur... milord comprendra que je ne saurais être rendu responsable de l’acte de cet homme. Ce n’est qu’un passant, un inconnu, que je ne connais pas...

L’Anglais que son flegme n’avait point abandonné condescendit au désir du cafetier.

— Yes, un inconnu que je ne connaissais pas non plus... no... qui n’avait jamais été présenté à moâ. Yes, parfaitement, un inconnu ! Il voulait enlever le journal de moâ ! le journal que je venais d’acheter et de payer devant lui-même. Aoh, c’était une chose inadmissible, intolérable pour un Anglais !...

Et il disparut raide et compassé.

Mme Danglars pleurait et Anaclet saignait.

Le patron appela devant l’autre porte une voiture et y fit monter l’Anglais avec force salutations.

— J’espère que milord voudra bien ne pas garder rancune à la maison.

(À suivre.)

[17 mars 1900]

XII

L’HOMME D’AFFAIRES VERMINOT

Tout le monde sait, dit, répète à l’envi, que les agents d’affaires sont véreux. Ce sont d’ex-avoués, notaires, huissiers, avocats, rejetés par leur corporation et cependant ils conservent une certaine clientèle. Cela tient à ce que les imbéciles n’ont confiance que dans ceux qui leur affirment qu’ils ont raison, et que jamais un agent d’affaires n’a dit au client lui remettant provision : « Vous avez un mauvais procès qu’il faut arranger… ou ne pas faire. »

Verminot, lui, n’a jamais été chassé d’une corporation, puisqu’il n’a jamais pu faire partie d’aucune, mais il réussit.

Par Mme de Kimpert, dont il est le confident, il sait tout ce qui se passe dans le cabinet d’instruction de son mari et il parvient souvent à tuyauter le prévenu assez utilement.

Il a touché des honoraires de non-lieu reconnaissants.

Verminot a maintenant une « étude », ce qui implique qu’il étudie ; sa figure chafouine s’encadre dans des favoris corrects, son torse maigre s’étoffe dans des vêtements de coupe sérieuse. Malheureusement, tout comme l’huissier Gouffé91, son ami, il a un côté faible, il voudrait faire des conquêtes dans le monde de la haute vie, c’est ce qui a permis aux Simpson de l’exploiter...

L’exploiter est un mot un peu gros... car Verminot a toujours une idée de derrière la tête. Ketty est libre, lui aussi... elle est riche, jolie... Pourquoi ne l’épouserait-il pas ?

Ce matin-là, il conseillait le marquis :

— Puisque Castelhaut ne pourra s’acquitter vis-à-vis de vous que s’il lui tombe de l’argent du ciel, ou d’une femme, ce qui est la providence des jolis garçons qui portent un titre, il faut lui faire épouser Dolorès, qui a dix millions... De plus, nous toucherions une commission convenable, en partageant avec la dame de compagnie, qui est à ma dévotion et désire s’argenter...

— Les Montfort sont donc finis ? J’avais la parole de la duchesse pour lui, et le duc étant mort, le mariage allait tout seul.

— Ruinés à plat, ratiboisés. Si le notaire Bonfant n’avait pas découvert un acheteur, un étranger imbécile qui va payer le château des Landes plus qu’il ne vaut, parce qu’il en a une envie folle, ils seraient en déconfiture complète...

— N’en parlons plus... Que doit faire le baron pour Dolorès ?...

— Oh ! très simple ! Depuis l’incendie, Dolorès déclare que le baron c’est un caballero accompli. Il lui faut écrire quelques billets doux... une correspondance brûlante. Dolorès le trouve charmant, elle ne demande qu’à marcher. La duègne aussi, à la condition de ne pas se compromettre vis-à-vis de la famille qui lui a confié la garde de la jeune femme. La duègne veut retourner au pays, honorable et riche.

— À qui faut-il que le baron demande sa main ?

— À Dolorès elle-même et qu’il l’enlève, ce qui forcera le tuteur à consentir au mariage… autrement il refusera pour continuer à gérer la fortune.

— Comment, enlever ?...

— Oui, enlever !... nous combinerons cela.

L’enlèvement est une forme de procédure espagnole qui rappelle un peu de nos actes respectueux... Faites-vous d’abord signer un bon de commission de 600,000 francs. Oh ! c’est un peu cher !... mais quoi ? La vieille, vous et moi aurons 200,000 francs chacun. Dolorès possède 10 millions.

L’idée d’un enlèvement souriait peu au marquis.

— Et la justice... Je ne tiens pas à la mettre dans mes affaires... pas du tout...

— Ayez seulement le bon de commission et ne vous mêlez de rien. La justice n’a rien à voir là...

— Si je ne me mêle de rien... soit !

— De rien.

— Préparez-le, votre bon, je le ferai signer au baron. Maintenant, une consultation... Vous n’êtes pas jaloux de Ketty, je suppose ?

L’homme d’affaires fit un haut-le-corps significatif.

— Diable ! reprit le marquis... Vous êtes son amant ?...

— Non !... mais...

— Bon ! je vois que ça y est... Enfin, n’importe, les affaires sont les affaires... Voici... Le vicomte de Lossignol, qui a un conseil judiciaire, aime Ketty... Sa famille, certainement, s’opposera à son mariage, car il pense à l’épouser et lui il ne fera pas d’actes respectueux, parce qu’on le déshériterait. Donc, mariage impossible, rassurez-vous... Voici ma question : peut-il, malgré son conseil judiciaire, tester utilement en faveur de Ketty ?

— Utilement ! répéta Verminot ahuri... Qu’entendez-vous par là... utilement ?...

— J’entends ceci : si le vicomte fait un testament, Ketty hérite-t-elle de lui ?

— Sans doute ! à sa mort... mais le vicomte est jeune...

— Cela n’empêche pas de mourir... au contraire...

— Ah ! fit avec un ébahissement plein de préoccupation l’homme d’affaires... Ah !... comment... au contraire ?...

Le marquis resta placide :

— Quand on est jeune, on commet volontiers des imprudences… il arrive des accidents...

Verminot s’effara :

— Un crime !...

— Oh ! quelle mouche vous pique, mon ami ?...

Un homme jeune, amoureux, jaloux par exemple, surprenant un rival, l’injurie, le provoque... on se bat... et quand on se bat, on peut être tué.

— Sans doute, s’écria Verminot effrayé, mais qui est-ce qui se bat ? Je ne me bats pas, moi, je n’ai rien surpris ! Je ne veux rien surprendre !...

Le marquis éclata de rire :

— Mais qui parle de vous ?... Ah ! ah ! décidément, les jurisconsultes, si braves pour menacer avec le papier timbré, s’épouvantent facilement à la pensée d’une balle ou de...

— C’est possible, reprit sèchement Verminot. Chacun son genre... Vous, là, à l’instant, n’aviez pas l’air très d’aplomb en parlant de la justice, en face du papier timbré, comme vous dites... mais continuez.

— C’est fini. Ketty a beaucoup d’amoureux, voilà ce que je voulais dire...

— Que lui importe l’argent puisqu’elle est riche ?...

— Le père Simpson est très riche… mais ce n’est pas la même chose... D’ailleurs, deux millions de plus en propriétés en France, cela ne gêne jamais... Vous auriez là une jolie liquidation, une mine de procès...

— Je suis en principe ennemi de tout ce qui, de près ou de loin, touche à la violence.

— Vous avez raison, il faut plumer la poule sans la faire crier, c’est là votre grand art.

L’homme d’affaires fit la grimace :

— En vérité, vous avez des expressions !... Avez-vous toujours besoin d’argent ?...

— Certes, plus que jamais ! Depuis un mois, j’ai mangé ou perdu 300,000 francs...

Sur le regard étonné et interrogatif de son interlocuteur, le marquis ajouta :

« Je venais de les recevoir de Cuba… Mais continuez à votre tour... »

— Avez-vous toujours aussi les documents que les Montfort achèteraient, m’avez-vous dit, fort cher ?

— Admettons que je les aie... Eh bien ?...

— Je puis vous avertir du jour où Emma aura de l’argent.

— Ah !... et quand donc ?...

— Permettez... je l’ai confessée... tout est au clou !... rien ! rien ! Alors, comme il faut bien qu’elle mange, sur les rentrées que j’effectue, je lui donne de temps en temps ; désormais, je la prendrai par la faim et je ne lui donnerai plus rien... alors elle se décidera à vendre un objet auquel elle tient beaucoup... je saurai la minute précise à laquelle elle en touchera le prix, et je vous préviendrai... à vous de le lui faire donner...

— Je m’en charge et je vous remercie...

— C’est inutile ! pas de remerciements, 25 %, voilà tout. Avez-vous l’homme capable de faire la démarche ?...

— J’ai toujours ceux dont j’ai besoin...

— Pour se faire écouter d’Emma, il faut une certaine allure, des manières, une présentation.

— Celui que j’enverrai sera présenté à Emma quand il faudra, et de façon à inspirer toute confiance.

— Et les papiers ?... comment les remettre ?...

— Je les aurai, d’autant que Pranzino devient gênant ; qu’ils pourraient lui permettre de garder sa tête, ce qu’il ne faut pas...

Verminot interrompit :

— Je vous en prie... je désire à mon tour ne pas connaître les moyens... que vous employez... Je vous avertirai si vous voulez... songez aux papiers...

— C’est un détail, la question n’est pas du tout de trouver le moyen de remettre des papiers aux Montfort-Chalosse qui les désirent. Non ! c’est de se faire remettre par eux de l’argent… ne vous en inquiétez pas...

Un clerc annonça à son patron que M. Tridoux voulait lui parler.

— C’est un client pour lequel j’ai quelques affaires de la Bourse...

— Sacrebleu ! mon cher ami... recevez-le... un client qui opère à la Bourse... Fichtre ! soignez-le ; au jour d’aujourd’hui, les imbéciles sont rares...

Le liquidateur trouva la plaisanterie déplacée.

— Vous croyez donc qu’il est bien difficile de gagner ?

— Difficile, non.

— Alors, pourquoi le qualifiez-vous d’imbécile ?

— Pour deux raisons : la première, c’est que ce n’est pas difficile, vu que c’est impossible ; la seconde, parce qu’il s’adresse à vous... Bonsoir, cher ami... 25 % !

Et il s’éloigna, pendant que M. Verminot s’empressait à faire asseoir l’aimable Tridoux qui venait lui apporter les fonds gagnés dans son débit de vin pour les faire fructifier.

(À suivre.)

[18 mars 1900]

XIII

OÙ LE LECTEUR ASSISTE AUX ÉVÉNEMENTS EXTRAORDINAIRES QUI SE PASSÈRENT AU BOIS DANS LA MATINÉE DU 12 MAI 189...

Le printemps fait place à l’été, les acacias se couvrent de fleurs, l’air se parfume de senteurs capiteuses ; tout ce qui a quelque souci de l’élégance, qui aspire au titre de sportsman accourt au Bois dès le matin.

Gentlemen et maquignons, grandes dames authentiques et cocottes de marque s’y rencontrent ; tous se connaissent et forment un monde à part : c’est la franc-maçonnerie sportive.

Un nouveau venu est dévisagé d’un œil peu favorable, presque soupçonneux. Si c’est un piéton, on ne le regarde pas, il n’existe pas.

Hop ! hop ! c’est tout ce que peut lui concéder de bienveillance et d’attention un sportsman qui se respecte ; et encore, pour cela, faut-il que le malheureux fasse obstacle au libre développement des allures de quelque pur sang ; aux chevaux de race appartient en toute propriété le droit de vaguer par les allées.

On comprend avec quel dédain était remarqué, à cause de son allure excentrique, un petit vieux orné de grosses lunettes rondes, d’une lorgnette en sautoir, d’un parapluie, d’une canne à pomme d’argent, mal vêtu d’ailleurs, qui s’était installé sur un pliant à l’un des lieux soi-disant réservés aux pannés, à l’embouchure de l’allée des Acacias.

Il ne comprenait pas évidemment ce que sa présence avait de choquant et se permettait de dévisager sans vergogne les fins et aristocratiques promeneurs, tels que le baron de Castelhaut, Dolorès de Santos y Toledo et sa duègne, etc.

Une élégante amazone, à la figure hautaine, aux cheveux blonds flottants, dont le buste fier et svelte s’épanouissait en un dolman à la hussarde, élégamment orné de tresses d’or, passa galopant sur son cob.

Le vieillard, contre ses yeux appliqua ses jumelles, afin de mieux la considérer :

— Pas mal, ma foi, cette Ketty ! pensa-t-il.

Quantité de sportsmen la saluèrent, elle répondit d’un geste léger de sa cravache, en femme qui ne daigne pas s’attarder à compter ses succès et dont l’unique pensée est l’équitation.

En réalité, cette fille qui n’aime rien, ni personne qu’elle-même, éprouve, sinon le remords, du moins une gêne qui ressemble à ce sentiment, depuis qu’elle connaît l’arrestation de Danglars. Il a été en Amérique son premier flirt, rien de plus ; ce n’est pas d’ailleurs sa faute à elle, Ketty, s’il a volé 200,000 francs, mais cela lui semble si inadmissible qu’elle ne peut s’empêcher de pressentir quelque trame ténébreuse…

Alamanjo est intervenu… et quand il apparaît, ce ne peut être que pour mal faire… Ces réflexions la rendent vaguement soucieuse.

Et puis, il y a aussi ses lettres… Pranzino est vantard, leur exhibition ferait rater son mariage, non seulement avec le vicomte, mais tout mariage possible.

Peut-être eût-elle mieux fait d’avouer... d’accepter l’offre de René !... Oui, mais Alamanjo est apparu…

Après un temps de galop au milieu de l’allée, elle se trouva dépassée par un Anglais, monté sur un superbe alezan brûlé ; la si fière et si dédaigneuse amazone ralentit sa monture.

Il n’y avait rien cependant qui pût impressionner dans la physionomie du cavalier. Il n’était ni gros, ni gras, ni jeune ni vieux, portait des favoris blonds gris roux, une figure rubiconde avec un air parfaitement débonnaire et, s’il faut tout dire, un peu ridicule. Personne n’y prit garde ; au Bois, l’air, la personne physique, les vêtements n’ont que peu d’importance en comparaison des animaux ; or, le cheval était d’une merveilleuse beauté.

Ketty et l’étranger chevauchèrent quelques secondes côte à côte. Pendant ce court instant, le dialogue suivant s’échangea à voix basse, vif et saccadé, menaçant comme un cliquetis d’épées :

— J’ai à te parler...

— Encore ? fit-elle avec un accent de reproche.

Les sourcils du sportsman se froncèrent, et sa figure, malgré sa teinte rosée et ses placides favoris qui s’étalaient béatement comme des nageoires, prit une expression singulière de dureté et de commandement :

« Jeudi, chez moi, trois heures !... » Puis il tourna dans une allée.

Le petit vieux n’avait pas quitté Mlle Simpson de sa lorgnette, il tressaillit :

— Tiens... tiens... Ah ! ceci serait curieux si l’Anglais se trouvait être...

Puis, comme celui dont il parlait s’approchait, il laissa choir sa canne et se baissa pour la ramasser en murmurant : « De cette façon, il ne me reconnaîtra pas… »

Lorsque le cavalier l’eut dépassé, Cornélius se releva et reprit son examen :

— Mais oui ! c’est lui, parbleu ! Malgré sa perruque, son rouge et ses postiches, il n’a pu dissimuler complètement, dénaturer son crâne... il reste le front... le front... Ah ! ah ! Non, il n’y a pas dans le monde, en Europe tout au moins, deux crânes comme celui-ci ; il connaît les Simpson...

Ketty continua sa promenade, visiblement préoccupée ; à peine s’aperçut-elle du salut discret et chargé d’effluves amoureux que lui adressa le vicomte de Lossignol du haut de l’une de ces voitures étonnantes dites araignées parce que le siège est huché sur des roues de hauteur et de ténuité invraisemblables.

— Ketty et Arabella ! dit-il à son compagnon en manière d’explication.

— Arabella ? répéta celui-ci sans bien comprendre.

— Oui, fille de Lord Seymour et de Mlle de Vallière...

— Ah ! je ne croyais pas qu’elle fût anglaise.

— Arabella ! Puisque je vous dis qu’elle est par Lord Seymour et Mlle...

— Ah ! s’écria Laurendeau, frappé d’une inspiration subite, Arabella, c’est le cheval ?

— Naturellement, fit le vicomte stupéfait.

— Je ne savais pas... Ketty pouvait aussi bien être le nom de la jument.

Le vicomte fit un mouvement qui signifiait : « Mon Dieu, qu’il est donc fatigant pour un homme de ma valeur d’être en société avec un imbécile tel que celui-ci ! » Puis, tout haut :

« Ne m’aviez-vous donc pas déjà vu parler à Mmes Simpson ? Le jour de l’incendie, par exemple ? »

— Parfaitement, mon cher ; seulement, je ne savais pas que Mlle Simpson s’appelât Ketty.

— Vous n’êtes pas très au courant, j’ai connu les Simpson presque à leur arrivée à Paris. Tout naturellement, nous nous sommes trouvés en pays de connaissance... presque un lien de parenté...

— Bah ! Vous avez un oncle en Amérique ?

— Non, mais Arabella, très jolie bête, est un peu sur l’œil malheureusement, et j’ai un jour aidé Mlle Simpson à se mettre en selle... D’autre part, Volapuk est aussi fils de Lord Seymour...

— Ah ! ah ! Alors votre cheval et sa jument sont deux frères...

— Non, cousins...

— Vous êtes parents par les chevaux !

— Parfaitement ! répondit sérieusement le vicomte.

— Que diable fait donc ce petit vieux-là ? Il la regarde, Dieu me pardonne !

— Peut-être bien.

— Voilà deux ou trois fois que je le remarque ; sa figure me déplaît ; aussi, en revenant, je vais le faire déguerpir.

— Tiens ! pourquoi donc ? demanda Laurendeau.

Le vicomte haussa les épaules :

— Parce que je trouve cela inconvenant. Depuis quelque temps, le Bois est mal fréquenté, j’en ai fait la remarque, car je suis, sans en avoir l’air, fort observateur.

— Très observateur, confirma Laurendeau.

Pourquoi le vicomte de Lossignol, bien posé dans un certain monde, parce qu’il faisait des dettes qu’il ne payait guère, en sa qualité de pourvu d’un conseil judiciaire, qui avait cent mille livres de rente, une maîtresse à l’Opéra, un monocle et un tic de haute allure, l’obligeant à gesticuler grotesquement à l’improviste, était-il toujours accompagné du nommé Laurendeau, visiblement inférieur au point de vue du chic ?

C’est que, seul de tous ses amis, celui-ci parvenait à se caser sur le siège de l’araignée à côté de lui, Lossignol, qui se trouvait ainsi avoir toujours sous la main un confident qu’il épatait à jet continu.

Un homme de corpulence moyenne eût occupé toute la place, et ce n’était que grâce à leur rachitisme exceptionnel, à leurs vêtements étriqués que ces messieurs réussissaient à s’y maintenir tous les deux en équilibre.

— Tiens, Dolorès de Santos y Toledo a laissé sa voiture au bout de l’avenue !

— En effet, reprit Laurendeau, cela tient sans doute à ce qu’elle se promène à pied.

Le vicomte fut impatienté de cette réponse saugrenue.

— Évidemment, elle ne peut marcher en restant en voiture, mais elle ne marche jamais ordinairement.

L’araignée tourna dans une allée latérale.

En sa qualité d’observateur, le vicomte remarqua qu’une voiture y stationnait ; c’était une berline dont les panneaux étaient foncés, l’attelage à la daumont avec, sur le siège, deux valets de pied en livrée sombre.

— C’est singulier, Laurendeau, voici une livrée et une daumont que je ne connais pas...

— Moi non plus…

(À suivre.)

[19 mars 1900]

XIII

OÙ LE LECTEUR ASSISTE AUX ÉVÉNEMENTS EXTRAORDINAIRES QUI SE PASSÈRENT AU BOIS DANS LA MATINÉE DU 12 MAI 189…

(suite.)

— Vous, ce n’est pas étonnant, vous ne connaissez pas les couleurs des armoiries qui correspondent toujours aux panneaux et à la livrée chez les gens qui ont quelques traditions... et vous n’êtes au courant de rien... Mais ne trouvez-vous pas étrange de voir une berline de voyage stationnant au Bois sans personne dedans ?

Laurendeau réfléchit un instant :

— Non, pas étrange ! parce que les personnes qui s’en sont servies peuvent être descendues, et même généralement l’usage n’est pas d’habiter dans les voitures, sauf pour certaines tribus de saltimbanques ; vous auriez, d’ailleurs, déjà pu faire la même remarque à propos de la voiture de Mlle de Santos.

— Décidément, cet homme est stupide ! pensa le vicomte.

Volapuk fit un violent écart en apercevant trois hommes qui devisaient mystérieusement sous bois, non loin de la berline.

Le plus petit ressemblait à une fouine, il parlait aux deux autres qui avaient l’air d’hercules forains et l’écoutaient avec attention.

— Vous avouerez, Laurendeau, si républicain que vous soyez, que voilà des gens dont la mine patibulaire effraye même les animaux... ils ont l’air de comploter quelque mauvais coup.

— Je ne le conteste pas, puisque je le constate moi-même ; cependant, je ne saurais affirmer qu’ils complotent. Mais pensez-vous que ce soit à proprement parler à cause de leur mine patibulaire que Volapuk… se soit arrêté ou simplement…

L’animal refusa obstinément de continuer à avancer, malgré les encouragements et les menaces de son maître.

Hop ! hop ! good... all right !

Il ne bougea plus ; peut-être avait-il lui aussi acquis par fréquentation une perspicacité exceptionnelle et pressentait-il un événement grave dont il tenait à être témoin oculaire. Il est toujours agréable de voir par soi-même un fait dont le Tout-Paris doit s’occuper durant quelques jours.

Dolorès de Santos y Toledo qui s’avançait à pied nonchalamment s’engagea dans l’allée, appuyée sur le bras de la señora Paquita, sa duègne, de loin suivie par Castelhaut. Celui-ci alors s’approcha et la salua très profondément, puis gardant toujours son chapeau à la main, dans une pose noble et étudiée, il prononça gravement ces paroles :

« Madame, le baron de Castelhaut, gentilhomme français, dépose aux pieds de Votre Grâce l’hommage de ses sentiments d’admiration, de dévouement et de respect. »

— Je les accepte, señor, répondit noblement la Sud-Américaine.

— En ce cas, madame, permettez-lui d’espérer que Votre Grâce agréera et favorisera le vœu le plus cher et le plus ardent, sans l’accomplissement duquel la vie lui serait impossible...

— Parlez, señor caballero, et si ce que vous souhaitez dépend de moi, votre vœu sera réalisé, et la vie vous sera heureuse...

La señora Paquita, qui depuis un instant donnait des signes visibles d’impatience, adressa vivement en espagnol quelques paroles à sa maîtresse ; il est à présumer qu’elles n’étaient pas du goût de celle-ci, car brusquement elle répondit :

Y per Dios, calla usted, Paquita !

Ce qui, comme chacun qui parle castillan le pourrait attester, signifie : « Eh ! par Dieu ! taisez-vous, Paquita ! »

Le baron, ainsi officiellement encouragé, continua :

« Si Votre Grâce daigne m’accorder, par charité et bonté, ce que je voudrais mériter davantage et conquérir au prix de mon sang, des sacrifices les plus grands que puisse supporter un homme, sauf celui de son honneur, qu’elle daigne m’agréer désormais comme son cavalier. »

Dona Dolorès tendit sa main :

— Je vous agrée, señor baron.

Castelhaut, ayant pris sa main, l’embrassa avec transport :

— Que votre Grâce, en témoignage public non équivoque de sa volonté et de sa bienveillance à mon égard, daigne s’appuyer sur mon bras et, aux yeux de tous, monter en cette berline, afin que je la conduise...

Il n’eut pas le temps de finir sa phrase, la duègne se mit à gesticuler, proférant des mots mi-français, mi-espagnols : « Jamas ! Jamas no, no se puede ! n’écoutez pas ce caballero... Dios mio !... Jamas… non, non, je ne veux pas ! Je ne le permets pas ! »

Les promeneurs rares dans cette allée se rapprochèrent, mais, sur un signe, vivement les deux hercules de mauvaise mine entourèrent Paquita qui, furieusement, se démenait, tentant de s’élancer sur les pas du couple qui marchait vers la voiture avec une attitude pleine de correction et de dignité.

— Madame ! s’écria Lossignol, attendez, oui, je viens… c’est infâme ! comptez sur moi...

Ni Dolorès, ni Castelhaut, ni, faut-il le dire ? Paquita, n’eurent l’air de l’entendre, pourtant elle tendait la main vers sa maîtresse :

— Non, non... ne partez pas... Dios mio, votre famille... l’honneur de votre nom ! Âme de mon cœur... Alma de mi corazon.

Lossignol faisait de vains efforts pour descendre de l’araignée ; Volapuk, qui n’avait pas voulu le promener, ne voulait sans doute pas qu’il descendît, car il ruait et s’agitait follement.

— Au nom du ciel, de Dieu, de la vierge, de tous les saints... restez, sinon...

Malgré ces invocations pressantes, aucun des saints appelés au secours n’intervint. Les passants déroutés par la haute correction d’attitude du baron, l’air parfaitement joyeux et calme de Dolorès, restaient stupéfaits. Faute de comprendre, ils imitèrent la réserve des personnages célestes, bien qu’un peu troublés par les deux estafiers à encolure de lutteurs, qui s’étaient placés devant la duègne pour l’empêcher de rejoindre sa maîtresse ; certes, ils ne la violentaient point, mais ils se tenaient constamment de façon qu’elle ne pût avancer qu’en marchant sur leur corps.

Au surplus, tous les cris et exclamations que peut en pareille occurrence pousser une dame de bonne compagnie furent proférés, par l’excellente Paquita, qui finit par implorer à genoux :

« Ne suivez pas cet infâme ravisseur qui vous emmènera vers des terres inconnues. »

— On m’enlève, mais sois tranquille, Paquita !

Dolorès mit en riant le pied dans la voiture.

— N’allez pas dans ces régions perdues… continua Paquita.

— C’est incroyable ! en plein dix-neuvième siècle ! que dis-je, à la fin du dix-neuvième, dire qu’on pratique au Bois, là, en plein Paris, Paris capitale de la France, capitale du monde, on pratique des enlèvements en plein jour à midi.

Enfin, le vicomte, étant parvenu à descendre de son véhicule, s’élança héroïquement à la tête des chevaux de la berline :

— Que veut ce señor que je ne connais pas ? demanda sévèrement Dolorès.

— Retirez-vous ! En fait de terres inconnues, nous allons à Saint-Germain… et puis ça ne vous regarde pas, imbécile !

Au mot imbécile, le vicomte lâcha les rênes et s’avança vers la portière, mais sur un geste imperceptible de l’homme à figure de fouine, le postillon, jusque-là hésitant, enleva ses chevaux, et la voiture détala grand train, en forçant Lossignol, ahuri, à se garer précipitamment pour n’être point écrasé… La duègne continua de geindre, les gens de mauvaise mine disparurent sous le bois, les assistants demeuraient toujours stupéfaits.

— C’est un pari, fit l’un…

— Évidemment une fumisterie.

Lossignol revint à lui.

— Cet homme m’a outragé, Laurendeau…

— Heu !... il vous a appelé imbécile…

— N’est-ce point assez ?... Je le châtierai… Mais, dites-moi sur votre honneur, Laurendeau, si vous comprenez ce qui vient de se passer.

— J’avoue humblement que je ne le comprends pas...

— Vous voyez combien j’avais raison en me méfiant de ces hommes... Volapuk lui-même... tenez, ils sont déjà partis... disparus, naturellement, et la police n’y voit rien... rien…

Le vicomte remonta, avec la difficulté habituelle. Volapuk, bouillonnant d’impatience, entraîna l’araignée d’une vitesse folle, pendant que Paquita gémissait, plaintive, au milieu du public, qui ne comprenait pas plus que le vicomte.

— Mon élève... La perle de Santa-Fé... La plus riche héritière d’Amérique... Que va dire la famille ? Que pouvait une faible femme contre ces malandrins ? Je vais me plaindre au corregidor, au consul, à l’ambassadeur.

L’Anglais, de loin, avait à son retour assisté à la scène ; l’homme à la figure de fouine s’approcha pour arranger une pièce de son harnachement et lui dit :

« Eh bien, c’est-il assez couleur locale, cet enlèvement ? »

— Bravo ! Bien joué ! La famille ne pourra maintenant refuser son consentement au mariage.

— Et cette excellente Paquita ne pourra vraiment être prise à partie... non, mais regardez son désespoir ; Castel vous paiera et nous toucherons nos deux cent mille balles… Bonjour, Clarendon...

— Malheureusement, cela ne donne pas d’argent tout de suite…

L’Anglais repartit sur cette réflexion.

(À suivre.)

[20 mars 1900]

XIII

OÙ LE LECTEUR ASSISTE AUX ÉVÉNEMENTS EXTRAORDINAIRES QUI SE PASSÈRENT AU BOIS DANS LA MATINÉE DU 12 MAI 189…

(suite.)

Le soleil était en haut de l’horizon, c’était l’heure de la rentrée à Paris.

Le petit vieux humait à la même place les senteurs du matin et lorgnait toujours indifférent de droite et de gauche, sans s’inquiéter de l’araignée arrivant à fond de train.

La roue qui tournoyait, réfléchissant la clarté du soleil, renversa l’une de ses chaises avec fracas et le frôla de si près qu’il fut obligé de se lever brusquement.

— Hop ! hop !... fit le vicomte, je l’avais bien dit que je ferais déguerpir l’olibrius.

Mais, hélas ! au mouvement du docteur, Volapuk se mit au galop malgré son maître. Arabella, qui revenait, s’effraya et tenta de suivre Volapuk. Plus heureuse que le vicomte, d’un poignet d’acier, Ketty la maintint, l’empêchant de s’emballer. Mais la bête bondissait de côté, se dérobant, faisant des sauts de mouton, cherchant à démonter sa maîtresse qui peu à peu se fatiguait et sentait qu’elle perdait son assiette... Elle était visiblement épuisée.

Le petit vieux s’approcha tranquillement :

— Ne vous inquiétez pas, mademoiselle...

Il tendait sa canne...

— Retirez votre canne, vous l’effrayez, cria l’amazone, qui ne maintenait plus sa monture.

Cornélius, loin d’obéir, de la pomme toucha le mors de l’animal. Bien que le contact eût été à peine visible, Ketty, dans son trouble, crut voir jaillir une étincelle.

Arabella, presque droite sur ses jambes de derrière, qui s’élançait dans un suprême élan, retomba frissonnante, tremblant sur ses membres, qui demeurèrent fichés en terre, comme des pieux.

— Tranquillisez-vous... ce n’est rien... rien... votre cheval ne pourra bouger d’un instant... la secousse a été un peu rude... mais je n’ai pas voulu permettre à un animal, c’est-à-dire à la force brutale, d’entrer en lutte avec l’intelligence, surtout quand elle se trouve unie à la beauté.

Après cette phrase inattendue de galanterie surannée, assortie d’un regard admiratif, le docteur salua avec un gratte-pied prétentieusement comique, et s’éloigna frétillant, muni de tout son attirail de pliant, canne, lorgnette, etc.

Il était midi, l’heure du retour... On rentrait déjeuner.

Vers le milieu de la grande allée, un rassemblement s’était formé ; Volapuk avait crânement versé. Grâce à sa légèreté extraordinaire, il ne fut pas difficile de remettre l’araignée sur roues ; Lossignol et son ami, pour la même raison sans doute, n’avaient point souffert, mais, moralement, ils étaient fort humiliés. D’autant que leurs vêtements, si étroits, avaient craqué dans la chute. En voyant le vieillard qui revenait, placide, le vicomte crut l’occasion bonne pour rejeter sur un tiers la responsabilité de sa maladresse. Il s’avança, gesticulant :

— Monsieur, vous avez failli causer la mort de trois personnes : Mlle Simpson, M. Laurendeau et moi-même.

— J’en aurais été au désespoir, mais vous avouerez que, moi, je ne suis pas la cause que votre cheval ait pris peur en renversant une de mes chaises.

— Et celui de Mlle Simpson, n’est-ce pas vous qui l’avez effrayé en vous levant... avec cet attirail ridicule ?...

— À quel titre intervenez-vous, monsieur ?... Vous êtes son parent ?...

— Il n’y a pas besoin de titre pour intervenir en faveur d’une jeune fille...

— Ni pour commettre des bévues, à ce qu’il paraît, riposta Cornélius.

— Ah ! c’est catastrophal ! par exemple...

Et Lossignol gesticula plus violemment.

Un de ses mouvements fut si brusque que son vêtement étriqué, déjà craqué, creva en haut, en bas, comme un boudin sur un gril trop chaud.

En plein Paris, la scène eût provoqué des lazzi ; au bois, on a plus de tenue.

Quelques sourires discrets s’échangèrent seulement dans l’assistance.

Malheureusement, le docteur n’imita pas cette réserve de bon ton ; on pourrait même dire, n’était le respect dû à l’âge et à la science, qu’il manqua complètement de tenue ; il se mit à chanter d’une voix aigre :

« Votre habit a craqué dans le dos... Dans le dos. »

Ceci fut le signal de la débâcle... Un éclat de rire homérique s’ensuivit et le rassemblement devenu plus nombreux reprit en chœur :

« Dans le dos. »

Ketty, qui revenait sur sa bête, désormais assagie, se demandant par quelle opération miraculeuse Arabella s’était subitement calmée, s’arrêta intriguée parmi la scène, puis cédant à la gaieté générale elle répéta avec son accent d’outre-Atlantique :

— Aoh ! yes ! « Dans le dos. »

Cette pensée qu’il était ridicule, sous les yeux mêmes de Ketty, lui, le copurchic, le smart, le vicomte de Lossignol, coupa court à son effervescence ; il s’arrêta net dans la manifestation de son indignation. Le rouge de la confusion lui montait au visage, il bafouillait dans son trouble :

— Vraiment il se glisse depuis quelque temps dans la réunion des plus selects, même au fond du Bois, des gens... sans éducation ; c’est catastrophal.

La foule se dissipa et Ketty, en partant, envoya un gracieux bonjour au docteur.

— Quel est ce vieux ? se dit-elle. Ce ne peut pourtant pas être un soupirant. Après tout, chi lo sa ?

XIV

OÙ ANACLET ENTRE EN RELATION AVEC L’ERMITE DE LA RUE GALILÉE

Anaclet après le formidable horion, choc qui l’avait envoyé rouler sur la chaussée, essuya avec soin le sang qui coulait sur son visage, puis, revenu de son étourdissement, il remonta avec Mme Danglars qu’il s’efforça de rassurer de son mieux.

— Maintenant, maman, que nous savons où il est, n’y a plus d’inquiétude, ce n’est pas lui qui a volé 200,000 francs, n’est-ce pas ? On demandera l’autorisation de le voir, plus de bile à se faire, dans huit jours tout sera fini.

— Dieu le veuille, mon pauvre ami !

— Il n’y a pas de doute. Maintenant voulez-vous regarder ma tête avec soin, je vous prie ? Je saigne toujours, j’ai beau essuyer.

Après un examen attentif, le metteur en pages constata qu’il avait été déloyalement frappé avec un os de mouton.

— Diable ! je comprends, parbleu ! pourquoi je saigne comme un bœuf, ce n’est pas ma faute.

— Sans doute, mon ami, tu as voulu me défendre.

Anaclet poursuivait sa pensée.

— Avec un souteneur de bas étage, la nuit dans les fortifs, je me serais méfié. Parbleu, je sais très bien le parer, avec le pied, même ce coup, je le connais. Mais en plein jour, avenue de l’Opéra, avec un Anglais chic, supposer un os de mouton ! Jamais de la vie ! J’avoue que je ne comprends pas, n’importe, j’ai quelques jours de liberté devant moi, et si j’ai la chance de le repincer, nous tâcherons d’arranger l’affaire.

— Anaclet, voici de l’eau avec du sel.

— Merci, maman ! Vous oubliez René pour moi, c’est gentil ! Mais n’ayez crainte, ça s’arrangera, c’est moi qui vous le dis. Parce que s’il vous a chipé la lettre de René, il y a une raison pour ça.

— Une raison ! Oui, peut-être, car ce doit être en voyant l’adresse, qu’il l’aura prise.

— C’est évident, on ne prend pas une lettre à quelqu’un sans raison ; c’est donc qu’il connaît René ?

— C’est probable, en effet. Mais pourquoi veux-tu ?

— Oh ! vous m’en demandez trop ! Laissez-moi donc étudier la dépêche puisqu’elle est aussi de celui qui a écrit la lettre, et même l’autre, avant celle d’hier.

Tout en se tamponnant le visage, le metteur en pages étudia longuement le document, mais il lui fut impossible d’en extraire un raisonnement quelconque.

— N’importe ! j’irai voir ce Cornélius pour lui parler de René.

Il sortit, sans faire part de ce projet à Mme Danglars, se promettant de ne l’avertir que lorsqu’il aurait obtenu un résultat favorable.

— Demandez l’autorisation de communiquer avec René. Pour moi, je reviendrai, mais vous comprenez, faut que je cherche un peu notre Anglais.

Effectivement, il chercha au café, on ne l’avait jamais vu, et le hasard des rencontres ne le favorisa pas. Sur le soir, il se transporta à l’adresse indiquée, dans la dépêche, rue Galilée, n° 101. Là, un important hôtel dont les murs tombent en ruines. Il frappe, sonne, appelle, personne ne répondit. Il s’acharnait, mais une voisine intervint :

— C’est pas la peine de vous esquinter à sonner comme ça, il n’y a personne, et s’il y a quelqu’un, c’est comme s’il n’y avait personne, vu qu’on n’ouvre pas.

— C’est impossible, j’ai rendez-vous.

(À suivre.)

[21 mars 1900]

XIV

OÙ ANACLET ENTRE EN RELATION AVEC L’ERMITE DE LA RUE GALILÉE

(suite.)

Anaclet donnait une légère entorse à la vérité, car l’heure fixée était depuis longtemps passée.

— Rendez-vous avec le propriétaire… le docteur ?

— Je ne sais pas s’il est docteur ou propriétaire, avec M. Cornélius Hans Peters de Prague.

— Parfaitement ! c’est lui le propriétaire ! […]92 habite pas ici et y vient assez rarement. Il doit avoir un autre domicile, car […] hommes d’affaires, ses fermiers de la […]ce ne peuvent le rencontrer. L’autre […], il y en avait un qui ne savait où lais-[…]0,000 francs qu’il lui doit, il n’a pas pu […]is dix ans lui verser ses fermages qui […]ont accumulés.

— Sapristi ! que c’est embêtant !... Dire […] c’est justement un propriétaire comme […] que je désire et je ne peux pas en trou- […] Figurez-vous, ma brave femme, que le […]n vient réclamer justement à chaque […]ne, lui ; il ne laisse pas accumuler !...

— Qu’est-ce que vous voulez, il y en a […] sont trop riches !

— Et d’autres pas assez ! Mais enfin il […]ut que je le voie.

— Nous autres, nous ne le voyons jamais. Depuis cinq ans, je ne l’ai vu que quatre fois. Il sort le soir et rentre avant le […]ur. Ainsi il y est peut-être à c’t’heure. Seulement, je vous dis, il n’ouvre pas.

— Comment est-il bâti ?

— Oh ! très mal ! Mais là-dessus tout le monde n’est pas d’accord.

— Oui, mais puisque vous l’avez vu ?

— Parfaitement, à peu près la soixantaine, petit, trapu, gros, un peu de travers, mal habillé, assez bon homme, par exemple. Il ne peut pas voir un pauvre sans lui donner. Il est un peu fou...

— Ce genre de folie est assez sympathique, en tout cas, fit remarquer le metteur en pages, aussi choqué de la sévérité de l’appréciation que de l’inanité de sa base.

Sur ces mots, elle partit. Anaclet, dont la curiosité était piquée, se jura de retrouver le personnage qu’il cherchait, et, pour ce faire, il s’embusqua chez le marchand de vin le plus proche :

« Dans une heure, il fera nuit, je connais son signalement, je le repincerai au passage. »

Et ayant absorbé un grog au vin, il jeta sur le New-York Messenger un coup d’œil distrait. Un autre consommateur assis à une table voisine, causait avec le patron ou plutôt écoutait causer le patron qui le documentait :

« Oui, c’est un original. Il est archimillionnaire. Ainsi, les deux hôtels que vous voyez là et qui se touchent, sont à lui, ils communiquent ensemble et il va de l’un à l’autre, c’est-à-dire que pendant qu’il est dans l’un, on balaie l’autre, et vice-versa. Il n’aime pas à être dérangé quand il travaille. Il n’y a pour le servir qu’une femme de ménage ; elle ne le voit jamais. À travers le judas pratiqué dans le mur mitoyen, elle passe deux œufs sur le plat et un pain qui composent son unique repas quotidien. »

— Il n’est pas dépensier, remarqua flegmatiquement le consommateur.

— Oh ! il y a là des richesses incalculables : tableaux, vaisselles, argenteries, meubles, objets d’art.

Le consommateur s’étonna :

— Ah ! vraiment !

— Plus de trois millions, monsieur, et des tableaux, des Raphaël, des Rubens. Ainsi, tenez, là, dans celui de gauche, c’est un luxe inouï. Il y a une salle de spectacle, tout organisée avec des loges.

— Et jamais personne ne vient ?

— Jamais personne.

— Dans le temps, il avait installé des animaux sauvages, une ménagerie. On entendait des cris, des rugissements, il avait pour domestique un géant qui s’appelait Goliath.

— Je croyais que vous disiez que personne ?...

— Oh ! tout ça est parti. On s’était plaint à la police.

— Très intéressant ! fit sentencieusement le client.

Anaclet remarqua qu’il avait un léger accent anglais.

L’autre continua :

« Oui, oh ! c’est un fou ! Vous comprenez. À moins peut-être que ce soit quelqu’un qui se cache parce qu’il aura commis des crimes ; il donne à tous les pauvres, il doit bien avoir quelque chose à se faire pardonner. »

Anaclet, pour la seconde fois indigné du jugement porté sur celui qu’il venait voir, se leva pour protester vertement ; le patron tendit le bras vers la rue :

— Tenez ! voyez, le voilà qui part...

L’interlocuteur, par politesse, jeta un coup d’œil distrait ; mais Anaclet qui avait payé sortit précipitamment.

— Est-ce que nous serions plusieurs sur la même piste ! murmura le consommateur. Payez-vous, patron.

À son tour, il quitta l’établissement d’un pas nonchalant et s’arrêta de l’autre côté de la rue, devant les deux hôtels dont on venait de lui dépeindre les splendeurs.

— Il est évident que rien n’est plus facile que de s’introduire par cette grille. Mais pourquoi ne pas opérer plus en grand. Le marquis peut mobiliser Joë et Jeffries... on peut...

Le metteur en pages, déjà au bout de la rue, entrevit la silhouette du docteur et il hâta le pas pour le rejoindre, mais l’autre se sentant peut-être suivi se mit à marcher de plus en plus en vite.

À chaque coin, un pauvre quémandait, le vieillard donnait à tous sans s’arrêter.

— C’est miracle, vraiment, qu’il puisse aller ce train-là ; n’importe, je l’attraperai.

Ils gagnèrent ainsi le bois de Boulogne ; là, Anaclet changea de tactique et il ralentit son allure, il avait réfléchi :

« Forcer un vieillard la nuit n’est peut-être pas un mode de présentation favorable aux relations à venir, je vais le filer en douceur, que diable va-t-il faire ? »

Le docteur continua à rencontrer des vagabonds qui lui parlaient, à tous il donnait.

Au reste, il connaissait visiblement les sentiers. Après un long parcours, il finit par arriver à un carrefour désert. Il s’étendit sur un banc, la face tournée vers le ciel. Anaclet se tapit contre un arbre, vivement intrigué :

« Que regarde-t-il ainsi ? »

Une demi-heure plus tard, des bruits de pas se firent entendre de différents côtés, des gardes et des sergents de ville surgirent.

— Bon ! pensa le typo, une rafle, ce n’est pas de chance !

— Sur le banc, il y a souvent un vieux dont j’ai reconnu la démarche dans l’ombre, dit une voix et tous s’approchèrent du docteur avec précaution.

Un instant après, il était cerné.

— Que faites-vous là, demanda brusquement le brigadier.

— Peuh ! je considérais le mouvement des astres. La loi de Newton ; eh bien là, vous savez ? Non, ce n’est pas ça.

— Et la loi sur le vagabondage, vous la connaissez ? Vous avez donc des rentes ?

— Oui.

— Hein ! Combien ?

— Peuh ! je crois dans les dix-huit cent mille marks.

— En fait de marque, vous marquez bougrement mal, vous ! Et j’ai bien envie de vous envoyer à l’ours, moi.

— Peut-on y aller dans l’Ourse, c’est une question ; et je me demandais justement quel chemin un bolide...

— Allons, assez causé, mon vieux !

— Permettez ! fit Cornélius ! Permettez ! Je ne vous ai pas parlé, moi ! C’est vous qui questionnez, et moi, votre conversation ne m’intéresse nullement, je ne réponds que par politesse.

Le brigadier ricana :

— Oui ! eh bien ! par politesse, je vais vous arrêter.

— M’arrêter, vous êtes drôle ! Vous voyez bien que je le suis arrêté, puisque je suis même couché, et tout à l’heure vous me proposiez d’aller à l’ours.

— Suivez-nous ! Marchons.

— Qu’est-ce que je vous disais ? vous êtes illogique. C’est-à-dire, qu’au contraire, moi je suis arrêté et vous voulez me faire marcher.

Le brigadier était agacé :

— Ne raisonnons pas avec l’autorité qui ne raisonne pas, puisqu’elle a toujours raison.

— Vous êtes comique !

— Quel est votre domicile ?

— J’habite chez moi, rue Galilée ; j’habite par moment Argenteuil.

— Vos moyens d’existence ?

— Cornélius tira de sa poche une liasse de billets de banque, l’agent s’émerveilla :

— Ah dame ! ah ça mon petit père, c’est trop fort, vous en avez une santé !

— Assez bonne pour mon âge, merci !

— Vous voulez faire croire à Bibi qu’ayant des fafiots à vous, bien à vous, sans les avoir grinchés à personne, vous vous baladez dans les bois ! Vous ne m’avez pas regardé.

— Dame, non !

— Allons, en route ! et au trot !

— Permettez ; avant tout, ayons de la logique.

— Oui, faut de la logique et un logis, tu auras les deux... Ouste !

Cornélius n’opposa aucune résistance, il obéit philosophiquement :

« Fort curieux ! On me reprochait à l’instant de ne pas avoir de moyens d’existence, pas d’argent, j’en montre et maintenant on m’arrête parce que j’en ai, ce n’est pas logique. »

Plusieurs voitures dites « paniers à salade » attendaient, mais la rafle ayant donné des résultats supérieurs à ceux espérés, on laissa en liberté quelques vagabonds de minime importance. Cornélius, lui, fut embarqué un des premiers, comme paraissant l’un des plus inquiétants.

Les journaux du lendemain racontèrent longuement la chasse à l’homme et tous signalèrent la présence d’un dangereux malfaiteur, porteur d’une forte somme dont il n’avait pu justifier la provenance.

Bientôt après parurent des articles sur l’« ermite de la rue Galilée ».

Les journaux se complaisaient à l’énumération des merveilles de son ou plutôt de ses hôtels, la galerie des tableaux valait plus de deux millions. On procédait à une instruction sommaire, le délit étant encore mal défini. Enfin, quelques jours encore et tout compte fait, l’ermite de la rue Galilée n’était qu’un original inoffensif qu’on avait rendu à la liberté.

Le jour où il sortit du Dépôt, Anaclet l’attendait, et l’entrée en rapport, quoique tardive, n’en fut pas moins cordiale. Le docteur, après un examen attentif, l’admit dans son intimité et l’invita immédiatement à dîner.

(À suivre.)

[22 mars 1900]

XIV

OÙ ANACLET ENTRE EN RELATION AVEC L’ERMITE DE LA RUE GALILÉE

(suite.)

« Vous n’avez qu’un crâne de deuxième ordre, mais vous me plaisez !... »

Puis ils retournèrent rue Galilée.

La maison avait été dévalisée.

— Ce n’est pas surprenant, remarqua le docteur, tous les journaux ont expliqué qu’il y avait des richesses incalculables et que le seul habitant de l’immeuble était en prison, ces bons cambrioleurs ont pu travailler bien tranquilles. Voyons ce qu’ils ont pris.

Ils parcoururent les immeubles.

— Peuh ! de l’argenterie, quelques milliers de francs.

— N’y avait-il pas là des tableaux d’une grande valeur, des Raphaël, des Titien ?...

Un rire invraisemblable secoua toute la personne du docteur.

— Ah ! ah ! ah ! c’est très drôle ; enfin, ce sont des gens de goût. Et je suis vraiment flatté.

Il s’arrêta devant un tableau représentant une gitana sur la poitrine de laquelle était tatoué un lis bleu.

— Tiens, ils n’ont pas emporté celui-ci. Le portrait de Miarka, ils auraient bien pu m’en débarrasser. Enfin, je suis très content, oui ! et il rit de nouveau.

Anaclet pensa qu’il était encore plus fou qu’il n’en avait la réputation.

— Vous êtes flatté que l’on vous ait volé des tableaux de maîtres pour plusieurs millions ?

— Mais oui, mon ami, très flatté ; ah ! ah ! des tableaux de maîtres, c’est possible, mais je ne le savais pas. Ce ne sont pas des tableaux de maîtres, ce sont des toiles que j’ai faites, moi, il y a trente ans, et je suis flatté que des gens aussi experts que des voleurs aient pu s’y tromper et aient préféré les emporter que des valeurs, par exemple.

Tout à coup, son front s’assombrit :

« Mais, j’y songe, pourvu qu’on n’ait pas touché à ma collection. Ah ! ceci serait grave. Venez avec moi, mon ami, car vraiment j’aurais peur que ma raison ne résistât pas à un coup pareil. »

Et il entraîna son nouvel ami dans un cabinet entièrement orné de crânes.

— Non ! non ! tout est en place ; quels imbéciles ! Maintenant, mon ami, nous allons dîner, vous me parlerez de ce journaliste et je vous aiderai à le faire mettre en liberté, à la condition que vous me rendiez un petit service.

— Certes, lequel donc ?

— Je voudrais que vous me procuriez la personne de Pranzino ?

— Pranzino ! mais il est en prison.

— Je le sais bien, mais je paierai ce qu’il faudra. Ne peut-on le faire évader ?

— Faire évader un assassin, c’est un crime.

Le docteur fit un geste d’indifférence.

— Vous croyez ! Au surplus, je n’y tiens pas autant, depuis que j’en ai rencontré un autre dont je ne sais pas le nom, qui est autrement beau. Mais nous sortirons ensemble, nous nous entendrons ; celui-là, voyez-vous, a une tête autrement intéressante, il est en liberté, il vous sera donc facile de le capturer et de me l’amener.

Le docteur alla à un secrétaire qu’il ouvrit.

« Ces voleurs français sont vraiment des artistes, ceux de Paris surtout... et très discrets... ils sont vraiment délicats. Ils n’ont pris que des objets d’art, de l’argenterie ancienne... très gentils, ils ont respecté ce meuble. »

Il ouvrit l’un des tiroirs.

— Parfaitement, très gentils, je le maintiens. Il y a là, oh ! ce n’est pas une fortune, mais enfin une vingtaine de mille francs, il n’y ont pas touché, et peut-être se trouvaient-ils des pauvres gens, chargés de famille. Non, c’est très bien ! tenez, mon ami, prenez-les, et quand vous en aurez besoin, vous m’en demanderez d’autres, mais je suis un peu gêné. Occupez-vous de Danglars, de Pranzino, de l’autre dont je ne sais pas le nom, mais c’est un ami d’une certaine Ketty Simpson, chez laquelle je vous prie de vous introduire. Acceptez-vous de m’aider ? Est-ce que vous êtes libre ? »

— Certainement, répondit le typo ahuri.

— Alors, vous n’avez pas le droit de refuser, puisque cela peut servir votre ami.

— Je ne refuse pas, mais c’est à cause de l’argent.

Et Anaclet n’osait le prendre.

— Il n’y en a pas beaucoup ! mais j’ai des charges très lourdes, à chaque instant Goliath fait des bêtises ; quelle chance qu’il n’ait pas été là, il les aurait tous massacrés et peut-être bien croqués. Bonsoir, j’ai à mettre en ordre quelques observations curieuses que j’ai faites sur les crânes pointus pendant ma détention. Bonsoir !

Et il congédia le metteur en pages de plus en plus stupéfait, après lui avoir fait prendre la liasse de bank-notes.

XV

LES DEUX VISITES DU PRISONNIER

L’instruction du vol de 200,000 francs, commis à l’hôtel de Montfort a été confiée au juge de Kimpert-Durand.

Danglars, dans son interrogatoire, s’est longuement débattu, il a bien promis de démontrer victorieusement son innocence, mais les témoignages ont été accablants. La déposition du palefrenier qui a déclaré le coffre-fort ouvert confirme celle du duc mourant.

Au surplus, le valet de chambre, lui aussi, a vu le duc enfermer un gros paquet de billets apporté par M. Benoît et sortir immédiatement après.

Les lettres écrites de la main gauche accusent formellement Danglars ; d’ailleurs, seul, il est entré chez le duc le soir du vol. 

Il est visible que l’impression du magistrat reste peu favorable à l’accusé.

À deux ou trois reprises, il a hoché la tête, remarqué que les notes de police sont peu favorables ; elles le représentent comme ayant usurpé les fonctions d’agent de la Sûreté et tenté un chantage.

— Néanmoins, conclut-il, dès que vous m’aurez administré cette preuve que vous me promettez, vous serez relâché, car vous n’êtes pas poursuivi pour les deux délits que je vous ai rappelés, vous n’avez à répondre que du vol. 

Danglars a été reconduit à Mazas93 et l’instruction continue.

L’instruction continue, c’est-à-dire que les jours s’égrènent sombres, tristes et lents.

Sa première pensée a été pour sa mère.

« Pauvre femme, quelle inquiétude mortelle elle a dû endurer. À l’heure actuelle, elle sait où il est.

Elle ne le croit pas coupable, il en est bien sûr, mais quel chagrin et quelle honte.

On a peut-être intercepté ses lettres, sans cela elle aurait écrit, elle serait venue. »

Il se rappelle aussi cette scène funeste, chez les Simpson, les regards accablés de Ketty, puis ses menaces, puis son appel désespéré pour demander secours ! Secours, contre qui ?

Contre lui qui aurait donné sa vie pour elle. Et c’était ce marquis de grand chemin, le petit homme brun, le complice, le chef peut-être de l’assassin, qui se trouvait son protecteur. Quelle femme était donc cette Ketty ?

Et alors la douce et sympathique figure d’Emma lentement se formait devant ses yeux comme une vision céleste.

Il revoit cette salle étroite pendant que crépite l’incendie ; il croit sentir le parfum suave et pénétrant qui se dégage de sa personne, pendant qu’elle s’éteint doucement entre ses bras, murmurant à son oreille le mot qu’elle croyait le dernier sorti de sa bouche. « Monsieur Danglars, j’ai peur de n’avoir plus dans un instant la force de vous dire mon secret, je vous aime. »

Et il se rappelait le tremblement de sa voix, le frémissement de sa main, et des larmes d’attendrissement lui montaient aux yeux.

Il n’y a que quelques jours, moins d’un mois, et quel changement plus complet peut s’opérer dans la vie d’un homme !

Il était heureux, presque aisé, gagnant sa vie, aidant sa mère ; il se croyait aimé, espérait un avenir meilleur, et tout s’était écroulé autour de lui, tout !

Maintenant, il était prisonnier, déshonoré, Ketty avait le droit de croire ses soupçons légitimes, car enfin il avait cru reconnaître l’écriture, le papier, mais toutes les écritures américaines ont un air de famille.

N’était-ce pas en raison d’une prétendue similitude d’écriture qu’on l’accusait, lui aussi ?

Ketty était peut-être innocente.

Cet aventurier inconnu avait abusé la police elle-même, il pouvait en avoir imposé à cette jeune fille. Et chaque fois qu’il pensait à Ketty, surgissait l’image candide de Mlle de Montfort-Chalosse.

Et le souvenir de ces trois femmes qui résumaient toute l’histoire de son cœur, sa mère, Ketty et Emma, lui faisait supporter l’attente mortelle de la prévention et l’abandon sinistre dans lequel il languissait.

Chaque jour, sous la surveillance d’un gardien, il se promenait seul dans l’un des préaux, aspirant l’air à pleins poumons, s’enivrant de la vue du ciel et de l’espoir de la liberté.

Quelque sévère et précautionneuse que fût à Mazas la surveillance dont on entourait les prisonniers, ils parvenaient à communiquer entre eux et toutes les nouvelles y étaient sues et connues.

La promiscuité de la prison, les trajets accomplis en voiture cellulaire, l’attente dans les couloirs et antichambres d’instruction ont ménagé à Danglars une rencontre inattendue avec un prisonnier que chacun examinait avec une vive curiosité.

C’était Pranzino.

Pranzino, la cause indirecte de tous ses malheurs, à propos duquel il a été chassé de chez les Simpson et du New-York Messenger, qui a donné lieu à la naissance de ces prétendus antécédents.

Pranzino sut que Danglars était le journaliste qui avait suivi la piste du petit homme brun. Quelques jours plus tard, un détenu employé aux corvées lança en passant, dans la cellule du journaliste, un billet.

(À suivre.)

[23 mars 1900]

XV

LES DEUX VISITES DU PRISONNIER

(suite.)

En voici le contenu :

« Monsieur Danglars,

» Vous aviez raison, je suis innocent, malgré les charges accablantes qui pèsent sur moi ; vous-même, m’a-t-on dit, êtes comme moi, en ce moment, victime de la fatalité, pour avoir cherché à faire la lumière dans cette ténébreuse affaire. Je vous crois homme à poursuivre la tâche entreprise, surtout quand vous aurez en main les documents nécessaires à la découverte de la vérité.

» Je puis vous les fournir, le petit homme brun existe réellement, c’est lui le coupable, le vrai coupable, car moi, je ne pouvais que faire ce que j’ai fait, d’ailleurs, je n’ai pas tué Mlle de Montille, ce n’est que... enfin je m’expliquerai. Vous devez donc m’aider dans le malheur, je puis démontrer mon innocence par des preuves irréfragables, ce sont des lettres.

» L’une d’elles, émanée d’une dame du faubourg Saint-Germain, me donnait rendez-vous pour le soir même du crime, j’ai été à ce rendez-vous.

» Cette lettre ainsi que toutes celles du même genre que j’ai reçues sont enfermées dans un coffret, caché par moi, chez une de mes maîtresses, à son insu.

» La jalousie et la colère de cette femme sont si fortes, que si je lui écris pour l’en supplier, elle détruira ces pièces au lieu de les porter au juge d’instruction, en voyant que je l’ai trahie et dupée, car c’est d’elle que je tirais des ressources pour subsister à Paris, et je serai condamné à mort à cause de ces infidélités ; quand le mal sera irréparable, elle pleurera.

» Le service que je vous demande, c’est d’aller vous-même prendre ce coffret chez elle et de porter les lettres qui y sont contenues au juge d’instruction, dès que vous serez hors de prison, ce qui, me dit-on, ne saurait tarder.

» Je confierai à votre honneur ce dépôt sacré, sûr que vous ne sacrifierez pas la vie d’un homme, ne fût-ce que par humanité.

» Si vous acceptez, faites un signe la première fois que nous nous rencontrerons, je vous remettrai un mot d’introduction pour ma maîtresse afin qu’elle vous reçoive sans défiance. Une fois chez elle, par ruse ou par force, prenez le coffret et, s’il se peut, sans qu’elle le voie.

» Déchirez cette lettre dès que vous l’aurez lue.

» Pranzino. »

Un flot de pensées tumultueuses assiégea l’esprit de l’accusé, allait-il accepter de devenir le confident direct de ce souteneur, lui René Danglars ?

Il avait opéré comme journaliste, tant qu’il ne le connaissait pas, la chose était naturelle, mais maintenant n’aurait-il pas l’air d’appartenir aussi au même monde, d’être un ami de prison, qui sait, une sorte de complice !

Pourtant, s’il était innocent, ce serait de sa part lâcheté insigne ; d’ailleurs, à son insu, un autre motif le sollicitait : dans le coffret se trouvait la correspondance amoureuse de Pranzino, alors aussi les lettres de Ketty, il saurait donc enfin...

« Mais non, décidément, pardieu ! je serais trop bête de me compromettre, de retarder ma sortie de prison, ce qui désespérerait ma mère, pour le plaisir de prouver que j’avais raison, qu’il y a eu un complice, ce qui forcément n’innocenterait pas ce souteneur ; il n’a qu’à demander au juge d’instruction d’envoyer inopinément chez cette femme, et l’on trouvera les lettres et il établira son alibi sans difficulté.

Quant à Ketty, qu’elle soit oui ou non compromise, et qu’elle m’ait oui ou non trompé, pourquoi m’en inquiéterais-je ?

Elle n’a pu se méprendre sur mon intention de la défendre, sur mon affection. Et elle m’a chassé d’une façon ignominieuse ! Elle est la cause première de mon malheur et n’a même pas tenté une démarche, une visite, une lettre. »

Un soupir douloureux s’exhala encore de sa poitrine à cette pensée, mais il comprit que c’était le dernier. Il ne pouvait plus aimer cette femme.

Il en était là de ses réflexions, quand, dans le silence de l’allée sur laquelle ouvrait sa cellule retentit :

— Le 227, au parloir !

Le 227, c’était lui.

Enfin, quelqu’un se souvenait qu’il existait. Ketty, ou sa mère, laquelle ?

Le cœur battant, il suivit le surveillant.

Sa mère l’attendait.

De la veille seulement, elle avait obtenu enfin l’autorisation indispensable.

Anaclet, qui, lui, n’avait pas obtenu l’autorisation de la visite, l’avait accompagnée jusqu’à la porte extérieure.

Elle ne put en le voyant retenir ses larmes :

— Mon pauvre enfant... Mon pauvre enfant, répétait-elle avec angoisse.

— De grâce, ma mère, remettez-vous. Croyez-vous donc que je sois coupable ?

— Non, certes, mais puis-je ne pas être émue, en pensant que toi, mon fils, tu es ici ! Dis-moi, René, n’as-tu pas offensé quelque personnage puissant, fait naître quelque haine ?

— Mais non, ma mère ! et le jeune homme cherchait, mais pourquoi cette question ?

— Parce que je le sens, si tu es ici, il faut que nous ayons sans le savoir des ennemis bien puissants et bien intéressés à ta perte.

— Rassurez-vous, ma mère, il s’agit d’une simple méprise, à laquelle j’ai maladroitement donné lieu.

— Eh ! mon enfant, c’est pour cela ; parce que notre conduite a toujours été irréprochable, que je crains une haine.

— Non, c’est une erreur de la justice, qui sera réparée facilement, qui le serait déjà si je m’étais rappelé le numéro du fiacre qui m’a conduit à l’hôtel de Montfort le soir de l’incendie de l’Opéra-Comique... En tout cas, j’espère que la duchesse de Montfort témoignera en ma faveur... Si j’avais eu l’intention de voler, je serais parti dès le commencement, au lieu de rester avec ces dames.

Un soupir de satisfaction s’échappa de la poitrine de Mme Danglars...

— Quel bonheur !... Oui ! c’est clair !

René poursuivit :

— Je connaissais à peine les Montfort, j’ignorais même leur domicile avant l’incendie... Comment donc pouvais-je deviner la présence de 200,000 francs ? Découvrir le coffre-fort, trouver le mot des alphabets ou le forcer en quelques minutes ?... Un voleur de profession, un crocheteur de caisses même aurait eu besoin de savoir toutes ces choses d’avance... ou il eût apporté des outils...

— Comment ces dames ne l’ont-elles pas déclaré ?...

— Hélas ! un malheur cruel les a frappées...

— Mais alors, tu dois rester en prison ?...

— Non, cette déposition qu’elles n’ont pu faire encore, je suppose que maintenant elles la feront... d’autant que je leur ai sauvé la vie... et je serai libre…

— S’il était possible !... fit Mme Danglars en joignant les mains ; mais quand cela... mon pauvre ami ?...

— Je serai appelé de nouveau chez le juge mercredi prochain, les dames de Montfort aussi ; je vais le demander ; j’espère donc être libre aussitôt.

Dès que je serai libre, je retrouverai le fiacre, j’en suis certain... et le cocher se rappellera... car nous avons cherché ensemble la porte de l’hôtel, que nous ne trouvions pas...

— Ces dames ne l’avaient pas indiquée ?

— Si, la situation ! Mlle de Montfort m’avait dit : au coin de la rue de l’Université et de la rue de Poitiers... peut-être avais-je mal compris, car ce n’est pas exactement le coin, c’est l’avant-dernière maison... et je n’avais pas de monnaie, j’ai dû retourner successivement toutes mes poches pour arriver à payer le cocher ; il est évident qu’en cas de vol, je me serais prémuni pour ne pas éveiller son attention. Je lui avais même dit mon nom et donné mon adresse... le cheval était blanc.

Ils eussent parlé longtemps encore, mais la conversation fut interrompue par le gardien qui cria d’un ton rogue que le temps réglementaire était écoulé.

— À mercredi, mon cher enfant.

— À bientôt, mère, comptez sur moi.

Et comme on emmenait son fils, Mme Danglars se cramponna aux barreaux de la grille pour ne pas tomber.

— Allons, allons, la mère !... chacun son tour... laissons la place aux autres, reprit le gardien.

Elle s’éloigna.

En sortant, Mme Danglars avait retrouvé Anaclet.

— Ah ! qui m’eût dit que je viendrais ici voir quelqu’un !... et que ce serait mon fils ?

— Eh ! mon Dieu ! maman, reprit gaiement le typo, avec les affaires qui se passent, personne n’est sûr de ne pas y venir... ça n’a plus d’importance, allez !... Peuh ! aujourd’hui !...

Mme Danglars résuma sa conversation avec son fils et expliqua son chagrin de n’avoir aucun moyen de retrouver la voiture, ce qui eût tout simplifié.

— Je ne l’ai pas averti que l’on m’avait volé la lettre et je ne lui ai pas dit qu’une place lui avait été offerte. Quel malheur !

— Ne vous inquiétez pas de ça... ça ne fait rien, répondit Anaclet, très délibérément.

— Qu’en sais-tu ?

— Je le sais absolument. Oui, oui, rien du tout... ça s’arrangera très bien… je vous explique...

(À suivre.)

[24 mars 1900]

XV

LES DEUX VISITES DU PRISONNIER

(suite.)

Anaclet arrêta brusquement sa phrase pour suivre des yeux un fiacre qui passait.

— Qu’y a-t-il ? demanda Mme Danglars.

Il ne répondit pas, absorbé par cet examen ; il continuait à marcher, mais la tête complètement tournée pour ne pas perdre de vue la voiture qui s’arrêtait devant Mazas.

Deux jeunes filles vêtues de deuil descendirent et s’avancèrent vers la prison, d’une allure indécise.

La première, grande, svelte, la démarche alanguie, semblait mortellement attristée sous un long voile de crêpe ; la seconde, plus petite, rondelette, d’allures vives, portait moins tristement son deuil ; son voile, plus court et moins épais, ne cachait pas son visage, qu’Anaclet put admirer à l’aise tandis qu’elle réglait le cocher.

— Ah ! sapristi de sapristi !... fit-il entre ses dents.

— Mais qu’as-tu donc, mon ami ? questionna encore Mme Danglars, scandalisée du peu d’intérêt qu’il manifestait.

Dans son égoïsme maternel, il lui semblait inadmissible que l’ami de son fils pût avoir une inquiétude autre que celle de s’informer de lui, de l’époque de sa mise en liberté, et elle appréciait d’autant plus sévèrement sa distraction, qu’elle provenait de la vue d’une femme.

— Rien, maman, rien.

Le typo lâcha son bras, héla le fiacre qui repassait à vide.

— Cocher ! cocher !...

— Mais c’est inutile. Je ne veux pas de voiture...

Le fiacre s’était arrêté.

— Montez, maman... montez...

Et l’ouvrier, presque en la violentant, poussa Mme Danglars dans le véhicule, tout en restant à terre.

— Cocher... où avez-vous pris ces dames qui viennent de descendre ?...

— Rue de l’Université...

— Devant leur maison ?...

— Oui, je pense... car elles sortaient...

— En arrivant, cocher, je vous offrirai un verre...

— Ce n’est pas de refus...

Mme Danglars s’impatienta :

« En vérité, Anaclet, je ne te comprends pas. Je ne t’ai jamais vu comme ça... »

— Moi, non plus, maman... Roulons, cocher...

Et il s’élança dans la voiture.

— Tu t’intéresses plus à des personnes que tu ne connais pas, qu’à nous...

Le typographe fut piqué :

— C’est ce qui vous trompe, maman, vu que d’abord je reste auprès de vous, ensuite...

— Ensuite, quoi ?...

— Dame ! vous cherchez un cocher... Eh bien ! ce n’est pas mal de parler à celui-ci... de se renseigner...

— Le cheval était blanc, je te l’ai dit...

— Et celui-ci est noir... mais ça n’empêche pas de se renseigner, de voir...

Pendant qu’on parlait de lui, le journaliste, rentré dans sa cellule, écrivait au juge afin qu’il mandât Mmes de Montfort : de cette façon, il serait confronté avec elles, et sa mise en liberté ne souffrirait aucun retard... et il se sentait réconforté...

— Le 217 au parloir ! hurla encore l’aboyeur.

Ainsi se nomme, dans le style imagé des prisons, celui qui appelle.

— Mince, dit-il, tu es rien chouette, toi ! Encore une visite et une femme ! Pranzino et toi vous êtes l’honneur de Mazas !

Danglars fut stupéfait. Qui donc pouvait s’inquiéter de lui, se déranger pour lui ? Le nom de Ketty monta à ses lèvres :

Il l’avait condamnée sans l’entendre. L’avait-il donc mal jugée ?... Les apparences ne sont-elles pas trompeuses bien souvent.

Lui-même, ne l’accusait-on pas injustement de s’être donné pour un agent ?... Qui sait !... Peut-être Alamanjo menaçait sa vie... et c’est pour le sauver que Ketty...

Au parloir, une dame l’attendait. Couverte d’un voile épais, et dans la pénombre où elle se tenait, il avait peine à la reconnaître et n’osait se fier au témoignage de ses yeux.

La visiteuse était si émue, si troublée, qu’elle restait immobile et muette ; enfin, après quelques secondes, surmontant l’émotion qui l’accablait, elle souleva son voile.

— Mlle de Montfort-Chalosse ! s’écria-t-il.

Puis, un nouveau silence s’établit, et le guichetier qui assistait à l’entrevue fit cette réflexion :

— À ce train-là, vous savez, vous n’en direz pas long, mes enfants.

— Oui... c’est moi !... c’est moi !... répliqua-t-elle avec effort.

— Ah ! merci de ne m’avoir pas oublié, s’écria-t-il ; et des larmes coulèrent de ses yeux. Tous, excepté ma mère, m’ont abandonné ; personne ne me défend.

Emma s’était peu à peu remise, c’est d’un ton très grave qu’elle répondit :

— Je ne sais sur le dévouement de qui vous comptiez, ni qui vous fait défaut ; quant à moi, je ne mérite pas de remerciements, c’est un devoir d’humanité que je viens accomplir. Ma mère et moi, nous vous devons la vie, et s’il est quelque chose au monde que nous puissions pour vous aider à reconquérir plus vite votre liberté, disposez de nous.

— Ah ! ainsi, vous n’avez pas douté de moi !

— Comment vous soupçonner de pareille infamie, matériellement impossible, d’ailleurs, puisque vous n’étiez jamais venu à l’hôtel et que vous ignoriez même notre adresse ?

— Voilà seulement, mademoiselle, ce que je vous prierai de dire à l’instruction... ainsi que Mme la duchesse.

— Certes, vous pouvez compter sur moi... ma mère est malheureusement incapable de m’accompagner.

— Malade !...

— Depuis quelques jours, nous avons été tellement éprouvées, que bien qu’elle n’ait aucune maladie précise, son état est alarmant.

Après tous ces événements, qui eussent ébranlé l’intelligence la plus droite, un nouveau danger la menace...

— Lequel ? demanda vivement Danglars, oubliant son propre malheur.

Emma fit un geste de désespoir, signifiant : « Vous n’y pouvez rien »...

— Ah ! je comprends, reprit avec amertume le journaliste, c’est vrai... je ne puis servir ni aider personne... Ce n’est point à celui qui sollicite de se poser en protecteur.

La pauvre enfant fut désolée de l’avoir froissé :

— Vous avez mal interprété ma pensée, monsieur René, personne ne peut rien pour ma mère... Sa santé est compromise... parce que sa raison est attaquée... Il règne autour de nous un mystère sombre que mon intelligence ne parvient pas à percer... et j’ignore quel est le péril, bien qu’il existe, j’en suis certaine… par les confidences inachevées que me fit ma mère, même avant cette arrestation funeste.

— Elle n’a point précisé ?...

— Jamais, hélas ! et maintenant, il est trop tard... Dans la fièvre et le délire, les seuls mots qu’elle prononce sont : « Mes lettres ! mes lettres ! », et parfois le nom d’un assassin... Mais c’est assez parler de nos malheurs...

— Non, non... attendez... un assassin ! Oui, oui !

L’œil du journaliste est devenu brillant, son front se contracte par un violent effort de pensée...

« Mademoiselle, une question encore. Ce n’est pas vaine curiosité, je vous jure, c’est pour vous servir... vous sauver, peut-être. »

Emma eut un soupir de résignation, douloureux et incrédule.

— Questionnez…

— La duchesse ne prononce-t-elle pas encore un autre nom ?

Emma, indécise, cherchait en sa mémoire.

— Ne dit-elle pas aussi celui du marquis d’Alamanjo ?

— Oui, celui-là aussi. Mais la chose est naturelle, nous avons été en rapports avec M. d’Alamanjo... elle le connaît... moi-même je l’ai vu une fois... il est venu dans notre loge à l’Opéra-Comique... tandis que l’assassin... naturellement... ma famille ne le connaît pas... Quel rapport peut exister ?...

— Il y a entre ces deux hommes un lien...

Le guichetier se rapprocha :

— C’est embêtant ! on ne peut pas s’embrasser ici ! Allons, assez causé, n’est-ce pas, mes petits amours ?...

— Monsieur !

Emma lui lança un regard tellement indigné que, malgré sa grossièreté, le porte-clefs en fut troublé ; il s’excusa à sa manière :

— Il n’y a pas de mal à causer avec son bon ami, je ne dis pas le contraire... seulement l’heure est passée... et puis, en voilà assez...

— Soyez consolée, Emma, je sauverai votre mère...

— Ah ! puissiez-vous dire vrai !... Encore une fois, merci... merci... René.

Il s’éloigne, suivi des yeux par Emma, qui, désespérée de son impuissance à comprendre, vaguement espère en la promesse qu’il vient de faire, quelque invraisemblable qu’en puisse être la réalisation.

Le journaliste ne l’a-t-il pas sauvée une première fois ? D’ailleurs, elle l’aime... et la femme qui aime ne doute jamais... elle croit toujours à toute promesse de l’élu de son âme...

René, avait-elle dit, René tout court...

Cette parole avait été prononcée d’une voix si douce, d’un air si chaste, que l’âme de Danglars en fut émue ; il éprouva une sensation nouvelle :

— Ah ! oui, celle-là m’eût aimé !...

Quand, à son retour, Danglars passa devant la cellule de Pranzino que l’on y réintégrait, en lui remettant un volume des Quarante-Cinq94, il lui fit, d’un imperceptible mouvement de paupière, un signe affirmatif.

L’heure du parloir étant passée, chacun dûment bouclé dans sa cellule reprit ses méditations. L’assassin s’absorba si complètement dans la lecture d’Alexandre Dumas, que le gardien qui spécialement le surveillait en fut indigné.

— Quelle crapule ! s’amuser à lire un roman, comme un rentier qui aurait la conscience tranquille...

Et il alla examiner un autre détenu.

(À suivre.)

[25 mars 1900]

XV

LES DEUX VISITES DU PRISONNIER

(suite.)

En apparence, le prisonnier continua bien sa lecture ; mais, en réalité, avec des précautions infinies, sur la marge d’un feuillet, il écrivit au crayon, sans être aperçu :

« Bonne et chère bien-aimée, ma seule amie,

» Pardon de tous les ennuis que je te cause ; je viens encore réclamer le concours de ton amitié si dévouée : laisse entrer le porteur de cette lettre dans ta chambre, cette chambre où nous avons été si heureux... Ce souvenir est le seul rayon de soleil qui éclaire ma triste cellule. Ô mon amie, si tu me pardonnes, je reviendrai dès que mon innocence aura été reconnue... c’est-à-dire bientôt. Si tu me repousses, qu’importe le jugement des hommes, la mort dût-elle s’ensuivre !...

» Mon messager prendra quelque chose qu’il m’apportera, et mon innocence sera prouvée.

» Celui qui t’aime et n’a jamais aimé que toi ».

Alors mouillant son doigt, avec une patience admirable, il humecta le papier et parvint à détacher la page du livre, sans que le moindre bruit l’eût trahi. Puis, il la roula, en la resserrant tellement qu’il en forma un cylindre dont l’aspect était celui d’une cigarette très mince.

Ensuite, soulevant délicatement le galon de soie qui simulait un parement à sa manche gauche, il fit bâiller l’ouverture d’une sorte de poche imperceptible et y glissa la feuille de papier, qui se trouva ainsi dissimulée entre la garniture et le drap.

Cette opération heureusement terminée, il recommença à écrire sur une seconde feuille destinée à Danglars :

« Voici l’adresse :

» Mme Jenny Labaron, modiste, n° 40, rue Rochechouart.

» L’objet se trouve caché derrière de vieux souliers, dans ma chambre, sur la plus haute étagère. C’est une petite boîte noire. Merci. »

Puis ce second papier détaché et dissimulé comme le précédent, il se plongea sérieusement dans sa lecture afin d’étudier la façon dont un héros de roman doit soutenir son rôle en matière d’accusation capitale.

Danglars rêvait de liberté, cherchait à coordonner les événements de la journée et bientôt l’on n’entendit plus que le pas monotone des surveillants résonnant sur les dalles de la galerie.

XVI

OÙ MISS SIMPSON APPREND QU’ELLE POSSÈDE UN ONCLE ET UN CHEVAL QU’ELLE NE SE CONNAISSAIT PAS

L’appartement des Simpson est au centre des Champs-Élysées, ce quartier aristocratique que Paris réserve aux princes exotiques, aux riches étrangers, aux rastaquouères de toutes sortes qui y viennent manger l’or puisé dans leur pays par des moyens souvent inavouables.

Les propriétaires, ceux de Paris du moins, n’ont pas l’habitude d’offrir le logement gratis à leurs locataires.

Il y a un train de maison convenable. Des chevaux de selle et d’attelage sont en pension chez le loueur à côté.

Il faut donc croire à la fortune de ces Simpson, en présence de ces témoignages de leur opulence, car aucun protecteur n’apparaît qui s’arroge le droit de faire les honneurs.

On flirte, parfois, on flirte, oui, mais c’est tout.

Le salon est luxueusement meublé, tendu en aubusson. Au milieu, une table de boule incrustée d’écaille et de cuivre finement ciselé.

Or, ce matin-là, au bout de la table, se trouve placée une sorte de cuve ronde en acajou massif, au fond de laquelle tourne lentement un plateau divisé en une masse de petites cases numérotées, alternativement rouges et noires.

Le reste du meuble est entièrement couvert d’un tapis vert, partagé en carrés petits et grands. Sur les premiers, aussi des numéros ; sur les autres, des dénominations inintelligibles pour un profane : « Pair-Impair, Passe-Manque, Rouge-Noir, etc. »

C’est une roulette.

Mistress Simpson, encore dans un appareil plus que simple, plus même que négligé, dépeignée, les bras nus, non débarbouillée, dépourvue du fard sans lequel sa figure apparaît usée, flétrie, couperosée, est attablée seule devant l’instrument, une bille d’agate à la main.

« Continuons encore », dit-elle, contrariée.

Elle donne au plateau un vif mouvement de rotation, puis lance dans la cuve la bille qui, après avoir un instant tournoyé contre les parois du cylindre d’acajou, tombe en sautillant dans l’une des cases.

— 18, rouge, pair, manque 3e colonne, 2e douzaine, 6e transversale... je gagne...

Alors, elle déplace avec un soin méticuleux des épingles à grosses têtes de différentes couleurs, qu’elle pique plus haut ou plus bas sur des cartons quadrillés à portée de sa main gauche ; de l’autre, elle écrit des chiffres sur un calepin.

Puis elle recommence dix fois, vingt fois, cent fois.

C’est un système.

Elle se passionne, au point qu’elle parle tout haut et gesticule.

« Ces écarts sont invraisemblables, j’ai beau travailler... le hasard déroute mes prévisions... chaque coup est nouveau... »

— 19, rouge impair et passe... C’est trop fort ! le 19 après le 24 ! incroyable !... Ainsi je gagne dix louis sur impair, mais j’en perds cinquante sur manque... c’est stupide !

Elle s’éloigne furieuse... mais un scrupule lui vient.. Elle retourne vers la table, reprend le carton épinglé, elle l’étudie et pousse une exclamation :

« J’en étais sûre ! c’est une erreur !... je n’ai pas descendu mon épingle.

Bravo ! ça y est ! c’est vrai ! c’est évident ; le système infaillible, je le tiens... parbleu ! 30 numéros pour moi sur 36... avec assurance sur le zéro... c’est imperdable avec la montante... Paroli a raison95... je veux ce soir l’essayer... »

Elle est tellement joyeuse et préoccupée qu’elle ne s’aperçoit pas de l’entrée de sa fille.

— Toujours avec ta roulette ; c’est assommant à la fin... ! Je t’ai dit de ne pas mettre ça au salon...

Certes, si quelqu’un de ceux qui rencontrent dans le monde la délicieuse miss avec sa figure rosée, ses grands yeux de vierge, eût assisté à cette scène, il eût été singulièrement surpris.

Mistress Simpson se retourna vivement et, se campant crânement, elle répondit :

« Eh bien ! si ça me plaît à moi ? Est-ce que tu vas m’en empêcher, toi ? Dis donc... tu finis par me fatiguer, tu sais... »

— Fatiguer ! riposta la jeune fille, en haussant les épaules avec le plus insolent dédain. C’est toi qui m’embêtes à la fin...

J’ai assez de mal à gagner ma pauvre galette... pour ne pas me lasser de te voir toujours tout perdre.

Mistress Simpson, à ces mots, s’indigna :

— Échinez-vous donc pour faire donner de l’éducation à vos enfants !... Voilà comment ils vous traiteront !...

— Oh ! dis donc, tu sais, faut pas me la faire à la maternité !... Ce serait inutile... Ah non !... de la dignité !... ah ! zut !...

— Au lieu de t’occuper de trouver quelqu’un de sérieux qui ferait le bonheur de ta vie, assurerait nos vieux jours, que tu pourrais épouser...

— Dis donc, est-ce que tu t’es mariée, toi ? Tu n’avais qu’à rester en Amérique avec Simpson ; nous y vivions bien tranquilles... Il t’a envoyée promener et, finalement, nous avons été trop heureuses de pouvoir prendre la fuite.

— Je suis ta mère, je t’ai élevée…

— Élevée !... Ah ! oui, parlons-en ! Élevée, oui, aux Enfants trouvés... Tu m’avais abandonnée.

— Dès que j’ai eu de l’argent, je suis venue te chercher.

— Allons donc ! Dis que tu es venue... parce qu’on ne t’en donnait plus...

— Tu insultes ta mère ! Je vais te corriger, sale fille ! espèce de poison !

Mistress Simpson s’élance, la main levée, vers sa fille ; mais celle-ci se met sérieusement en état de résistance, brandissant carrément sa cravache :

— Ah ! tu sais !... ne me touche pas, ou sinon !...

La grosse dame s’arrête devant cette attitude si fortement menaçante. Puis la rage, peut-être la crainte de n’être pas la plus forte, lui causent une humiliation si profonde qu’elle s’écroule sur un fauteuil, poussant des cris et lançant une dernière malédiction.

À ce bruit, une servante accourt. Mistress Simpson ne remue pas plus qu’un terme.

— Mon Dieu ! madame se trouve mal ! s’écrie-t-elle. Vite de l’eau ! de l’eau !

(À suivre.)

[26 mars 1900]

XVI

OÙ MISS SIMPSON APPREND QU’ELLE POSSÈDE UN ONCLE ET UN CHEVAL QU’ELLE NE SE CONNAISSAIT PAS

(suite.)

— De l’eau ! ricane Ketty. Donnez-lui donc un verre de cognac !... ou de gin.

— Du cognac ?

— Oui, ou plutôt deux... Il n’y a qu’un mois que vous êtes ici... sans cela vous connaîtriez mieux les habitudes de ma mère... Ensuite, vous servirez le déjeuner... tout de suite, n’est-ce pas ?

Et Ketty se dirige vers la salle à manger, en murmurant :

« C’est dégoûtant ! tout l’argent passe à la roulette... J’en ai assez, moi, à la fin... »

Elle déjeuna seule ; elle était sombre.

Elle se préoccupait des conséquences que pourrait avoir pour elle la divulgation de sa correspondance avec Pranzino.

La police n’allait-elle pas intervenir, mettre le nez dans ses affaires ?... Et alors, ne les chasserait-on pas de France, comme on les avait chassées des États-Unis... et cela au moment où elle allait peut-être réussir ?...

La femme de chambre entra précipitamment :

— Mademoiselle ! Mademoiselle !

Ketty sursauta sur sa chaise.

— Ma fille, perdez l’habitude d’arriver comme un tourbillon... si vous tenez à rester à mon service ; cela me porte sur les nerfs, tenez-vous-le pour dit, quoi qu’il advienne.

La camériste balbutia :

« Mademoiselle, j’avais cru bien faire. »

— Enfin, qu’y a-t-il ? Parlez !

— C’est à cause du cheval... le cheval qui est arrivé pour mademoiselle.

— Un cheval ? Quel cheval ?

— Je ne sais pas, moi ! Le concierge dit comme ça qu’il attend depuis plus d’une demi-heure que mademoiselle sorte. Il est dans la cour.

Ketty va à la fenêtre.

Effectivement, dans la cour, un palefrenier de grande allure tient en main un double poney noir, ravissant, fortement râblé, bridé, sellé.

Ketty descend.

Elle admire le cheval en connaisseuse, en en faisant lentement le tour ; la bête est de race, elle a la tête fine, l’œil vif, l’oreille petite, le cou flexible, l’allure élégante, le poitrail et la croupe larges, le rein court. Une robe foncée, presque noire, sans une tache, le poil soyeux et luisant. Le chiffre K. S. est brodé sur la housse. Le cheval est bien pour elle...

Elle regarde alors le domestique.

C’est un solide gaillard d’environ trente-cinq ans, cheveux, favoris et teint fort rouges.

Sa correction est irréprochable ; il porte une livrée bleue à boutons d’argent, son grand col serre jusqu’aux oreilles comme un carcan ! Ses culottes de peau de daim disparaissent dans des bottes à revers, son attitude respectueuse et quasi militaire indique à la fois l’homme de cheval et le serviteur sérieusement stylé, ce qui semble ravir d’aise Mlle Simpson.

Le domestique tend un message dont l’écriture haute et fortement appuyée se détache en un noir mat sur le vélin crème.

Elle le lut avec vivacité :

« Ravissante mademoiselle,

» Le péril que vous a fait courir l’animal rétif que vous montiez au Bois m’a inquiété ; je me permets de vous envoyer ce poney, espérant que vous voudrez bien le monter et que vous l’apprécierez, car si ses allures sont vives et brillantes, son naturel est doux et caressant. Il suffit pour s’en rendre compte immédiatement de comparer la forme de sa tête avec celle de l’autre.

» Agréez, mademoiselle, l’expression de mes sentiments d’admiration affectueuse. »

Le billet n’avait point de signature.

— Admiration affectueuse ! Que veut dire ceci ? Est-ce le cadeau d’un admirateur ou l’offre de service d’un fournisseur ? Mlle Simpson fut un instant fort embarrassée sur la conduite à tenir. Elle éprouvait une envie folle de garder cette bête, mais sa valeur l’épouvantait.

« Si c’est un fournisseur, il réclamera paiement... Mais, après tout, tant pis !... »

Son principe était de ne jamais mettre les domestiques dans ses confidences ; de plus, questionner, c’était avouer que l’on ne connaissait pas le donateur ; et devant les voisins et les gens de service que la beauté de l’animal émerveillait, commettre une telle gaffe !... Jamais !...

— Conduisez cette bête à côté, chez Chéri.

Elle mit deux louis dans la main du groom. Remerciez votre maître et dites-lui que je serai heureuse de le voir le plus tôt possible.

— Miss ne me garde pas à son service ?

— Je ne sais pas encore ce que je ferai.

Le laquais prit un air attristé :

— M. le docteur m’avait pourtant dit...

— Le docteur vous a dit ?

— M. le docteur m’a dit, à moins que miss ne me renvoie, de rester avec le cheval ; mes gages sont même payés d’avance pour six mois.

L’étonnement de Ketty augmentait, mais il n’en parut rien.

— Du moment que le docteur... Alors, c’est différent. Vous pouvez rester. Comment vous nommez-vous ?

— Jean, mademoiselle.

— Français ?

— Suisse. Mais j’ai longtemps été dans une écurie d’entraînement à Maisons.

— Parlez-vous anglais ?

— Hélas ! non.

— Tant mieux ! Sans cela, je me laisse entraîner à parler anglais et je ne perds pas l’accent. Alors pas de difficulté. Reconduisez le cheval.

Le palefrenier l’entraîna vers le fond de la cour.

— Pas par là.

Et Ketty lui montra la porte cochère, chez le loueur à côté.

— J’avais compris que miss me disait de le conduire à l’écurie.

— Oui, mais cette écurie n’est pas à moi.

— M. le docteur m’a montré lui-même cette porte.

Ketty fit un mouvement d’étonnement qu’elle réprima aussitôt.

— Le docteur !

La concierge s’avança :

— Oui, l’oncle de mademoiselle est venu ce matin, et il l’a louée.

— Ah ! mon oncle est venu ! Comment n’est-il pas monté ? s’exclama Ketty avec impudence.

— Il n’a pas voulu déranger ces dames parce qu’il était trop tôt, à six heures ce matin.

— Ah ! vraiment ! Cependant il doit bien comprendre que j’aurais été heureuse...

La concierge continua, fière de l’importance que lui donnait son renseignement :

« Il a dit comme ça : — Ma nièce a envie d’un cheval de selle, je vais le lui envoyer, mais j’entends qu’elle l’ait toujours à sa disposition. D’ailleurs, je ne me fierai pas à un maître d’écurie pour soigner cet animal. »

— Ah ! fit Ketty, se remettant un peu de sa surprise. J’avais envie de cette bête, en effet. Alors, il vous a arrêté l’écurie ?

— Parfaitement, il a même payé l’année d’avance et m’a donné 100 francs de denier à Dieu. Oh ! c’est un bon oncle ! et généreux, mademoiselle ! Ça se voit tout de suite ! Si je n’ai pas monté pour en parler à ces dames, c’est qu’il me l’avait défendu. « C’est une surprise », qu’il m’a dit ; alors, je ne devais pas, je ne pouvais pas...

— C’est bien, merci.

Ketty ne pouvait se lasser d’admirer l’animal qui la regardait de ses yeux vifs, tendant vers elle ses naseaux comme s’il comprenait qu’elle était désormais sa maîtresse. Enfin, après un dernier coup d’œil, elle se décida à remonter chez elle après avoir autorisé son nouveau serviteur à aller chercher ses effets à son ancien domicile.

Elle était toute joyeuse du ravissant cadeau qui venait de lui être fait et surtout de ce qui pouvait s’ensuivre : la fortune peut-être. Car qui pouvait-il bien être, ce docteur, cet oncle ? Que pouvait-il bien vouloir, espérer d’elle ? – Ce que tous les hommes lui demandaient, sans doute.

Alors pourquoi s’affubler de ce titre d’oncle qui, en pareil cas, est une moquerie ?

Elle courut chez sa mère qui avait assisté à la scène de sa fenêtre :

— Dis donc, maman, c’est drôle, il m’arrive un oncle, et je ne m’en connaissais pas ?

— Comment te connaîtrais-tu un oncle ? L’oncle c’est le frère du père, et tu ne connais pas ton père.

— Tu avoueras que ça, c’est plutôt ta faute que la mienne.

— C’est cela, méprise encore ta mère.

Mais Ketty était de bonne humeur.

— Ne grogne pas sans cesse, surtout quand je t’annonce un oncle d’Amérique en situation de faire des cadeaux pareils.

— Un oncle ! Imbécile !

Telle fut la réponse de Mme Simpson qui haussa les épaules.

Cette appréciation confirma Ketty dans sa pensée première :

« C’est un candidat, évidemment. »

« Sur cette conclusion, elle alla se poster bien en face de la glace du salon, en plein jour ; puis elle cambra le rein, faisant saillir sa gorge et ployer sa taille qu’elle prit à deux mains, s’examinant avec le soin minutieux du marchand qui s’assure de la marchandise qu’il va proposer à un acheteur de choix.

Cette inspection l’ayant satisfaite, elle s’écria :

— Eh bien ! qu’il vienne, celui-là. Oncle ou candidat... je l’attends... oui, je l’attends.

Sa femme de chambre reparut.

— M. le marquis d’Alamanjo demande à voir mademoiselle.

(À suivre.)

[27 mars 1900]

XVI

OÙ MISS SIMPSON APPREND QU’ELLE POSSÈDE UN ONCLE ET UN CHEVAL QU’ELLE NE SE CONNAISSAIT PAS

(suite.)

— J’y vais... Et ses sourcils se froncèrent.

La conversation fut brève et eut lieu en anglais, afin que les domestiques ne pussent comprendre. Le marquis ordonnait d’un ton de commandement tel qu’il ne comportait pas de discussion.

— Mardi, à deux heures, tu passeras sur le boulevard avec ta mère devant le Palais de Justice. Tu te promèneras jusqu’à ce que tu voies dans la cour un vieil avocat orné d’une serviette, qui s’épongera à plusieurs reprises le front avec un foulard de soie rouge ; alors immédiatement tu monteras chez le juge d’instruction Kimpert-Durand, Castelhaut s’y trouvera.

— Bien, répondit Ketty, explique le reste à ma mère, si ma présence n’est pas indispensable maintenant. Mais j’irai très exactement.

— Soit.

Elle descendit à l’écurie revoir si son cheval avait été convenablement installé, tout en murmurant entre ses dents :

— Toi, mon bonhomme, si mon oncle que je ne connais pas m’affranchit de ta domination en continuant ses générosités, tu passeras peut-être un mauvais quart d’heure !

Jean profitant de l’autorisation était sorti.

Après avoir suivi quelque temps l’avenue des Champs-Élysées, il tourna dans la rue du Cirque.

Devant la quatrième maison stationnait un fiacre dans lequel un vieux monsieur à lunettes, tranquillement installé, annotait une planche d’anatomie avec son crayon.

Le palefrenier ouvrit la portière et monta familièrement :

« Docteur, j’ai pris mon service, et Ketty sera enchantée de faire connaissance avec son oncle. »

— Bravo ! mon ami, ça va bien.

XVII

LA SOURICIÈRE

Sur le boulevard du Palais s’ouvrent différentes entrées pour permettre aux citoyens de venir implorer la justice dans son temple. D’abord la cour d’honneur où peuvent stationner cent carrosses, ornée de l’escalier de pierre monumental par lequel on accède au portique.

Sous les arceaux qui séparent cette cour dite du Mai de celle de la Sainte-Chapelle s’ouvre un vestibule, duquel un escalier de pierre assez modeste conduit à tous les étages de l’aile qui longe le boulevard, puis la rue de la Sainte-Chapelle ; ce bâtiment est réservé à la juridiction correctionnelle.

Au rez-de-chaussée le greffe, l’enregistrement, les postes de police, de garde, la taxe des témoins. Au premier, le parquet ; dans les trois étages supérieurs, les vingt-cinq cabinets d’instruction.

De la cour de la Sainte-Chapelle, on peut aussi s’introduire dans cette partie du monument par le large escalier qui conduit aux chambres du tribunal de police correctionnelle.

Le public ne connaît guère d’autres voies, cependant il en existe plusieurs réservées aux fonctionnaires et employés que leur service appelle sans cesse à parcourir ce dédale.

Les justiciables qui se rendent librement aux cabinets d’instruction peuvent choisir leur parcours, mais d’aucuns refusent d’y aller de bonne volonté. On a beau leur indiquer le chemin, leur affirmer que justice équitable leur sera rendue, ils persistent à ne pas vouloir entrer en relations avec le juge d’instruction, ce pourquoi on les y conduit. On est alors obligé à des mesures spéciales de surveillance, car certains, même arrivés dans le temple de Thémis, tentent de s’en éloigner ; de là, tout un système de mesures préventives : des chemins spéciaux leur sont imposés.

Au lieu des carrosses qui jadis entraient solennels par la grande grille, ce sont des « paniers à salade » qui, du boulevard, s’engouffrent sous un porche béant, encastré dans la façade. Ils traversent la cour de la Sainte-Chapelle, tournent à gauche et s’engagent immédiatement sous un nouveau porche noir, dont la largeur a été si exactement mesurée qu’il ne reste, ni à gauche, ni à droite, la place nécessaire au passage d’un homme.

Le prévenu n’a pas à descendre. Par une aimable attention, il n’a qu’à allonger le pied ; en face de la portière et à hauteur du plancher de la voiture, est disposée une marche sur laquelle l’attendent des gardes municipaux qui le soutiennent ; dès qu’il y a mis les pieds, il disparaît dans les profondeurs du monument.

Le débarquement ainsi opéré, les voitures ne pouvant tourner pour dégager le porche, on leur ouvre une issue par une porte jusque-là obstinément fermée et elles sortent dans la rue de la Sainte-Chapelle où elles stationnent.

Dans un local spécial, les clients qu’elles ont conduits attendent le bon plaisir du juge devant lequel ils sont appelés à comparaître.

Cet endroit redoutable est appelé la « souricière ».

On croirait à un nom imaginé à plaisir par quelque romancier pour l’amusement du lecteur. Hélas ! il n’en est rien ! Ajoutons qu’il est parfaitement justifié par la forme de cette prison, que bien peu connaissent, sauf les habitués qui y ont été reçus.

Chaque cellule a, en effet, la forme d’une ratière et n’abrite qu’un seul condamné.

En plein jour, il y fait nuit noire, et des fanaux éclairent du haut de la voûte ce lieu effrayant de leurs lueurs sépulcrales. Le silence le plus absolu y est recommandé.

C’est là que le prévenu subit la dernière dépression avant de discuter avec son juge.

Un escalier étroit, tortueux, escarpé, creusé dans l’épaisseur des murailles, de façon que le jour n’y pénètre jamais, s’élance directement de l’entresol, où se tient en permanence un surveillant de la Sûreté, vers tous les étages des cabinets d’instruction.

Il est exclusivement consacré au service des criminels qui ne le montent qu’enchaînés et accompagnés de leur garde. Les portes des paliers ne s’ouvrent qu’avec une clef.

Ce jour-là, depuis midi, la foule s’amassait sur le boulevard, en face de la porte d’entrée des voitures cellulaires, laquelle restait obstinément fermée ; un deuxième garde avait été adjoint à celui ordinairement en faction et l’on n’arrivait pas à la faire circuler.

Mmes Simpson descendirent de voiture, prirent le vent, puis se promenèrent, se mêlant aux groupes.

L’espoir, fatalement toujours déçu, d’entrevoir le profil d’un scélérat célèbre suffit à interrompre la circulation. Le public est certain que derrière les parois de chaque voiture se trouvent un ou plusieurs criminels et cela suffit pour qu’il s’arrête et se masse.

— Pourquoi tout ce monde ? demanda quelqu’un.

— M. de Kimpert-Durand interrogera aujourd’hui Pranzino96.

Ketty échangea un signe d’intelligence avec sa mère, puis comme une bousculade gênait leur promenade, elle lui dit en anglais :

« C’est stupide ! Comment d’ici verrons-nous un avocat dans cette cour, puisque la porte en est fermée. Ne ferions-nous pas mieux d’entrer ou de nous en aller ? »

— Attendons au moins qu’il soit deux heures, le marquis l’a ordonné.

Un mouvement se fait, c’est le juge d’instruction.

Effectivement, M. de Kimpert-Durand entrait par la cour du Mai ; il tourna à gauche et sous les arcades, prit l’escalier conduisant au parquet, mais il ne s’arrêta point, car il avait mandé que l’on conduisît Pranzino à son cabinet à deux heures de relevée.

Il gravit allègrement jusqu’au quatrième étage ; là, il suivit la vaste galerie double, interdite au public, qui s’étend le long du boulevard du Palais, sur laquelle s’ouvrent les cabinets des autres juges d’instruction, ses collègues. Ensuite, il tourna dans le corridor banal, étroit, parallèle à la rue de la Sainte-Chapelle où est situé son cabinet.

À côté est une salle vide aux fenêtres solidement grillées, encore sans affectation spéciale, dont il se sert quelquefois pour faire attendre les témoins par lui appelés, quand ils gênent la circulation, pourtant peu active en ce cul-de-sac.

M. de Kimpert entra chez lui dans une heureuse disposition d’esprit ; on lui avait annoncé l’intention formellement exprimée par Pranzino de faire des révélations sensationnelles.

Il allait donc, dans quelques minutes, avoir la clef de ce mystère qui l’irritait : savoir si le fameux petit homme brun existait réellement, le nom du vrai coupable et de ses complices.

Admettre qu’un homme seul ait pu égorger successivement trois femmes, sans qu’aucune d’elles ait été avertie par un cri, un bruit de lutte, la chute du corps de la précédente victime, sans que l’attention des voisins ait été éveillée, lui paraissait insensé.

Il saurait qui était la grande dame du faubourg Saint-Germain, la jeune Américaine.

Justement, il avait un dîner ce soir-là. Les femmes sont curieuses, il serait questionné, et sans rien dire de trop, il ne serait pas fâché d’avoir l’air informé ; c’était bien le moins, en vérité. Il détestait, lui, source même de toute information, d’être devancé par certaines révélations que la presse faisait toujours sans discernement ; car la presse, l’ennemie née de tout secret, de toute diplomatie judiciaire, était son perpétuel cauchemar.

Son greffier, contre l’ordinaire, n’était pas à son bureau, mais son huissier l’informa que le baron de Castelhaut désirait l’entretenir ; il répondit avec une bienveillante nonchalance :

— Faites entrer, et dès l’arrivée de Pranzino, qu’on le fasse monter.

Il se sentait trop joyeux et préoccupé pour songer à toute autre affaire sérieuse que celle de la rue de Miromesnil ; autant valait causer avec un indifférent.

Et de fait, la conversation s’était engagée, correcte, fleurie, presque enjouée, comme il convient entre gens de bonne compagnie qui ont des relations mondaines communes.

Le baron était homme d’esprit ; et si sa réputation n’était pas absolument exquise, elle ne pouvait pourtant effrayer un juge d’instruction.

Le but de sa visite était une invitation à chasser dans les tirés de Saint-Germain.

(À suivre.)

[28 mars 1900]

XVII

LA SOURICIÈRE

(suite.)

Une clameur s’éleva sur le boulevard, toutes les têtes ondulèrent.

« Le voilà ! le voilà ! »

Les Simpson se rapprochèrent. Une voiture cellulaire, escortée d’un garde municipal à cheval, parut ; la porte s’ouvrit.

Le véhicule avait peine à se frayer un passage.

— Arrière donc ! criait l’un des faction-[…]97es, bousculant la foule qui ne se ran-[…] qu’à regret.

[…]lons, circulons, mesdames !

[…]tre poussa Ketty qui s’obstinait à […] dans la cour, mais avec les ména-[…] que le soldat français apporte […]s à l’exécution de sa consigne quand […] de molester une jolie femme.

[…] la cour, un vieil avocat, tenant une […]e sous le bras, sortit sa toque et […]a son crâne complètement chauve, […] foulard rouge.

[…] ! voilà ! all right ! montons, dit […] Simpson en anglais.

[…]llons, répondit sa fille avec mauvaise […]ur, j’espère que bientôt je serai déli-[…]et si mon oncle m’aide... Tu connais […]e chemin ?

[…] Parbleu ! crois-tu que je ne sois pas […]e déjà faire une reconnaissance sé-[…]se ?

[…] comme elles passaient dans la cour, l’avocat avait déjà disparu, ce qui arracha à Ketty cette remarque :

— Je ne croyais pas qu’en France un avocat pût se prêter à de pareilles choses.

— Le marquis peut tout ce qu’il veut. Obéissons-lui.

Les dames Simpson auraient pu regarder longtemps en vain, car l’avocat les précédait. Dès qu’il eut fait le signal, il monta par la façade, c’est-à-dire le grand escalier du tribunal correctionnel. Bien avant elles, il était arrivé dans le couloir de M. de Kimpert-Durand. Là, jugeant sans doute peu convenable pour sa dignité la promiscuité qui pouvait résulter d’une attente dans le couloir, il entra délibérément dans la salle vide et alla s’accoter dans un coin, feuilletant un de ses nombreux dossiers.

Personne dans ce corridor n’exerce de surveillance, comme dans la galerie d’instruction. D’ailleurs, au Palais, la robe est un passe-partout incontesté ; donc, personne ne le remarqua.

Pendant que ces toiles se tissaient autour et au-dessus de l’assassin, celui-ci, à la Souricière, organisait sa défense. Il était décidé à tout dire, à démontrer son alibi par son rendez-vous avec la duchesse.

Oui, mais pour prouver le rendez-vous, il lui fallait montrer ses lettres, car la duchesse ne venait point témoigner.

Or, il y avait du cabotin dans ce Levantin, il se préoccupait de l’opinion publique, de la presse ; n’allait-il pas être accusé de manquer de délicatesse en compromettant ainsi une femme du monde ? Singulier scrupule.

Il espéra jusqu’au dernier moment un coup de théâtre, la duchesse écartant les gardes et venant se jeter dans ses bras et proclamer son innocence.

Néanmoins, l’intérêt de la conservation prédominant, il frappa deux coups légers à la cloison de la cellule voisine.

On se souvient de sa correspondance avec Danglars ; le hasard ayant fini par les réunir dans la même voiture, ils avaient échangé en chemin quelques paroles ; le journaliste se tenait prêt, au moindre signe, à recevoir les lettres préparées et roulées dans le parement du vêtement de l’assassin.

Pourtant, dans le for intérieur de Danglars, se livrait aussi un grave combat.

La possession des lettres démontrant l’arrivée tardive de Pranzino, rue de Miromesnil, établissait comme conséquence l’impossibilité pour lui de commettre ces trois meurtres successifs, faute du temps matériellement nécessaire ; ils avaient donc été consommés auparavant. Il y avait donc un complice, ou plutôt exactement un vrai coupable et cette constatation prouvait bien que le journaliste avait raison. Le petit homme brun existait. Deuxièmement, il serait fixé sur l’amour de Ketty et la nature de ses relations avec l’assassin, et ces deux résultats, il désirait ardemment les atteindre.

Mais que ferait-il s’il trouvait les lettres de la duchesse ?

Pranzino ne les lui donnait que pour les porter au juge et alors qu’Emma seule, confiante en lui, bravant l’opinion, venait déposer en sa faveur, l’avait visité dans sa prison, lui Danglars il couvrirait de honte et de désespoir cette noble fille, c’est lui qui administrerait la preuve du déshonneur de la famille de cette enfant qu’il avait promis de sauver.

« N’importe, conclut-il, j’aviserai plus tard, peut-être les lettres ne sont-elles pas de la duchesse, d’ailleurs ? Ou peut-être n’ont-elles d’autre importance qu’une correspondance banale qui ne prouvera rien, et que l’assassin cherche à exploiter à son profit ; je verrai... »

Et il répondit au signal par deux coups imperceptibles frappés à la même cloison.

Pranzino s’avança et, profitant du moment, tendit ses mains ligotées en dehors de la cellule. Danglars imita son mouvement.

— Prenez, dans ma manche, murmura-t-il à voix basse.

Le journaliste allongea les bras.

Enfin !

Un timbre sonna sur leur tête dans le bureau vitré de l’inspecteur de la Sûreté.

— Le 42, en haut, cria-t-il.

Un garde s’avança et vint prendre l’assassin avant que l’opération eût pu être accomplie.

XVIII

LES DESSOUS INCONNUS D’UNE AFFAIRE CONNUE

Il était deux heures. M. de Kimpert-Durand sonna, son huissier apparut, une carte à la main.

— Le greffier est-il arrivé ?

— Il est aux ordres de monsieur le juge.

— Et la personne que je dois recevoir à deux heures ici ?

Et en faisant cette question, le juge mit une intonation qui ne pouvait échapper à un homme d’aussi parfaite éducation que Castelhaut. Il comprit le congé qui lui était donné et se leva.

Le greffier répondit :

— On m’a fait demander d’en bas si M. le juge était arrivé, et la personne monte. Voici la carte d’une dame qui attend.

Le juge jeta un coup d’œil.

— Je ne connais pas. D’ailleurs, je n’ai pas le temps, demain.

— C’est justement pour l’affaire ; une déclaration importante, dit-elle, à propos des lettres. Elle repart demain, pour l’Amérique.

— Soit. Alors, mais après, vers cinq ou six heures.

M. de Kimpert-Durand avait à peine répondu, qu’un cri se fit entendre et sa porte fut ébranlée par un heurt sourd.

— Qu’est-ce donc ?

L’huissier ouvrit ; sur le seuil, Ketty défaillante s’affaissa lourdement.

— Ah ! mademoiselle Simpson ! s’écria Castelhaut, qui se précipita à son secours.

Remettez-vous, mademoiselle.

Mme Simpson donnait l’explication du malaise de sa fille, tout en la soutenant :

« C’est affreux ! monsieur le juge, c’est affreux ! On parle de Ketty dans les journaux. Perdue... pauvre enfant... l’émotion... le déshonneur... un assassin !... Nous irons à l’ambassade. »

— Entrez, mademoiselle.

Mais Ketty en proie à une violente crise de nerfs se débattait toujours, se cramponnant au chambranle de la porte.

Mme Simpson glapissait :

« Ma fille ! Ma pauvre enfant ! Calme-toi. »

— Non… non... J’étouffe... j’étouffe… de l’air... c’est affreux...

Pendant que cette scène se passait dans l’étroite entrée du cabinet d’instruction dont l’accès se trouvait ainsi interdit, toute circulation était aussi devenue impossible dans le couloir, en raison de la présence des Simpson et de Castelhaut qui formaient une masse compacte ; une porte dérobée s’ouvrit comme une gueule, un escalier noir, sombre, gluant, apparut, et Pranzino enchaîné, sous la conduite d’un garde, surgit dans le corridor.

La consigne première du factionnaire est naturellement d’empêcher toute communication avec le prisonnier.

La chose est facile dans la grande galerie ; elle est dédoublée dans toute sa longueur par des arceaux qui forment une série de vestibules communiquant entre eux, sur lesquels s’ouvrent les cabinets d’instruction, qui se trouvent ainsi défendus contre les indiscrétions. En effet, dans le couloir stationnent seuls les gardes et les accusés. Les témoins et autres visiteurs restent parqués sur les bancs de bois de la galerie.

Le cabinet de M. de Kimpert étant sur un prolongement irrégulier, le garde n’avait pas cette ressource de stationner dans le couloir formant antichambre ou dans la grande galerie ; il était imprudent et contraire à ses instructions de rester dans un corridor presque banal. Comment empêcher l’assassin de recevoir une communication, d’entendre une conversation, de recueillir une nouvelle ? D’autant qu’il dressait déjà l’oreille et de ses yeux fouilleurs scrutait les visages des passants qui l’examinaient curieusement ; cette situation anormale ne pouvait se prolonger.

Il avisa la salle qui se trouvait ouverte ; après avoir d’un coup d’œil constaté qu’elle était vide, que la fenêtre était pourvue de barreaux, il s’assura que les menottes du prisonnier étaient solidement assujetties et il l’y poussa brusquement.

Toute évasion y était matériellement impossible, même à un homme libre de ses mouvements ; car, outre les barres de fer, un saut du quatrième étage présente peu de chances d’évasion. L’honnête serviteur de l’autorité, tranquillisé, se campa devant la porte et chercha à se rendre compte de la cause de l’encombrement.

Il vit un groupe de plusieurs personnes : le juge, l’huissier, le baron, Mme Simpson, s’agitant outre mesure autour d’une jeune femme.

(À suivre.)

[29 mars 1900]

XVIII

LES DESSOUS INCONNUS D’UNE AFFAIRE CONNUE

(suite.)

Pour être militaire, on n’en est pas moins homme, au contraire. Aussi fut-il vivement ému du sort de Ketty, si jeune, si belle, si désolée et si dévêtue, meurtrissant ses belles mains pendant qu’on la tiraillait en tout sens.

— Un médecin !... criait Mme Simpson, tout en dégrafant de plus en plus son corsage.

— De l’air !... de l’air !... gémissait Ketty.

— Garde ! appela M. de Kimpert-Durand de son cabinet d’où il ne pouvait sortir, faites appeler le médecin.

L’homme d’armes était précautionneux, d’abord il ferma brusquement la porte sur son prisonnier – le service avant tout – puis il transmit l’ordre à un employé du greffe.

À peine la porte de la salle des témoins avait-elle été refermée sur Pranzino que l’avocat s’avança vers lui.

Dans les prisons, les criminels sont en butte de la part des gardiens à toute une série de propositions ou mieux de sollicitations, ayant pour objet de leur faire choisir tel ou tel défenseur.

Le prévenu crut à une nouvelle offre, aussi avec cet accent zézayant du Midi, ce ton hautain, prétentieux qu’il avait conservé, il le repoussa à l’avance sans l’avoir même dévisagé :

« Mon cer, ze vous voir venir, mais z’ai déjà fait choix d’un défenseur. Au surplus, ze vais démontrer mon innocence par des preuves et ze dirai au zuze le véritable auteur du triple assassinat de la rue de Miromesnil et de bien d’autres. »

Le vieil avocat n’avait pas le défaut que l’on reproche assez volontiers aux membres du barreau, car il ne laissa tomber de ses lèvres qu’un seul mot :

— Crétin, va !

Et il se redressa de façon à bien montrer sa personne dans la pleine lumière.

À peine l’assassin l’eut-il regardé fixement, que sa physionomie prit une expression de stupeur si intense qu’il semblait que la terre s’écroulât sous ses pieds.

Ses yeux papillotèrent et, craignant de tomber à la renverse, il étendit vivement les bras en avant ; la violence même du geste lui fit se meurtrir les chairs contre sa chaîne. L’acuité de la douleur le rappela à la réalité, alors il s’écria d’une voix étouffée :

— Vous... toi... c’est toi !...

— C’est moi !... Pourquoi non ?...

Pranzino s’était ressaisi :

— Ah ! ton arrestation sera plus facile. J’ai fait prévenir le juge que je préparais des révélations. Je vais te dénoncer, misérable ! Tu me laisses en prison, quand c’est toi qui... attends... attends !

Et vivement, il courut vers la porte et levant l’un de ses pieds, il s’apprêta à en frapper vigoureusement le bois, afin d’attirer l’attention du garde.

L’assassin n’eut pas le temps d’exécuter son projet, l’avocat le saisit par le bras et le fit brutalement pirouetter en lui mettant sa main sur la bouche, de façon à la bâillonner.

Pranzino, malgré sa vigueur, perdit l’équilibre et tomba dans les bras de l’agresseur, qui l’étendit à terre sans bruit et lui appuya brusquement son genou sur la gorge.

— Eh bien ! mon garçon ! On se rébellionne. On perd le respect dû au chef.

Pranzino râlait, sa figure se tuméfiait, ses yeux s’injectaient.

— Pourquoi rouler des yeux pareils ? Si je suis là, c’est pour te sauver.

Pranzino essaya de se tourner en roulant et de heurter le plancher de ses pieds, mais il eut beau se tordre énergiquement, l’autre le maintint étendu sur le côté et ses jambes s’agitaient dans le vide sans produire aucun signal d’appel.

Comme il continuait ses tentatives, une lame brilla dans la main de l’avocat.

— Encore un effort et c’est fini, pour toi.

L’assassin terrifié et épuisé ne remua plus, l’autre souleva quelque peu son genou pour le laisser respirer et, d’une voix joviale :

« Pourtant, tu aurais dû te méfier. C’est le coup Montille ! Eh bien ! voyons ? Grouille-toi un peu. »

Pranzino était dompté.

— Que veux-tu, démon ?

— Te sauver, si tu ne fais pas de bêtises, et si, contre toute attente, tu étais condamné à quelques années de prison, te faire évader.

— Évader ! Mais si je suis condamné à mort ? râla l’assassin.

— Condamné à mort sans témoins, quand personne ne t’a vu ! Allons donc ! Le président te ferait grâce. Allons, lève-toi, mon garçon.

Pranzino se leva avec effort.

— Tu veux me tromper encore !... Non ! je dirai qui a commis le crime !... Je n’ai presque rien fait, moi... D’ailleurs, jusqu’à deux heures, je suis resté avec la duchesse. Je vais faire porter ses lettres à l’audience.

— Mais, mon ami, c’est justement ce que je viens te proposer de faire, de remettre les lettres de la duchesse qui prouvent ton alibi au juge d’instruction.

— Merci, je n’ai pas confiance en toi. Je ferai remettre mes lettres par M. Danglars, celui qui, le premier, a découvert le petit homme brun, et toi, je te dénoncerai.

L’avocat ne se fâcha point.

— C’est ton droit, mon garçon... dénonce. Seulement, d’Artagnan n’agissait pas de la sorte. On dira que tu as eu peur et que tu cherches à te sauver, voilà tout. Moi, je suis prêt, et si je craignais ta dénonciation, je ne serais plus ici, à Paris. Enfin, dénonce, mon ami. En échange, moi, je prouverai que c’est toi qui as assassiné Marie Aguétant, la fille du passage Saumon, et celle de la rue Bergère98, et mon ami Clarendon que j’ai prévenu viendra montrer les bijoux des victimes que tu as apportés chez lui le lendemain, que tu lui as donnés à vendre, car il les a encore.

— Damnation !

— Quant au journaliste, dès qu’en cherchant les lettres de la duchesse dans ta correspondance amoureuse, il aura trouvé celles de Ketty, il deviendra ton plus mortel ennemi, car il veut épouser Ketty, et il est jaloux.

La physionomie du Levantin se contractait de rage à chaque parole ; l’autre continua :

« Et je t’assure que s’il n’y a que lui pour remettre tes lettres au juge et te sortir d’affaire, tu seras bientôt raccourci. Donc pour l’affaire de la Montille, tu n’as qu’une chance et c’est moi qui te l’offre. Tu restes, d’ailleurs, toujours maître, si je ne te sauve pas, de me dénoncer. »

— Et si tu pars ?

— Idiot ! Ce serait déjà fait !

L’accusé n’était pas convaincu ; d’ailleurs il espérait toujours en l’intervention de la personne avec laquelle il prétendait avoir passé la soirée :

— La duchesse déclarera que j’étais avec elle, rue de la Paix, à l’hôtel de Glascow.

Un sourire sarcastique plissa les lèvres de l’avocat :

— Oui, oui, compte là-dessus aussi ; une duchesse va venir déclarer en cour d’assises, à la face de l’Europe, qu’elle a retenu dans son intimité un garçon d’hôtel !

— La misérable ! Elle se traînait à mes pieds pour m’empêcher de partir... s’accrochait à moi... et je ne suis pas resté.

— Eh bien ! tu as eu tort.

Il continua avec bonhomie :

« Ne commets pas une sale action pour le plaisir de te perdre irrévocablement. Tu lis les Trois Mousquetaires ? Crois-tu que l’un d’eux eût agi de la sorte ? »

Pranzino balbutia, troublé :

— Enfin ! que veux-tu donc ?

— T’aider, te secourir, comme je l’ai toujours fait, et pour cela, que tu me mettes à même de le faire.

— Tu jures que je ne serai pas guillotiné ?

— Je te le jure sur la tête de mon père et celle de ma mère.

— J’ai ta promesse. Si tu y manques, je te dénonce.

— C’est entendu. Mais, oui.

— La lettre d’introduction est dans ma manche. Tiens, prends.

C’est ainsi qu’une seconde fois un message destiné à Danglars se trouva intercepté. Mais, cette fois, le journaliste n’était pas seul intéressé ; le plus grand des malheurs résulta pour Emma de cet événement extraordinaire, que ne soupçonnèrent jamais les juges, ni les reporters judiciaires les mieux informés.

Le reporter ne put aller réclamer la correspondance de Mme de Montfort et, par suite, la remettre à sa fille, qui, pour anéantir cette preuve de déshonneur, fut obligée à des démarches funestes.

Une minute plus tard, le vieil avocat, courbé sous le poids de sa serviette, sortait, au grand ébahissement du garde.

— Soyez tranquille, mon ami, ricana-t-il, ce n’est pas moi qui aiderai cet homme à fuir la justice.

Certes, si Pranzino avait entendu l’ironie du ton dont ces paroles furent prononcées, il eût éprouvé une terrible angoisse.

Anxieux, le garde s’avança dans la salle ; Pranzino, toujours ligoté, attendait. Il respira.

Paisiblement, en homme qui connaît les êtres, l’avocat prit le petit escalier qui, parallèlement à celui de la Souricière, conduit au greffe correctionnel, sur la porte duquel est écrit : « Passage interdit ».

Le gaz y est toujours allumé, pas une ouverture n’y laissant pénétrer la lumière du jour. Au premier tournant, après s’être rendu compte qu’aucune autre personne que lui ne s’y trouvait, l’avocat, avec la rapidité d’un acteur de féerie qui opère un changement à vue, dépouille sa robe, plie sa toque qu’il fait disparaître dans sa serviette, de laquelle il tire un de ces chapeaux dits à claque qu’il pose sur sa tête.

À l’étage au-dessous, c’est le marquis d’Alamanjo qui ressortit de l’escalier et prit pied dans la galerie.

Mme Simpson avait expliqué le cas de Ketty au juge qui l’avait rassurée :

— Soyez tranquille, madame, il ne sera point fait état de ces lettres. Du reste, il n’y en a que deux, et, d’ailleurs, insignifiantes quant au procès.

Sur ces mots, Ketty ayant enfin repris connaissance sortit avec sa mère et le baron qui lui avait offert le bras pour redescendre.

Comme elle remontait en voiture sur le boulevard, elle tressaillit vivement ; Castelhaut, qui la soutenait, se retourna :

— Tiens, le marquis d’Alamanjo ! On dirait qu’il sort du Palais de Justice, lui aussi.

— Oui, reprit Ketty, on le dirait. Il a l’air fort joyeux.

— Alors, il a dû gagner son procès ! reprit Castelhaut.

Ketty ne répliqua pas tout haut, mais elle pensa et sa pensée se formulait ainsi :

« Et probablement faire perdre le sien à son complice sensiblement moins coupable que lui. »

(À suivre.)

[30 mars 1900]

XIX

CHANTAGE

Pour la vingtième fois, la conversation suivante s’engage :

— Monsieur Verminot, n’est-il pas possible de prévoir la fin de la liquidation ?

— Mademoiselle, la loi accorde trois mois et quarante jours pour faire inventaire et délibérer. Le délai de l’article 795...

— Ce n’est pas du point de vue légal que je m’occupe, j’ai hâte de savoir si toutes les dettes seront payées.

— Je crois pouvoir l’affirmer, mademoiselle.

Un soupir de satisfaction s’exhala de la poitrine d’Emma :

— Ne restera-t-il rien ? Ne pouvez-vous pas me dire à peu près quelle sera à la fin notre situation ?

— J’espère vaguement, mademoiselle, qu’il vous restera quelques rentes, mais je ne puis l’affirmer.

— Quelques rentes ? Mais quelles rentes ?

— Oh ! je l’ignore. Lorsque tout aura été vendu, le château, l’hôtel et les deux mobiliers, je suppose que grâce au zèle que je...

— Je vous remercie, monsieur, mais pour faire face à nos besoins journaliers jusqu’à cette époque ?

— Je prendrai sur moi, si vos conseils, l’avoué et le notaire, n’y souscrivaient, de vous faire des avances.

— Ah ! fit Emma, j’ai grand besoin de payer ces domestiques fidèles qui…

— Malheureusement, l’argent liquide a été complètement absorbé par les paiements que j’ai cru ne pouvoir retarder sans qu’une atteinte se trouvât portée à l’honorabilité de M. le duc. Les frais d’enterrement, des rachats de reconnaissances. J’ai cru agir selon les instructions que vous avez bien voulu me donner.

— Vous avez bien fait, monsieur ; alors j’attendrai, répondit la noble fille.

Et comme il faut cependant manger et payer les gages des domestiques, Emma s’est résignée à un douloureux sacrifice, elle a, sur les conseils du liquidateur, décidé de vendre Darkey, son cob aimé.

« De quel, droit, en effet, garder des animaux pour les faire souffrir de la faim ? a remarqué M. Verminot. Et, d’autre part, est-il admissible que des animaux mangent au détriment de personnes qui se privent pour leur donner ? »

Quand on emmena l’animal, il comprit que pour toujours il quittait la maison. Et, par deux fois, au moment de franchir la porte d’entrée, il s’est échappé et est revenu se camper résolument devant sa maîtresse et la regarder fixement, comme pour lui adresser une question pleine de reproches : « Est-il donc vrai que vous m’avez vendu et que je dois suivre l’inconnu qui m’emmène. Pourquoi ? puisque je vous aimais et que ma conduite est irréprochable. »

La jeune fille est troublée, elle sent que le cœur lui manque, elle rappelle le palefrenier, va retirer sa parole et rendre les billets de banque qu’elle tient dans la main.

Heureusement, Verminot la réconforte :

« C’est bien, ce que vous faites là, mademoiselle, s’écrie-t-il avec admiration. Oui, c’est très bien. Madame votre mère et les domestiques qui vous assistent ne pâtiront plus. Sans cela, vraiment, où aurions-nous pris de l’argent ? »

— Adieu, Darkey. Adieu mon pauvre ami ! mon vieux compagnon de promenade. Adieu !

Et Mlle de Montfort-Chalosse, comprenant que sa présence rend la séparation plus douloureuse pour l’animai aussi et l’empêche de suivre son nouveau palefrenier, est rentrée dans le salon avec les yeux pleins de larmes.

Elle froisse avec colère les six billets qu’on vient de lui compter et elle réfléchit :

— Par quelle faute a-t-elle donc mérité pareil châtiment, pareille souffrance ?

Certes, la pauvreté lui est bien indifférente, mais cet abandon dans lequel elle vit lui est insupportable, ce contact forcé avec ces hommes d’affaires, ces aigrefins lui est supplice odieux.

Emma se sépara de tous les anciens serviteurs et ne garda auprès d’elle que le suisse, la cuisinière Modeste.

La misère déjà fait son apparition. On calcule le prix de chaque chose, les fournisseurs qui réclament leur note tous les mois, n’ayant point été payés, ne livrent plus qu’au comptant leurs marchandises. L’on en prend moins et de qualité inférieure.

Le jour, on pourrait même dire l’instant, où Darkey vendu quitta son box pour n’y plus rentrer, un visiteur inconnu se présenta.

Emma, craignant encore la visite de quelque homme d’affaires véreux, refusa de le recevoir.

— Épargnez-moi ce désagrément, monsieur Verminot, puisque le hasard fait que vous soyez là.

— Comment donc ! à vos ordres, mademoiselle ; c’est d’ailleurs une charge de la liquidation.

— Ah ! je vous remercie, monsieur ; ce n’est qu’en vous que je puis avoir confiance.

— Certes, et elle ne sera pas déçue, votre confiance, mademoiselle. Tout ce que peut la prudence, l’honnêteté, jointes à l’expérience acquise (qualités que l’on veut bien reconnaître en moi), je le ferai…

— Allez vite recevoir.

Mais, bientôt, l’homme d’affaires est revenu :

— Ce n’est pas de ma compétence. J’ai vu ce monsieur, c’est un journaliste, M. Dhupondt, qui vient de la part de M. Danglars et du marquis d’Alamanjo, que connaissent vos parents. Lui, je ne le connais pas, mais il a l’air comme il faut.

Et, sur ces mots, M. Verminot salua et quitta l’hôtel.

Quelle que soit la réclusion à laquelle elle s’était condamnée, Emma ne se croit pas le droit de refuser de recevoir l’envoyé de son sauveur.

Au salon est un homme, absolument correct, d’environ quarante ans, sérieusement et élégamment vêtu, la boutonnière ornée d’une rosette multicolore.

— Mademoiselle, je sais l’intérêt que vous portez à M. Danglars.

Emma rougit en voyant un étranger entrer ainsi dans sa pensée la plus intime :

— Mais, monsieur, cet intérêt...

Le journaliste l’interrompt à son tour :

— Est bien naturel, mademoiselle, à un double titre. N’est-ce pas en prévenant à l’hôtel qu’il a donné des armes contre lui ? N’est-ce pas à sa présence d’esprit que vous-même vous devez la vie ?

La jeune fille se rassure :

— En effet, monsieur ; et vous venez de sa part ?

— C’est mon meilleur ami. Je puis, par mes relations, en raison de mon amitié pour Danglars et aussi par sympathie pour le malheur immérité qui vous frappe, faire des démarches et empêcher la publication de toutes ces nouvelles, que font courir certaines feuilles ignobles rédigées par des imposteurs, qui pourraient nuire à notre ami.

— Mais, monsieur, la vérité, il me semble, ne peut pas nuire, et je crois que personne d’honnête, M. Danglars surtout, ne peut redouter ; et s’il s’agit de faussetés, qu’importe ?

Cette réponse, un peu sèche, ne désarçonne pas le journaliste.

— Mademoiselle, je venais aussi, et surtout, pour vous servir, vous être utile, et vous me repoussez.

— Me servir ? Moi, monsieur ?

— Ah ! mademoiselle, dans votre ignorance heureuse de la vie, vous oubliez qu’à défaut de honte, il y a dans chaque famille des secrets intimes dont la révélation peut tuer plus sûrement que le poignard.

— Mais, monsieur...

— Demain, demain peut-être, les journaux publieront le nom de l’auteur de certaines lettres de nature absolument intime, saisies dans les papiers de Pranzino. Qui sait à qui elles seront attribuées ?

Une pâleur mortelle s’est répandue sur les traits d’Emma. Les mots sans suite de sa mère lui reviennent à l’esprit, et elle entrevoit quelque chose d’épouvantable.

Dhupondt continue sans paraître remarquer son trouble :

« Supposons – la supposition paraît invraisemblable ; malheureusement la malhonnêteté ne s’arrête pas devant l’invraisemblance – supposons qu’un journal désigne madame votre mère comme une des correspondantes de Pranzino. »

— Monsieur, vous outragez ma mère mourante ! s’écrie Emma devenue tremblante. Sortez, je vous prie.

Dhupondt se lève.

— Je vous obéis, mademoiselle, en déplorant votre aveuglement ; mais vous me rendrez ce témoignage, lorsque notre ami sorti de prison me reprochera de ne pas vous avoir mise en garde contre de si viles attaques que votre pureté même ne peut les comprendre, vous me rendrez ce témoignage que moi, venu pour vous sauver, vous m’avez chassé.

Cette tirade, débitée d’un ton ému et pénétré, trouble la jeune fille.

Elle craint maintenant d’avoir blessé un honnête homme, un ami sincère. Aussi adoucit-elle sa voix :

— Monsieur, je suis si peu préparée à ce que vous me dites !...

Un douloureux sourire contracta les lèvres du visiteur :

— À quel propos, madame votre mère pourrait-elle avoir écrit à cet homme, allez-vous penser ? Peut-être lui avait-il été recommandé, par bonté d’âme évidemment. Le fait peut n’être pas exact, d’ailleurs.

Qu’importe ? Le mal est fait.

Je sais un journal, une feuille de chantage, de chantage ignoble, qui va l’annoncer et formellement nommer la duchesse. Le ridicule ne s’abattra-t-il pas sur votre famille, que la duchesse ait ou n’ait pas écrit ?

Eh bien ! je puis vous éviter ce tracas. Oh ! n’exagérons rien, ce n’est qu’un tracas, mais si avec une démarche, que je ferais si vous le souhaitez...

Le journaliste avait ralenti son débit pour mieux juger de l’effet de ses paroles. Une lueur d’espoir éclaira la figure d’Emma ; il continua :

— Ces misérables n’ont qu’un but : se procurer de l’argent par le chantage ; sans doute, s’il s’agissait de gens d’honneur, on se battrait avec eux, mais des escrocs, des bandits !... Eh bien ! si avec une somme minime relativement, on pouvait arrêter cette publication... Ne vaudrait-il pas mieux éviter cette calomnie, absurde évidemment, mais gênante ?

(À suivre.)

[31 mars 1900]

XIX

CHANTAGE

(suite.)

Une sueur froide perle aux tempes de la jeune fille.

— Mais, monsieur, je suis sûre que ma mère n’a pu faire...

— Que ce qui devait être fait ; sans contredit, j’en suis sûr aussi, mademoiselle ; mais une particularité prête à la chose un ragoût tout particulier, tout à fait parisien, qui amuse les badauds, distrait les oisifs.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous vous souvenez, mademoiselle, de la fête de charité chez les Courthenay où chacun pouvait entrer, d’ailleurs, moyennant un louis ?

— Sans doute, mais quel rapport ?... Le hasard fit que madame votre mère se trouva à côté d’un jeune homme blond qui s’empressait auprès d’elle.

— Oui, je me rappelle. Eh bien ?

— Dans l’intérêt de l’œuvre même, les dames patronnesses sont tenues à une certaine courtoisie vis-à-vis de ceux qui achètent. Le jeune homme blond dépensait sans compter. Or, le jeune homme blond était précisément Pranzino.

— Pranzino ! s’écria Emma. Pranzino, l’assassin !

— Sa photographie est à toutes les vitrines, et la chose est certaine, mademoiselle. Et voilà pourquoi il serait cruel de laisser madame la duchesse devenir la proie de la malignité publique et pourquoi je vous conseillerais de ne pas vous arrêter outre mesure à une question d’argent.

— Ah ! quelle somme est donc nécessaire pour empêcher ?... demanda la jeune fille qui détacha deux des billets qu’on venait de lui remettre.

Dhupondt éteignit le feu de son regard et du ton le plus indifférent répondit après les avoir regardés :

— Je ne sais, mademoiselle. De pareils trafics, vous le comprenez, me sont inconnus... Je n’ose préciser un chiffre, de crainte de rendre l’affaire impossible en demandant trop ; d’un autre côté, ces bandits cherchent à avoir le plus possible.

Les deux interlocuteurs étaient debout, près de la table ; la jeune fille, troublée, y appuyait sa main crispée froissant la liasse de billets de banque dont s’échappaient deux billets.

À ce moment, la porte s’ouvrit brusquement et un étranger s’avança dans le salon sans avoir été annoncé.

Emma, stupéfaite, se retourna vers lui.

— Pardonnez-moi, mademoiselle, mais cette incorrection m’est imposée par la situation même. Je suis le marquis d’Alamanjo, j’attendais qu’il vous plût de me recevoir... la porte étant ouverte, de la pièce où l’on m’avait conduit, malgré moi, j’ai entendu ce misérable se servir de mon nom ; je n’ai pu contenir mon indignation, non, je ne puis laisser s’accomplir, moi présent, une chose pareille. Avoue, misérable drôle, que tu ne possèdes aucun des papiers dont tu viens de parler, sinon, crains ma colère !

— C’est vrai, confessa le journaliste, mais je sais que milord Clarendon les possède, et j’espérais qu’il les aurait…

— Assez, ne compromets pas maintenant ce noble gentleman dans une infamie. Tu ne le connais pas, tu ne lui as jamais parlé, il ne sait pas ton nom, drôle que tu es !

La contenance du pseudo journaliste était lamentable.

— Je ne le connais pas, mais je sais qu’il les a achetés et j’espérais qu’il me les vendrait puisque je lui aurais offert un bénéfice.

— Misérable ! continua le marquis, si tu étais digne de ma colère, je te châtierais. Et, le saisissant violemment par l’oreille, il le secoua. Hors d’ici ! hors d’ici ! va-t’en et ne lève jamais les yeux sur moi. Prendre le nom d’un gentilhomme pour abuser une femme ! Disparais, disparais, à l’instant, ou sinon...

Et tout en le molestant ainsi, il le força de sortir dans l’antichambre où il ponctua sa mercuriale d’un vigoureux coup de pied dans la partie basse du dos.

Dhupondt s’enfuit.

Emma, stupéfaite de la scène, restait bouche bée.

Le vainqueur revint, l’air confus d’avoir ainsi manqué à la haute tenue mondaine, mais satisfait pourtant d’avoir châtié un maître-chanteur et de l’avoir empêché d’accomplir son œuvre néfaste.

— J’espère, mademoiselle, que vous me pardonnerez, car c’est aussi dans l’intérêt de votre nom que j’ai agi. Cet homme, que je crois maintenant vaguement reconnaître pour un de ces aventuriers qui flânent dans les grands hôtels, a surpris une conversation entre lord Clarendon et moi, et il se sert de ce qu’il a entendu, d’une chose tout à fait confidentielle.

— Je ne comprends pas bien, monsieur.

— Pardonnez, mademoiselle, si moi, un étranger, j’entre en des détails de famille de nature intime, mais je fus reçu ici même, il y a quelques mois, et j’entretins sur le même sujet madame la duchesse ; si l’état de santé dans lequel elle se trouve vous permet de la questionner, vous apprendrez d’elle que les malheurs qui se sont abattus sur votre famille eussent été conjurés, si mes conseils avaient été écoutés.

— Ma mère est trop souffrante pour que je l’interroge, mais je vous écoute, monsieur.

— J’ai appris par M. Ver... Verlinot... Ver... enfin par celui qui s’occupe de la liquidation de vos affaires.

— Vous voulez dire M. Verminot, sans doute ?

— Pardon ! oui, Verminot, j’ai si peu la mémoire des noms et surtout si peu de relation, avec ce genre de monde… J’ai appris qu’un individu, de moi inconnu, prétendait avoir, par lord Clarendon et moi, des documents, et il demanda à M. Ver... Verminot, de l’aider à pénétrer jusqu’à vous. Craignant une escroquerie, M. Verminot vint auprès de moi me renseigner et je suis heureusement accouru à temps... pour rencontrer cet homme et le traiter comme il convient.

— Je vous suis reconnaissante, monsieur le marquis, de l’avoir chassé, mais je n’ai pas compris en quoi milord Clarendon ?...

— Voici, mademoiselle ; ce gentleman est un bibliophile, un collectionneur d’autographes des gens célèbres à quelque titre que ce soit : rois, empereurs, artistes, savants, criminels, personnages d’une haute notoriété mondaine. Et d’après ce qu’il m’a conté, parmi les lettres qu’il a achetées, se trouvent les lettres de madame la duchesse.

Emma repartit :

— Mais ma mère n’appartient à aucun de ces mondes, elle n’est célèbre à aucun titre.

— Il suffit, à Paris, d’un instant, d’un bruit qui court. Elle porte un des plus grands noms de France, elle est d’une des plus anciennes familles, et cela suffit aux yeux d’un pair d’Angleterre qui ne prise rien tant que la naissance. Au surplus votre question m’embarrasse fort, mademoiselle, mieux vaudrait la poser à milord Clarendon ; il habite à l’hôtel de Glascow, rue de la Paix, l’appartement 14.

— Je vous remercie encore, monsieur le marquis, je lui écrirai pour le prier de venir, de votre part, si vous le permettez ?

— Sans doute, mais je crois qu’il part ce soir même à neuf heures pour Londres.

— Ah ! fit Emma désappointée.

— Lord Clarendon est de mes amis, je réponds absolument de sa délicatesse.

Un espoir se glissa dans l’âme troublée de la jeune fille.

— Et j’estime que si vous lui réclamiez ce dossier, il ne saurait refuser de le restituer sans forfaire à l’honneur. Il n’a d’ailleurs aucune raison, je pense, d’y tenir spécialement. Vous lui donnerez un autre autographe et la chose sera arrangée, je suppose ; mais si vous me permettez un conseil, tâchez de le voir avant son départ ; tous les collectionneurs sont maniaques, lui surtout. Dès qu’il a catalogué une pièce, il ne la lâche plus, plus jamais, à aucun prix.

Ayant dit ces mots, le marquis se leva pour se retirer. Emma le retint.

— Je ne puis me présenter seule ainsi chez cet inconnu.

— Je n’oserais vous offrir de vous accompagner, mademoiselle, mais s’il vous plaît de le visiter à quatre heures chez lui, je vous y attendrai et lui annoncerai qui il a l’honneur de recevoir en votre personne. Au surplus, son titre dit assez qu’il est un homme du monde et l’hôtel de Glascow est celui où descendent les princes de la maison de Hanovre. Une femme de la haute société peut y entrer sans aucun risque d’être remarquée. Quoi qu’il en soit, à quatre heures, je m’y tiendrai à votre disposition si vous utilisez le renseignement.

Et il sortit.

Mlle de Montfort fut en proie à une angoisse inexprimable pendant toute la journée.

Devait-elle avoir confiance ? Le marquis était un étranger, mais sa mère l’avait reçu ; et puis, que risquait-elle ? On ne lui prendrait plus rien, maintenant ; d’ailleurs il ne demandait pas d’argent, celui-là.

Comment le confondre avec celui qu’il avait si fièrement châtié ?

À l’heure fixée, elle sonna.

— Modeste, je vais à l’église, donne-moi mon chapeau.

— Madame la duchesse ne peut rester seule ; est-ce moi qui accompagnerai mademoiselle ?

— Personne, répondit résolument Emma.

— Ah ! fit avec un étonnement si profond la camériste qu’elle n’osa questionner sa maîtresse sur l’heure de son retour.

Pour la première fois de sa vie, Mlle de Montfort-Chalosse allait sortir seule par les rues de Paris.

(À suivre.)

[1er avril 1900]

XX

LE POIDS D’UNE FAUTE

Les bouquinistes et marchands d’estampes connaissent Jack Clarendon ; ce n’est pas qu’ils l’aperçoivent souvent furetant aux étalages, mais il reçoit volontiers ceux qui lui apportent des livres rares et surtout des estampes et des autographes.

C’est une bonne pratique, il marchande peu et sa bibliothèque est loin d’être complète ; au fond, plus amateur que connaisseur, par suite, assez facile à mettre dedans.

Cet excentrique se vêt, quelle que soit la saison, d’une sorte de blouse en drap anglais étriquée, serrée contre sa personne ; il est orné de lunettes bleues pour conserver sa vue. Il comprend fort bien le français, mais ne parvient à parler qu’un jargon de comédie composé de mots baroques et inconnus qu’il crée lui-même selon les besoins de la conversation.

Son âge est difficile à préciser, néanmoins, à en juger par le grisonnement de ses favoris et sa calvitie invraisemblable, il n’est certainement pas de la première jeunesse, ni même de la seconde, quoiqu’encore alerte et vigoureux. Au reste, c’est lui qui appliqua à Anaclet le formidable coup de poing qui l’envoya rouler sur la chaussée. Presque tous les matins, il monte au Bois. Il s’y trouvait même le jour de l’enlèvement de Dolorès de Santos.

Cet original fieffé possède à Paris un domicile, mais il ne se plaît qu’à l’hôtel ; il y vit. Le va-et-vient des voyageurs l’amuse, le grise, à ce point que lui, un homme correct, parfois parle, dans le hall et les salons de lecture, à des inconnus par ce seul fait qu’ils partent ou arrivent de voyage.

Il reçoit assez peu de visites. Il est en bonnes relations avec le marquis d’Alamanjo.

Pendant que Mlle de Montfort hésitait à se rendre à l’hôtel de Glascow, un homme s’y présentait et demandait précisément M. Clarendon.

— N° 14, au premier, la porte à droite, répondit le concierge, indiquant un escalier qui n’avait rien de monumental.

Au contraire des autres hôtels, celui de Glascow dédaignant les halls immenses, les longs couloirs, a tenu à conserver son antique distribution de maison bourgeoise. Ce ne sont pas des chambres, mais des appartements complets qu’il réserve à sa select clientèle.

C’est là que descendent les altesses royales de la maison de Hanovre.

Arrivé au premier, le visiteur sonna, aussitôt la porte s’ouvrit.

Ce ne fut pas un domestique, ni même lord Clarendon qui apparut, mais bien le marquis d’Alamanjo. Il fit entrer le visiteur dans l’antichambre et de là dans la salle à manger. Puis les deux hommes, se regardant en face, éclatèrent de rire et l’accès se prolongea assez longtemps, chacun reprenant à son tour en voyant que l’autre n’avait pas fini ; on eût dit un véritable duo.

Le marquis le premier recouvra son sérieux et après un signe impératif, qui signifiait :

« Assez ! » il questionna :

« Combien, Joë ? »

— Deux mille, répondit l’autre tout joyeux, en tirant deux billets de banque de sa poche.

La figure du marquis exprima un vif désappointement, même de l’indignation :

— Deux mille !... Deux mille francs !... Tu n’as pris que deux mille francs… Voleur !... Tu oses dire que tu n’as pris que deux mille francs, quand je t’ai vu dans le salon aussitôt après qu’on lui en a payé six mille !

— Oui. Mais elle ne m’a donné que ça.

Le marquis n’en revenait pas :

— Deux mille francs ! Et il y avait une liasse sur la table. Qu’en as-tu fait ?

— Rien ; la liasse elle la tenait. Elle avait la main dessus, je n’ai pas eu le temps... Je ne pouvais pas la prendre !... Tu es entré tout de suite et tu m’as cherché querelle.

— Eh bien ! cela t’empêchait de prendre...

— J’ai eu peur qu’elle crie : « Au secours ! »

— Et après ? Tu étais toujours à temps de rendre l’argent. D’ailleurs, n’étais-je pas là pour te chasser ? C’est à moi que tu l’aurais rendu en tout cas, et elle ne l’aurait pas revu.

— Mais…

— Il y a une femme, une enfant qui tient une liasse et je t’insulte, je te rosse, et pendant ce temps-là tu ne peux pas lui prendre sa liasse tout en te démenant !

— Je croyais qu’il ne fallait pas qu’elle crie ! Tu m’as recommandé de ne jamais faire crier, et si elle avait appelé au secours.

— Au secours ! pendant que je te rossais, que je lui portais suffisamment secours, moi, puisque je te chassais ! Tu n’as aucun sang-froid, mon garçon ! Et c’est après un travail pareil que tu es content de toi, que tu ris. Voici cinq louis, donne-moi ces deux billets et f…-moi le camp.

— Cinq louis ! Tu me donnes cinq louis, à moi ! pour en avoir pris cent.

— C’est plus que tu ne vaux, imbécile ! Du reste, je ne t’emploierai plus ; cherche ailleurs du travail. D’ailleurs, n’es-tu pas logé chez mon ami, rue de Saint-Georges, à ma recommandation et à mes frais ?

L’autre s’exécuta de mauvaise grâce cependant qu’Alamanjo grommelait :

— Ah ! vraiment, c’est à dégoûter ! Et l’autre jour, rue Galilée, hein ! Qu’as-tu fait là encore ?

— J’ai pris ce que j’ai trouvé. J’ai pris l’argenterie, les tableaux.

— Je t’indique l’affaire, je t’y envoie dans la journée, on te renseigne. Le propriétaire est sous les verrous, la maison déserte et tu prends des tableaux, de faux tableaux !

— Je ne savais pas... on me dit des Raphaël, des Titien. Nous avons été dérangés... je n’ai pas eu le temps de visiter deux maisons… j’ai pris d’abord ce qui était à portée.

— Imbécile ! dérangés par qui ? Va, retourne à Londres si tu veux, quant à moi, je n’ai plus besoin de toi. Ainsi, chez les Montfort aussi, tu prends ce qu’on laisse à ta portée ? Voilà ton degré de talent, d’intelligence.

— Mais je n’ai pas pu.

— Je n’aime pas les discussions ! Il y avait pour un million de titres et de valeurs, tu n’as pas su les trouver ! Je te prie de partir. Si tu restes encore à Paris, c’est ton affaire, mon garçon. Seulement, si tu te mêles de ce qui ne te regarde pas, songe à l’exemple que t’offre en ce moment Pranzino ! Je l’ai fait pincer, et maintenant encore, rien ne serait plus facile que de le tirer d’affaire, j’ai la preuve de son innocence relative, du moins pour la rue de Miromesnil, et cependant il y restera. Songe à la tête…

— Bien ! répondit avec soumission le personnage, que le lecteur a sans doute reconnu pour celui qui s’informait en même temps qu’Anaclet des mœurs de l’ermite et surtout le maître chanteur chassé du salon des Montfort-Chalosse.

Dès qu’il se fut éloigné, le marquis s’occupa activement à fermer les portes et les fenêtres, à organiser le salon où il y roula une ottomane, puis il dévissa le contact des sonnettes :

— Ai-je tous mes accessoires ?

Il fouilla dans la poche intérieure de son vêtement :

— Oui, voilà les lettres ! Deux mille francs, l’imbécile ! Quand elle en avait six dans la main ! et ça voudrait travailler seul ! pas même égal à Pranzino !

À quatre heures, le timbre de la porte d’entrée résonna, il ouvrit.

Mlle de Montfort entra.

Après s’être respectueusement incliné sans parler, il lui fit traverser l’antichambre et la conduisit au salon.

— Vous semblez avoir froid, mademoiselle, approchez-vous du feu, et il avança un fauteuil.

Elle ne s’assit pas.

— Je vous remercie, monsieur. Mais je pensais rencontrer M. Clarendon.

Et une recherche du regard compléta sa pensée.

— Sur ma prière, il a consenti à ne pas assister à l’entretien, par discrétion. Il s’est dessaisi des documents qui ne sont pas encore à lui, il est seulement en marché pour les acheter. J’ai pris l’engagement d’honneur de les lui restituer intacts.

Il a en ma loyauté la pleine et entière confiance que l’on doit à la parole d’un gentilhomme, la foi aveugle avec laquelle je crois en vous, mademoiselle.

Et sur ces mots prononcés d’un ton grave, sa voix prend une inflexion plus douce :

« Donc, je vais me retirer. Seule, vous serez plus à l’aise pour lire et apprécier l’importance prétendue de ces documents, qui peut-être n’en ont aucune. Selon ce que vous aurez décidé, nous agirons, mais sachez bien que quels que soient vos vœux, vous pouvez compter sur mon dévouement absolu. Quand vous souhaiterez ma présence, appelez ou ouvrez cette porte et je paraîtrai, prêt à vous obéir.

Puis ayant déposé un paquet de lettres, nouées d’une faveur rose, il se retira.

Emma jeta d’abord un coup d’œil craintif et défiant autour d’elle. Elle était, en effet, seule. Ses regards continuèrent à errer comme si la pensée était absente : enfin ses yeux allèrent aux papiers.

La première enveloppe – il n’y avait pas à s’y méprendre – portait l’écriture de la duchesse.

La lecture de l’adresse la bouleversa :

Monsieur Pranzino

Hôtel de Glascow

rue de la Paix. (E. V.)

— Mon Dieu ! c’est donc possible ! Le ciel a permis qu’une chose pareille arrivât pour le déshonneur de notre nom ! que la duchesse de Montfort-Chalosse correspondît avec un assassin ! et cette correspondance est là !

La réflexion la calma quelque peu.

(À suivre.)

[2 avril 1900]

XX

LE POIDS D’UNE FAUTE

(suite.)

« Peut-être le contenu est-il banal et insignifiant ! Une dame patronnesse n’est-elle pas obligée de répondre à toute demande intéressant l’œuvre ? »

Alors elle ouvrit une enveloppe et lut.

Hélas ! si innocente que fût Emma, la lettre était si pleine de passion enfiévrée qu’aucun doute ne pouvait subsister, même dans l’esprit le plus enclin à la bienveillance.

Elle commençait par ces mots : « Mon tant aimé... » et finissait par ceux-ci : « Mille baisers sur tes yeux, ta bouche, sur tout ce qui est toi et qui m’appartient... à moi... à moi seule, n’est-ce pas ? »

Emma ne put achever. Elle retomba inerte sur le fauteuil, des sanglots montèrent à sa gorge, mais les larmes ne jaillirent pas. Hélas !... il lui sembla que tout s’effondrait autour et au dedans d’elle. Ses pensées s’enfuyaient au loin sans qu’elle pût les retenir ni les diriger.

Toute sa vie repassa en une minute sous ses yeux, et la dernière image qui se maintint fixe, acharnée en son esprit, fut le départ de son cheval qu’entraînait brutalement le palefrenier.

« Oh ! Darkey ! Darkey ! Mon pauvre Darkey ! Pourquoi donc es-tu parti ? D’un galop fou, tu m’aurais emportée bien loin… bien loin... et tous deux du haut d’une roche nous aurions sauté dans la mer ! et ce serait fini... et je ne lirais pas cela ! »

Tout à coup, comme mue par une suggestion étrangère, d’un geste automatique, elle lança dans le feu le paquet qui flamboya, puis ses nerfs se détendirent et un déluge de larmes inonda son visage.

Longtemps elle pleura silencieuse.

Las d’attendre, Alamanjo apparut, mais elle ne l’entendit pas entrer.

Le premier regard du bandit fut pour les lettres.

Elles n’y étaient plus.

En voyant les cendres voltiger, il comprit ce qui était advenu. Un sourire de triomphe retroussa ses lèvres.

— Mademoiselle ! mademoiselle ! répéta-t-il à plusieurs reprises.

Enfin, elle leva les yeux, ses beaux yeux d’azur clairs, brillants et purs, qui semblaient scintiller comme des étoiles au fond d’un lac sombre et, ne pouvant contenir son affliction ni sa reconnaissance, elle étreignit les mains de son protecteur en sanglotant :

« Oh ! monsieur le marquis ! Monsieur le marquis ! Quelle honte !... Quelle honte ! Comme vous devez nous mépriser ! »

Un frisson secoua toute la personne de l’aventurier.

— C’est vrai ! pensa-t-il, Verminot a raison. C’est tout autre chose que Ketty. Je n’ai jamais tenu entre mes bras de femme comme celle-ci.

Il s’assit à côté d’elle, tout près, tout près – si près que le parfum troublant de sa jeune chair qui s’exhalait le plongeait en une sorte d’extase mystique qu’il ne connaissait pas, faisant flotter ses idées en une langueur rêveuse pleine de voluptueux abandon. La tête d’Emma frôla la sienne, ses cheveux foisonnants vinrent caresser son visage. Il serra doucement ce beau corps dont l’âme absente voyageait au pays de l’infinie douleur.

Profitant de l’instant, les lèvres de l’assassin burent les pleurs brûlants qui inondaient la joue de la vierge immaculée.

À ce contact, le charme fut rompu. Mlle de Montfort revint à elle et regarda fixement.

Un homme la tenir ainsi contre lui ! Était-ce possible ? Ses yeux se séchèrent.

Le marquis troublé de désirs, affolé de passion, enhardi de ce qu’il croyait un premier succès, une seconde fois voulut l’étreindre, elle le repoussa :

— Ah ! monsieur ! Que faites-vous donc ? dit-elle avec hauteur, en se redressant.

Il fut froissé de ce dédain si nettement manifesté et il eut honte de l’attendrissement inexplicable qu’il venait de ressentir.

— En effet, que m’arrive-t-il donc ?

Sa physionomie changea.

— Vous le prenez de haut, mademoiselle. Il y a une seconde, vous remerciiez votre sauveur et maintenant vous le repoussez. Vous estimez n’en avoir plus besoin, sans aucun doute ; soit. Où sont les lettres ?

Emma, sans répondre, tendit la main vers le foyer.

— Ainsi, vous avez disposé sans scrupule des documents que mon ami avait confiés à mon honneur et que moi j’avais confiés au vôtre ? Si vous n’étiez une femme, je qualifierais cet acte tout au moins d’indélicatesse.

Mlle de Montfort après un silence embarrassé répondit :

— Il y a telle infamie qu’elle fait perdre le sang-froid, et je n’ai pas été maîtresse de moi-même, mais j’agissais selon mon droit et mon devoir.

— En vérité !

— Vous m’avez amenée ici pour me livrer une correspondance, n’est-ce pas ? et non pas seulement pour me la faire lire. Je l’ai prise et j’en ai disposé, c’était mon droit, je vous remercie. Quant à la valeur, au paiement, c’est à vous-même, monsieur, de fixer. Quel qu’il soit, j’accepte.

Un sourire railleur et amer plissa de nouveau les lèvres du marquis :

— Je ne savais pas que vous fussiez maintenant en situation d’acheter... et de payer.

Après ces mots prononcés d’un ton ironique, il s’arrêta un instant pour lui laisser le temps de répondre.

La pauvre enfant courba la tête sans protester. – Hélas ! elle ne pouvait plus rien payer.

Alors il reprit :

« Si j’avais pensé qu’il s’agît de paiement, je ne me serais pas mêlé de semblable négociation, qui ressemble plutôt à la manœuvre de chantage pratiquée par un ruffian, qu’à l’intervention protectrice d’un gentilhomme. »

Emma respira, espérant sa générosité :

— Alors, monsieur, pourquoi ces reproches ? Puisque vous êtes si bien au courant de notre situation financière, puisque je ne suis pas assez riche pour acheter ce que l’on veut vendre, vous qui le savez, de quel droit venez-vous me torturer en me le montrant ? C’est une œuvre impie.

— Vous vous trompez, mademoiselle.

— Alors, que souhaitez-vous donc de moi ?

— Il s’agit de l’honneur d’une noble race, de l’honneur de l’aristocratie française, imprudemment compromis ; cela ne saurait se régler avec de l’argent, l’honneur ne se lave qu’avec le sang ; j’étais prêt à verser le mien, à me battre au besoin avec le réel propriétaire de ces papiers... pour m’en emparer, mais ouvertement, dans un duel loyal, et non par ruse en abusant de la confiance témoignée. Enfin, vous les avez détruits, je donnerai au propriétaire ce qu’il exigera, ma vie, s’il le faut, mais je supposais que mon honneur compromis, ma vie exposée me vaudraient du moins votre reconnaissance.

— Mais, monsieur le marquis, elle vous est tout acquise, je vous l’assure.

— Votre attitude n’en donne guère la preuve. Vous m’avez repoussé avec horreur.

Emma resta sans trouver de réponse lui permettant d’exprimer sa pensée et de ne pas froisser l’homme à la merci duquel elle s’était mise.

— Une femme de votre beauté et de votre noblesse peut payer tous les services reçus, fût-ce même la vie à celui qui s’est dévoué à son salut, mais il n’y a qu’une manière de manifester la reconnaissance et l’affection. L’affection se prouve par le don de sa personne et, rien que je sache, ne vous empêche de disposer de la vôtre ; vous n’êtes point mariée. Dans les romans, on donne même ordinairement son amour à celui qui sauve.

L’image de Danglars traversa la pensée de la pauvre fille.

— Mais, monsieur, il peut se faire que l’on reçoive un grand service et que l’on aime déjà, que le cœur ne soit plus libre.

— Sans doute, la chose est possible, c’est en cela que consiste le sacrifice, sans cela il serait, en vérité, facile de s’acquitter ! Se donner à celui qu’on aime, ce n’est pas, vous l’avouerez, de la reconnaissance.

Un froid mortel pénétra la jeune fille qui demeura muette d’horreur.

— Vous êtes-vous inquiétée de ce que me demandera, à moi, celui auquel appartiennent ces papiers ? De quel droit m’avez-vous exposé au déshonneur, moi qui n’ai cherché qu’à vous rendre service, à vous dégager ?

— Je crois vous comprendre, monsieur, je n’ai plus à moi que ma vie et vous l’exigez ; peu vous importe la torture que vous m’imposez – soit ! Quoi qu’il m’en coûte, je suis prête, pour ma mère, à tous les renoncements ; puisqu’il le faut, je vous épouserai.

Le marquis triomphait.

— Vous êtes romanesque, mademoiselle, c’est tout à fait de votre âge, mais la situation n’est pas aussi tragique ; c’est beaucoup d’honneur que vous me faites, m’offrir – sans savoir au juste qui je suis – votre main ! Peste ! je n’accepte pas ce sacrifice, nous ne sommes en situation, ni l’un ni l’autre, de conclure semblable alliance. Unir deux pauvres, deux pannés, comme on dit dans le monde, non, non, jamais !

— Mon Dieu !

— L’amour, vous venez de le voir par ces lettres, n’a pas pour conséquence indispensable le mariage.

Emma se leva :

— Monsieur, je veux sortir d’ici tout de suite ; les filles de notre monde ne sont pas habituées à de semblables propos.

D’un mouvement brusque, elle se dirigea vers la porte.

(À suivre.)

[3 avril 1900]

XX

LE POIDS D’UNE FAUTE

(suite.)

Alamanjo se plaça devant elle, railleur :

« De votre monde ! Bah ! votre trisaïeule était de votre monde et, avant vous, elle fut pourtant la maîtresse du bon roi Louis XV et vous l’admirez dans votre oratoire ; quant à votre mère, vous êtes fixée, n’est-ce pas ?

— Vous êtes un ignoble drôle ! laissez-moi passer. »

La figure du marquis se convulsa, ses yeux lancèrent des regards sinistres, ses mains s’ouvrirent crispées, prêtes à étreindre. Et, d’une voix saccadée par la colère :

— Ne parle pas ainsi, jeune fille imprudente ; si tu connaissais celui que tu outrages, tes dents claqueraient de terreur.

Emma se tut ; allait-il attenter à sa vie ?

Il faisait visiblement effort pour se contraindre.

— Vous ne sortirez d’ici qu’après m’avoir appartenu, je vous le jure ; mais si vous répétez cette insulte, vous n’en sortirez que morte et déshonorée ; si je suis un drôle, vous vous serez une drôlesse !

Et, comme à ce moment, l’aventurier se souciait peu de son personnage d’homme du monde et que le bandit seul subsistait en lui, il la prit et la rejeta brutalement sur le divan.

« Ne criez pas, ne résistez pas, c’est inutile, car si l’on entendait, si quelqu’un entrait en ce moment, vous le regretteriez toute votre vie, pour votre mère et pour vous. Vous allez comprendre tout à l’heure. »

Emma écoutait terrifiée.

Après un silence, il s’était radouci :

« Il vaut mieux que vous sortiez d’ici sans scandale, en conservant certaines apparences ; je ne vous veux aucun mal, au contraire, je vous désire ardemment, sans cela, vous seriez sans doute déjà...

Il n’acheva sa phrase que par un geste effrayant.

« Sans cela, m’amuserais-je à perdre mon temps en discussion ridicule ? Causons amicalement ; vous comprenez ce que je souhaite, n’est-ce pas ? Vous n’en avez pas l’habitude, je l’admets, c’est entendu ; mais toutes les femmes s’y font très bien, depuis notre mère Ève ; sans cela le monde finirait, d’ailleurs, vous avez de qui tenir. »

Il accentua encore le sens odieux de ses paroles, en cherchant à la renverser sur le divan.

— Misérable !

Et avec toute l’énergie dont elle était douée, Emma le frappa violemment au visage.

L’agression fut si soudaine et si inattendue qu’il chancela et qu’elle put s’approcher de la cheminée et presser la sonnerie. Lui ne bougea pas.

— Elle ne sonne pas, c’est inutile ! Je voulais, vis-à-vis de vous-même, légitimer votre capitulation par une violence subie, vous refusez ? Bien. C’était de ma part pure et exquise délicatesse, je vais procéder d’autre sorte.

Il tira de sa poche un paquet d’enveloppes.

« Vous n’avez brûlé que la moitié des lettres, ma chère ! Voici l’autre : ce sont les plus intéressantes par les détails ; à trompeur, trompeur et demi. »

Emma s’affaissa, désespérée, anéantie.

Ainsi la preuve funeste subsistait, implacable.

— Vous le voyez, il fait bon de tout prévoir ; j’espérais en votre loyauté et votre reconnaissance, vous avez préféré me mettre dedans.

Donc, maintenant, écoutez : ce que vous allez entendre en vaut la peine. Si vous vivez un siècle, vous vous en souviendrez encore. Pranzino, le correspondant, l’élu de votre mère, n’est qu’un comparse grossier, un boucher vulgaire et maladroit, poltron et vaniteux ; le chef, le vrai coupable, c’est moi !

Ces crimes demeurés impunis, devenus légendaires, c’est moi : le petit homme brun qui met la tête à l’envers aux reporters, notamment à votre ami Danglars, c’est moi !

Oui, et j’ai tué deux des femmes de la rue de Miromesnil, pendant que Pranzino roucoulait ici même avec votre mère. Quand il est arrivé, il m’a simplement aidé en bâillonnant la dernière et il osait à peine, tant il est ridiculement capon. Moi, je suis un autre homme ; entre deux stations, j’ai tué le préfet Barême99, presque en la présence d’un témoin ; on l’a interrogé, mais vainement, car s’il avait parlé, il savait quel sort l’attendait ; avant que l’on m’eût arrêté, il aurait été expédié au ciel.

Emma était courageuse, certes, mais le dédain de la vie n’existe qu’en présence de certaines circonstances déjà prévues et envisagées, tout au moins normales ; un tel étalage de crimes, une situation si effroyable lui donnaient le vertige, ses tempes bourdonnaient, ses yeux étaient fixes, elle semblait hypnotisée.

L’autre continua :

— Si je vous ai fait cet aveu, et en vous le faisant, je vous ai donné droit de vie et de mort sur moi, c’est que je vous aime ; je veux bien vous remettre ces lettres, mais vous allez les brûler là devant moi, car je ne veux pas qu’elles puissent être utilisées en faveur de Pranzino, je veux bien vous les remettre à la condition que vous m’apparteniez.

Vous serez ainsi devenue maîtresse de ma vie, car sur un mot de vous à la justice, j’irai partager le sort de Pranzino, mais j’aurai eu une heure de bonheur. J’estime, vous le voyez, à son prix le bonheur de vous posséder. Pour un assassin, je suis, il me semble, chevaleresque et digne d’amour puisque les preuves du déshonneur de la duchesse auront disparu auparavant.

— Mon Dieu ! Ai-je bien toute ma raison ?

— Si vous refusez, je vais employer la violence, vous appellerez, on viendra au secours et l’on trouvera Mlle Emma de Montfort dans les bras d’un homme ; demain les journaux annonceront que les grandes dames ont toujours des Tours de Nesle, mais que la chose s’est modernisée, à l’hôtel de Glascow, et que les deux dernières Montfort-Chalosse, la fille et la mère, avaient, dans le même appartement, chacune eu un assassin célèbre pour amant. M. Deibler100 aura peut-être une séance de plus, cela prouvera que vous aurez fait perdre deux fois la tête à votre serviteur.

Emma, depuis un instant, ne pleurait plus, ne s’indignait plus, mais un pli creusé entre ses sourcils dénotait une tension excessive dans son cerveau. Elle se leva calme et résolue :

— J’accepte, monsieur, le marché proposé, veuillez me donner ces lettres, toutes ces lettres.

— Oh ! permettez, après seulement.

— Vous craignez quelque supercherie ?

— Je veux n’être pas berné ; vous avez déjà mon secret, quand vous aurez brûlé les lettres, que me restera-t-il à vous offrir ? rien. Qu’aurai-je obtenu ? rien. Ce n’est pas assez. Comme on connaît les saints, on les honore.

— C’est fort juste ! ricana Mlle de Montfort. Pardon ! je n’ai pas l’habitude de ce genre d’affaires, vous avez combien de lettres ?

— Six encore.

— Et vous attestez qu’il n’en existe pas d’autres ?

— Non, pas d’autres.

Il entrebâilla la poche de son vêtement et voulut exhiber le paquet.

— C’est inutile ! je vous crois, je vais le mentionner d’ailleurs par écrit.

Elle prit une feuille de papier et une plume qui se trouvaient sur la table et s’apprêta à écrire, mais comme il allait questionner, elle lui posa elle-même une interrogation :

— Dans cette panoplie, y a-t-il une arme avec laquelle vous soyez sûr de tuer une femme d’un seul coup ? Ce stylet à manche d’ébène, par exemple ?

— Ne m’égarez pas par des histoires, je ne cherche à tuer personne en ce moment, puisqu’au contraire, c’est ma tête que je livre.

Emma interrompit avec autorité :

— Le soir tombe, veuillez vous pencher, afin de bien lire ce que j’écris, posez cette arme sur la table ; ensuite tout s’arrangera à votre entière satisfaction.

Elle écrivit, pendant qu’il suivait des yeux les mots tracés par sa plume :

« Aujourd’hui, vendredi 12 mai, moi, Emma de Montfort-Chalosse, saine d’esprit, me suis suicidée chez M. le marquis d’Alamanjo, pendant son absence. Je désire donc qu’il ne soit nullement inquiété à l’occasion de cet accident et je lui demande pardon des tracas que je vais lui causer.

» C’est mal reconnaître le service qu’il m’a rendu en détruisant devant moi, sans exception, toutes les lettres (fausses d’ailleurs), attribuées à quelqu’un de ma famille, mais si je m’étais tuée dans notre maison, ma mort aurait achevé d’affoler ma mère.

» Si donc quelque écrit, signé de notre nom était produit, M. d’Alamanjo s’engage sur l’honneur à en démontrer la fausseté.

» Je prie le commissaire de police de ne pas ébruiter cet événement et de faire conduire ma dépouille dans la sépulture de notre famille à Montfort-Chalosse (Landes).

» Emma de Montfort-Chalosse. »

— Que signifie ?...

— Vous demandiez un gage avant de brûler les lettres, n’est-ce pas ? Eh bien ! en voici un. Donnez sans crainte, donnez-les-moi, si je ne payais pas le prix que vous exigez, si je ne livrais pas ma personne, vous pourriez me tuer sans aucun danger, ce testament vous innocente absolument.

Elle prit l’arme et la tira de sa gaine.

(À suivre.)

[4 avril 1900]

XX

LE POIDS D’UNE FAUTE

(suite.)

« Tenez, vous frapperez d’un seul coup, puisque vous connaissez la manière, ensuite vous sortirez, vous irez chercher un domestique et trois minutes après vous reviendrez avec lui ; il sera témoin de l’étonnement avec lequel vous découvrirez mon suicide si inattendu, que ma lettre atteste d’ailleurs de la façon la plus claire. Vous voyez que c’est moi qui suis à votre merci maintenant. »

L’aventurier ne fut pas touché du courage et de la noblesse de la jeune fille.

— Soit ! alors. Je vous demanderai à mon tour une légère modification…

— Laquelle donc monsieur ?

— Je vous prierai d’effacer le nom que vous avez écrit, le marquis d’Alamanjo, de l’effacer complètement, de façon qu’il ne puisse être lu.

— C’est fait, monsieur, dit Emma, voyez…

— Je vous prierai de mettre à la place M. Jack Clarendon.

Mademoiselle de Montfort le regarda en ricanant :

— Ah ! ah ! vous êtes donc aussi lord Clarendon ?... J’aurais dû m’en douter… Il peut bien exister deux noms, mais évidemment, il ne saurait y avoir deux personnages capables de faire ce que vous faites.

— Ce que je fais ? C’est une affaire, n’est-ce pas ? Qu’importe le reste ? Donnant donnant ; la personne importe peu, ce sont les lettres, et je les ai là, dans ma poche. Éprouvez-vous plus de répugnance à vous livrer à Clarendon qu’à d’Alamanjo, à l’Anglais qu’au Brésilien ?

Emma le toisa d’un air méprisant :

— Pas du tout, monsieur, les canailles de tous les pays se valent. C’est la même chose.

Il fit un geste de menace, mais elle continua sans se troubler :

« Ma décision est prise, je n’ai plus peur, monsieur. D’ailleurs, vous n’iriez pas de gaieté de cœur briser le jouet que vous désirez et qui va vous appartenir dès que vous l’aurez payé. Voyez maintenant si l’écrit est convenablement rédigé, donnez les lettres, je suis là… »

Et elle se dressa fièrement.

Troublé par l’attitude de la jeune fille, subjugué par le ton dont elle parlait, l’aventurier jeta une à une, en les comptant, les lettres sur la table. Emma les lança dans l’âtre où elles s’enflammèrent.

Quand ce fut fini, il ne prit point le poignard qu’elle tendait, mais il chercha à conquérir sa personne :

— Tu es belle, tu es brave, je t’aime plus encore... tu me rends fou !... Demande, ordonne, et quoi que tu souhaites, pourvu que tu sois à moi...

— Ce que vous exigez que je vous livre, c’est mon corps, n’est-ce pas ? Ma pensée, mon âme, mon amour vous importent peu. Eh bien ! mon corps vous appartient. Prenez-moi si vous ne croyez pas à un châtiment éternel, si vous ne craignez pas que votre mère, votre sœur ou votre fille vous méprise et vous maudisse d’avoir abusé de la faiblesse d’une femme.

— Ma chère, ce sont des phrases ! Nous avons fait une affaire, j’ai donné des lettres et vous me devez votre personne.

Et il s’avança, les bras ouverts pour l’enlacer.

Le crépuscule était descendu, l’ombre grise estompait l’intérieur du salon, rendant les mouvements imprécis et vagues ; le feu s’éteignait, ne projetant plus que des lueurs pâles et incertaines. Un scintillement s’alluma dans la main de la jeune fille qui, brusquement, tomba à la renverse sur le divan, répétant :

« Prenez-moi, maintenant, si vous l’osez ! »

L’aventurier s’approcha. À ce moment, il entendit le bruit d’un objet heurtant le parquet ; il regarda, le poignard était à terre.

— Ah ! tiens ! Elle avait pris le stylet pour m’en frapper et le courage lui a manqué ! C’est lâche, les femmes ! Ça n’a du courage qu’une seconde ! pensa-t-il.

Emma, la tête cachée par un coussin, restait sans mouvement, le bras qui avait lâché l’arme pendant hors du meuble.

Il lui parla d’une voix attendrie et caressante :

— Je t’aime ! Toi, ne m’aimeras-tu jamais, dis ?

Elle ne répondit pas ; il l’étreignit avec passion et sentit qu’encore coulaient ses larmes brûlantes.

— Après tout, une duchesse est une femme comme une autre... Un peu plus de morgue, et c’est tout. Eh ! pardieu ! sa mère a daigné honorer de ses faveurs cet idiot de Pranzino.

Et après tout, si tu ne m’aimes pas, moi je t’aime, s’écria-t-il avec une rage furieuse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’obscurité s’était faite complète ; le bandit éprouva un instant de trouble qu’il n’eût pu expliquer et que rien ne justifiait.

Il se jugeait brutal, odieux :

— Emma !... Emma !... Pardonne-moi !... Réponds-moi...

Elle ne parlait pas, toujours immobile.

— Dis ce que tu voudras, mais réponds. Parle... injurie-moi comme tout à l’heure… je te le permets... oublie mes menaces, je suis ton esclave.

Même silence.

Il voulut la faire se mouvoir et lui prit la main. Sa main glacée était mouillée.

— Ah ! Elle pleure toujours !

Alors, précipitamment, il alluma des bougies. Il se sentait de nouveau envahi par ce sentiment de terreur superstitieuse qu’il n’avait jamais ressenti, qu’il ne connaissait pas. Il craignit d’avoir peur.

Il revint vers sa victime, troublé, ému, se disant qu’il avait mal agi.

C’était du sang qui coulait et non des larmes. Emma s’était frappée du stylet.

Il demeura immobile, figé devant elle, stupéfait comme un bourgeois quelconque qui jamais n’aurait saigné ni vu mourir de femmes, et il était envahi par une mélancolie profonde :

— Pauvre fille !

À son tour, il sentit un pleur poindre sous sa paupière.

Elle respirait encore ! Alors, il eut une pensée touchante, la seule sans doute de toute sa vie

— Que son honneur soit sauf, puisqu’elle a donné sa vie pour le sauver.

Avec soin, il répara les traces de lutte, le désordre de sa toilette ; puis ayant placé l’écrit bien en vue sur la table, pris ses gants et son chapeau, il revint vers elle, déposa un baiser sur son front et descendit, laissant la porte grande ouverte.

Sans s’arrêter devant la loge, il avertit le concierge :

— Montez au 14. Une dame venue chez M. Clarendon se trouve mal.

Puis tout bas :

— Allons, pauvre Clarendon, tu vas mourir du même coup, et le marquis en sera malade peut-être.

XXI

OÙ MADEMOISELLE SIMPSON REÇOIT UNE DEMANDE EN MARIAGE ET FAIT CONNAISSANCE AVEC SON ONCLE

Depuis l’arrivée du poney et du domestique chez les Simpson, Ketty délaisse Arabella, et à l’office, on ne jure plus que par Jean. C’est à lui qu’on s’adresse dans les cas délicats, la femme de chambre surtout a un faible pour lui.

— Monsieur Jean, savez-vous où l’on met le marteau ?

— Le grand ou le petit ?

— Le petit naturellement. Vous comprenez, l’autre, je ne pourrais pas m’en servir.

— Dans la caisse aux outils, mademoiselle.

— Ah ! dans la cuisine ?

— Mais non, dans le petit débarras, derrière l’office.

On dirait qu’il y a un an qu’il est dans la maison, tant il est au fait, comme dit la cuisinière.

Il brille aussi dans la conversation ; il est au courant de tout :

— J’ai servi chez un journaliste. Si je n’avais tant aimé les chevaux, dit-il, j’y serais encore.

C’est plus fort que moi ; il faut que je suive les courses.

Il s’absente tous les jours pour y aller. Ce n’est pas très régulier, mais pourquoi faire des observations à un serviteur payé par autrui ? L’oncle continue à ne se manifester que par l’envoi de ces petits cadeaux qui entretiennent l’amitié et aussi le respect avunculaire ; mais il persiste à rester invisible.

Depuis des mois, Ketty n’a pu parvenir à le voir ; elle ne sait même pas son nom ; qu’on juge de son dépit !

Chaque objet d’art ou bibelot qu’il envoie, par une fatalité inconcevable, est toujours apporté lorsqu’elle est absente ; jamais elle n’a pu questionner indirectement l’employé du magasin ou le commissionnaire.

Quant à Jean, elle a bien essayé de lui tirer les vers du nez, mais maintenant il se dérobe, il ne sait plus... Il a parlé à un vieux monsieur, mais il se peut faire que ce ne soit que l’intendant. Il ne sait pas !... Lui, on l’a engagé par un bureau de placement, on lui a dit de conduire le cheval et il l’a conduit. C’est un docteur, c’est tout ce qu’il sait.

Et puis comment avouer que l’on ne connaît pas son oncle ?

Ce mystère irrite Ketty à un point invraisemblable :

— Pourquoi ces précautions ? Le donateur doit comprendre que ses cadeaux me plaisent, je ne monte plus qu’Arabella. Est-ce le vieux du Bois ? quelque personnage puissant ?

Parfois, s’imaginant qu’il viendra, elle se prive de sortir. Mais hélas ! c’est en vain.

(À suivre.)

[5 avril 1900]

XXI

OÙ MADEMOISELLE SIMPSON REÇOIT UNE DEMANDE EN MARIAGE ET FAIT CONNAISSANCE AVEC SON ONCLE

(suite.)

Pourtant, s’il savait que je l’attends, il viendrait ou... ce n’est pas un homme comme tous ceux que j’ai connus jusqu’ici. »

Un jour, elle crut avoir un pressentiment tout spécial, elle resta rêveuse au salon.

L’heure habituelle de sa sortie s’écoulait tristement, lorsqu’à quatre heures un pas se fit entendre et la porte s’ouvrit ; son cœur bondit de joie :

— Enfin ! C’est lui !

Elle s’élança.

Ô déception ! Ce n’était que l’aimable Lossignol.

Ketty fit appel à toute sa diplomatie pour ne pas laisser percer sa déconvenue.

Il avait les mêmes bras, les mêmes jambes, le même long col emprisonné dans un interminable faux col luisant comme une porcelaine, son même monocle, son stick et son gardénia ; cependant il paraissait tout différent, on eût dit une autre personne.

C’est que, contrairement à son habitude, il était vêtu comme tout le monde. Pas de gants sang-de-bœuf, ni de complet à veston bleu de ciel, mais un pantalon foncé et une redingote noire, et surtout il n’était pas accompagné de son inséparable Laurendeau.

Il salua d’un air compassé, en homme qui se rend compte de l’importance de l’événement qu’il va peut-être faire surgir d’un instant à l’autre. L’ambassadeur romain qui prétendait porter dans les plis de sa toge le sort de l’empire devait avoir un maintien analogue, quelque chose de cette majesté.

— Mademoiselle, je désirerais obtenir de madame votre mère une audience particulière.

— Mais quand il vous plaira. Ma mère et moi, ne vous recevons-nous pas toujours ?

— Il est vrai que vous m’avez habitué à cette faveur, répondit le vicomte, gêné par cette remarque bienveillante, mais aujourd’hui...

— Ah ! il faut que ce soit spécialement aujourd’hui ?

Le visiteur fut surpris que la correction de sa tenue n’eût rien fait pressentir de solennel à Ketty.

— Oui, aujourd’hui, spécialement. Cet entretien doit être grave. Je ne suis pas venu dans mon araignée, ni dans mon buggy, pas même en phaéton ; non, j’ai fait atteler une voiture couverte, un coupé. Vous comprenez que pour qu’à quatre heures, par ce temps, un mercredi, jour de réunion à Colombes, enfin un jour comme celui-ci, je sois venu en coupé, il faut...

— Certainement, et vous teniez à ce que ma mère ?..

— Oui, j’ai pris une résolution que m’a suggérée l’admiration que j’éprouve...

Ketty, immédiatement, comprit où il allait en arriver, et cette demande qu’elle souhaitait ardemment depuis longtemps, qui l’eut comblée de joie trois mois auparavant, l’inquiéta ; elle n’eut plus qu’une préoccupation : l’arrêter avant qu’elle ne fût exprimée.

Elle avait toujours maintenu le vicomte dans les limites strictes du flirt ; il est utile et agréable d’avoir comme pis-aller un homme de bonne famille, jeune, riche et amoureux qui vous sort ; mais être acculée à une réponse positive, quelle gêne ! Il en pouvait résulter une rupture. Or, il y avait l’oncle, cet oncle inconnu, masqué, qui ne disait pas ce qu’il voulait, ni surtout ce qu’il valait, selon l’expression américaine, mais qu’il était hasardeux de mécontenter.

— Je ne sais, répondit-elle, si vous pourrez voir ma mère ; justement elle est un peu souffrante aujourd’hui.

— Castastrophal ! c’est fait pour moi. Je viens exprès en coupé et elle est souffrante ! Je ne puis toucher à rien ! Je paye pour avoir le favori, c’est le tocard qui gagne ! Oh ! c’est une période de guigne ! Cependant il faut courir ou payer, l’engagement est fait.

— Calmez-vous. Du moment que ma mère ne peut vous recevoir, je ne demande pas à savoir...

— Sans aucun doute ! Vous ne demandez pas, mais vous devez savoir... Je dirai plus : il est indispensable que vous sachiez.

Il est des circonstances où il faut être correct.

C’est à Mme Simpson que j’aurais dû parler... Enfin, puisqu’il y a impossibilité, que je me suis habillé pour la circonstance ! Je suis dans la situation d’un gentleman parti croyant le départ donné par le starter et qui s’aperçoit ensuite qu’il y a faux départ. Il ne sait s’il doit continuer.

— Il doit s’arrêter, puisqu’il y a faux départ.

— Évidemment, à moins de cas exceptionnel. Par exemple, pour entraîner son cheval...

— Ah ! vraiment ! fit rageusement Ketty.

— Parfaitement. Vous avez dû remarquer quelle est mon admiration pour…

— Pour Arabella ? Oui, oui, dit-elle, essayant encore de détourner l’entretien.

Cette réplique dérouta en effet le vicomte :

— Permettez, ce n’est pas précisément ce que j’allais dire. Arabella qui, par sa mère, descend de Fille de l’Air, est d’une origine obscure du côté paternel, et, cependant, je découvre en elle des qualités, une distinction incontestable. Pourquoi ? Pourquoi ? je vous le demande.

— Dame ! je pense que c’est parce qu’il est vrai qu’elle a cette distinction !

Le vicomte avait retrouvé la piste perdue :

— Pas du tout, nullement, c’est parce qu’elle vous appartient. Catastrophal évidemment ! mais la vraie raison, la voilà. Car, à bien prendre, elle a les oreilles trop écartées et les sabots d’un mecklembourgeois... parfaitement, parfaitement.

Ketty fit un geste de protestation vague, mais le vicomte avait solidement enfourché son dada :

— Mais, je vous en prie, Ketty, ne me faites pas perdre la corde, ou plus exactement le fil de ce que j’ai à dire ; cela nous intéresse tous les deux.

Or, je précise :

Pour qu’un cerveau aussi heureusement organisé que le mien au point de vue sportif commette pareille erreur, il faut une cause, et cette cause c’est vous. La conclusion est facile ; tout ce que peut faire au monde un gentleman qui se respecte pour obtenir les bonnes grâces de la femme qu’il convoite, je suis prêt à le faire. En un mot, je paye dix que vous êtes la plus jolie femme de Paris.

L’Américaine réprima une violente envie de rire en recevant cette déclaration de forme si sportive :

— Vous me flattez ; j’ai moi-même la plus vive sympathie pour vous.

— Alors, le moment solennel est venu de la manifester d’une façon non équivoque.

— Mais je ne fais pas autre chose. N’êtes-vous pas là près de moi, toujours le bienvenu ?

— Oui, mais combien d’autres ne recevez-vous pas ? Autrefois même un journaliste... qui depuis a eu des malheurs, pour ne pas dire plus...

— Est-ce donc pour me faire des reproches que vous avez mis cette redingote ?

— Non sans doute, mais je vous aime ; je me crois donc obligé...

— En vérité, vous autres, les Français, vous êtes surprenants ! Parce que vous daignez aimer une femme, ou le lui dire, vous croyez que cela vous donne le droit de la tyranniser, de la priver de toutes relations avec ceux qu’elle connaît depuis son enfance. D’autres peuvent avoir le même goût que vous, m’aimer aussi ; alors... ?

— Suis-je ou ne suis-je pas celui que vous préférez ? that is the question, comme dit Hamlet.

— Si cela était, serait-ce une raison pour en abuser ?

— Vous m’avez promis...

— J’ai promis de choisir pour époux – car je ne comprends l’amour que dans le mariage – celui qui m’aimerait le mieux, et qui me plairait, bien entendu.

— Eh bien ! n’est-ce pas moi ?

— J’ai un faible pour vous, fit-elle tendrement. Mais la preuve de votre amour ? Mon père a un préjugé contre les gens titrés de cette « vieille Europe », comme il dit. On a remarqué qu’ils épousent sans cesse les riches héritières de notre pays et jamais les pauvres. Vous ne m’avez donné aucune preuve spéciale d’amour, vous ne vous êtes pas dévoué, vous n’avez pas risqué votre vie, votre fortune.

Le vicomte fut abasourdi :

— Non, mais ce que vous dites là, Ketty, c’est catastrophal, tout bonnement ! Il n’y a que dans les féeries que le prince Charmant quitte celle qu’il aime et va combattre les monstres et les géants pour prouver l’amour qu’il a au cœur. Mais remarquez bien que pendant ce temps-là, un dragon lui garde toujours sa belle dans une tour ; tandis que vous, personne ne vous garde, et si je partais...

— Jaloux encore !... fit Mlle Simpson sur un ton si agressif que le pauvre vicomte comprit qu’il allait compromettre la partie s’il insistait.

Il s’inclina dans une pose pleine de noblesse :

— Mademoiselle Ketty Simpson, si je suis venu aujourd’hui, à l’heure où tout sportsman qui se respecte est au Bois ou sur le champ de courses, si je suis venu en coupé, vêtu d’une redingote noire, seul, sans même amener Laurendeau, c’est pour avoir l’honneur de solliciter votre main.

(À suivre.)

[6 avril 1900]

XXI

OÙ MADEMOISELLE SIMPSON REÇOIT UNE DEMANDE EN MARIAGE ET FAIT CONNAISSANCE AVEC SON ONCLE

(suite.)

Ketty répondit sur le même ton :

— Monsieur le vicomte de Lossignol, je suis infiniment honorée et j’apprécie à sa haute valeur la proposition si flatteuse que vous me faites ; mais permettez-moi d’attendre, pour vous répondre, d’avoir consulté ma famille.

— Ah ! Ketty ! Ketty ! ne repoussez pas mon amour ; car, c’est catastrophal ! mais pour de l’amour, c’en est, j’en suis sûr ! N’ayant jamais ressenti ce que je ressens, ça ne peut être que de l’amour. Songez que vous ne trouverez pas tous les jours un homme jeune, noble, beau, intelligent, riche de 60,000 livres de rentes et d’un conseil judiciaire qui l’empêche de les dissiper, comme dit Philippe de chez Durand101, qui se jettera à vos pieds pour vous tendre sa main.

Et joignant l’acte à la parole, le vicomte se mit à genoux.

Avait-il mal calculé son élan, inexactement relevé la position du coussin, Ketty le retira-t-elle méchamment ou inconsciemment ? La chose n’est pas facile à éclaircir, mais ce qui est certain, c’est que ses genoux heurtèrent violemment le parquet et qu’il fit une fort laide grimace tout en laissant échapper un cri de détresse.

La porte du salon s’ouvrit toute grande.

Pourquoi un homme faisant une déclaration, sympathique à huis clos, devient-il ridicule quand on le surprend ? C’est encore chose difficile à expliquer.

Le vicomte se sentit grotesque et porté de fort méchante humeur :

— Mais sapristi ! c’est catastrophal ! ça ne se fait plus, ces choses-là ! Je suis moderne, moi, et ça n’est pas moderne ! ça ne se fait pas en France ; en Amérique, je ne sais pas ! Voilà l’inconvénient des demandes directes, on est tout à l’action, on va, on s’emballe ; au lieu de faire une course d’attente on mène le train et on culbute au poteau. Si j’avais été régulièrement en présence de votre mère, je ne me serais pas emballé très évidemment... Interrompre une déclaration, un domestique ! Ah ! non ! Philippe chasserait ce garçon-là. Oh ! il serait à jamais disqualifié sur tous les hippodromes, je veux dire les salons particuliers. Même quand on sonne, un domestique stylé n’entre qu’avec précaution ; il tourne plusieurs fois la clef, il tousse, et ici, chez vous, on ne prend pas cette peine. Ah ! non, non, les mœurs américaines... Il aurait pourtant bien dû comprendre, à ma tenue, ma démarche, mes gants gris-perle...

L’imprudent domestique était Anaclet ; Ketty l’apostropha rudement :

— Comment, mon garçon, vous permettez-vous de vous montrer dans ce costume ? Votre service d’ailleurs n’est pas dans l’appartement, vous n’avez pas à quitter l’écurie, je ne vous ai pas appelé.

— J’ai cru faire plaisir à mademoiselle ; le valet de chambre n’est pas là, les filles de chambre non plus et j’avais peur que l’oncle de mademoiselle partît.

— Mon oncle ! s’écria Ketty bondissant, mon oncle est là ?

— Oui, mademoiselle.

— Vous êtes sûr ? Mon oncle ! Ah ! faites entrer et prévenez ma mère.

— Catastrophal ! Vous avez un oncle ?...

Mlle Simpson eut de la peine à se remettre.

— Oui ! Qu’y a-t-il d’étonnant ?

Lossignol arriva difficilement à formuler sa pensée :

— À ce que vous avez un oncle, rien, si ce n’est de ne m’en avoir jamais parlé. Est-ce qu’il habite Paris ? Non, alors, d’où vient-il ?

— D’Amérique, parbleu ! répondit-elle en riant de la figure de son soupirant décontenancé.

Puis comme sa femme de chambre entrait, elle ajouta étourdiment :

— Comment est-il ?

— Ah ! ça, catastrophal ! vous ne savez pas comment est votre oncle ?

Elle se mordit les lèvres pour ne pas répondre.

Heureusement, le bon docteur Cornélius Hans Peters de Prague fit son apparition et la tira d’embarras en répondant lui-même à la question :

— Il est mieux, beaucoup mieux, ma chère Ketty ! Je vous remercie d’avoir tout de suite pensé à vous informer de ma santé. Venez m’embrasser.

Et, après l’avoir galamment gratifiée d’un baiser sur chaque joue :

« Ne pourriez-vous me présenter ce jeune cavalier qui s’étonne si fort que vous demandiez comment je vais, ce qui est pénible pour moi et pour lui, car cela dénote un caractère égoïste. Voyons, mon jeune ami, convenez qu’il est bien naturel, pourtant, que l’on s’informe de la santé des gens – surtout quand il se pourrait qu’on en héritât », ajouta-t-il en souriant.

— Oh ! mon oncle ! s’écria Ketty avec un ton de reproche ; et comme elle avait repris pleine possession de ses moyens, elle se jeta une seconde fois avec attendrissement dans les bras du docteur, qu’elle avait reconnu pour le dompteur d’Arabella.

Il était dit que l’ahurissement de Lossignol irait toujours crescendo. Au moment où, selon le désir du docteur, Ketty faisait les présentations, il reconnut à son tour le petit vieux du bois de Boulogne.

— Son oncle ! De plus en plus catastrophal ! ils ne se connaissaient pas il y a trois mois. C’est un rival, et un rival préféré. Ah ! non, ça me dégoûte.

Il ne put garder son sang-froid.

« En vérité, Ketty, le jour où j’avais pris une décision, où je suis venu en cérémonie pour demander votre... j’avoue que je la trouve cruelle… Monsieur, nos relations ne sauraient en rester là. »

Et avec un geste menaçant et digne à la fois, il tendit sa carte au docteur.

« Veuillez me donner votre adresse et fixer un rendez-vous. »

Sans paraître comprendre, le docteur prit la carte, puis ayant considéré longuement son interlocuteur, il hocha la tête et répondit :

« Évidemment, vous n’êtes pas bien, pas bien portant. Oh ! pas du tout. Mais maintenant, je ne traite plus que les animaux. »

— Hein ! vous dites ?

Mlle Simpson cherchait en vain le moyen de s’interposer, d’éviter une querelle qui pourrait lui faire perdre l’un ou l’autre de ses protecteurs.

— Messieurs !... mon oncle, ne faites pas attention... je vous en prie, vicomte.

Le docteur continuait à ne pas saisir le sens de la scène.

— Vous me donnez votre adresse, mon enfant, vous réclamez mes soins, mais je ne puis aller vous voir, je n’ai pas le temps. Mon seul client humain – est-ce bien le mot : humain ? – c’est Goliath, et il m’inquiète. Sa cervelle ne va pas non plus beaucoup, c’est la quatre cent vingt-septième cellule. Il s’acharne à vouloir des choses impossibles ; hier, il s’est battu avec Brutus, le lion le plus doux du monde. Mais, pardon ! pardon !

Il s’avança, les mains sympathiquement tendues, vers Lossignol stupéfait, prit l’une des siennes et lui tâta le pouls :

— Hé ! hé ! hé ! mon pauvre ami, oui je vois. Parbleu ! neurasthénie, dyspepsie, surmenage, arthritisme, sang appauvri ! Terrain préparé pour y voir germer toutes les maladies, le pouls capricant, le cerveau... Oh ! le cerveau qui travaille, qui travaille trop. C’est clair, l’apoplexie menace.

Heu ! Si jeune, quel dommage ! Les nerfs prédominent, anémie cérébrale. Mais, encore une fois, je ne soigne pas les gens, je ne fais pas de clientèle, je le regrette. Je suis bien docteur, mais je ne soigne plus que les animaux. Ah ! si vous étiez un singe...

— Mais, monsieur !...

— Ou un assassin célèbre, comme Pranzino, je ne dis pas.

Ketty mordait son mouchoir pour ne pas éclater de rire.

Lossignol s’indigna :

— Monsieur, votre supposition est inconvenante.

Le docteur continuait paisiblement :

— Soignez-vous, il est temps.

— Mais, monsieur !...

Le vicomte, impressionné par ces pronostics, tenta de se dégager, mais le vieillard le maintenant fermement, avec une vigueur dont il ne paraissait pas capable, il renonça à lutter pour que la scène ne dégénérât pas en pugilat ; l’autre continuait :

— Ne vous démenez pas ainsi. L’attaque est imminente, je vous le dis ; ne la hâtez pas par des mouvements désordonnés, mon pauvre ami.

— Je ne sais ce que vous racontez. Je me porte fort bien.

— Tant pis pour vous, si vous le croyez ! Moi, dès que je vous ai vu, j’ai été frappé de l’altération de vos traits. C’est le surmenage, comme vous dites aujourd’hui, vous autres. Voyons un peu le cœur. Un peu d’hypertrophie, sans doute ; qui sait, peut-être un anévrisme.

Cornélius colla son oreille contre la poitrine du jeune homme et ensuite hocha la tête :

« Heu ! heu ! Il faut se méfier de l’anévrisme... »

— Comment, un anévrisme ! s’écria Lossignol dont les idées prenaient définitivement un tour inquiet.

— Il faudrait que je vous ausculte, mon ami, pour affirmer. Mais, du calme, oh ! du calme surtout ; pas d’émotion trop vive, ne vous laissez pas aller à la colère, jamais d’emportement. L’homme le plus vigoureux, atteint d’anévrisme, claque comme une bulle de savon. Flic ! et ça y est. Évitez la fatigue.

(À suivre.)

[7 avril 1900]

XXI

OÙ MADEMOISELLE SIMPSON REÇOIT UNE DEMANDE EN MARIAGE ET FAIT CONNAISSANCE AVEC SON ONCLE

(suite.)

Mlle Simpson avait grand-peine à tenir son sérieux en voyant la mine de son prétendu s’allonger.

— Dites-moi ce que vous faites ? Quelle est votre occupation ?

— Je n’en ai pas, je vais aux courses.

— Ce n’est pas une occupation ; quel est votre travail ?

— Mon travail ! Je travaille le papier.

— Très bien ! Vous êtes dans une fabrique ?

— Une fabrique ! mais non, je travaille le papier, aux courses.

— Ah ! bien ! c’est vous qui donnez les tickets. Bon ! Pas fatigant ça !

— Mais non, c’est moi qui les prends, les tickets ; je travaille le papier, c’est-à-dire que j’étudie les performances des chevaux sur le papier, et puis je joue ensuite, et alors je prends des tickets.

— Heu ! heu ! Eh bien ! cela vous agite beaucoup trop. Vous avez la protubérance du jeu. Si je pouvais enlever la calotte de votre crâne et soigner votre cervelle directement en la recouvrant d’une cloche…

— Une cloche !... mon crâne !...

— Ah çà ! est-ce que vous croyez qu’on peut laisser une cervelle à l’air sans la recouvrir ? Oui, mettre votre tête sous une cloche pour la garantir.

— Comme un melon, alors ?

— Comme un melon, si vous voulez, ou une pendule, ou toute autre chose précieuse... oui, eh bien ! je vous guérirais ; mais si vous continuez à travailler le papier comme ça, eh bien ! mon ami, il vous arrivera quelque accident fâcheux.

Mme Simpson apparut enfin, cuirassée dans son corset, rouge, essoufflée. Ketty qui avait d’abord souhaité sa venue, se demanda si elle n’allait pas, maintenant que tout s’arrangeait, créer quelque embarras nouveau. Heureusement, Cornélius, ne lui laissant pas le temps de parler, courut à l’embrassade.

— Comment allez-vous, chère cousine ?

L’idée que l’on pouvait se jouer de lui ranima quelque peu le vicomte qui secoua la torpeur où l’avait plongé l’inquiétant diagnostic du docteur.

— Enfin vous conviendrez, Ketty, qu’il est bien extraordinaire que des parents aussi proches ne se connaissent pas et que, juste au moment où Mme votre mère est trop malade pour me recevoir pour un motif aussi grave, elle se trouve assez bien portante pour...

— Mon jeune ami, ne vous agitez pas ainsi, croyez-moi. C’est l’heure du Bois, allez prendre un peu l’air, quoique l’air de Paris soit de qualité fort inférieure. Pourquoi faire montre d’un courage intempestif, risquer de provoquer un accident funeste pour vous, qui ne sera utile à personne ? Vous êtes très congestionné. Hélas ! que j’en ai vu mourir de jeunes fous !

— Je ne crains pas la mort.

— La mort, parbleu ! Mais l’apoplexie, la paralysie, l’hémiplégie, le gâtisme !

— Allez vicomte, allez donc, conclut Ketty de sa plus douce voix.

Mme Simpson lui mit son chapeau dans la main avec sollicitude :

— Et s’il survenait quelque indisposition, faites-nous prévenir, nous irons vous soigner.

— Seulement, n’abusez pas de la vie, du papier, des émotions ; allez mon ami, n’abusez pas non plus de l’affection que nous vous témoignons tous ici, pour nous inquiéter davantage. Songez combien il serait peu correct de tomber malade ici.

— Vous croyez que je vais tomber...

— Non, si vous prenez l’air, mais je le crains, si vous restez ici, à vous animer.

Le vicomte sortit, accompagné, presque poussé, par ces dames qui s’apitoyèrent jusque dans l’escalier.

Dès que la porte se fut refermée, le vieillard s’assit, plein de joyeuse bonhomie.

— Chère madame Simpson, je sais combien l’administration d’un intérieur semblable a besoin de direction ; entre parents, pas de cérémonie inutile, allez à vos affaires, ne vous gênez pas ; moi, je vais faire plus ample connaissance avec ma nièce, et vous seriez bien aimable d’ordonner que l’on n’introduise plus aucun visiteur, prétendant ou autre.

Sur un regard impératif de sa fille, la digne Mme Simpson s’éloigna.

— Maintenant, chère enfant, causons.

Il s’approcha de Ketty qui, malgré son assurance ordinaire, sentait chanceler son aplomb en présence de ce vieillard si tranquillement dominateur.

Elle se rappelait l’arrêt brusque et inexplicable d’Arabella ; il venait pour la seconde fois de berner Lossignol, et avait congédié sa mère avec une aisance qui l’impressionnait.

— On dirait que ce grotesque est chez lui et que nous, nous sommes ses inférieurs. Que veut-il donc ?

Notes

1  Marie-François Goron, Les mémoires de M. Goron. À travers le crime, t. 2, Paris, Flammarion, 1897-1898, p. 130-131.

2  Guillaume Apollinaire, Que faire ?, texte présenté par Noëmi Onimus-Blumenkranz et préfacé par Jean Mercenac, Paris, La Nouvelle Édition, 1950.

3  Guillaume Apollinaire, lettre à James Onimus (août 1902), cité par Noëmi Onimus-Blumenkranz, « Quand Apollinaire servait de “nègre” », dans Guillaume Apollinaire, Que faire ?, op. cit., p. 271-272.

4  Id.

5  Nous n’entrerons pas dans ce débat, si ce n’est pour résumer ici ce qui a déjà été dit à ce sujet, à titre informatif. Dans sa présentation de l’édition de 1950, Noëmi Onimus-Blumenkranz prétend pouvoir déterminer avec précision la partie du feuilleton qui a été écrite par Apollinaire. Selon elle, le rôle d’Apollinaire se serait limité, dans un premier temps, à donner des idées à Esnard, telle que celle d’introduire le personnage du docteur Cornélius. Par la suite, Apollinaire aurait pris le relais de l’écriture et se serait émancipé graduellement de l’intrigue amorcée par l’avocat, pour la transformer en « une longue nouvelle fantastique ». Quant à la collaboration d’Eugène Gaillet, il faudrait lui « attribuer tous les chapitres de la première partie de Que faire ? où ressort la verve journalistique » (Cf. Noëmi Onimus-Blumenkranz, « Quand Apollinaire servait de “nègre” », dans Guillaume Apollinaire, Que faire ?, op. cit., p. 275-276). Comme le note avec raison Pierre Caizergues, dans Apollinaire journaliste, ces hypothèses semblent en grande partie incertaines et hasardeuses. Il ne retient qu’un argument, celui qui permet de voir dans Que faire ? des germes de l’œuvre à venir d’Apollinaire. Ainsi, les passages relevant d’un « fantastique magique ou scientifique » tels que ceux concernant le docteur Cornélius pourraient effectivement être attribués à Apollinaire, admirateur de H. G. Wells et de Jules Verne. Goliath annoncerait le singe du « Matelot d’Amsterdam », et le docteur Cornélius, le Baron d’Ormesan du « Toucher à distance », tout comme le chapitre xxxvi – celui de l’incantation ésotérique – « constitue comme une première version ironique de “Simon Mage”, la septième nouvelle de L’Hérésiarque et Cie » (p. 51). En somme, selon Caizergues, s’il demeure impossible d’attribuer une part entière du roman à Apollinaire ou à l’un quelconque des deux autres auteurs, la contribution d’Apollinaire aurait pu débuter dès la livraison du 23 février, c’est-à-dire dès la première apparition du docteur Cornélius, dont le jeune auteur ne se serait pas limité à donner l’idée à Esnard, comme l’affirmait Noëmi Onimus-Blumenkranz ; il aurait contribué principalement aux chapitres où apparaît ce personnage. Cette hypothèse est appuyée par une précision qu’apporte Apollinaire, dans son journal, sur la nature du travail effectué pour Esnard : il aurait été « un peu [son] secrétaire » et aurait réalisé pour lui une interview avec un docteur Klippel, afin de l’interroger sur « sa théorie des crânes en relation avec les aliénés ». Ces informations ont probablement servi à élaborer le personnage du docteur Cornélius Hans Peter. Cf. Pierre Caizergues, Apollinaire journaliste, les débuts et la formation du journaliste, 1900-1909, textes retrouvés d’Apollinaire, t. 1, 1900-1906, Paris, Minard (Lettres modernes), 1981, p. 50-52.

6  Angelo de Gubernatis, Dictionnaire international des écrivains du jour, Florence, L. Niccolai, 1888-1891, t. 2, p. 1012.

7  Cf. Pierre Caizergues, Apollinaire journaliste, op. cit., p. 64-71.

8  Ibid., p. 58-63.

9  Voir par exemple Renaud Dulong, qui s’intéresse au processus par lequel les premiers témoignages autour d’un événement se sédimentent en un récit cohérent retenu par le mémoire collective : « Si l’on parvenait à remonter toute la chaîne des narrations d’un événement passé, on aboutirait à des documents – des extraits de gazette, les minutes d’un procès, des rapports de police, etc. – représentant la première mise en forme d’un murmure à jamais perdu de récits et commentaires autour de “ce qui s’est passé”. Les témoignages des contemporains – acteurs, victimes ou témoins – s’y recoupent au moins sur l’essentiel et donnent ainsi l’impression d’une convergence, sinon d’une coïncidence de perspectives. Ces premiers récits instaurent un fait en substituant définitivement au foisonnement des circonstances advenues un contenu significatif. Quand on parle d’un événement on prend appui sur une narration de ce genre, en général la version officielle accréditée. Mais un témoignage collectif n’est pas la somme de témoignages individuels, c’est le résultat d’un processus interactif. » (Renaud Dulong, Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1998, p. 64)

10  Cf. Sarah Mombert, « La fiction », dans Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au xixe siècle, Paris, Nouveau monde éditions, 2011, p. 820.

11  Le contexte de chacun de ces différents référents est éclairci en note au fil du texte.

12  Livraison du 27 mars.

13  Cf. Pierre Bouchardon, L’affaire Pranzini, Paris, Albin Michel, 1934, p. 62-76.

14  Livraison du 16 mars.

15  Livraison du 21 mai.

16  Jean Mercenac, « Avant-propos », dans Guillaume Apollinaire, Que faire ?, op. cit., p. xv-xvi.

17  Louis Forest, Le voleur d’enfants. Reportage sensationnel, édition établie et commentée par Pierre-Olivier Bouchard et Guillaume Pinson, dans Médias 19 [En ligne], mis à jour le 21/03/2012, URL : http://www.medias19.org/index.php?id=619.

18  Le voleur d’enfants, livraison du 25 août.

19  Marc Angenot, 1889. Un état du discours social, Longueuil, Le Préambule (L’Univers des discours), 1989, p. 321.

20  Ibid., p. 324-325.

21  Stanislas Prado y Ribo, dit comte Linska de Castillon, dit Haro de Mendozza, dit « l’assassin X… », fut condamné à mort le 14 novembre 1888, ayant été déclaré coupable du meurtre, commis plus de deux ans auparavant, de Camille-Marie Aguétant, une riche femme galante. Prado l’avait raccompagnée chez elle, rue Caumartin, le soir du 14 janvier 1886 et lui avait tranché la gorge avant de s’emparer de titres de rentes, de billets de banque et de bijoux. À cette époque, le crime ne fut que brièvement abordé dans les journaux, car le meurtre du préfet Jules Barrême était alors à la une. Le juge d’instruction chargé de l’affaire de la rue Caumartin signa une ordonnance de non-lieu en décembre 1886, après que plusieurs fausses pistes aient été suivies, et devant l’impossibilité d’identifier le mystérieux amant du 14 janvier, que Marie Aguétant surnommait le « petit gris » ou « le petit Américain ». C’est une seconde affaire qui mena à l’arrestation de Prado. Dans la nuit du 24 au 25 août 1887, un bijoutier de Royan fut victime d’un habile cambriolage. On soupçonna un visiteur étranger ayant séjourné dans l’hôtel au-dessus de la bijouterie, mais il fallut attendre décembre 1887 pour qu’une bande de receleurs liée à cette affaire soit arrêtée à Paris. Sur les indications de l’un d’eux, nommé Garcia, on arrêta également la jeune Marguerite-Marie-Mauricette Couronneau, dite Mauri, de Bordeaux, et Eugénie-Adolphine Forestier. Toutes deux possédaient des bijoux volés. Cependant, le cambrioleur était toujours inconnu. Or, vers la même époque, un homme élégant descendit dans un hôtel du cours la Reine et fut arrêté, après qu’il eut essayé de voler à Antoine Lorenzo, qui séjournait dans le même hôtel, une cassette contenant des bijoux. Soupçonné par un garçon d’hôtel, l’homme élégant prit la fuite et tira sur un agent de police avant d’être rattrapé et arrêté. Il affirma s’appeler Stanislas Prado y Ribo et être d’origine espagnole. Il fut accusé de vol et de tentative de meurtre. Environ au même moment, la bande de Garcia accusa un certain comte Louis-Frédéric de Linska de Castillon d’avoir effectué le cambriolage de Royan. Ce dernier se faisait également appeler de Mendozza et était l’amant de Mauricette Couronneau, avec qui il avait eu une fille. Il avait également pour maîtresse Eugénie Forestier avec qui il vivait depuis 1886 et à qui il avait donné des bijoux volés. L’identité Prado/Linska de Castillon fut établie et celui-ci confessa le vol de Royan. L’affaire de la rue Caumartin fut réouverte en avril 1888, sur les révélations d’Eugénie Forestier. Prado lui avait fait l’aveu de l’assassinat de Marie Aguétant et le récit détaillé du crime. On retrouva également un bijoutier et un prêteur sur gages de Madrid chez qui Prado avait engagé des bijoux volés rue Caumartin. En cour d’assises, Prado se montra grand causeur et joua habilement des incertitudes de l’instruction. Il plaida non coupable et tenta de semer le doute sur la sincérité d’Eugénie Forestier en l’accusant de jalousie et de vengeance. Par ailleurs, il donna de sa propre vie un récit romanesque et se présenta comme un aventurier espagnol, joueur et séducteur, aux connaissances étendues. Tout au long du procès, il laissa entendre qu’il était de haute naissance et refusa de révéler son identité véritable, ce qui lui valut le surnom « d’assassin X… ». Malgré sa gouaille et son éloquence, Prado fut condamné puis exécuté le 28 décembre sur la place de la Roquette, par le célèbre bourreau Deibler. À la demande de Prado, son corps ne fut pas livré à la Faculté de médecine.

22  Pranzini fut reconnu coupable d’avoir sauvagement assassiné Mme Régine de Montille, de son vrai nom Claudine-Marie Regnault, sa femme de chambre, Anne Gremeret, et l’enfant de celle-ci, Marie-Louise, dans leur appartement du 17, rue Montaigne, dans la nuit du 16 au 17 mars 1887. Toutes trois avaient eu la gorge sauvagement tranchée à l’aide d’un couteau de boucher. C’était l’œuvre d’un seul homme à la main vigoureuse, selon l’instruction, et le vol apparut comme le mobile du crime. Mme de Montille était une femme entretenue qui menait une existence déréglée depuis l’abandon récent de son amant de cœur. Sur la scène du crime, on retrouva une lettre signée « Gaston », des manchettes et une ceinture initialées « G.G. » qui lancèrent d’abord l’instruction sur la fausse piste d’un dénommé Gaston Geissler. Dès le départ, la presse s’empara de l’affaire : des récits fantaisistes parurent dans les journaux, et des reporters suivirent pas à pas, voire précédèrent, les recherches de M. Goron, sous-chef de la Sûreté, à une époque où l’instruction devait pourtant demeurer secrète. Alors que Gaston Geissler n’avait toujours pas été attrapé, M. Goron apprit par dépêche l’arrestation, à Marseille, du véritable coupable : Henri-Jacques-Ernest Pranzini, né en 1856 en Égypte, rastaquouère polyglotte au regard langoureux et à la musculature puissante. Il avait pris la fuite, aidé par sa maîtresse, Antoinette Sabatier, avec qui il demeurait à Paris, et après s’être adressé à Marseille, sous un faux nom, un paquet contenant les bijoux de Mme de Montille. Il fut dénoncé par deux filles d’une maison close marseillaise à qui il essaya de vendre à prix dérisoire certains de ces bijoux. Dans sa valise, on découvrit une liasse de lettres d’amour enflammées provenant de diverses femmes : une jeune, riche et naïve Américaine, Edith D., avec qui il comptait se marier à la suite du vol, une jeune veuve New-Yorkaise, Mrs Kate S. P., qui l’appelait son « chéri magnifique », et une femme du grand monde parisien, qui avait failli se faire prendre au même piège que Mme de Montille, et dont l’identité demeura le secret des magistrats chargés de l’affaire Pranzini. Antoinette Sabatier, arrêtée elle aussi, nia dans un premier temps toute l’affaire, puis avoua que Pranzini s’était absenté la nuit du meurtre, et qu’il lui avait raconté avoir été témoin de l’assassinat de Mme de Montille, caché chez elle dans une armoire. Or, Pranzini nia le récit de sa maîtresse, comme il affirma jusqu’à la fin du procès n’avoir « rien à voir dans cette affaire », se défendant à l’aide de mensonges inadmissibles. En cours d’assises, Pranzini apparut comme un homme peu intelligent, poseur, charmeur et exploiteur de femmes. La foule fut nombreuse, et en grande partie féminine lors du procès. Pranzini fut condamné à mort le 13 juillet, et exécuté le 1er septembre 1887 par Deibler, bien qu’un point obscur demeurat dans l’affaire : en effet, les premiers témoins – la cuisinière de Mme de Montille, et les concierges de la maisons – disaient avoir vu, quelques jours avant le crime, un « gringalet » à la barbe brune, un « petit homme brun », qui avait passé la nuit chez Mme de Montille. Or, cet homme ne pouvait être confondu avec Pranzini, qui était grand et blond. La légende du « petit homme brun » fut par ailleurs entretenue par le témoignage d’un cocher, Lefèvre, qui avait conduit Pranzini dans Paris, au surlendemain du crime, et à la veille de sa fuite à Marseille. Pranzini était alors accompagné d’un individu de plus petite taille que lui. La défense avança que cet homme mystérieux était l’assassin, alors que Pranzini n’était qu’un receleur. Néanmoins, la possibilité de l’existence d’un complice fut rejetée. Les journaux suivirent attentivement les débats, et au terme du procès la question du « cas de conscience » de Mme Sabatier retint l’attention de la presse : avait-elle bien agi en livrant son amant à la justice ? En outre, l’affaire se prolongea encore par un scandale post-mortem : des porte-cartes avaient été confectionnés, avec un morceau de la peau de Pranzini, et offerts à M. Taylor, chef de la Sûreté, et à M. Goron. La Lanterne cria au scandale, la question fut portée au conseil des ministres et suite à une ordonnance de non-lieu, les porte-cartes furent brûlés.

23  Cette formule est ambiguë : on comprend que « l’assassin X… » au procès duquel le narrateur vient d’assister n’est ni Pranzini, ni Prado, bien que ce dernier ait lui-même été surnommé « l’assassin X… ».

24   Bien que l’intrigue et les personnages de Que faire ? soient directement inspirés par les affaires Prado et Pranzini, les auteurs ont choisi de camoufler – à peine – les noms propres, en nommant par exemple le criminel du roman « Pranzino ». Toutefois, le nom « Pranzini » est utilisé dans la première livraison, exclusivement. Le crime attribué à « Pranzino », ainsi qu’on le verra plus loin, est en tous points semblable à l’assassinat de la rue Montaigne commis par Pranzini. De même, divers autres détails ont été empruntés à l’affaire Pranzini : ainsi, la correspondance entre Pranzino et une femme du grand monde, la duchesse de Montfort-Chalosse, est inspirée par les lettres d’amour retrouvées dans la valise de Pranzini lors de son arrestation.

25  De même, dans l’affaire Prado, les magistrats avaient reçu une pluie de lettres anonymes, et la condamnation avait été appuyée au dernier jour du procès par les révélations importantes de l’une d’entre elles.

26  Le dénouement de Que faire ?, comme on le verra dans l’épilogue, est calqué sur une anecdote semblable qui marqua la fin du procès de Pranzini : la presse s’étendit sur le « cas de conscience » d’Antoinette Sabatier, la maîtresse du criminel. Émile Bergerat, sous le pseudonyme de Caliban, demanda à ses lectrices du Figaro de se constituer en « cour d’amour », au lendemain de la condamnation, « pour délibérer et statuer sur le cas d’Antoinette Sabatier et décider de sa conduite. […] Le problème proposé est celui-ci : Devait-elle le livrer, ainsi qu’elle l’a fait, au bourreau ? Ou bien, l’honneur du sexe et les lois de l’Amour exigeaient-ils qu’elle le sauvât ? » Le journaliste suggère d’envoyer les réponses par lettre à Paul Bourget. Il publia lui-même des réponses apparemment inventées. Cf. Pierre Bouchardon, L’Affaire Pranzini, op.cit., p. 245-247.

27  Périphrase qui rappelle évidemment le « triple assassinat de la rue Montaigne », c’est-à-dire l’affaire Pranzini. Le récit du crime qui suit reprend divers éléments de l’affaire Pranzini : l’assassinat de trois femmes, le vol de bijoux, l’arrestation à Marseille d’un « Levantin ».

28  Le café Tortoni était un café à la mode, situé boulevard des Italiens, à l'angle de la rue Taitbout, et fondé en 1798. Dès le début du xixe siècle, il fut le lieu de rencontre des élégants et des célébrités parisiennes.

29  Alfred Stevens (1823-1906) était un peintre belge qui traita des sujets de genre et des scènes de mœurs. Il exposa à Bruxelles et à Paris, et a participé notamment à l'Exposition universelle de 1867, au Salon des Champs-Élysées et à celui des dissidents de 1890. Il publia, en 1886, Impressions sur la peinture.

30  Peintre né à Paris, Henri Gervex (1852-1929) débuta au Salon de 1874 et envoya par la suite aux Salon annuels des tableaux de genre historique ou mythologique, ou de sujets religieux, tout au long des décennies 1870 et 1880. Il a réalisé, en 1884, un portrait d'Alfred Stevens.

31  Journaliste, dramaturge, chroniqueur et romancier, Aurélien Scholl (1833-1902) contribua au Figaro entre 1857 et 1861. En 1863, il créa le Nain Jaune, petit journal à succès dans lequel il signait sous le pseudonyme de Balthazar. Il pratiqua le journalisme satirique dans la petite presse et sa carrière fut riche en polémiques et en duels. À partir de 1872, il collabora à L'Événement, puis fut brièvement rédacteur en chef du Voltaire et, en 1883, de L'Écho de Paris. Il a publié un grand nombre de ses articles en volume de son vivant.

32  Peut-être s’agit-il du comte Henryk Rzewuski (1791-1866), romancier polonais, auteur de romans historiques, journaliste et frère de Mme Hanska. Sa figuration dans le roman serait dans ce cas un anachronisme.

33  Jacques-François-Henry Fouquier était un journaliste français né à Marseille en 1838. Il contribua à de nombreux journaux parisiens à partir de 1861, dont Le Courrier du dimanche, L'Avenir national, La Presse, Le Siècle, Le Charivari, Le Nain jaune. En 1870, il revint à Marseille où il fonda La Vraie République. Par la suite, il écrivit entre autres dans L'Événement, sous les pseudonymes de Spectator et de Philinte, et fonda en 1873, avec Louis Andrieux, Le Petit Parisien, mais il abandonna ce journal pour entrer au Xixe Siècle. Il contribua aussi au Gil Blas, sous le pseudonyme de Colombine, et au Figaro. Il devint critique dramatique dans ce dernier quotidien après la mort d'Albert Wolff, en 1891. Par ailleurs, il se lança dans la politique à partir de 1885. Il publia en volumes des articles sur l'art et sur la littérature.

34  Autres détails empruntés à l’affaire Pranzini : rappelons que le criminel a été arrêté après avoir vendu à prix dérisoires, dans une maison close, des bijoux volés chez Mme de Montille, et a utilisé un couteau de boucher pour trancher la gorge de ses victimes.

35  L’intrigue du roman et les investigations de Danglars reposent sur le point obscur de l’affaire Pranzini, qui est transposé dans la fiction : en effet, la cuisinière et la concierge de la maison de la rue Montaigne avaient remarqué, entrant chez Mme de Montille, un « petit homme brun », dans les jours précédant le crime (et non le soir même). Un homme qui correspondait à cette description avait également été aperçu, deux jours après le crime, en compagnie de Pranzini, par un cocher qui les avait conduits dans Paris, et les avait laissés chez un marchand de vin où Pranzini avait payé un verre à son compagnon. La thèse du « petit homme brun » avait cependant été rejetée par l’instruction sur la base de témoignages de voisins qui avaient bien entendu les pas d’un seul homme le soir du crime, et sur le fait que les blessures semblaient avoir été infligées par la main d’un même homme. Les auteurs de Que faire ? ont exploité cette piste abandonnée comme point de départ à la fiction.

36  Ce personnage, dont on trouve la description au début de la livraison du 20 février, correspond au signalement du « petit homme brun » tel que donné par les premiers témoins dans l’affaire Pranzini : selon la cuisinière et la concierge, cet homme était un « gringalet, à barbe brune » (Bouchardon, L’Affaire Pranzini, op. cit., p. 204), alors que le personnage est ici décrit comme un homme « un peu maigre » à la « figure brune ». Par ailleurs, ce personnage cumule les caractéristiques du petit homme brun et celles du criminel Prado – dont il porte le nom, comme on le verra –, un rastaquouère élégant et hautain, vêtu, le soir du meurtre de Marie Aguétant, d’un pardessus de couleur noisette. Ainsi, dans l’intrigue de Que faire ?, les affaires Prado et Pranzini se trouvent savamment emmêlées.

37  La fin de la ligne est absente car l’exemplaire du Matin utilisé pour établir la présente édition a été endommagé à cet endroit.

38  Rappelons que Pranzini avait reçu des lettres d’amour de la part d’une femme du grand monde parisien, d’une jeune fille américaine, et d’une New-Yorkaise.

39  Les auteurs reprennent, en le modifiant légèrement, l’un des pseudonymes de Prado : le comte Linska de Castillon.

40  Le passage suivant est incomplet car l’exemplaire du Matin utilisé pour établir la présente édition a été endommagé à cet endroit. Les segments manquants sont indiqués par « […] ».

41  Ce journal est fictif, mais son nom peut faire penser au New York Herald, dont James Gordon Bennett junior fonda l’édition européenne à Paris, en 1887, soit vers la même époque que l’affaire Pranzini.

42  La « recherche de la vérité », le devoir du reporter, mais aussi l’ambition du journaliste qui poursuit la nouvelle sensationnelle, s’opposent ici aux procédures policières. De même, dans l’affaire Pranzini, la presse et la police s’étaient livrées à une véritable course aux indices, à une époque où l’instruction devait pourtant demeurer secrète. M. Goron, sous-chef de la Sûreté, finit par faire publier dans les journaux le signalement de l’homme recherché, devant l’impossibilité d’empêcher toute fuite d’information, alors que la presse, de son côté, publia maints récits fantaisistes et ne manqua pas de se moquer de M. Goron et de son supérieur, le chef de la Sûreté, M. Taylor. C’est d’ailleurs grâce à la presse que M. Goron apprit, en premier lieu, l’arrestation à Marseille de Pranzini, par un télégramme du correspondant marseillais du Journal des débats.

43  Nous n’avons pu identifier cet homme.

44  Peut-être est-ce une erreur pour désigner Karl Friedrich Burdach (1776-1847), ou encore son fils Ernest Burdach (1801-1876), tous deux physiologistes allemands nés à Leipzig. Ce dernier a travaillé notamment sur l’anatomie du système nerveux de l’homme.

45  Rudolph Wagner (1805-1864) était un physiologiste allemand. Il suivit les cours de Georges Cuvier à Paris, en 1836. Il se fit remarquer dans la querelle entre savants matérialistes et spiritualistes, se rangeant parmi ces derniers, en Allemagne. Vers la fin de sa vie, il se livra à des études d'anthropologie à partir de la collection de crânes de Blumenbach.

46  Chimiste italien né à Florence, Émile Bechi fut nommé en 1860 professeur de l'Institut technique de Florence. Ses Recherches sur l'air des Maremmes de la Toscane (1861) connurent une certaine renommée.

47  Nicolas Joly (1812-1885) était professeur à la Faculté des Sciences de Toulouse. Il s'associa à Félix-Archimède Pouchet afin de tenter de démontrer, par des séries d'expériences, la validité de la théorie de la génération spontanée, s'opposant ainsi à Louis Pasteur.

48  Félix-Archimède Pouchet (1800-1872) était un naturaliste français né et mort à Rouen. Il défendit jusqu'à sa mort une théorie de la génération spontanée, l'hétérogénie, et s'opposa aux idées de Louis Pasteur, créant une controverse entre 1859 et 1864. L'enjeu était de déterminer si la « production d'un être organisé nouveau, dénué de parents, et dont tous les éléments primordiaux ont été tirés de la matière ambiante » était possible, comme l'avançait la théorie de Pouchet. Pasteur, de son côté, soutenait que « les micro-organismes qui apparaissaient dans les ballons scellés provenaient de germes qui les avaient contaminés avant qu'ils ne fussent fermés ». Cf. Dominique Raynaud, « La correspondance de F.-A. Pouchet avec les membres de l'Académie des Sciences : une réévaluation du débat sur la génération spontanée », dans European Journal of Sociology, vol. 40, n° 2 (1999), [en ligne], url: http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/04/91/20/PDF/Pouchet-EJS.pdf.

49  Louis Pasteur (1822-1895) était un scientifique français, bien connu encore aujourd’hui. Pionnier de la microbiologie, il découvrit et étudia les bactéries et les virus. Il fit des recherches sur la fermentation et inventa la vaccination. Il fut l'adversaire de la théorie de la génération spontanée et, en outre, il créa le procédé de pasteurisation. À la fin des années 1880, suite à la découverte du vaccin contre la rage, il était au sommet de sa gloire. L'Institut Pasteur fut créé en 1895.

50  Le passage suivant est incomplet car l’exemplaire du Matin servant à établir la présente édition a été endommagé à cet endroit.

51  De manière semblable, la femme du grand monde séduite par Pranzini, dont on a retrouvé la correspondance, était « étouffée par son milieu, dévorée d’ennui, à la recherche d’impressions neuves, bizarres, [et] elle avait, un jour de spleen, rencontré dans un passage l’homme de proie » (Pierre Bouchardon, L’affaire Pranzini, op. cit., p. 165). Quant à elle, la victime, Mme de Montille, avait probablement succombé par chagrin d’amour à une existence déréglée qui lui avait permis de rencontrer Pranzini.

52  L’objet-journal est dans cette scène, comme à plusieurs autres endroits dans le roman, un élément susceptible d’introduire une révélation ou un bouleversement dans l’intrigue, un vecteur d’information, voire de tension narratives.

53  Cette plaisanterie est peut-être un clin d’œil à une anecdote de l’affaire de la rue Caumartin : lors du procès, Prado avait accusé Eugénie Forestier de s’être fait entretenir par un Turc, injure que celle-ci qualifia d’« abominable mensonge », à l’hilarité de l’auditoire. Cf Albert Bataille, « Prado », dans Causes criminelles et mondaines de 1888, Paris, E. Dentu, 1889, p. 345.

54  Prado, dont on n’a jamais connu l’identité et la vie véritables, disait avoir servi, « avec un haut grade, dans l’armée carliste » (Pierre Bouchardon, L’assassin X. Affaire Prado, Paris, Albin Michel, 1935, p. 88).

55  Marian Langiewicz – et non Langiewikcz – (1827-1887) était un général et patriote polonais. Il fut chef militaire lors de l'insurrection polonaise de 1863 contre les Russes.

56  Prado prétendait être d’origine noble et il insinua même, en cour d’assises, être le « fils naturel de Napoléon III, et peut-être mieux encore » (Pierre Bouchardon, L’assassin X, op. cit., p. 266).

57  Probablement une allusion au Journal officiel de la République française qui devint l’organe officiel de l’État, en place du Moniteur universel, au début de la Troisième République. Les décrets, les lois, les déclarations officielles, etc., y étaient publiés.

58  Tout au long du roman-feuilleton se trouve développée cette opposition entre un Prado fourbe et rusé, d’une part, et un Pranzino imbécile et maladroit, d’autre part, opposition de caractère qui renvoie, du côté du fait divers, aux personnalités très différentes que Prado et Pranzini mirent de l’avant lors de leur procès respectif : alors que Pranzini se contenta de nier jusqu’au bout sa responsabilité dans l’affaire, jusqu’à l’invraisemblance, Prado se montra fin et volubile avocat. Par ailleurs, Pranzini se fit attraper bêtement en tentant de se débarrasser sans précaution des bijoux volés, alors que Prado ne fut arrêté que près de deux ans après le meurtre de Marie Aguétant, à la suite du vol de Royan.

59  Romancier français très prolifique, Pierre-Alexis, vicomte de Ponson du Terrail (1829-1871) publia, à partir des années 1850, des romans-feuilletons dans La Mode, L'Opinion publique, La Patrie, Le Petit Journal, Le Moniteur du soir, entre autres, et parfois dans plusieurs journaux simultanément. En 1859, il créa le personnage de Rocambole, héros des Exploits de Rocambole ou les drames de Paris. Le nom de ce dernier est à l'origine de l'adjectif « rocambolesque », en raison des péripéties invraisemblables qui caractérisent ses aventures. L’œuvre de Ponson du Terrail connut un très grand succès à son époque. Que le marquis d’Alamanjo compare ici ses propres aventures à un « chapitre de roman de Ponson du Terrail » n’est pas sans faire écho, une fois de plus, à l’affaire Pranzini, et illustre en outre comment l’imaginaire feuilletonesque et l’imaginaire du fait divers étaient susceptibles de s’emmêler encore à l’époque de Que faire ? : « À divers stades de l’enquête judiciaire et du procès [de Pranzini], nombre de journalistes, à travers un fait extraordinaire, tentent de jeter des ponts avec telle ou telle œuvre romanesque, mêlant ainsi culture feuilletonesque et culture judiciaire pour les fondre dans un vaste creuset qui voit l’affirmation de la culture de masse, à une époque où la lecture se généralise » (Frédéric Chauvaud, « Le triple assassinat de la rue Montaigne : le sacre du fait divers », dans Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, n° 116-1 (2009), p. 28).

60  Catulle Mendès (1841-1909) était un homme de lettres français, auteur de poésie, de roman et de théâtre, ainsi que journaliste. Il fonda à Paris la Revue fantaisiste, en 1860. Il épousa, en 1866, Judith Gautier, fille de Théophile Gautier. Il appartenait au groupe du Parnasse contemporain. Mendès a co-fondé avec Henry Roujon la République des Lettres et fut critique dramatique et musical au Journal. Il réunit ses articles en volume (voir par exemple L'Art au théâtre, paru en 1893).

61  Pierre Petit (1831-1909) était un photographe français. Il intenta un procès, perdu en 1862, contre son ex-associé, Trinquart, car ce dernier avait installé un studio photographique trop près du sien, après qu'ils se fussent dissociés : « Pierre Petit opère seul ! – il le prouve en faisant un procès à Trinquart. Il y a trois ans, Pierre Petit et Trinquart se sont associés pour la fondation d'un atelier photographique. Le premier apportait son talent, le second ses capitaux. Le résultat a été des plus brillants, et dès la seconde année, l'association réalisait un bénéfice de plus de 80,000 francs. Et cependant Pierre Petit n'était pas heureux. Si l'industriel chez lui était satisfait, il n'en était pas de même de l'artiste. Il avait beau opérer seul, signer seul ses portraits, le nom de son associé, quoi qu'il fît, n'en restait pas moins rivé au sien […]. Ce fut un beau jour pour lui que celui où il put se dédoubler, reprendre son individualité, et écrire sur tous ses tableaux: “Pierre Petit opère seul !” Il lui en coûta quelque chose comme quatre-vingt mille francs ; mais, devant le résultat, il ne les regretta pas. » (Article signé Petit-Jean, dans Le Monde illustré, 22 mars 1862, p. 187). L'expression « opérer seul comme Pierre Petit » semble être née de cet incident.

62  Le roman pose ainsi l’hypothèse que Prado serait le véritable coupable du crime de la rue de Miromesnil/Montaigne, à la place de Pranzino/Pranzini.

63  Le personnage du marchand de vin est déjà apparu dans la livraison du 20 février. Son nom était alors orthographié Tidoux et non Tridoux. Ce sera Tridoux jusqu’à la fin du roman.

64  Ketty est toujours en compagnie de sa mère, trait qui fait penser aux lettres de la jeune américaine. Celle-ci y parlait à Pranzini de sa « chère petite mère qui a été si indulgente et qui [l’]a laissé faire tout ce qu’[elle] voulai[t] » (Pierre Bouchardon, L’Affaire Pranzini, op. cit., p. 148.) Mais le personnage de Ketty est par ailleurs bien éloigné de la naïveté de la jeune américaine.

65  Franz Joseph Gall (1758-1828), médecin allemand, est considéré comme le fondateur de la phrénologie. Cette science, très répandue au xixe siècle, visait à étudier les relations entre les facultés, les instincts, le caractère des individus et la conformation de leur crâne. Les théories du docteur Hans Peter de Prague s'inspirent visiblement de la phrénologie. Ce dernier établit ici un lien entre la forme du crâne du marquis d’Alamanjo et son potentiel criminel. Cela dit, le docteur va encore plus loin, puisqu’il prétend avoir trouvé le moyen, par la science, de réformer les mauvais instincts.

66  Né à Zurich, Johann Kaspar (ou Gaspard) Lavater (1741-1801) était à la fois théologien et écrivain. Il est l'auteur de L'Art de connaître les hommes par la physionomie (1775-1778). Tout comme la phrénologie, la physiognomonie, qui étudie le caractère des individus à partir des traits de leur visage, connut elle aussi un immense succès au xixe siècle, et les travaux de Lavater – comme ceux de Gall – furent bien connus en France.

67  Le 25 mai 1887, un incendie se déclara au théâtre de l’Opéra-Comique. Toute cette scène du roman est sans aucun doute inspirée par les récits de l’événement donnés par la presse. Notons qu’elle est en grande partie écrite au présent, ce qui la fait ressortir au sein de l’ensemble, en produisant un effet d’action, de simultanéité par laquelle on suit, de minute en minute, la progression de l’incendie ; le procédé, par ailleurs, contribue à rapprocher ce segment des récits des reporters qui utilisent fréquemment cette technique d’écriture où le présent narratif et le présent de l’action semblent se superposer. Une comparaison avec les récits de presse serait sans doute intéressante. Par ailleurs, l’insertion de cet événement tragique dans le roman contribue à arrimer l’intrigue de Que faire ? à un cadre référentiel précis et cohérent : l’incendie de l’Opéra-Comique s’est produit en mai 1887, à l’époque où l’instruction de Pranzini suivait son cours.

68  De même peut-on lire, dans L’Année scientifique et industrielle : « C’est alors que le feu s'est déclaré dans les frises, derrière le rideau rouge. Une herse enflammée se détacha du cintre, et vint s'abattre sur la scène. » La suite du récit que donne le périodique s’apparente nettement à l’action de Que faire ? : « MM. Mouliérat, Taskin et Bernard, qui se trouvaient en scène, conservèrent leur sang-froid. Ils annoncèrent au public qu'il n'y avait pas de danger immédiat. […] La sortie s'effectuait assez régulièrement. Malheureusement, un pan de décor enflammé vint à tomber sur la scène. Alors un sauve-qui-peut effrayant fut le signal d'un désordre et d'un encombrement effroyables, où chacun tâchait de passer sur ceux qui le précédaient. Les portes, obstruées par la foule, ne purent s'ouvrir, et le feu se propagea d'une manière terrifiante, embrasant toute la scène, gagnant le plafond en toile de la scène et les galeries de la salle, remplies de spectateurs. Ce fut alors que la bousculade devint une espèce de massacre. Des femmes étaient foulées aux pieds, ou tombaient évanouies. La plupart des fuyards étaient saisis par l'asphyxie provenant de la fumée et de l'oxyde de carbone » (Louis Figuier, L’Année scientifique et industrielle, vol. 31 (1887), Paris, Hachette, 1888, p. 218-219). Le rapport officiel évalua à quatre-vingt-sept le nombre de victimes.

69  Cécile Simonnet (1885-date inconnue) était une jeune cantatrice française, qui débuta à l'Opéra-Comique en 1885.

70  Cécile Merguillier (1861-1938) était elle aussi une jeune cantatrice française. Elle débuta en 1881 à l'Opéra-Comique, où elle triompha dès son premier rôle. Elle y resta jusqu'en 1888.

71  Jean-Baptiste Mouliérat (1853-1932) débuta comme chanteur à l'Opéra-Comique, en 1879, dans Lalla-Roukh. Le ténor y fit toute sa carrière.

72  Émile-Alexandre Taskin (1853-1897), chanteur français, amorça sa carrière au théâtre d'Amiens, avant de passer au théâtre de Genève, puis au grand théâtre de Lille et enfin à Paris, où il débuta dans le rôle de Dominique dans Paul et Virginie, au Théâtre-Lyrique. Il chanta ensuite à la salle Ventadour, et enfin à l'Opéra-Comique à partir de 1870. Cécile Simonnet, Cécile Merguillier, Jean-Baptiste Mouliérat et Émile-Alexandre Taskin jouaient tous les quatre dans Mignon, le soir de l’incendie du théâtre.

73  M. Bernard était le régisseur de la scène lors de la représentation de Mignon.

74  Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822) était un écrivain romantique, compositeur, dessinateur et juriste allemand. Il est principalement connu pour ses contes fantastiques, qui ont été adaptés par Jacques Offenbach dans l’opéra Les Contes d'Hoffmann, créé à l’Opéra-Comique en 1881. Son œuvre fut introduite en France à la fin des années 1820.

75  Bertrand Guillaume Carcel (1750-1812) était un horloger français. Il inventa les lampes à l'huile mécaniques.

76  Paul Jablochkoff (1847-1894) était un électrotechnicien russe. Il créa la bougie Jablochkoff, une lampe à arc qui fut utilisée pendant quelques années pour éclairer les boulevards et les places publiques parisiennes avant d'être supplantée.

77  Dans la première livraison, du 19 février, ce nom de famille est orthographié Courthenay, de même que dans celle du 27 février, où le personnage de Blanche de Courthenay apparaît pour la première fois.

78  Nous n’avons pu identifier précisément le docteur Vernet, mais selon le Bulletin des beaux-arts, un Vernet était bien membre titulaire du service médical de l'Opéra-Comique en 1877 (Bulletin des beaux-arts, vol. 1 (octobre 1877),  p. 8).

79  L’idée d’une lettre trafiquée lançant les recherches sur une fausse piste rappelle non pas l’affaire Prado, mais l’affaire Pranzini : le criminel avait laissé une lettre signée Gaston, dans l’appartement de Régine de Montille, afin de lancer la police sur la piste d’un Gaston Geissler. Selon l’expert calligraphe convoqué au procès de Pranzini, ce dernier « était un maître-faussaire, […] un calligraphe d’une habileté exceptionnelle » (Pierre Bouchardon, L’Affaire Pranzini, op. cit., p.  224-225). René Danglars sera ici un peu le « Gaston Geissler » du roman.

80  L’une des correspondances retrouvées dans la valise d’Henri Pranzini, lors de son arrestation, mettait en cause une femme du grand monde parisien, dont le nom était très connu. Celle-ci n’était pas devenue la maîtresse de Pranzini, mais avait correspondu quelque temps avec lui, après qu’il l’eut abordée dans la rue. Elle écrivait encore à Pranzini, après le crime qu’elle ignorait, afin d’exiger que le séducteur lui rendît sa correspondance. Elle reçut en guise de réponse une convocation de M. Guillot, le juge d’instruction : « Il se passa alors, dans le cabinet du juge, une scène tragique. Mme X… se vit perdue. Le lendemain, son mari devait rentrer d’un long voyage, et le premier journal, qu’il déplierait en débarquant, lui apprendrait tout. Impossible pour elle d’affronter une telle honte. Elle tira de son sac un petit revolver et le dirigeait vers sa poitrine, quand on le lui arracha des mains. M. Guillot était un galant homme et un homme de cœur. Il eut pitié. À situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle. Il fit copier les lettres, en les expurgeant de toute adresse et de tout nom propre. Puis, il se contenta de verser ces pièces à la procédure. Les originaux, il les rendit à la désespérée, et tous les magistrats qui surent gardèrent le silence » (Pierre Bouchardon, L’affaire Pranzini, op. cit., p. 174).

81  Jean-Sully Mounet, dit Mounet-Sully (1841-1916) était un célèbre acteur français, jouant essentiellement des drames et des tragédies. Il fit des débuts modestes en 1868 à l'Odéon, puis fut remarqué en 1872, dans le rôle d'Oreste, au Théâtre-Français. Il était réputé pour la puissance et l'intensité de son jeu, pour sa voix éclatante et ses gestes fougueux.

82  L'une des légendes invérifiables, – mais la plus vraisemblable d’entre elles, selon Pierre Bouchardon –, qui courut sur le secret de la naissance de Prado voulait que son père ait été un magistrat nommé Prado, un ancien président de la République du Pérou. Selon l’homme qui avança cette explication, le docteur Ramon, Prado-fils s'était impliqué dans une insurrection à Cuba (Cf. Pierre Bouchardon, L'assassin X., op. cit., p. 310-315).

83  Ce personnage est apparu pour la première fois dans la livraison du 28 février, où son nom était orthographié sans le « t » final. Pour la suite du feuilleton, ce sera, comme ici, « Verminot ».

84  Le vicomte de Lossignol est déjà apparu dans les livraisons du 20 et du 24 février, en compagnie de son inséparable ami, Oscar Laurendeau. Le nom de « Durandeau » n’apparaît que dans la présente livraison ; il s’agit probablement d’une erreur pour désigner le personnage ailleurs nommé « Laurendeau ». Toutefois, cela demeure ambigu, car au chapitre qui suit, « La liquidation », on voit apparaître consécutivement, à quelques lignes de distance, Laurendeau, puis Durandeau.

85  Louis-Charles Caffarel (1829-1907) fut nommé sous-chef de l'État-major des armées en 1887, par le général Boulanger. Sa longue carrière militaire prit fin peu après, lorsqu'il fut impliqué dans le scandale des décorations en octobre 1887. Il s'agit d'une affaire de trafic de décorations, impliquant Daniel Wilson, gendre du président de la République, Jules Grévy. Ce dernier dut démissionner. Parmi les complices se trouvaient deux gérantes de maison close, les dames Limouzin et Ratazzi.

86  Militaire français, Gaston-Hardouin-Joseph, comte d'Andlau (1824-1892) fut officier d'état-major, ainsi que sénateur à partir de 1876. Il fut promu général de brigade en 1879. Il prit sa retraite en 1886, peu avant d’être impliqué, comme le général Caffarel, dans le scandale des décorations de 1887.

87  « Un Gobelin » : une tapisserie issue de la manufacture des Gobelins, à Paris.

88  « Un Feltin » renvoie sans doute à une tapisserie de Felletin, commune française renommée pour sa production dans ce domaine.

89  Le colonel Maxime Lisbonne (1839-1905) prit une part active dans la Commune de Paris. Il fut condamné aux travaux forcés en Nouvelle Calédonie et rentra à Paris, huit ans plus tard, après l'amnistie de 1880. Il fit alors carrière dans le monde des cabarets et, parallèlement, dans celui du journalisme. Il lança, en 1884, le journal L'Ami du Peuple, dont il était rédacteur en chef, puis La Gazette du bagne et Le Citoyen de Montmartre. Il se présenta aux élections législatives du 22 septembre 1889. L’incident évoqué ici est peut-être le suivant, qui s’est produit à la fin du mois de mars 1888 : « On raconte aujourd'hui une nouvelle “fumisterie” du citoyen Lisbonne, l'ancien membre de la Commune, qui avait déjà été promener un habit noir d'emprunt à l'une des dernières réceptions de M. le président de la République. Il paraît que ledit citoyen, qui est passé momentanément en Angleterre, a cru devoir envoyer, à l'occasion de son séjour, sa carte de visite à la reine d'Angleterre et au prince de Galles, en faisant suivre son nom de cette annotation manuscrite : “ex-forçat de la Commune”. Cette mauvaise plaisanterie a valu à M. Lisbonne la visite de deux agents de police envoyés pour s'assurer de ses intentions. » À la suite de la visite, Maxime Lisbonne envoya au prince anglais une lettre afin de lui expliquer qu'il désirait simplement déjeuner en sa compagnie, vêtu du même « habit pétrolisé » qu'il avait porté chez le président de la République. Cf. G. D'Heylli, La Gazette anecdotique, littéraire, artistique et bibliographique, vol. 13, t. 1, Paris, Librairie des bibliophiles, 1888, p. 197-198 (5 avril).

90  Allusion à Jules Grévy (1807-1891), président de la République de 1879 à la fin de l'année 1887, alors qu'il démissionna suite au scandale des décorations.

91  L'huissier Gouffé devint tristement célèbre en 1890, lorsqu'il fut assassiné par une prostituée, Gabrielle Bompart, et son complice, Michel Eyraud. Ceux-ci lui avaient tendu un guet-apens savamment préparé, afin de le voler. Gouffé était un homme prospère, veuf, père de deux filles. Il menait une vie en apparence tranquille, mais avait en réalité plusieurs maîtresses et fréquentait, en cachette, les boulevards le vendredi soir. C'est là qu'il fit la rencontre de ses futurs assassins.

92  Le passage suivant est incomplet, car l’exemplaire du Matin servant à établir la présente édition a été endommagé à cet endroit.

93  La prison Mazas était située en face de la gare de Lyon et reçut, entre 1850 et 1898, des prisonniers de droit commun.

94  Les Quarante-cinq, roman historique d’Alexandre Dumas et d’Auguste Maquet. Pranzini, en prison, lisait « de l’Eugène Sue et de l’Alexandre Dumas ». Cf. Pierre Bouchardon, L’affaire Pranzini, op. cit., p. 266.

95  Le paroli est un système utilisé dans les jeux de hasard qui, à l’inverse de la martingale, consiste pour le joueur à doubler sa mise à chaque gain. Contrairement à ce que la phrase de Mistress Simpson laisse supposer, « paroli » ne correspond pas à un nom propre, mais provient de l'italien.

96  C’est le juge d’instruction Adolphe Guillot qui fut chargé de l’affaire Pranzini comme de l’affaire Prado. On sait que lors de l’affaire Pranzini, la dame du grand monde dont on avait retrouvé les lettres supplia le juge, dans son cabinet, de ne pas révéler son identité et failli se suicider sur les lieux. Dans la seconde affaire, le cabinet de M. Guillot fut également le théâtre de péripéties qui animèrent le procès : en effet, Prado laissa entendre que Guillot y avait permis des rencontres fréquentes et privées entre lui-même et l’une de ses maîtresses, Mauricette Couronneau. Prado avait profité de ces rencontres pour fomenter un plan d’évasion qui n’avait pas fonctionné, Mauricette l’ayant révélé à son propre avocat.

97  Le passage suivant est incomplet car l’exemplaire du Matin ayant servi à l’établissement de cette édition est endommagé à cet endroit.

98  Allusion à des crimes antérieurs et analogues que la rumeur attribua un temps à Pranzini : « on se rappelle dans les quartiers populaires que d'autres femmes qui facturaient très cher leurs charmes […] avaient trouvé la mort depuis 1885 : une première, cité Trévisse, une deuxième rue Condorcet, une troisième rue Bergère, une quatrième rue Caumartin » (Frédéric Chauvaud, « Le triple assassinat de la rue Montaigne : le sacre du fait divers », art. cit., p. 18).

99  L'assassinat de Jules Barrême, préfet de l'Eure, eut lieu peu avant celui de Marie Aguétant, en janvier 1886. Son cadavre avait été jeté sur la voie depuis un train reliant Paris et Cherbourg et avait été découvert par un mécanicien. Des témoins affirmèrent avoir aperçu un homme qui avait suivi et abordé le préfet sur le quai puis dans le train. Toutefois, l'enquête n'aboutit pas et fut abandonnée. On ne retrouva pas le coupable.

100  Anatole Deibler (1863-1939) fut un célèbre bourreau français. Il succéda à son père, Louis Deibler, et exécuta près de quatre cents condamnés à mort entre 1885 et 1939. C'est lui qui exécuta Pranzini et Prado.

101  Le restaurant Durand était un établissement situé place de la Madeleine, à l'angle du boulevard de la Madeleine et de la rue Royale. Des « banquets politiques » s'y tenaient. Cf. Paris, sa vie et ses plaisirs, Paris, Bibliothèque Chacornac, 1889, p. 50.

Pour citer ce document

Guillaume Apollinaire, Henry Desnar et Eugène Gaillet, « Que faire ? (1e partie)», Commenté par Mélodie Simard-Houde Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/textes-du-19e-siecle/editions/que-faire/que-faire-1e-partie