Que faire ?

Que faire ? (2e partie)

Table des matières

MÉLODIE SIMARD-HOUDE

XXII

MORT DE CLARENDON

En sortant de l’hôtel de Glascow, le marquis regarda attentivement dans les glaces de la prochaine devanture s’il n’avait aucune tache de sang ; puis il sauta dans le premier fiacre venu et se fit conduire rue de Châteaudun.

Une pensée l’obsédait sans qu’il pût pourtant la préciser nettement.

Il plaignait Emma, oh ! vaguement, très vaguement, car, après tout, si son sort était triste, tant pis pour elle !

Que diable ! quand on est fille de maîtresse d’assassin, on n’est pas si délicate, ni si prude que ça. Si l’on tient tant au qu’en-dira-t-on, si l’on a tant peur de voir apparaître en public des lettres imprudentes, eh bien ! on fait ce qu’il faut pour les obtenir.

À cette phrase ainsi formulée dans son esprit, il sourit d’une façon sarcastique.

— Les lettres sont brûlées, mais j’en ai assez joué, des lettres. Il ne me servirait à rien de les avoir encore ; elle ne pourrait se tuer encore une fois, puisqu’elle est morte.

Sur ce mot, la formule qui cherchait à se faire jour flamboya.

— Morte ! Heu ! Pourquoi donc ne l’ai-je pas tuée ? Morte ! morte ! sais-je si elle est morte ? Si un autre avait agi avec cette légèreté, cette imprudence bête, je n’aurais pas assez de sarcasmes contre lui ! Je devais lui planter un poignard dans le cœur à tout hasard ; mais non, comme c’est une jolie fille et qu’elle est brave, je m’en vais sans regarder, sans vérifier, parce qu’il coule du sang, du sang ! Peuh ! et si elle s’est manquée ! alors toute la vie, je serai à la merci de cette femme qui pourra me faire arrêter, c’est-à-dire raccourcir ! Allons ! moi aussi je suis un imbécile ! Pourquoi ne l’ai-je pas tuée moi-même ? Moi j’ai l’habitude, je ne l’aurais pas manquée, et je serais plus tranquille. Me voilà forcé de faire mourir ce pauvre Clarendon qui n’en peut mais ! Et qui sait alors si le marquis d’Alamanjo lui-même n’en subira pas quelque fâcheux contre coup ? C’est vraiment la guigne que ce soit justement ce pauvre lord qui soit forcé de disparaître ! Du coup, ses deux appartements sont désormais fermés ! Impossible d’aller coucher, dîner à l’hôtel Glascow, ce qui était si commode pour les affaires de cœur, pour nouer des relations. Impossible aussi de se servir désormais du second domicile de la rue Saint-Georges pour cacher quelqu’un, entrer ou sortir de chez moi, en un cas pressant, ce qui était une ressource précieuse. J’ai tout désorganisé, sottement. J’ai fait rectifier le testament, pourquoi ne pas avoir laissé nommer plutôt Alamanjo, Linski de Castillon, Prado, que sais-je ? l’un quelconque de mes autres pseudonymes, au lieu de Clarendon, le seul sous lequel je sois resté irréprochable !

Rue de Châteaudun, il descendit et disparut sous l’énorme porte cochère du n° 33 ter. Là était son domicile. Il habitait un entresol dans un de ces immenses immeubles dont les cours forment passage et se prolongent jusqu’à la rue de la Victoire. La deuxième façade portait le n° 40. Pour éviter le détour par les rues Saint-Georges ou Taitbout, les gens du quartier passent sans cesse par ce chemin.

Il avait précisément choisi cette maison en raison des deux entrées et du nombre énorme des locataires dont il est impossible de surveiller les allées et venues, confondues fatalement avec celles des voisins.

Quant à l’appartement qu’il habitait, il n’avait pas été arrêté au hasard non plus, il présentait cette particularité d’être desservi par trois escaliers.

À l’insu de tous, il avait encore un avantage inappréciable ; grâce à une baie patiemment creusée par le marquis lui-même dans le mur mitoyen, il ouvrait sur la maison voisine et communiquait de plain-pied avec l’appartement de Clarendon.

Aussi jamais aucun des deux concierges n’eût pu affirmer positivement si le locataire de l’entresol était ou non chez lui, sauf le cas où il se promenait dans la salle à manger, qui était juste au-dessus de la loge de la rue de Châteaudun.

(À suivre.)

[8 avril 1900]

XXII

MORT DE CLARENDON

(suite.)

En le voyant passer, le concierge de cette porte, auquel il n’avait pas payé le terme, l’arrêta, profitant de l’occasion :

— Ah ! monsieur le marquis est ici.

— Comme vous voyez, mon cher ami, je n’y suis pas aussi souvent que je voudrais, j’ai tant d’affaires, et si loin. Je reviens de Londres, j’étais chez mon ami Clarendon et j’ai été forcé de revenir ici.

— Les propriétés de monsieur le marquis sont en Colombie !

— Hélas ! oui, mon ami, à Cuba, au Brésil et autres lieux transatlantiques.

Pendant que le concierge s’embrouillait à chercher, sans la trouver, une transition habile pour pousser sa réclamation, l’aventurier tâtait dans sa poche l’argent que venait de lui remettre Joë et s’affermissait dans la détermination bien arrêtée de ne pas le donner.

— Quand monsieur le marquis sera disposé, je lui remettrai sa quittance, parce que le gérant... moi j’attendrais, je sais que monsieur le marquis est riche, généreux, mais...

Le marquis soupira :

— Oui, je suis riche, mais souvent gêné. Ainsi je crois qu’on a razzié à Pedro Garcia, mon intendant, un troupeau de 2,000 têtes qu’il conduisait au boucan de Lopez y Domingo.

— Oui, oui, monsieur le marquis me l’a dit, et moi je l’ai redit à l’homme d’affaires, mais je pensais que depuis...

— Moi aussi, mais l’or de ma mine ne peut arriver, j’en ai 15,000 onces que l’on m’envoie, mais les vapeurs ne peuvent descendre à Barrenquilla, la Madeleine est à sec. Oh ! dans peu de jours, bientôt, les pluies vont arriver ! Le fleuve redeviendra navigable. Envoyer des sommes pareilles, sur des pirogues. Les naturels traversent les rapides. C’est fort dangereux !

M. Bourgeois n’a pas idée de ce que signifient ces mots : rapides, razzia, pirogues, boucan, onces, Madeleine, ni de Lopez, néanmoins il répond d’un air entendu et rassuré :

— Oh ! c’est évident, avec cette saison et la sécheresse... J’en fais mon affaire vis-à-vis du gérant, je lui parlerai, il attendra... Quand on est riche, tout s’arrange, on paye toujours et je sais que monsieur le marquis est généreux.

La veille il a fait impitoyablement expulser une vieille femme qui redevait quelques francs sur le dernier terme de loyer, sans même qu’elle eût pu parler au gérant.

Dès que le marquis fut entré, il alla visiter sa terrasse, car par une bizarrerie de l’architecte l’entresol était orné d’une imposante terrasse à pilastres donnant sur la rue de Châteaudun et il n’était tranquille qu’après s’être assuré que personne ne s’était introduit dans son home en son absence.

Ensuite, il enleva sa redingote et son gilet et se dirigea vers son cabinet de toilette. Là, il ouvrit un énorme placard servant de garde-robe et garni de vêtements entassés à profusion. En les écartant avec soin, il découvrit le fond de l’armoire et dans ce fond apparut une serrure. Le marquis en tourna la clef.

Le panneau glissa silencieusement sur ses gonds. Alors, écartant doucement une lourde tapisserie flamande, Alamanjo pénétra dans un salon élégant, décoré avec des tableaux, des statuettes, des armes ; sur les étagères des livres rares, enfin des bibelots dans une vitrine Louis XV en bois de rose.

Une voix aiguë poussa un cri d’effroi :

— Ah ! mon Dieu ! un voleur. Au secours ! Joë ! Joë !

Une femme décoiffée s’échappa, effarée.

À cet appel, apparut Joë, celui qui, quelques heures plus tôt, avait soustrait à Emma les deux mille francs. En reconnaissant le marquis, il demeura ébahi :

— Ah ! ah ! ah ! diable d’homme ! Comment es-tu donc entré ? Tu as donc une des clefs de Clarendon ?

— Fais taire cette fille ! commanda le marquis d’un ton bref, sans répondre à ces questions.

Joë alla rassurer sa maîtresse et revint, mécontent.

— Pourquoi viens-tu juste au moment psychologique ? Hélène et moi nous avions fini de dîner et nous allions...

— Je t’avais défendu d’amener des femmes.

— Tu m’avais défendu, c’est possible ! mais comme après tout tu m’as congédié, et qu’ici ce n’est pas chez toi, je ne vois pas, parce que tu m’as fait donner l’hospitalité par Clarendon, que tu aies le droit de te mêler de ce que je fais chez lui, où d’après le concierge, lui, Clarendon, reçoit fort bien des femmes. Il faudrait tâcher de vous entendre tous les deux.

À cette pensée que Clarendon ne s’entendait pas avec lui, le marquis ne put complètement réprimer un sourire de pitié et de mépris ; néanmoins, il reprit d’un ton bref :

— Tu n’avais pas à causer avec le concierge. C’est une nouvelle ineptie de ta part. Écoute bien : une femme vient d’être trouvée frappée d’un coup de stylet dans une chambre d’hôtel où elle était avec Clarendon.

— Clarendon ! Mais puisque nous étions chez lui ensemble à l’hôtel !

— Cela prouve qu’il y est venu après, probablement.

— Ah ! ah ! fit Joë ne comprenant que difficilement. Mais...

— Dans une heure la police sera ici pour le rechercher ; donc, sur mon conseil, Clarendon ne rentrera pas de longtemps chez lui, l’endroit n’est pas sûr et tu feras bien de l’imiter sur l’heure.

— Eh bien ! et toi ? Tu vas rester ?

— Imbécile ! Pas plus que toi et lui ! Crois-moi, pars. Je ne suis d’ailleurs pas responsable de ce que fait Clarendon, parce qu’il est mon ami et me reçoit chez lui.

— Oui, oui, s’écria Dhupondt, mais cette femme, je l’avais invitée, que pensera-t-elle ? Il faut pourtant... que dire ?

— Je m’en charge, va-t’en. Si tu attends de lui avoir donné des explications, tu en as pour une heure.

En deux minutes Dhupondt avait déguerpi.

La jeune femme, entendant la porte se fermer, se crut délivrée de l’importun visiteur ; elle appela de nouveau :

— Joë ! Joë !

Elle ne fut pas très rassurée en voyant le marquis s’avancer seul ; cependant elle se remit un peu en l’écoutant parler.

— Mon ami est parti, madame ; je lui ai malheureusement apporté une mauvaise nouvelle, une dépêche... quelqu’un de sa famille vient de mourir subitement, il vous prie de l’excuser.

La dame fut fort désappointée :

— Il aurait bien pu m’avertir lui-même, en tout cas. Je ne sais pas pour qui il me prend, ni par qui il a été élevé. Voilà ce qui arrive quand on se laisse aller avec des personnes qui ne sont pas chic, qu’on a fait connaissance dans la rue ; cette pauvre Montille avait fait connaissance avec Pranzino au bal du 14 juillet. Et moi j’ai été aussi bête qu’elle. Les femmes sont bêtes. Je mériterais qu’il m’arrive la même chose.

Un singulier sourire plissa les lèvres de son interlocuteur :

— Tiens ! Tiens ! Vous êtes originale !... Vous avez peur ?

— Dame ! Comment êtes-vous là en bras de chemise, chez Joë ? On a l’air d’être chez des brigands, ici.

— Bah ! riposta gaiement Alamanjo. Joë n’aurait su se décider à vous quitter ! Je suis chargé de le remplacer. Acceptez ceci pour payer votre voiture, car je ne puis vous raccompagner.

— Cinq louis ! s’écria la cocotte impressionnée par cette générosité inattendue.

— Excusez-moi. (Il lui fourra les cinq pièces d’or dans la main.) Je suis un peu gêné, mais à minuit, chez Larue1, j’aurai le plaisir de vous offrir à souper…

La dame, qui demandait tant d’explications sur l’entrée et la toilette incomplète du marquis, trouva tout très simple et le trouva de fort bonne et agréable relation après l’acceptation des cinq louis :

— Pas chez Larue, parce que j’y vais depuis quelques jours assez souvent avec le vicomte de Lossignol ; mais ailleurs, où vous voudrez.

— Soit, à l’Olympia2. C’est tout nouveau et il paraît qu’on y est fort bien traité. Mais, alors, pas ce soir. Je vous écrirai.

Elle remit son manteau et son chapeau et partit.

Le marquis se mit à détruire précipitamment tout ce qui constituait la personnalité physique et morale de Clarendon. Successivement, des favoris roux et deux perruques furent lancés dans le feu, ainsi qu’une blouse en cheviotte noire, des flacons de teinture et quelques lettres.

— Meurs, mon pauvre Clarendon. Ta vie aura été courte, mais il vaut mieux se suicider qu’attendre la police. Tu as été brillant et utile... Tu faisais de l’épate au Bois à cheval. Enfin !

(À suivre.)

[9 avril 1900]

XXII

MORT DE CLARENDON

(suite.)

Lorsque tout fut consumé, il plaça la vitrine aux bibelots exactement au milieu du panneau formé par les deux tapisseries. Puis il monta dessus avec précaution. Ensuite il écarta les tentures, et après avoir disposé symétriquement les bibelots qui décoraient le faîte du meuble, il reprit, pour rentrer, le chemin déjà suivi. La porte de nouveau se trouva masquée par les tentures.

Une fois revenu dans son appartement à lui, il rechargea les patères de tous les vêtements à sa disposition.

— De cette façon, il faudra chercher avant de découvrir la communication. Clarendon est mort, espérons qu’Alamanjo vivra longtemps.

Cet ouvrage terminé, le marquis s’habilla avec soin et ressortit en ronchonnant :

— C’est amusant ! Aller maintenant porter 25 % à cette crapule de Verminot, gêné comme je le suis ! Il faut encore que je prépare la lettre de Clarendon pour annoncer à son concierge qu’il sera retenu quelque temps à Londres et qu’il part louer un meublé jusqu’à nouvel ordre.

C’est plus prudent que d’y aller en personne.

Retournons à l’hôtel de Glascow.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dès que le concierge fut averti de l’accident, il monta en hâte : Emma baignait dans son sang. Un médecin, se trouvant parmi les hôtes de la maison, constata qu’elle vivait encore et que l’hémorragie seule présentait un caractère grave.

Emma, ayant courageusement enfoncé le poignard jusqu’à la garde, avait ressenti une violente douleur et s’était affaissée ; le sang avait coulé longtemps, mais l’arme avait dévié le long d’une côte, maintenue par le corset, de sorte que la malheureuse s’était déchiré la peau et les tissus sous-cutanés sur une largeur de quinze centimètres. C’était ce que les duellistes appellent un séton, un séton fort prolongé, mais aucun organe essentiel n’avait été lésé.

Le docteur parvint à conjurer le danger.

La perte de sang causait une faiblesse telle que la malade ne pouvait se tenir debout, mais elle reprit connaissance assez vite, et grâce à une présence d’esprit rare, à cet âge surtout, elle comprit qu’il y avait tout intérêt à ce qu’on n’appelât pas le commissaire de police, comme on le proposait.

— Ma lettre, vous le voyez, dit-elle, explique ce qui s’est passé. Il n’y a rien de plus. Ne faites pas payer ce moment d’égarement à ma mère qui, désormais, n’aura plus un moment de repos et qui vient d’être éprouvée par tant de malheurs. Elle croirait que je veux l’abandonner, tandis que je veux vivre. Ce ne fut qu’un éclair de folie. Quant à M. Clarendon, je n’ai rien à lui reprocher.

Le docteur ne fut pas convaincu, mais le suicide n’est pas un crime, après tout. Or, incontestablement, il y avait eu suicide et non meurtre, l’ensemble des circonstances le démontrait. Le patron ne tenait nullement à appeler l’attention de la police et à se créer de la réclame à rebours. Tous les journaux en parleraient et sa clientèle pouvait s’en inquiéter.

Donc, l’affaire ne fut pas ébruitée. Après un pansement habile, on força Emma à se reposer quelques heures ; sur le tard, après un nouvel examen, elle prit quelque nourriture, puis on la monta dans une voiture de remise à roues caoutchoutées.

— S’il ne survient pas de complication et que la cicatrisation s’opère sans difficulté, vous n’aurez qu’à suivre cette ordonnance, conclut l’homme de l’art, comprenant qu’une raison grave empêchait la jeune fille de s’expliquer.

Emma ayant absolument refusé de se laisser accompagner, il fut, à son insu, recommandé au cocher de descendre s’enquérir de son état, et à la moindre alerte, de s’arrêter devant une pharmacie.

C’est à deux heures du matin qu’elle retourna rue de l’Université, pâle, blême, sa robe dégrafée. Modeste pleurait chez le suisse où l’on tenait conseil pour savoir ce qu’il convenait de faire. Fallait-il aller à la préfecture de police ? Devait-on avertir la duchesse alitée et ignorante de l’absence de sa fille ?

— Aidez-moi à monter, dit Emma, je n’en ai pas la force.

Quelques minutes après, elle était dans son lit. Modeste, rassurée quant aux suites de la blessure, demeura terrifiée par le désordre des vêtements de sa maîtresse.

Elle n’osait poser une question qui lui montait aux lèvres, la considérant comme un blasphème contre la jeune fille, mais tout bas elle répétait :

— Oh ! mais c’est impossible... Et, pourtant, c’est moi qui l’ai habillée, ce matin, et ce n’est pas ainsi que j’ai noué ce ruban. Ceci est déchiré.

— Modeste, dit Emma, d’une voix faible, écoute : je sais que tu m’aimes, que tu m’es dévouée...

— Certes ! fit la camériste, comptez sur moi. Ma famille doit reconnaissance à la vôtre. Le duc a aidé mon père, vous m’avez élevée, amenée à Paris.

— Eh bien ! ne parle pas de cette aventure à ma mère, puisqu’elle ne m’a pas demandée.

— Bien, mademoiselle, et le médecin ?

— Non plus. Demain, nous aviserons.

Modeste passa sa nuit à surveiller alternativement la duchesse et sa fille.

Le lendemain, avec des précautions infinies, le bandage levé, il fut constaté que la cicatrisation commençait et que, pour les soins à donner, Modeste suffirait à exécuter l’ordonnance.

La guérison fut prompte, mais au cœur Mlle de Montfort avait une plaie toujours saignante celle-là ! Oh ! un doute cruel, une angoisse poignante.

Elle-même se posait la question que Modeste n’avait osé énoncer :

— Cet homme a-t-il abusé de moi ?

Par instant, elle s’injuriait :

— Lâche que je suis ! Je n’ai su ni me tuer, ni conserver mon sang-froid.

Ensuite elle s’excusait, elle revoyait la scène, l’assassin se dressant devant elle, énumérant ses crimes pour l’épouvanter et la menaçant.

— Je ne sais pas tuer, moi ! Je ne sais pas planter un stylet dans la chair, je n’ai que déchiré ma peau, j’ai souffert cruellement, j’ai enfoncé l’arme jusqu’à la garde. Elle n’entrait plus.

Alors, je me suis laissée aller, je croyais que c’était fini et que je n’avais plus rien à faire, que je mourrais. Que pouvais-je faire de plus ?

Une pensée pourtant la réconfortait.

— J’ai fait tout ce qu’il m’était possible de faire. Si la chose était à recommencer, j’agirais de même. Au prix de ma vie, une fois encore, je sauverais ma mère et l’honneur de notre nom.

Puis cette idée lancinante reprenait :

— Oui, mais n’est-ce pas au prix de mon honneur à moi ? Suis-je parvenue à déjouer son criminel projet ? De telles situations peuvent-elles donc se présenter, qu’il faille un sacrifice, une victime expiatoire et que la vie même d’une innocente ne suffise pas ?

Et alors recommençait la récapitulation des événements qui s’étaient enchaînés et l’avaient mise dans cette posture abominable. Elle devait être fatalement sacrifiée puisqu’Alamanjo la tenait à sa merci, puisqu’il avait prouvé sa volonté inébranlable de lui faire violence.

Quand un tel homme a brûlé ses vaisseaux en se livrant, en lui révélant sa véritable personnalité et ses avatars successifs, la femme qu’il tient en ses griffes peut-elle espérer résister ? S’évader de cette complicité qu’il a créée par son aveu, sans livrer sa personne en gage ?

Le seul obstacle à opposer au bandit, c’était la mort, et elle l’avait cherchée.

Il avait dû la croire morte lui aussi, puisqu’elle était sans connaissance. Devant la mort, un criminel même s’arrête.

Il avait dû s’arrêter.

Ô l’horrible doute !

La duchesse ne s’aperçut nullement que quelque chose d’anormal se fût passé. Elle continuait sa vie presque végétative, déjeunant, dînant, dormant dans son appartement dont elle ne sortait, sur les observations du docteur, que pour faire quelques pas dans le jardin de l’hôtel.

À déjeuner, voyant le gonflement produit sous le corsage par le pansement, elle s’informa distraitement :

— Ta robe va bien mal, ma chère enfant ! Qui t’a fait cela ? Là, en haut, à gauche, le corsage ?

Emma frissonna ; allait-elle donc être questionnée, forcée de raconter cette scène infâme, d’entrer dans des détails dont le seul souvenir la mettait hors d’elle ?

— Non, mère, c’est moi qui ai mis un peu d’ouate... c’est cela qui gonfle.

— Ah ! de l’ouate ! Pourquoi ?

— Je... je m’étais fait mal, répondit en tremblant la pauvre enfant.

Cette explication parut suffisante.

— Ah ! fit-elle, parfaitement tranquille ; quand tu pourras, tu feras bien de l’enlever, ne l’oublie pas, c’est très disgracieux ! Tu as l’air d’avoir une bosse.

Et ce fut tout.

Emma, frappée du ton de ces paroles, la regarda effarée.

Quel changement, hélas ! s’était opéré en elle !

Au lieu de ces tendresses infinies qu’elle avait coutume d’avoir pour sa fille, un désintéressement complet, une indifférence glaciale. Quelques mois auparavant, la duchesse eût interrompu toutes les cérémonies, tous les repas du monde pour s’enquérir, dévêtir sa fille, connaître les causes exactes de ce mal nouveau, se rendre compte de son importance, de sa gravité, et, certes, s’il eût été question d’une blessure, tout l’hôtel eût retenti de ses exclamations.

Aujourd’hui : « Ton corsage est disgracieux », et c’était tout.

Au physique, la transformation était aussi sensible ; Mme de Montfort-Chalosse avait conservé sa taille imposante, son port de reine, comme disaient jadis ses admirateurs, mais ses traits avaient pris une expression de douleur, d’amertume et en même temps d’inconscience ; ses beaux cheveux, noirs, quelques mois auparavant, étaient devenus gris, presque blancs, et la fixité du regard décelait que la pensée était absente de cette tête sculpturale.

On était obligé de lui répéter chaque chose deux fois, elle ne comprenait jamais au premier énoncé. Ce n’était qu’à la fin de la phrase qu’elle s’apercevait qu’on lui avait parlé.

Au reste, la solitude était de plus en plus morne, jamais maintenant aucune visite ne se présentait, aucune carte n’était apportée.

Le personnel de plus en plus restreint ne suffisait plus à entretenir l’hôtel ; du reste, comme il était certain qu’on l’allait vendre, pourquoi les domestiques se seraient-ils fatigués à le maintenir en état ? C’était affaire au nouveau propriétaire.

Grâce aux quatre mille francs qui restaient du paiement de Darkey, Emma put faire vivre ses serviteurs, bien que des réclamations de fournisseurs se produisissent sans cesse. Sur les conseils de Modeste, elle les renvoya à M. Verminot.

(À suivre.)

[10 avril 1900]

XXII

MORT DE CLARENDON

(suite.)

Furieux, sans doute, que son tant pour cent se fût trouvé réduit par le manque de dextérité du complice d’Alamanjo, l’administrateur semblait désapprouver qu’elle eût de quoi payer sa nourriture.

Il fit remarquer que disposer d’un objet quelconque de la succession, c’était, aux termes de la loi, faire adhésion d’hérédité et que, dès lors, on ne pourrait plus refuser la succession, ni même l’accepter sous bénéfice d’inventaire.

— Je n’ai pas l’intention de la refuser, je l’accepte.

— Peu importe, mademoiselle, c’est imprudent. D’ailleurs, l’argent de la succession n’appartient pas non plus à l’héritier, les droits des créanciers doivent être d’abord sauvegardés ; sans cela, à quoi bon les liquidations ?

— Mais ce cheval était à moi, bien à moi, et, d’ailleurs, quand je vous ai consulté, monsieur, vous ne m’avez nullement dissuadée de le vendre, au contraire.

L’homme de loi fut embarrassé, mais une seconde seulement :

— De le vendre, évidemment non. Seulement je regrette de vous voir disposer de l’argent.

Modeste, outrée de ce raisonnement, prit alors la parole, de son chef :

— Ce n’était pourtant pas pour l’enterrer dans le jardin.

— Il devrait entrer dans la masse et servir au plus urgent.

— La masse ! La masse ! Les domestiques, ce n’est pas la masse, à ce qu’il paraît, reprit furieuse la camériste ; non, ce n’est pas urgent, les domestiques. Ah ! Ah ! Pourtant, les autres et moi, nous n’avons pas l’intention d’entretenir l’hôtel gratis, surtout du moment qu’il ne reste pas dans la famille de nos maîtres. Je ne vois pas pourquoi on irait s’esquinter à le nettoyer du matin au soir puisqu’il est à la masse. Si la liquidation et le liquidateur veulent que les parquets soient balayés, alors, qu’ils nous paient, la liquidation et le liquidateur. Sinon, moi, je ne balaie rien du tout. Voilà ! M. Verminot le balayera lui-même, puisque c’est la masse, puisque c’est lui qui est tout ici ; et les autres feront comme moi ; et ce n’est pas, en attendant, M. Verminot qui nous empêchera de toucher les gages que nous avons gagnés, quand mademoiselle veut bien les payer avec l’argent de son cheval.

— Certainement non, mais...

L’homme d’affaires ne put achever, Modeste continuant sans se laisser interrompre :

— Est-ce que vous travaillez pour rien, vous ? Hein ! Est-ce que vous liquidez pour rien la succession, vous, monsieur Verminot ? Eh bien ! alors. Quand on fait travailler les gens et qu’on a de l’argent, on paie. C’est la justice. Et une maison, ça doit être balayé et épousseté ; je ne connais pas les articles, mais ça, moi je le connais !

— En vérité, mademoiselle, fit dignement Verminot en s’adressant à Emma, je ne conçois pas... À quel propos cette servante se permet-elle de prendre la parole ?

— À propos de mes gages. Je la prends parce que mademoiselle m’a autorisée à le faire... pour les affaires d’argent… c’est moi avec le suisse qui avons discuté toutes les questions pour l’enterrement... oui, parfaitement... et je n’ai d’autorisation à demander qu’à mademoiselle... et pas à d’autres... Et les liquidateurs sont obligés de payer les domestiques, tout comme les autres, et ce n’est pas de si grands seigneurs qu’on ne puisse pas leur parler…

Verminot, submergé par ce flux de paroles, salua et se retira dignement, accompagné par la chambrière, à laquelle il ne trouvait d’ailleurs pas grand-chose à répondre.

À la réflexion, il admira son impétuosité et son éloquence, si bien que, se trouvant seul avec elle dans le vestibule, il daigna remarquer que, quoique servante, elle était fort belle fille, et ceci le porta à une grande mansuétude :

— Ce que j’ai dit était au point de vue de la régularité ; il est clair que le premier usage que j’aurais fait de cette rentrée eût été de payer les gages.

— Eh bien ! alors, pourquoi crier ?

— Et surtout les vôtres, car vous m’êtes fort sympathique…

— Il n’y paraît guère…

— Il y paraîtra quand vous voudrez…

Et M. Verminot, voulant démontrer sa bienveillance, se rapprocha et tenta de déposer à l’improviste un baiser sur la joue de Modeste.

Le bruit d’une gifle claqua dans le silence du vestibule.

Le suisse accourut ; il remarqua que Modeste était très rouge des deux joues et que le liquidateur l’était plus encore, mais de la gauche seulement.

— Qu’y a-t-il donc ?

— Rien… rien... répondit celui-ci évasivement. Nous n’étions pas d’accord... à propos de la liquidation, pour un article… C’est un point de droit...

La camériste tendit son poing, qu’elle tenait vigoureusement fermé, et répondit :

— Oui, c’est un point de droit.

XXIII

COMME QUOI ANACLET OFFRIT DE SE CHARGER D’UN MESSAGE D’AMOUR ET COMMENT IL LE REMPLIT

La justice n’a pu découvrir le coupable du vol commis à l’hôtel de Montfort-Chalosse.

Aucune charge sérieuse n’a subsisté contre le journaliste. Le cocher qui l’a conduit est venu déposer, c’est Anaclet qui l’a retrouvé et envoyé au juge d’instruction.

Il paraît peu admissible que le voleur ne sût pas l’adresse de l’hôtel et surtout, qu’ayant volé, il se fût appliqué à attirer l’attention, soit en payant la course soit de toute autre façon.

L’argument tiré de ce que Gentillon s’est heurté au coffre-fort se trouve combattu par ce fait qu’il est resté tout ouvert. Si Danglars avait été coupable, il l’aurait refermé ; or, c’est le duc qui, rentrant après l’incendie, a poussé la porte, devant son valet de chambre qui en a déposé formellement.

Mlle de Montfort a témoigné dans le même sens :

— Il avait sauvé ma mère et moi, et s’il avait des besoins d’argent, il n’aurait eu qu’à le manifester, nous étions à sa disposition. Il ne serait pas revenu nous chercher après le vol, et le lendemain ne se serait pas représenté encore pour prendre de nos nouvelles.

Comme, après tout, il ne suffît pas d’être entré dans une pièce d’où une somme d’argent a disparu pour qu’on l’ait prise, que, d’autre part, les lignes tracées de la main gauche et laissées sur la table du duc ne ressemblent nullement, quand on les examine avec soin, à l’écriture du journaliste, M. de Kimpert-Durand a fini par clore l’instruction par un non-lieu.

Derrière la tapisserie, on a trouvé un fragment de bouton de manchette dont on ne peut découvrir le propriétaire, et des traces de pas qui ne se rapportent pas aux chaussures du journaliste. Donc, la justice continue à informer.

De toutes ces constatations incohérentes, il est resté dans l’esprit de Danglars que le voleur avait intérêt à faire tomber sur lui les soupçons, et que le marquis d’Alamanjo pourrait bien être cet homme.

Enfin, il fut relâché.

À sa sortie, il arriva à l’improviste chez sa mère. Il avait annoncé si souvent son retour, que pour épargner à la pauvre femme la possibilité d’une nouvelle déception, il ne l’avait pas prévenue. Elle fut si émue de la surprise, qu’elle faillit se trouver mal de joie.

Ensuite elle s’inquiéta de le voir maigri et pâli.

— Mon pauvre enfant ! tu es dans un état de santé inquiétant. Comme tu as changé !

Ils causèrent longuement.

Elle lui conta en détail l’histoire de la lettre dérobée par l’Anglais et conclut une fois encore que des ennemis avaient dû aggraver et prolonger la méprise de la justice.

C’était bien ce que pensait son fils, mais l’histoire de l’Anglais le déroutait. Ensuite, elle mentionna la dépêche de Cornélius, si singulièrement longue et diffuse ; mais, ne se rappelant pas l’adresse donnée, il fut impossible au jeune homme de déférer à l’invitation qu’elle contenait.

Anaclet venait assez souvent, mais fort irrégulièrement, il se tenait toujours très au courant de tout ce qui touchait à René.

— Que fait-il depuis qu’il a quitté le New-York Messenger ? demanda le journaliste.

— Il m’a dit être occupé, mais je n’ai jamais su à quoi. En tout cas, son travail est fructueux, car il vient en voiture ; il a mis sa bourse à ma disposition et il est de fort bonne humeur.

Il fut impossible d’empêcher René de se présenter à l’hôtel de Montfort. Il fit passer sa carte, mais il lui fut répondu que la duchesse était très souffrante et que mademoiselle ne pouvait recevoir, étant obligée de soigner sa mère.

Cet accueil déconcerta le jeune homme.

(À suivre.)

[11 avril 1900]

XXIII

COMME QUOI ANACLET OFFRIT DE SE CHARGER D’UN MESSAGE D’AMOUR ET COMMENT IL LE REMPLIT

(suite.)

— Elle aussi ! pensa-t-il, elle ne me reçoit plus. Ainsi donc, telle est la reconnaissance humaine ! Telle est la durée de l’amour des femmes !

Tous les jours, il passait plusieurs fois dans la rue de l’Université ; jamais, au contraire, il n’alla dans l’avenue des Champs-Élysées. Autant il eût désiré parler à Mlle de Montfort, autant il eût éprouvé de répugnance à se trouver en face de Ketty.

Un matin, comme il rentrait déjeuner, son étonnement fut grand en voyant un énorme laquais, très rouge, en livrée, occupé à dresser la table encombrée déjà de victuailles.

Ce domestique, au fait des habitudes de la maison, savait où se trouvait chaque chose et plaçait trois couverts.

— Comment ma mère le connaît-elle et que fait-il là ? Pour qui donc ce troisième couvert ? Qui déjeune ici ?

Pendant qu’il faisait ces réflexions, le laquais se retourna, criant à tue-tête :

— Monsieur Danglars est servi !

Et il éclata de rire.

C’était Anaclet, qui, sans prendre le temps de quitter la livrée des Simpson, était venu féliciter son ami de sa mise en liberté.

Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.

On échangea beaucoup d’explications. Sur Ketty, Danglars n’avait pu conserver des doutes bien sérieux, et cependant, parfois, il se reprochait de la juger sans l’avoir entendue, tant est grande la force d’un premier amour.

Anaclet était en position de le renseigner.

— Oh ! mais es-tu bien sûr qu’elle ne m’aime pas, malgré tout ce que tu lui reproches ?

— Ça, je n’en sais rien. Ça se pourrait bien qu’elle t’aimât ; mais elle en aime dans tous les cas quelques autres.

— Comment, quelques... ?

— Oui, un gommeux, le vicomte de Lossignol, et un certain Verminot, homme d’affaires véreux. Ces deux-là, je les connais ; puis, il y a un Anglais, Clarendon et un marquis d’Alamanjo que je ne connais pas. Mais je les connaîtrai, je dois les connaître. Tous ces gens-là marchent, travaillent à faire bouillir la marmite des Simpson, sans compter ceux dont je n’ai pas entendu parler.

— Je connais, moi, celui qui s’intitule le marquis d’Alamanjo, répondit d’un air sombre René Danglars ; et tu dis que tous ces gens-là...

— Je dis qu’excepté Lossignol, qu’elle vise pour l’épouser, tous les autres marchent. On va leur porter des lettres demandant de l’argent et ils casquent. Je ne crois pas, j’en suis sûr.

— Et j’ai pu aimer cette femme, croire qu’elle m’aimait !

Anaclet fit cette remarque d’une philosophie relâchée :

— Peuh ! à table quand il y en a pour quatre, il y en a pour cinq.

Danglars, bien que le typographe ne fît que répondre à ses questions, sans jamais les devancer, ne lui sut pas grand gré des renseignements fournis, et, c’est d’un ton piqué qu’il fit une dernière question :

— Quel intérêt as-tu donc, mon cher, toi, dans cette affaire, que tu en sois arrivé à te faire le domestique d’une... cocotte, puisque d’après ce que tu expliques c’est une cocotte ? Tu en conviendras, la chose n’est pas ordinaire dans la vie réelle.

Le typographe ne se froissa point et c’est gaiement qu’il répondit :

— Pardon, je ne suis pas domestique, je suis préposé à la surveillance d’un cheval déterminé. Domestique ! Mes appointements sont de 1,000 francs par mois, et ils ne sont pas payés par cette honnête dame, mais par le docteur Cornélius de Prague, dont je suis l’employé, pas le domestique, presque le collaborateur.

Je l’ai aidé à mettre en ordre les crânes des grands hommes. Je suis lié avec Goliath, son élève, et chargé d’une mission scientifique.

Je n’ai accepté la situation que tu critiques, que parce qu’elle me permettait de me mettre à la poursuite du cocher qui t’avait conduit. Tous les jours, j’allais à une station nouvelle, j’invitais tous les collègues à boire et je les questionnais. Si j’étais resté à ma mise en pages, je n’en aurais eu ni le loisir, ni la possibilité. Maintenant si tu veux te brouiller avec moi, brouille-toi, à ton aise.

Le journaliste sentit sa colère tomber devant le dévouement et la bonne humeur de son ami :

— Je te demande pardon, Anaclet.

Et il lui serra les mains.

— Si tu me permets un conseil, pars, va à la campagne, et garde-toi de juger désormais aussi légèrement l’œuvre d’un auxiliaire de Cornélius Hans Peters, de Prague, l’inventeur de tant de choses étonnantes que verront sans doute nos petits-enfants.

— Mon ami, je te remercie de ton conseil, c’est celui que je donnerais à ta place ; seulement plus le conseil est bon, moins il est suivi. Toi, tu as reçu un coup de poing et tu regardes toujours si tu ne retrouves pas l’Anglais qui te l’a administré.

— Ça c’est vrai ! Je donnerais même quelque chose pour me trouver en face de lui, avec ou sans os de mouton.

— Eh bien ! moi, je n’aime plus Ketty, mais je cherche toujours celui qui m’a chassé de chez elle, et m’a forcé à quitter le New-York Messenger. Sans compter que je crois fort que c’est le même qui est la cause de mon emprisonnement. J’ai vainement jusqu’ici battu le pavé. Mais je ne désespère pas.

— Si tu as besoin de moi, écris au cocher Jean chez les Simpson ; dès que l’on connaîtra l’adresse du marquis, ma tâche sera terminée et je quitterai ma place.

— Comment ?

— Oui, le docteur le cherche comme toi, lui, je ne sais pas pourquoi ? Peut-être l’a-t-il déjà ! À propos, si tu avais besoin de quelque négociateur à l’hôtel de Montfort, dont tu ne me parles pas, mais où tu vas rôder parfois, je m’en chargerais volontiers.

— Tu y connais quelqu’un ?

Anaclet fit un geste négatif :

— De vue seulement.

— Alors, à quel propos ?

— Je me mets à ta disposition.

Il ne voulut pas s’expliquer davantage.

— Comment sais-tu que j’y vais rôder ?

— Parce que je t’ai vu rue de Poitiers. Eh bien ! que veux-tu savoir ?

— Ah ! je voudrais savoir pourquoi les dames de Montfort ne m’ont pas reçu et pourquoi mes lettres restent sans réponse. Pourquoi ?

Anaclet interrompit :

— Bon ! bon ! je comprends. Tu aimes Mlle Emma et tu voudrais le lui dire. Eh bien ! je vais essayer de te faciliter.

— Je voudrais la remercier de...

— Parfaitement, c’est la même chose.

Anaclet est un très bon garçon, très intelligent, brave et tout à fait dévoué, et il serait malséant de diminuer son mérite, mais la vérité est que lorsqu’il arrêta le fiacre en sortant de Mazas, il ne songeait nullement à René.

Il avait été tout à coup pris d’une violente, subite et irrésistible envie de savoir où et comment il pourrait rencontrer l’une des dames en deuil qui l’occupaient quelques minutes auparavant.

Pourquoi ? Parce qu’il avait été frappé de la beauté ou de la physionomie de Mlle Modeste. Ce genre de désir, si brusque, si impérieux, si inexplicable, a été baptisé par les modernes « le coup de foudre ».

(À suivre.)

[12 avril 1900]

XXIII

COMME QUOI ANACLET OFFRIT DE SE CHARGER D’UN MESSAGE D’AMOUR ET COMMENT IL LE REMPLIT

(suite.)

Dès qu’il sut avoir chance sérieuse de connaître la demeure de ces inconnues, puisque le cocher semblait la posséder, il redevint parfaitement maître de soi.

Après avoir déposé Mme Danglars à son domicile, il offrit à l’automédon non seulement le banal pourboire habituel, mais effectivement sur le zinc plusieurs tournées.

Il apprit ainsi que les demoiselles en deuil devaient, selon toute apparence, demeurer rue de l’Université dans la maison d’où elles sortaient.

Grâce à ce renseignement, il fut bientôt au courant des affaires de l’hôtel et il connut la véritable personnalité de Modeste.

Ce résultat fut obtenu avec une rapidité merveilleuse, mais, hélas ! à partir de ce moment ses efforts demeurèrent stationnaires.

Impossible d’entrer en relations avec la camériste.

Depuis, il s’était flatté que sa livrée lui ouvrirait toutes grandes au moins les portes de service ; il ne tenait à avoir accès qu’à l’office.

Vains efforts ! Il parvint bien à apercevoir deux ou trois fois la silhouette de ses rêves, mais jamais l’occasion ne se présenta d’entrer en relations d’une manière convenable. Les serviteurs étaient depuis longtemps dans la maison, se considéraient un peu comme de la famille, ils étaient tout à fait vieux jeu, prenaient part au malheur de leurs maîtres, et se montraient peu communicatifs.

— Ce n’est pas du tout le même type que ceux des Simpson, conclut-il.

Au reste, son amour le rendait timide et indécis, et le malheureux s’en rendait compte, ce qui augmentait sa confusion.

Aussi fut-ce avec une ardeur extrême qu’il offrit ses services à René. C’était un prétexte.

Dès le lendemain, Danglars lui confia une lettre. Fort de cette mission, en coquette livrée du matin, il courut à l’hôtel de Montfort où il montra fièrement la missive adressée à Mme la duchesse de Montfort-Chalosse, en son hôtel.

Le journaliste n’avait pas trouvé convenable d’écrire à Emma, mais il savait bien qu’elle lirait le message.

— Bien ! donnez, répondit le suisse, elle sera remise.

Ce n’était pas du tout l’affaire du messager, mais il avait préparé sa réponse :

— J’ai ordre de ne la remettre qu’à ces dames elles-mêmes, ou à la femme de chambre.

— Bien, je vais la faire appeler.

Le brave homme avait répondu, sans y réfléchir, la phrase stéréotypée sur ses lèvres, depuis quarante ans qu’il occupait ses augustes fonctions à l’hôtel ; mais comme il n’avait plus personne sous la main pour les courses intérieures, il réfléchit qu’il serait bien forcé de marcher lui-même. Néanmoins, afin de sauvegarder la dignité de ses maîtresses et la sienne, il prit un biais :

— Au fait, attendez ; vous paraissez pressé, je vais l’appeler moi-même.

Resté seul dans la loge, Anaclet se félicita du succès de sa démarche. Enfin, il allait donc pouvoir lui dire...

À ce point de ses réflexions, il s’arrêta subitement. Qu’allait-il lui dire ? Car enfin, s’il était venu ce n’était pas seulement pour remettre une lettre, comme un commissionnaire quelconque, c’était pour obtenir que l’on reçût René ; et puis enfin lui-même il aurait bien voulu exprimer pour son compte...

— Elle va arriver par là, et alors je lui dirai...

Et, revenu une seconde fois au point de départ de son raisonnement, il ne trouva pas de termes convenables pour exprimer sa pensée.

— Ciel ! si j’allais bafouiller ridiculement. Il n’est rien d’aussi dangereux que d’avoir ce que les artistes appellent « le trac ».

Le malheureux le savait. Alors il pensa à tirer lui-même le cordon et à prendre la fuite, mais il avait une mission à remplir.

Comme il s’affermissait dans cette résolution héroïque, le suisse reparut accompagné de Modeste qui s’avançait paisible.

Débarrassée de son voile noir, la jeune fille s’épanouissait dans tout l’éclat de ses vingt-cinq ans, teint frais, œil vif, nez retroussé, air mutin, bouche rieuse, laissant généreusement apercevoir quantité de dents blanches et bien rangées, le buste développé, la taille bien prise. Ce n’était peut-être pas le type de la distinction ultra-aristocratique, mais à son aspect, tout homme valide, à quelque classe sociale qu’il appartînt, ne pouvait éviter de s’écrier :

— Oh ! la belle fille !

Anaclet pensa tout cela, même plus encore, mais il ne s’écria rien du tout. Oh ! certes non ! il était beaucoup trop ému.

Comme, étonnée de son silence, la camériste l’interrogeait du regard, il essaya de dire il ne savait trop quoi, car il s’arrêta après avoir bredouillé inintelligiblement :

— Ma-a-demoiselle Mo-o-deste...

De plus en plus surprise de son attitude, de voir qu’il savait son nom, alors qu’elle n’avait jamais entendu parler de lui, la camériste, une seconde fois, l’examina plus attentivement et manifesta sa stupéfaction.

— Ah ! Tiens ! Vous me connaissez ? comment...

Férembach s’étant légèrement tourné pour se rendre compte de l’incident, Anaclet se trouva très en peine d’expliquer ses paroles.

Ne pouvant tenter une déclaration en présence d’un tiers, il tendit la lettre sans trouver un seul mot.

Modeste le regarda encore avec étonnement.

— Ah ! c’est une lettre ? Donnez.

— Oui, c’est une lettre.

Et Anaclet, tout à fait décontenancé par la pensée qu’il avait l’air idiot, répéta bégayant :

— Oui, c’est u-ne lettre.

L’instinct des femmes les guide plus sûrement que l’intelligence n’avertit les hommes. Elle comprit que ce solide et robuste gaillard ne lui voulait point de mal, que sa gaucherie n’était que passagère, et qu’elle, Mlle Modeste, n’était peut-être pas étrangère à cet accident ; cela ne lui déplut nullement.

Elle prit la lettre. Un sourire bon enfant retroussa ses lèvres roses et presque toutes ses dents apparurent, éclairant sa physionomie.

— Je vais vous rendre réponse, d’autant que si vous demeurez loin...

— Oui... un peu...

Il s’arrêta, épuisé de l’effort, ne trouvant plus de paroles.

— Dans quel quartier ?

Il y eut un silence après lequel :

— Près de l’Arc de Triomphe.

Elle fit un geste d’effroi comique, qui marquait la sympathie douloureuse qui naissait en elle à la pensée qu’il allait faire un aussi pénible voyage, et elle disparut comme un sylphe.

Anaclet resta épouvanté de sa sottise. Après avoir tant cherché l’occasion d’une conversation, il la trouvait enfin, et au lieu de se montrer aimable, spirituel, galant, il apparaissait idiot ou peu s’en fallait.

Peut-être même l’était-il ; car si la timidité qui vous étreint prédomine au point de vous rendre égal à un idiot, c’est que vous l’êtes effectivement.

Sans cela la bêtise n’existerait pas. Les crétins, à ce compte-là, seraient de sympathiques timides et voilà tout.

Au surplus, il avait remarqué son sourire.

— Elle s’est f...ichue de moi et elle a eu parfaitement raison, parbleu !

Modeste revint et pria Anaclet de la suivre. Il obéit, toujours en proie au même malaise.

Dans le vestibule où elle avait si vigoureusement discuté le point de droit avec Verminot, la camériste s’arrêta et lui montra une lettre cachetée.

— Vous donnerez cette lettre à votre maître.

— Mon maître ! répéta avec ahurissement le typographe, qui avait complètement oublié qu’il portait une livrée.

Modeste sourit avec une grande bienveillance.

— Oui, votre maître. Est-ce que vous ne venez pas porter une lettre de la part de M. Danglars ? Est-ce que ce n’est pas votre maître ? Ah ! vous êtes valet de pied de son cercle, peut-être ?

— Non... pas au cercle... oui... oui c’est M. Danglars... mais c’est que mon maître…

Et le malheureux, sentant qu’il n’en sortirait pas, renonça :

— Ce serait trop difficile à vous expliquer, mademoiselle.

Modeste se mit à rire.

(À suivre.)

[13 avril 1900]

XXIII

COMME QUOI ANACLET OFFRIT DE SE CHARGER D’UN MESSAGE D’AMOUR ET COMMENT IL LE REMPLIT

(suite.)

— Ah ! vraiment ! c’est si difficile que ça ! J’ai le temps, parlez.

Et elle prit une pose d’attente ; elle ne comprenait plus très bien, mais elle se sentait flattée de cet embarras qu’elle faisait naître et était toute disposée à apprendre par quelle suite d’événements extraordinaires un domestique venant apporter un message tout intime ne savait plus bien qui était le maître qu’il servait.

Comme il ne répondait pas, elle reprit gentiment :

— Enfin, vous avez bien apporté une lettre de M. Danglars, n’est-ce pas ?

Anaclet rougit jusqu’aux oreilles.

— Mais oui, mademoiselle.

— Et vous allez lui rapporter cette réponse ?

— Certainement... certainement...

— Vous le connaissez ?

— Sans doute, puisque c’est mon mei…

Anaclet allait dire « mon meilleur ami », mais il s’arrêta, de crainte de s’embrouiller encore ; elle acheva pour lui :

— C’est « mon maître », n’est-ce pas, ce que vous alliez dire ?

— Sans doute, sans doute, repartit le faux domestique impatienté.

— Je crois que vous êtes un peu distrait, n’est-ce pas, monsieur ?

Elle attendit qu’il déclinât son nom ; un sentiment de vague méfiance s’infiltrait dans son esprit et l’expérience des événements survenus depuis quelques mois la portait à la circonspection ; elle insista :

— Monsieur... ? vous ne m’avez pas dit votre nom ?

Le malheureux, craignant de commettre quelque nouvelle bévue, hésita.

Quel nom devait-il donner ? le vrai ou celui qu’il portait comme domestique ?

— Mon nom ? Je m’appelle Anaclet.

La camériste remarqua cette hésitation :

— Ah ! ma maîtresse m’a priée de compléter l’adresse. Alors je mets sur l’enveloppe : « Monsieur René Danglars, avenue des Champs-Élysées, n° ... ? »

— Oh ! mais non, René n’y demeure pas, je lui...

— Hein ! fit la camériste, effarée d’entendre le valet appeler familièrement son maître par son prénom, tout court. Vous dites : « René n’y demeure pas. »

Le malheureux, tout interdit, ne savait que répondre.

— Donnez la lettre... Ça ne fait rien... Je la lui remettrai.

— Où cela ?

— Mais chez lui, naturellement.

— Oui, mais pas aux Champs-Élysées, puisqu’il n’y demeure plus.

Et Modeste, prise de peur, craignant quelque piège, appela Férembach qui accourut et, devant lui, elle s’expliqua :

— Monsieur Anaclet... je ne me trompe pas ?

— Mais non, mademoiselle, répondit le typographe de plus en plus piteux.

— Monsieur... Anaclet, vous direz à votre maître, si vous parvenez à vous rappeler son nom et son adresse, car vous paraissez avoir aussi oublié son adresse, que Mademoiselle n’a rien à lui dire.

— Mais la lettre, la réponse ? murmura le malheureux messager couvert de confusion.

— Celle que je viens de vous faire suffit parfaitement.

Et ce disant, elle rentra dans les appartements tandis que Férembach indiquait en grognant la porte au typographe.

Quand il fut seul dans la rue, il s’écria en gesticulant violemment, sans souci des passants :

— Ah ! f...ichtre ! je ne croyais tout de même pas que devenir amoureux, ça rendait si bête que ça !

XXIV

DEUX QUERELLES

À sept heures du soir, sur le boulevard, arriva devant le cercle de la Considération artistique un landau correctement attelé de deux chevaux noirs, sur le siège duquel se trouvaient un cocher et un valet de pied de haute allure.

Dès l’arrêt, le valet de pied sauta sur le trottoir, et, sans avoir pris les ordres des maîtres, alla parler à un chasseur qui attendait devant la porte.

Le chasseur, à son tour, s’engouffra sous l’énorme porte cochère, entra dans un vestibule, et là, il dit au laquais de planton :

— Une personne pour M. le marquis d’Alamanjo.

Le domestique souffla dans un acoustique et, après qu’un coup de sifflet lui eut fait comprendre qu’on l’écoutait, il répéta l’annonce.

Dans la voiture si élégante et si confortable se trouvent les dames Simpson ; elles discutent :

— Ne nous brouille donc avec personne et surtout pas avec le marquis, je te dis que ce vieux ne marchera pas !

— Qu’en sais-tu ? Alors, pourquoi est-il venu ? Pourquoi m’a-t-il envoyé un cheval ? payé un domestique ? loué une écurie ?

— Pourquoi ? Je n’en sais rien ; mais ce n’est pas avec des cadeaux en nature que nous pouvons entretenir notre train de maison.

Le marquis était descendu, le valet de pied lui ouvrit respectueusement la porte et sauta sur son siège ; sans ordres encore, le landau repartit.

La conversation suivante s’engagea entre les trois personnes :

— Ainsi, Ketty, tu n’as plus d’argent, plus rien ?

— Non, rien, nous sommes saisies par le propriétaire, la vente est prochaine.

— Verminot te laisse dans cet embarras ?

— Verminot ne veut plus faire d’avances. Mais si au lieu de jouer sans cesse, tu nous donnais l’argent, nous ne serions pas dans une dèche pareille. Pourquoi joues-tu ?

— Parce que je n’ai plus le sou. J’avais 1,400 francs sur 2,000 que j’ai attrapés dans une affaire qui devait produire trois ou quatre fois plus. J’en ai donné 600 de commission dont 500 à Verminot... et il te dit qu’il n’a pas d’argent ! Qu’aurais-je fait de ces 1,400 francs ? Pas même de quoi payer ton terme, à toi !

— Je ne peux cependant pas taper le vicomte !

— Pourquoi non ?

— Parce que cela a déjà failli craquer et que j’ai assez de peine à maintenir nos relations, répondit Ketty, évitant de parler du docteur et de la scène à la suite de laquelle le vicomte était parti furieux.

— Pourquoi donc ? S’il est amoureux ?

— Oui ! Il persiste à vouloir m’épouser, je crois.

— Mais ce ne serait pas le moyen d’avoir de l’argent.

— Il est riche cependant.

— Oui, mais sa famille refuse son consentement.

— Sa famille !... Sa famille !... Il est majeur.

— Cela n’empêche pas qu’ils ont fait opposition.

— Eh bien ! que dit Verminot ?

— Verminot dit qu’on gagnera le procès, qu’on fera lever l’opposition, mais qu’en s’y prenant bien, on en a pour trois ou quatre ans, et en attendant nous n’avons pas le sou.

Le marquis réfléchit un instant.

— Ne devait-il pas prendre quelque engagement ?

— Des engagements ! Oh ! tant que je voudrais.

— Eh bien alors ?

— Alors, ça n’avance à rien. Il a fait un testament en ma faveur ; il a déshérité pour moi sa famille, et Verminot déclare que le testament est valable. Mais avec tout cela, on ne prend pas l’omnibus. Tu le sais bien.

Le marquis réfléchit cette fois encore plus profondément.

— Ah ! vraiment ! Le testament est valable ? Alors, rien ne t’empêche d’hériter ?

— Rien, si ce n’est que celui qui a fait le testament n’est pas mort, et qu’il n’en a même pas envie.

— Que tu es bête, Ketty, avec tes aphorismes, tes jeux de mots ! Les gens qui meurent n’en ont presque jamais envie. Et tu crois, parce qu’on n’en a pas envie, que les choses n’arrivent pas ?

— Que veux-tu dire ?

Le marquis répondit en accentuant ses mots :

— Je veux dire que Lossignol peut mourir. Il était convenu que tu éviterais de me parler en public et tu viens me chercher au cercle.

— Mais nous ne te parlons jamais ; quand nous venons te demander, les stores sont toujours baissés et le valet de pied va te demander, sans même que le domestique du cercle voie qui est dans la voiture.

Le marquis reprit :

— Il se pourrait que ces jours-ci j’aie une affaire d’honneur avec Lossignol.

— Ah ! fit Ketty.

(À suivre.)

[14 avril 1900]

XXIV

DEUX QUERELLES

(suite.)

— Alors ? questionna sa mère.

— Alors tu hériterais, à moins qu’il ne me tuât.

— En cas de querelle, je suppose que ce n’est pas toi qui serais tué.

— Je le suppose aussi, fit le marquis avec conviction. D’ailleurs, cela ne remplirait pas le but. Que donnerais-tu pour hériter ?

— Je donnerais bien la moitié de ce que je toucherais, pour l’avoir tout de suite.

— Ah ! la moitié !

Le marquis réfléchit profondément.

— Dis-moi, n’a-t-il pas toujours pour maîtresse Hélène de Troyes ?

— Je suppose que oui, puisqu’avec moi il n’y a rien ; il me semble qu’un fêtard comme ça ne doit pas vivre seul. Je ne le vois pas la nuit, je ne sais pas ce qu’il fait !

— Il y a peu de temps, il allait avec elle chez Maxim3, mais depuis qu’il s’est tout à fait amouraché de toi, je crois que leurs relations sont moins suivies.

— Il a rendez-vous, ce soir, dans un restaurant qui se trouve à l’Olympia.

— Ah ! très bien.

— Je crois que c’est avec un monsieur.

— Cela ne fait rien. Merci !

— Est-elle riche, cette fille ?

— Je le pense ! Maison au Bois, chevaux, voitures, bijoux chers, toilettes de chez la bonne faiseuse. C’est un peu pour elle qu’on lui a donné son conseil judiciaire.

— Ah ! alors, elle doit avoir de l’argent ?

— Oh ! elle en a. Mais nous ! En attendant, maman est allée voir pour moi, là-bas, chez ces femmes qui nous avaient transmis des propositions.

Mme Simpson prit alors la parole :

— Peuh ! oui, je suis allée voir ces gens-là. Mais rien. Des affaires à vingt-cinq louis. Paris est vide.

— Et pané ! ajouta Ketty.

Le marquis tira le cordon de soie qui correspondait aux rênes et le landau s’arrêta :

— Pour le moment, je ne puis rien. Pané aussi, fauché ! Mais patientez quelques jours, tout n’est pas perdu.

Il descendit, gagna un café qui se trouvait au rond-point des Champs-Élysées.

Il se fit apporter une consommation et de quoi écrire et rédigea une lettre qui ne contenait que ces simples mots :

» Chère madame,

» Je vous attends avec du champagne, cette nuit, afin de réparer complètement mes torts. À sept heures, au restaurant de l’Olympia. Pas chez Maxim, ainsi que nous en étions convenus.

» Marquis d’Alamanjo.

» Le monsieur du 27 bis, de la rue Saint-Georges. »

Puis, mettant une pièce dans la main du chasseur, il commanda :

— Ceci, immédiatement à son adresse.

Après une soirée passée, au théâtre, le marquis arriva au restaurant, fidèle au rendez-vous.

C’était un de ces établissements de nuit où l’on paie de mauvaises consommations très cher, où le genre est exotique et où les clients se composent de filles et de gommeux ; là, se trouvent, brillant d’un pur éclat, celles que l’on appelle aujourd’hui les horizontales de haute marque.

Le marquis choisit une table bien en vue ; il était difficile, pour ne pas dire impossible, de ne pas le voir.

Quelques instants plus tard, Hélène arriva en grands falbalas. Chez Maxim elle avait constaté l’absence du vicomte, aux assiduités duquel elle tenait désormais fort peu, puisqu’il était pourvu d’un conseil judiciaire.

Toutes ces dames se connaissent dans le monde où l’on s’amuse. Son entrée fut sensationnelle.

— C’est Hélène !

— Mais, oui, ma fille.

— Oh ! épatant ! Elle l’a lâché, alors ?

— Ruinez-vous donc pour les femmes.

Le marquis s’élança vers elle et la conduisit à table, après avoir donné un louis au chasseur pour payer le cocher.

— C’est ma voiture, fit Hélène.

— Qu’est-ce que ça fait ? répondit-il noblement tout en marchant.

Hélène s’installa à côté de lui, et le souper commença avec un menu sérieux.

Il faut connaître les mœurs, le potinage ordinaire de ces établissements pour se rendre compte de la stupéfaction éprouvée par le personnel en voyant que cette beauté presque célèbre avait ouvertement abandonné son protecteur officiel, le bon vicomte de Lossignol, et que le marquis la tutoyait avec affectation, demandant à chaque instant :

— Veux-tu du perdreau ?

Et la consultant sur la moindre chose.

Philippe, le maître d’hôtel, en fut complètement scandalisé :

— Que va-t-il se passer, mon Dieu ! lorsque le vicomte arrivera ?

Et en serviteur bien stylé, il crut devoir s’approcher d’elle et lui dire :

— Je crois que madame a un accident à sa toilette.

Hélène regarda sans découvrir l’accident. Néanmoins, Philippe insista avec conviction :

— Si madame voulait, la lingère l’arrangerait tout de suite. Ce serait si dommage d’abîmer la toilette de madame.

On croit communément qu’il suffit d’une certaine beauté, de quelque chic, d’une santé robuste et d’un manque absolu de dignité pour fructueusement exercer la profession de cocotte ; c’est une erreur grave, il faut aussi beaucoup de tact, et de la chance.

Hélène de Troyes comprit que Philippe devait avoir une raison pour lui tenir ce langage, et au lieu de se récrier bêtement que sa robe n’était pas déchirée, elle se leva et le suivit, tandis qu’il criait à l’un des garçons :

— Vite la lingère !

Ils se dirigèrent vers une manière de cabinet de toilette spécial.

Dès qu’ils furent seuls, le maître d’hôtel tint ce langage :

— Madame ne sait peut-être pas que M. le vicomte va peut-être venir ce soir ? Son ami Laurendeau et un autre monsieur...

Hélène l’interrompit :

— N’importe ! Ça m’est égal ! Il a un conseil judiciaire ; maintenant, il ne peut plus disposer de rien que de ses rentes, et j’ai appris qu’il s’apprêtait à me lâcher ; il veut épouser une Américaine, soi-disant riche, en réalité, une grue, que je rencontre tous les jours au Bois.

Philippe s’inclina devant cette volonté arrêtée :

— Madame m’excusera, j’avais cru devoir la prévenir.

— Il n’y a pas à vous excuser, mon garçon, je vous remercie, c’est très bien. Et elle regagna sa place et reprit gaiement son souper. Elle se sentait attirée vers son nouveau cavalier, qui, de son côté, paraissait fort épris.

Ce qui devait arriver arriva. Le vicomte parut, accompagné de l’inévitable Laurendeau. Il avait son monocle, son stick qu’il tenait par le petit bout, et l’air dominateur de quelqu’un qui se sait honorablement connu et apprécié.

Il était l’un des meilleurs clients des établissements de nuit, lesquels avaient bénéficié de la fortune qu’il avait bue et mangée à leurs tables.

À la vue de ce couple qui soupait, il fut stupéfié par un tel manque de convenances.

— C’est singulier, Laurendeau ; il me semble presque voir là Hélène de Troyes ?

Laurendeau répondit :

— Moi aussi ; il me semble même la voir tout à fait.

— Est-ce que vous admettriez, Laurendeau, que cette fille osât se montrer ici, où tous nous connaissent, avec un autre homme que moi ?

Laurendeau répondit :

— Non, je ne l’admettrais pas, et il faut, pour que la chose m’apparaisse possible, que je la voie moi-même ; mais je la vois, du moins, je crois la voir.

Le vicomte, doutant du témoignage de ses yeux et de son monocle, insuffisamment confirmé par la réponse de son ami, appela Philippe :

— Philippe ! dites, je vous prie, quelle est cette femme que je vois là-bas, vêtue d’une robe bleue, assise avec un monsieur, un rastaquouère, je crois, nommé marquis d’Alamanjo ?

Bien que parfaitement fixé, Philippe répondit avec prudence :

— Monsieur le vicomte, tout me porte à croire que c’est une personne que connaît monsieur le vicomte, ou du moins qu’il connaissait, laquelle est, il me semble, dénommée dans les journaux mondains sous le nom de : Hélène de Troyes.

— Tout vous porte à croire. Mais en êtes-vous sûr, Philippe ?

— Dame ! quand l’établissement s’est ouvert, je me rappelle que monsieur le vicomte l’a amenée, le jour même de l’inauguration, en nous disant : « Voilà une blanchisseuse qui est très jolie, je l’ai élevée jusqu’à moi, et comme elle s’appelle Hélène, désormais on l’appellera Hélène de Troyes. »

— Alors, Philippe, c’est bien la même personne ?

— Oui, c’est la même personne que monsieur le vicomte a amenée, mais je ne puis pas garantir qu’elle s’appelle Hélène ou de Troyes, ou même qu’elle soit née en Champagne. Seulement, c’est celle que monsieur le vicomte a lancée.

(À suivre.)

[15 avril 1900]

XXIV

DEUX QUERELLES

(suite.)

Lossignol fit un geste de menace, le maître d’hôtel crut devoir ajouter :

— À moins, toutefois, d’une ressemblance extraordinaire.

— Oui, l’affaire Lesurques4, merci.

Pendant que Philippe s’éloigne, le vicomte se retourne vers Laurendeau.

— Ainsi, Laurendeau, ce témoignage confirme ce que nous disions tout à l’heure sur l’identité de cette personne.

— Oui, reprit Laurendeau, mais pas complètement ; car il y a une restriction, remarquez-le.

Le vicomte haussa les épaules.

— Que pensez-vous que je doive faire, Laurendeau ?

— Mais, d’abord, vous assurer si c’est bien Hélène.

— Je vous en prie, n’excitez pas ma patience inutilement.

— Peuh ! ce que vous devez faire dépend du résultat que vous désirez atteindre. Si vous tenez à la société d’Hélène, faites-lui dire que vous êtes arrivé ; mais si vous n’y tenez pas, pourquoi vous inquiéter d’elle ?

L’avantage inestimable que trouvait le vicomte dans ses relations suivies avec Laurendeau était de lui emprunter de temps à autre, et surtout de se détendre les nerfs en daubant continuellement sur lui. Il n’y manqua pas.

— Laurendeau, j’ai beau m’appliquer à chercher à vous former, je n’y puis parvenir ; vous avez sans cesse des réponses stupides. Ce que vous dites là, c’est évidemment ce qu’aurait répondu M. de La Palice. Je vous demande ce que je dois faire au point de vue du monde, du high life, de la correction, afin d’éviter les railleries de cette valetaille ridicule qui, naturellement, depuis un instant, ne nous quitte pas des yeux.

Laurendeau répondit :

— À ce point de vue, je crois qu’il serait convenable de faire dire à Mlle Hélène que vous êtes arrivé ; seulement, comme au lieu d’aller chez Larue, où vous la rencontrez d’ordinaire, nous sommes venus ici, j’en conclus que vous ne teniez pas à la voir... et cette démarche aura probablement l’inconvénient de l’attirer auprès de nous...

— Qu’importe ? Tout plutôt que le ridicule... Philippe, cria le vicomte, ayez l’obligeance d’aller dire de ma part à Mlle Hélène de Troyes que le vicomte de Lossignol est arrivé et la prie de venir...

— Bien, monsieur le vicomte.

Et Philippe alla exécuter l’ordre.

Mais il produisit un effet inattendu :

— Que voulez-vous que ça me f...iche, mon garçon, que le vicomte de Lossignol soit arrivé ?... En voilà une nouvelle !... C’est pas mon père !... s’écria Hélène de Troyes.

Et, tout autour, s’éleva une clameur de rigolade.

— Ah ! il est arrivé... Il arrive ! Il arrive !

La dame de l’Olympia continua :

— Non, mais quelle chance, mes enfants ! Hein ! il est arrivé !...

Elle avait à peine prononcé ces paroles que son compagnon se leva et, solennel, s’avança vers le vicomte.

— Monsieur, vous êtes d’une inconvenance invraisemblable, d’une incorrection vraiment trop forte !

— Moi, incorrect ! ça, c’est catastrophal ! s’écria le vicomte.

— Vous vous permettez de faire appeler une femme qui soupe avec moi ! Si vous étiez un homme en état de me répondre...

— Je vous réponds.

— Je vous aurais déjà montré ce qu’il en coûte de m’outrager publiquement de la sorte.

Et le marquis tordait fébrilement ses moustaches cirées qui se redressaient, agressives comme des boutoirs de sanglier.

— Catastrophal ! s’écria le vicomte ; vous soupez avec ma maîtresse et vous me menacez ! Voudriez-vous aussi me jeter votre gant au visage ? Voici ma carte.

— Avant de la prendre, monsieur, déclara le marquis, je voudrais savoir ce que vous voulez que j’en fasse. Est-ce bien pour vous envoyer des témoins ? Êtes-vous de ceux qui se battent ou de ces gens qui donnent leur carte simplement pour faire connaissance, comme vous le fîtes récemment, m’a-t-on dit, avec un vieux docteur ? Moi, je n’accepte de carte d’inconnus que comme gage de combat.

— C’est pour cela que je vous la donne. Je suis le vicomte de Lossignol, et dans ma famille on se bat... Lahire de Lossignol.

— Lahire ! Lahire ! s’exclama l’aventurier, comme le valet de carreau, alors ?

— Comme quelqu’un qui attend toujours votre carte, à moins que vous n’ayez peur.

— Peur ! moi ! La voici.

Le marquis ayant prié le journaliste Dhupondt et le comte de Cruccilly de l’assister, immédiatement des pourparlers furent engagés entre les témoins. Ce furent Laurendeau et H. Schmitt qui représentèrent le vicomte.

Rendez-vous fut pris pour trois heures à Longchamp. Cette rencontre décidée, le marquis sortit avec sa conquête ; il était un peu préoccupé de l’attitude de son adversaire qu’il avait supposé lâche et qui se montrait résolu.

Qu’importe, n’avait-il pas le choix des armes et n’était-il pas sûr de son adresse au pistolet ?

— Ma chère Hélène, en passant, jetez-moi, je vous prie, au cercle et, en raison de la circonstance, pardonnez-moi de vous laisser rentrer seule.

— Mon Dieu ! s’écria la malheureuse cocotte, on dirait que vous me portez la guigne. L’autre jour vous m’avez fait quitter par Dhupondt, et ce soir, vous me forcez à rentrer seule.

— Je ne vous force pas à rentrer.

— À cette heure, que pourrais-je faire ? Et pensez-vous, quand vous vous battrez demain pour moi, que j’aurais le cœur... ?

Un baiser arrêta l’attendrissement. Ils étaient arrivés.

Le cercle de la Considération artistique, lequel a été fermé depuis, était un de ceux qui abritent à la fois journalistes, bourgeois et rastaquouères. Parfois même on y charrie – le terme est consacré – des étrangers naïfs qui pontent ou taillent des banques avec du vrai argent, car les habitués, eux, n’opèrent qu’avec des cartons, des plaques d’os ou de nacre, ce que, dans son langage imagé, Lossignol appelle « des boutons de culotte ».

Danglars, bien que ne jouant jamais, y venait dans l’espoir de rencontrer le marquis. Il y trouvait, en attendant, des confrères pouvant le renseigner sur les événements du jour, chose importante pour un journaliste en quête d’emploi. Ses lettres à Mlle de Montfort étaient toutes restées sans réponse.

À la suite de la démarche d’Anaclet, il reçut ce billet :

« Mlle de Montfort-Chalosse remercie M. Danglars du service signalé qu’il a rendu à la duchesse et à elle-même, elle lui en exprime sa reconnaissance la plus vive et en gardera le souvenir toute sa vie ; mais elle le prie, au besoin le conjure, par ce qu’il a de plus sacré, de cesser toute correspondance, toute relation, de quelque nature qu’elle soit.

» Elle n’hésite pas à lui adresser cet appel qu’elle signe de son nom, le priant de garder pour lui ces lignes qu’elle confie à sa discrétion, comme le seul témoignage qu’elle puisse jamais lui envoyer, de sa reconnaissance et de son affection.

» Emma. »

Le malheureux journaliste avait lu cent fois cette lettre, sans arriver à en pénétrer le sens.

Emma l’aimait-elle encore ou ne l’aimait-elle plus ?

Elle l’avait aimé, elle n’était pas femme à l’avoir oublié, elle parlait d’ailleurs encore de son « affection » ; alors pourquoi ne plus le recevoir ? ne pas même admettre la possibilité d’une correspondance ?

Deux pensées l’obsédaient, le tiraillaient : revoir Emma et retrouver le marquis d’Alamanjo pour le châtier. Quant à Ketty, il n’y pensait plus.

Il y avait une heure qu’Hélène avait déposé au cercle le marquis. Comme il jouissait encore de quelque crédit, il avait emprunté cent louis à la caisse et était allé dans la salle de jeu, tailler une banque.

La guigne le poursuivait, il perdit.

Furieux, il se leva du fauteuil à coussin vert sur lequel trônent les banquiers, repoussant d’un geste écœuré la corbeille apportée par le garçon de salle ; il n’avait à y ramasser que si peu de jetons ! Après avoir fait ses comptes et restitué le reste de ses jetons au comptable, sauf quelques vrais louis en or qu’il étouffa par habitude professionnelle, il vint dans le hall mâchonner son cigare, car il était de trop massacrante humeur pour le fumer en paix.

Quel funeste concours de circonstances faisait donc qu’ayant eu de l’argent à sa disposition, il se trouvait si souvent et si complètement décavé ?

Hélas ! ces circonstances étaient toujours les mêmes, ou pour mieux dire la même : il était joueur, et dès qu’il s’était procuré des fonds par quelque mauvais coup, il les perdait et il n’en avait plus. Cette constatation si simple, si indiscutable le mit en rage.

Verminot et Castelhaut, témoins de sa déconfiture, s’efforcèrent à le consoler. Tout à coup Danglars apparut à une table voisine.

(À suivre.)

[16 avril 1900]

XXIV

DEUX QUERELLES

(suite.)

— Tiens ! s’écria-t-il, voici M. Danglars.

Ce fut dit d’un ton sarcastique et provocateur.

Danglars, immédiatement, s’avança vers son ennemi.

— Monsieur, je vous défends de prononcer mon nom, et s’il vous arrivait d’avoir l’air de me connaître, j’emploierais des moyens tels pour démontrer à tous que je n’ai rien de commun avec vous, que vous regretteriez d’avoir provoqué cette manifestation.

— Je vous ai fait chasser de partout, reprit le marquis ; est-il indispensable que je vous fasse aussi renvoyer du cercle ?

— Soyez sûr, monsieur, je vous l’ai déjà dit, que sur un terrain de combat, vous ne me feriez pas sortir.

— Vraiment ! dit le marquis.

— L’essai est facile à faire, reprit le journaliste, et à votre entière disposition.

— Je ne me bats qu’avec les gens honorables et non pas avec ceux qui sortent de prison !

— Soyez sûr que vous irez bientôt et que vous, vous n’en sortirez pas.

Le marquis furieux se leva.

— Vous m’insultez, misérable !

— Oui ! je vous insulte, mais il paraît que cela ne vous fait pas battre ; vous prenez l’insulte vraiment avec une grande facilité ; à Cuba, les gifles ont-elles le pouvoir de faire battre les lâches ?

Un certain nombre de membres du cercle s’étaient rassemblés et l’on s’interposa.

Danglars reprit :

— Ce monsieur se permet de me nommer tout haut, je l’ai prié de ne pas continuer, il ricane ; alors je l’ai insulté, il ricane toujours ; je vais le gifler pour voir le résultat que cela produira.

À ce mot, le marquis lança sa main sur la figure de Danglars en disant :

— Vous n’aurez pas cette peine.

Il n’était plus possible d’éviter une rencontre. Il fut convenu que le lendemain matin auraient lieu les pourparlers officiels, mais d’ores et déjà tout fut réglé et décidé en principe.

On se battrait à deux heures, près des tribunes de Longchamp, à l’épée ; Danglars amènerait un médecin.

Castelhaut et Verminot furent les témoins du marquis ; Danglars fut assisté par Laurendeau et Briscleaux, journaliste de ses amis.

XXV

OÙ DEUX DUELS SE TERMINENT D’UNE FAÇON INATTENDUE

À deux heures, près des tribunes de Longchamp, tous furent exacts au rendez-vous ; les conditions furent l’épée avec gants de ville.

Les voitures furent rangées de l’autre côté des tribunes ; quelques intéressés de la deuxième affaire, celle avec le vicomte, arrivèrent pendant que l’on choisissait le terrain.

Un peu plus tard, descendit seul d’une vieille berline jaunâtre le médecin venu pour Danglars.

C’était un vieux monsieur que personne, sauf son client, ne connaissait, d’allures bizarres, coiffé d’un chapeau dont les bords étaient de largeur invraisemblable ; il s’appuyait sur un gros jonc à pomme d’argent. Un observateur attentif eût remarqué qu’il regarda un instant Anaclet et que celui-ci lui fit un imperceptible signe d’intelligence, après lequel il continua à s’avancer.

Dès qu’il se trouva en face des tribunes, il s’étonna avec presque de l’ahurissement et il demanda à quoi pouvait bien servir cette piste énorme d’une longueur de plusieurs centaines de mètres.

— Si l’on n’a pas l’intention de se battre à la course, ou à cheval, ou en char, comme les anciens, il me semble que c’est beaucoup trop grand pour deux personnes et tout à fait disproportionné avec la longueur des épées. Ils ne pourront s’atteindre.

Les témoins crurent que ce vieillard avait l’esprit dérangé. Par politesse, on ne lui dit pas que ses réflexions étaient inutiles et tout à fait saugrenues.

Pendant les préliminaires, il s’assit paisiblement à l’écart, tira de sa poche des planches anatomiques et tenta d’expliquer à l’un des témoins l’influence que pouvait avoir la forme du crâne sur la bravoure et la manière de tirer l’épée ou le pistolet ; l’autre, préoccupé de sa responsabilité, ne lui prêta aucune attention.

Le docteur, sans s’en soucier, continua :

— Faites donc ce que vous voudrez, je vois que nous n’avons pas les mêmes idées ; et puis, du reste, un combat ne m’intéresse guère. Qu’est-ce que c’est, après tout ? C’est une opération chirurgicale, faite sans soins, au hasard, par de mauvais praticiens, avec des instruments absolument ridicules et un patient qui récalcitre. Ah ! s’il s’agissait de faire des fouilles dans une cervelle, de préciser le siège de l’ouïe, de la vue, et d’expliquer pourquoi tel est affligé de daltonisme, et voit vert ce qu’un autre voit bleu ; pourquoi tel musicien que j’ai connu ne peut prendre proprement un la bémol, ne peut assimiler les octaves, se trompe dans l’appellation des notes dès qu’on change les timbres ; pourquoi le cheval et l’écureuil ont de la mémoire, tandis que la linotte n’en a pas ; pourquoi les ramiers retrouvent leur chemin dans l’espace, alors que l’homme ne peut reconnaître seulement les points cardinaux sans le secours des astres. Oui, cela m’intéresserait. Se battre ! Se battre ! Et après ? Qu’est-ce que cela prouve ? on sera bien avancé. Et il croit que je n’ai pas pris mes précautions, l’imbécile ! Que je vais les laisser battre. Avec Danglars, qui pourrait abîmer son crâne ! Ah ! si l’on tentait une opération nouvelle, intelligente, pratiquée avec des instruments de précision, comme par exemple remplacer les poumons, le cœur, l’estomac, la cervelle par quelques organes nouveaux et en bon état. Car, évidemment, on peut enlever quantité de choses qui nous alourdissent. La nature inintelligente nous dote d’un tas d’organes parfaitement inutiles, qui ne servent qu’à gêner et parfois occasionnent des maladies dangereuses, et à côté de cela, nous en supprimons par le non-usage d’autres extrêmement utiles et ornementaux. Ainsi nous n’avons plus que Goliath qui ait une queue et il s’en sert très bien ; c’est très utile quand on sait s’en servir. Nous n’avons que deux mains, une même, à proprement parler, car la main gauche finira par être complètement ankylosée et incapable de service, tout comme les pieds. Goliath, lui, se sert de tout cela. Heuh ! un duel intelligent, ce serait de se faire enlever chacun un organe, quelques grammes de cervelle. Cela servirait à la science, à l’humanité. On constaterait des résultats... Mais, bah ! les condamnés à mort, on ne peut même pas y toucher ! Aveuglement stupide ! qui perpétue l’ignorance, la stagnation forcée de la médecine... on ne peut faire d’expérience.

Deux voitures s’arrêtèrent encore, elles ne pouvaient être aperçues des combattants ni des témoins.

De la première descendit un domestique en livrée, lequel n’était autre que Jean Anaclet, envoyé par sa maîtresse pour lui venir aussitôt apporter le résultat du duel avec le vicomte.

De la seconde, une jeune femme en deuil qui chercha à s’orienter.

Dès qu’Anaclet l’aperçut, vivement il s’approcha, mais sur un de ses regards, au troisième pas s’arrêta interdit, pendant qu’elle contournait les tribunes ; elle tenait une carte à la main et s’empressa, voyant que le combat était imminent :

— Je désire parler à M. le marquis d’Alamanjo.

(À suivre.)

[17 avril 1900]

XXV

OÙ DEUX DUELS SE TERMINENT D’UNE FAÇON INATTENDUE

(suite.)

Le marquis s’avança ; elle lui remit la carte :

— Je viens de la part de ma maîtresse, elle vous attend dans une voiture et veut vous parler tout de suite.

— C’est impossible ! répondit-il, vous le voyez bien.

— Elle m’a recommandé d’insister, elle attend là en voiture, tout de suite.

— Je ne peux pas en cet instant, c’est impossible !

Et revenant vers le directeur du combat, l’aventurier s’excusa :

— Pardonnez-moi, monsieur, je suis à vos ordres.

Et il se fit in petto ce raisonnement :

— Les femmes sont singulières. Hélène est toute fière de penser que je me bats pour elle et celle-ci, qui me menaçait du bourreau, qui a mieux aimé se tuer que m’appartenir, à quel propos s’émeut-elle ? Elle doit être dans un état intéressant. Il ne peut y avoir d’autre motif.

— Recommandez qu’on ne laisse plus entrer personne, dit le directeur du combat.

Les adversaires avaient quitté leurs vêtements et se trouvaient en bras de chemise.

Le baron de Castelhaut, ayant mesuré les épées, les croisa, et prononça les mots sacramentels :

— Allez, messieurs !

Sur la réponse apportée par la camériste, une dame élégamment vêtue de deuil avait à son tour mis pied à terre, mais quand elle voulut passer, l’homme de garde chercha à l’en empêcher ; c’était un employé de la Société d’Encouragement.

— Vous ne pouvez passer, mademoiselle, dit-il, je viens de recevoir l’ordre.

— Je suis Mlle de Montfort-Chalosse, la fille du duc de Montfort-Chalosse, membre fondateur de la Société d’Encouragement ; par conséquent, j’ai le droit de passer.

— C’est parfaitement juste ! déclara-t-il.

Le vicomte, qui arrivait avec Laurendeau, la salua :

— Irréprochablement ! confirma celui-ci saluant à son tour. Mon ami, votre situation est celle d’un concierge qui voudrait empêcher son propriétaire d’entrer chez lui.

Le concierge, devant cette double affirmation, s’écarta respectueusement :

Emma s’approcha sans que personne y prît garde, tant était tendue l’attention de tous.

Les passes d’armes étaient silencieuses et jusque-là sans résultat ; les adversaires étaient d’égale force, tous deux montraient le même sang-froid ; ils en étaient à cette période d’essai préliminaire dans laquelle les duellistes habiles s’étudient, se tâtent.

Le marquis, après quelques attaques, s’aperçut que Danglars avait une tendance marquée à parer en prenant le contre ; il résolut de tirer parti de cette remarque et de tromper le contre ; il passa longuement un dégagement, afin de l’inciter davantage à user de la parade qui paraissait lui être la plus familière.

Effectivement, Danglars prit encore le contre. Alors l’épée du marquis se déroba vivement, cette fois, devant celle de son adversaire, serrant le jeu le plus possible, son bras se détendit comme un ressort, l’arme avec la rectitude d’une flèche, vola menaçante vers la poitrine de Danglars ; celui-ci essaya de réagir, mais visiblement, il était trop tard, la parade n’arriverait plus à temps ; un voile de mort passa devant ses yeux.

Ses témoins désespérèrent.

Cependant l’épée du marquis n’atteignit point sa poitrine ; à un pouce, elle dévia brusquement, Emma l’avait saisie dans sa main.

Devait-on croire le témoignage des yeux ?

N’était-ce pas Mlle de Montfort-Chalosse, qui était là, qui avait osé chose pareille ?

Tous se regardaient, stupéfaits d’un pareil manquement aux lois ordinaires du duel.

Elle prit la parole :

— Veuillez m’excuser, messieurs, je vous prie. Ce que j’ai fait est contraire aux usages, je le sais fort bien, mais il y a des droits qui priment encore ceux de la guerre et du duel et je vais le montrer. Je vous prie, monsieur le marquis d’Alamanjo, de venir ; je vous avais fait dire que j’avais à vous parler, vous auriez dû comprendre que ma communication était pressante et relative au combat. Ne vous en prenez donc qu’à vous si je l’ai interrompu. Vous n’aviez qu’à venir. Venez donc sans plus tarder, sinon je serai forcée de justifier mon intervention devant ces messieurs.

Ce qui se passait était tellement anormal, si exorbitant que les assistants ne surent que répondre dans le premier moment. Cependant le baron de Castelhaut craignit de se compromettre en ne protestant pas.

— Je n’ai aucune autorité sur madame, ni aucune pression à exercer sur les combattants, pourtant mon devoir est de déclarer qu’une fois qu’ils sont sous les armes, dirigés par celui-là même qu’ils ont choisi, il n’appartient à personne autre que lui d’interrompre le combat et surtout d’employer de pareils moyens, que je qualifierais d’une façon cruelle, si le respect que je professe pour Mlle de Montfort-Chalosse ne maintenait les paroles que j’ai grand-peine à retenir sur mes lèvres.

— Une minute, messieurs, vous apprécierez ensuite s’il est possible de continuer. Venez, monsieur d’Alamanjo.

Le marquis obéit.

Que voulait-elle donc ? L’aimait-elle ? Avait-elle peur pour la vie du père de l’enfant qu’elle allait mettre au monde ?

C’est ce qu’il crut ; aussi pour accentuer sa désapprobation et démontrer sa parfaite innocence, il s’écria :

— Ce que tu viens de faire là, sans me consulter, me déshonore !

Cette parole prononcée haut avec intention fut entendue de tous et tous éprouvèrent une stupeur égale, elle pénétra comme un fer rouge dans l’âme du journaliste.

Ainsi, la fille d’un des gentilshommes les plus qualifiés de France, dont tous eussent été heureux et fiers d’être distingués, était tutoyée publiquement par ce rastaquouère des plus douteux !

— Tu es une misérable femme ! dit encore l’aventurier.

Emma le toisa et, ricanant à mi-voix :

— Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à m’entendre appeler misérable, et surtout par vous. Il n’y a que moi ici qui puisse perdre l’honneur et j’ai fait ce sacrifice pour empêcher une lâcheté ! Mais vous, songez-y, il vous reste quelque chose, vous pouvez encore perdre la tête, puisque je sais qui vous êtes ; vous, c’est avec Deibler que vous aurez à vous battre et, cette fois, les armes seront inégales, à votre détriment, si vous ne faites pas d’excuses à votre adversaire.

— Moi ! des excuses ! sur le terrain ! Pour qui donc me prenez-vous ?

— Pour ce que vous êtes.

— Pareille preuve de lâcheté ! non, la mort plutôt ! répondit le marquis dont la figure exprimait la plus sombre résolution.

Il tenait son épée à la main et paraissait si menaçant que les témoins, se demandant s’il n’allait pas assassiner Emma, se rapprochèrent :

Elle reprit paisiblement :

— Je vous connais et vous me connaissez aussi, vous savez que je ne menace pas en vain, n’est-ce pas ? Or, à l’instant même, je vais dire à ces messieurs qui vous êtes et vous allez être arrêté, entendez-vous, Jack.

Et elle accentua ce nom Jack si nettement qu’il claqua comme un coup de fouet aux oreilles du groupe.

— Jack ! répéta quelqu’un étonné, qui donc s’appelle ainsi ?

L’aventurier saisit violemment le poignet d’Emma et hurla à voix basse :

— Prenez garde que je ne sois plus maître de moi ! Silence ! taisez-vous ! Ah ! taisez-vous !

Elle ricana :

— Vous ne tutoyez plus ! Pourquoi vous ? Oh ! vous pouvez tutoyer tout à votre aise ! Vous pouvez même me tuer, pas aussi facilement qu’à l’hôtel, cependant, n’est-ce pas ? Mais vous ne pourriez vous enfuir assez vite, milord. Je trouverais le temps et la force d’expliquer votre cas, n’est-ce pas, milord ? de dire qui vous êtes, milord.

Et chaque fois qu’elle prononça milord, elle enfla la voix.

— Milord, elle l’appelle milord, à présent, fit Lossignol, entendez-vous Laurendeau ?

— Non, j’ai entendu Jack...

— Tout à l’heure, mais maintenant...

— Je n’ai rien entendu.

— Vous êtes sourd !

— Depuis tout à l’heure, seulement, alors ?

— Obéissez-vous, oui ou non ? Vous me connaissez assez pour savoir que je ne menace pas en vain, je vous en ai donné la preuve. Venez faire des excuses, sinon...

La figure décomposée, le marquis revint avec elle vers les assistants…

— Messieurs, dit-elle, je prends la parole pour M. le marquis d’Alamanjo qui me charge de vous exprimer ses regrets de ne pas pouvoir continuer ce combat.

Des signes de stupeur s’échappèrent du groupe ; Alamanjo fit un mouvement de protestation et de rage :

— C’est une infamie que vous commettez là !

Jack ! dit-elle, refusez-vous d’obéir ?

Il se tut désespéré. Après un instant, elle reprit :

— Alors, je parle bien en votre nom, n’est-ce pas ? Il n’y a point de méprise, j’y suis bien autorisée ?

Un silence de mort régna.

— Donc, je continue : le marquis, messieurs, fait des excuses formelles à M. Danglars vis-à-vis duquel il reconnaît avoir eu tous les torts et il prend l’engagement absolu de ne jamais renouveler pareille provocation.

— Cependant, madame, dit Danglars hors de lui, quelque désir que j’éprouve à vous être agréable et quelque grand que soit l’intérêt que vous portiez à mon adversaire, permettez-moi de refuser.

— Monsieur, vous avez les excuses auxquelles vous avez droit, que tout soit donc fini. Si ignorante que je puisse être des habitudes du duel et des exigences du point d’honneur, je ne crois pas que personne ait le pouvoir de forcer les gens à se battre quand ils ne veulent pas… quand ils ont fait des excuses. Or, le marquis ne veut pas se battre.

— Mais vous mentez, c’est infâme ! hurla Alamanjo. Je veux me battre.

— Eh bien ! donc, reprenons nos épées, s’écria Danglars que la fureur emportait.

— Messieurs, ceci est ma dernière parole : M. le marquis d’Alamanjo ici présent ne peut se battre. Je le lui défends, moi, Emma de Montfort-Chalosse. Et si M. le baron de Castelhaut dirige le combat sans m’avoir entendue auparavant, qu’il sache bien qu’un compte sévère lui sera demandé par Dieu et par les hommes, et qu’il expose gravement son honneur et sa liberté.

L’aventurier, fou de rage, brisa son épée sur son genou. Emma s’éloigna sans détourner la tête, d’un pas lent, presque automatique.

Un long et douloureux silence s’établit pendant lequel chacun s’abîmait en de pénibles réflexions. Le docteur, dont les regards erraient pour la première fois de ce côté, semblait au contraire sourire. Il plia ses planches anatomiques et se rapprocha lentement.

— Des excuses sur le terrain, ça ne s’est jamais vu ; catastrophal ! Laurendeau, ne pensez-vous pas que c’était un prétexte pour ne pas se battre ?

— Un duel qui n’aboutit pas de cette façon me paraît un coup monté ; on ne me fera jamais croire qu’une femme intervienne avec une telle autorité, sans en être priée par son amant.

(À suivre.)

[18 avril 1900]

XXV

OÙ DEUX DUELS SE TERMINENT D’UNE FAÇON INATTENDUE

(suite.)

Ce mot, prononcé tout haut à propos d’une jeune fille du plus grand monde, jusque-là irréprochable, personne ne le releva ; six mois auparavant, la moitié des membres de la Société de la Jeunesse royaliste et de l’Œillet blanc eussent envoyé des témoins au rustre assez mal appris pour émettre l’opinion que Mlle de Montfort-Chalosse avait un amant.

Pénible spectacle ! Invraisemblable déchéance !

Comment expliquer sans cela la scène, l’attitude, le tutoiement contre lequel elle n’avait même pas protesté.

Danglars eût préféré la mort à la vie achetée un tel prix.

La révélation de cette liaison, de cet amour d’Emma pour ce misérable, l’affolait. Et lui, René, il sentait qu’il l’aimait. Ah ! Ketty et elle se valaient.

Laurendeau interpella les témoins de l’adversaire :

— Messieurs, des pourparlers ont eu lieu, hier, à propos d’une rencontre entre M. le marquis et le vicomte que je représente.

La première affaire étant terminée, il me semble qu’il n’y a aucune raison de différer la seconde et d’attendre jusqu’à trois heures. Nous sommes tous réunis sur le terrain de combat et à moins que de nouvelles excuses ne soient faites…

À ces mots, le marquis s’élança et avec ce cabotinage qui était le fond même de sa nature, il s’écria :

— Des excuses ! Ah ! soyez tranquilles, messieurs, vous allez voir que je n’en fais pas toujours, vous allez voir que j’ai été forcé par la folie d’une femme, la vengeance jalouse d’une maîtresse à laquelle j’avais, par un serment imprudent, engagé ma parole de gentilhomme.

Elle en a abusé pour m’abaisser, m’humilier, pour me faire commettre une action déshonorante pour tout autre dont le courage serait moins prouvé.

Heureusement quand on a commandé à bord du Montezuma, dirigé l’expédition de Cuba, on peut, sans perdre l’honneur, obéir à la femme aimée et faire des excuses.

Plaignez-moi, messieurs et comptez sur moi. J’abandonne le choix des armes.

Les nouveaux pourparlers commencèrent. Laurendeau, qui avait remarqué la finesse du jeu du marquis, choisit le pistolet pour son client.

Le vicomte était poseur et grotesque, mais il n’était pas lâche. Bien que ce fût un désappointement pour lui, de ne pas obtenir les excuses sur lesquelles il comptait, après ce qui venait de se passer, il s’apprêta résolument au combat.

On s’aperçut alors qu’il manquait un témoin au marquis, le comte de Crucelly5 seul était présent. Dhupondt n’était pas venu.

Verminot et Castelhaut refusèrent positivement leur concours.

— Faire battre deux fois de suite la même personne, c’est absolument irrégulier ! déclarèrent-ils.

Laurendeau en référa au vicomte qui répondit fort judicieusement :

— Je ne trouve pas qu’avoir fait des excuses constitue une première affaire, non, je ne trouve pas. Au surplus, il n’a qu’à m’en faire.

Laurendeau répéta la leçon, et une pensée alors traversa l’esprit de Verminot qui, à tout prix, depuis la scène, ne voulait pas plus que le baron accepter le rôle de second :

— On pourrait aller chercher le docteur, le prier de nous remplacer et d’assister M. d’Alamanjo. Justement il vient de ce côté.

— Je vous remercie, monsieur, de grand cœur, mais ce médecin a été amené par M. Danglars, mon adversaire, et ne le connaissant pas, je ne puis me permettre. Mais si vous voulez bien faire la démarche, je vous en saurai un gré infini, car je suis dans une situation bien cruelle pour un gentilhomme.

Laurendeau se dirigea vers le médecin.

Celui-ci, après explication, manifesta le plus vif étonnement.

— Comment ! c’est fini, le duel est fini ! On aurait dû m’appeler avant ; un témoin, il me semble, doit assister à l’affaire, charger les pistolets ! Et vous me dites que c’est fini ! Mais je n’ai pas entendu les coups de pistolet ! Les pistolets, ça détone, à moins qu’on n’ait employé la poudre que j’ai découverte, qui ne cause ni fumée, ni bruit.

— Il n’y avait point à vous appeler, docteur, remarquez que vous n’étiez pas ici en qualité de témoin, mais comme docteur.

— Je ne comprends pas bien ce que vous dites. Mais, soit. Comme docteur, j’aurais dû tout de même entendre les détonations, un docteur n’est pas fatalement sourd. Il est même mieux, beaucoup mieux qu’il ne le soit pas. En tout cas, moi je ne le suis pas et je n’ai rien entendu. Alors, ce n’est pas fini, que diable !

— Non, ce n’est pas fini complètement.

— Ah ! bien ! Bon ! Nous sommes d’accord.

Et le docteur vint, sans bien comprendre à quel propos on l’appelait. Immédiatement, son attention se porta sur Danglars dont la contenance était désespérée ; il l’examina.

— C’est curieux ! Sa mine est pitoyable, mais non, je ne vois rien, mais alors, quel est le malade ! Quel est le blessé ?

— Il n’y en a pas.

— Bravo ! Bien. Du reste, l’homme devrait s’occuper de repeupler et il ne cherche qu’à dépeupler, à détruire. Évidemment, si on adoptait ma grande méthode, rien de tout cela n’arriverait plus, car l’homme à cervelle perfectionnée, cultivée, bien conformée, ne ferait pas la dixième partie des bêtises qu’il…

Les observations du docteur furent dévoyées par l’arrivée de son client. En le voyant, il ne put retenir un mouvement d’admiration et se parla tout bas : « Il n’y a rien d’aussi beau que cette tête ! C’est évident ! Il faut que je l’aie, si je n’ai pas l’autre. Mais c’est impossible, Pranzino est moins beau. Et puis, il est en prison. Tandis que celui-ci est en pleine liberté. C’est incroyable, on attendra pour l’arrêter qu’il ait tué quelqu’un. »

— Monsieur le marquis d’Alamanjo, présenta Laurendeau, qui vous prie, docteur, de lui servir de témoin.

— De témoin, dites-vous ?

— En effet, docteur, je vous serais reconnaissant.

Le marquis s’inclina.

— Oh ! mon Dieu, monsieur, je ne refuse pas. Mais, enfin, c’est bien curieux ! Ce monsieur me disait tout à l’heure que j’étais appelé comme docteur ! Moi, j’avais apporté des balles, on ne s’en est pas servi.

— On se battait à l’arme blanche.

— Alors, fort bien ! Je suis comme médecin, quand on se bat à l’arme blanche, quand on opère, et au pistolet, alors, je suis témoin. C’est bien cela, n’est-ce pas ? J’aime à comprendre.

— C’est tout à fait cela, et Laurendeau agacé, mesurait la poudre, assisté de Smith et de Crucelly.

— Oh ! permettez, dit le docteur, pour la poudre, c’est bien, je vous laisse faire, mais pour les balles, non ! Je veux qu’on se serve de mes balles, autrement, je refuse d’être témoin. Je les ai fondues moi-même, examinez-les, je vous prie.

— C’est inutile !

— Du moment que je ne suis plus docteur, je dois chercher à faire le plus de mal possible et charger avec des balles sérieuses. Je les avais apportées pour l’autre duel ! Peuh ! l’un ou l’autre ! Il s’agit toujours de trouver une peau. Tout à l’heure, comme docteur, je tâcherai de faire une reprise, un stoppage au trou que je vais aider à perforer.

À la réflexion, il serait plus simple de ne rien faire du tout. Tâcher d’enfoncer une balle pour la retirer ensuite, c’est ridicule ! Ne trouvez-vous pas ? En tout cas, je veux mes balles, je n’ai confiance que dans mes balles.

— Grands dieux ! donnez vos balles, docteur !

Et Laurendeau les introduisit dans les pistolets.

(À suivre.)

[19 avril 1900]

XXV

OÙ DEUX DUELS SE TERMINENT D’UNE FAÇON INATTENDUE

(suite.)

On mesura les pas, on plaça les combattants.

Le cérémonial ordinaire fut suivi.

— Êtes-vous prêts, messieurs ?

— Oui… Oui.

— Feu ! Un, deux !

Deux coups de feu retentirent, mais aucun des deux combattants ne tomba.

— Très bien. J’ai entendu et j’en suis fort content. Ce monsieur voulait me faire croire que j’étais devenu sourd subitement. Et il n’y a personne de mort ! Tout a très bien, très bien fonctionné. Seulement, j’étais mal placé, je n’ai pas bien vu. Mais je me placerai mieux cette fois.

Le marquis demanda que l’épreuve fût recommencée.

Sans même discuter avec les témoins adverses, le docteur déféra à ce vœu.

— Mais comment donc, c’est la moindre des choses ! Recommençons.

Laurendeau en fit la remarque avec aigreur.

— Mes amis, recommençons.

— Il aurait semblé plus correct de nous consulter d’abord.

— Peuh ! riposta le docteur, il faut que jeunesse se passe, que diable ! Ils ont envie de se battre, et puis il est intéressant de savoir au juste à quel point de la trajectoire s’opère la… Mais pardon ! Vous avez raison, mon ami, consultons-nous, consultons, je ferai ce que vous voudrez. D’autant que je viens de reconnaître l’adversaire, et c’est justement un de mes clients. Peut-être sera-ce un neveu même pour plus tard : il voudrait épouser une nièce à moi.

Laurendeau conclut que le vieillard était tout à fait aliéné.

On rechargea avec le même cérémonial.

Cornélius, après la remise des armes, ne resta pas dans le groupe formé par les témoins.

— Ne restez pas là, docteur, vous risquez inutilement votre vie.

— Oui. Mais j’ai besoin de voir, de me rendre compte. Je ne risque rien du tout, puisqu’on ne touche jamais l’endroit qu’on vise. D’après la statistique, il y a une balle sur mille.

— Silence ! s’il vous plaît. Feu ! Un, deux ! cria une seconde fois le directeur du combat.

À ce moment, Cornélius courut se placer à trois pas exactement derrière le marquis.

Les deux balles partirent.

Même résultat négatif.

— Parbleu ! s’écria le docteur, vous visez beaucoup trop à gauche, mon jeune ami. Vous n’êtes pas dans la ligne. Impossible de faire une observation sérieuse. Si vous n’êtes pas fatigués, recommençons.

— Recommençons, répéta rageusement le marquis, stupéfait d’avoir manqué Lossignol, surtout alors qu’il considérait avoir visé d’une façon irréprochablement juste.

Laurendeau, épouvanté de sa responsabilité, troublé au dernier point de l’attitude du docteur, alla consulter le baron de Castelhaut sur l’injonction formelle de Smith.

— Que puis-je vous répondre ? lui dit le baron, puisque j’ai refusé de continuer à assister Alamanjo, c’est que la situation m’a paru des plus dangereuses. Si l’un des combattants est tué, vous passerez en cour d’assises et vous serez condamné. L’attitude de ce vieillard seule vous ferait condamner. C’est lui qui, de son chef, décide la continuation du combat.

Il est certainement fou ! Vous ferez quelques mois de prison et tous vous serez ridicules, parce qu’on constatera que vous aviez pour collègue un échappé de Charenton6.

Verminot partagea entièrement l’avis de Castelhaut.

Laurendeau et Smith déclarèrent l’honneur satisfait et refusèrent tout autre échange de balles.

Le procès-verbal fut rédigé immédiatement et signé par les quatre témoins.

Le docteur, dont la figure exprimait le plus joyeux contentement, rendit la plume le dernier en disant :

— Peuh ! on aurait bien pu en tirer encore une.

Alamanjo, les traits contractés de rage et de dépit, pensait à l’affront mortel qu’Emma venait de lui infliger et à la perte irréparable de l’héritage de Lossignol qu’il voyait fuir devant les convoitises de Ketty et les siennes, et cela grâce à une maladresse inexplicable. Lui qui ne manquait jamais son but, comment n’avait-il pas atteint son homme ?

Au loin, Danglars errait, triste et désespéré, pensant :

— Devant tous, elle a été tutoyée par lui, et elle n’a pas protesté ! Se compromettre là, publiquement ! Elle l’aime donc bien follement ! Pourquoi donc ne m’a-t-elle pas aimé ainsi, moi qui l’ai sauvée ! Quelle affinité peut exister entre ces deux êtres si dissemblables de mœurs, de monde, de race ?

Peu à peu, les voitures repartaient, ramenant à l’intérieur les assistants.

L’aventurier restait pensif et furieux, sur un banc, répétant :

— Une pareille maladresse est inexplicable.

Le docteur le consola.

— On aurait recommencé tant que vous auriez voulu, le résultat aurait toujours été le même, mon ami, ne vous faites pas de bile. Ce n’est pas votre faute, les balles avec lesquelles j’ai chargé les pistolets n’atteignent jamais le but.

— Vous dites ? Le marquis se leva avec rage en voyant le vicomte partir en voiture.

— Vous dites ?

Le docteur expliqua :

— Vous pensez bien, mon ami, que ce n’est pas moi qui aurais voulu laisser la science courir le risque de perdre un crâne comme le vôtre, parce que le hasard vous en a fait le dépositaire momentané. Oui, oui, momentané, ce chef-d’œuvre est déposé sur votre cou. Mais vous n’avez pas le droit de l’abîmer, de le soustraire à la science. Vous avez tiré avec des balles fondantes, fusibles, avant d’avoir atteint le but, elles se sont dissipées. C’est un brouillard, une vapeur, puis rien du tout.

— Misérable imbécile que vous êtes ! Je me rappelle vous avoir déjà vu maintenant. Laissez-moi, car j’oublierai que vous êtes un vieillard et un fou ! Vous êtes fou ! Et crispant ses poings avec rage, il remonta dans sa voiture.

— Oh ! qu’il est beau ! Qu’il est beau ! Non, non, la Faculté de médecine n’aura pas ce crâne. Oh ! non, c’est moi, moi.

Ainsi finit ce combat, à la gloire du vicomte qui avait montré plus de sang-froid qu’on ne l’en eût cru capable ; à la confusion de l’aventurier.

Danglars devait souffrir longtemps de ce qu’il y avait appris.

Quant à Mlle de Montfort-Chalosse, son déshonneur était devenu public ; sa vie était désormais perdue, en même temps que sa réputation. Elle ne pouvait espérer, auprès de personnes de mœurs honnêtes, appui, affection ou aide, ni même cette banale sympathie que l’on accorde aux malheureux dont la situation a brusquement changé.

Elle n’était pas une femme qui a mal tourné, dans une position fausse, qui vit maritalement avec un amant.

Elle venait de se placer au-dessous de la prostituée qui aguiche le passant, par le choix délibéré de l’homme auquel elle donnait le droit de la tutoyer.

Pas une des femmes du ruisseau, connaissant son individualité, n’aurait admis ni avoué l’intimité de ce souteneur assassin.

XXVI

L’EXÉCUTION

Les audiences de l’affaire Pranzino ont été suivies par le monde et la presse.

Le président a été assailli de demandes de cartes d’entrée, surtout par les femmes7.

L’une d’elles, toujours arrivée des premières, a été surnommée la dame noire. Personne n’a vu son visage, un voile épais la protège contre toute indiscrétion. Elle s’agite, se démène, prend une part telle aux débats que l’on se demande parfois si elle ne va pas intervenir directement.

Cette remarque fut faite surtout le jour où l’accusé parla d’alibi. Il prétendit avoir été, au moment du crime, retenu dans un autre quartier par un rendez-vous galant avec une femme du haut monde.

— J’avais été mandé par une lettre d’elle, déclare-t-il. C’était une duchesse, de laquelle, d’ailleurs, j’ai toute une correspondance.

Le président le presse de la nommer :

— Produisez une lettre ; justifiez cette relation.

Alors l’accusé feint une discrétion méritoire et périlleuse et la défense flotte dans le vague, alléguant l’existence du petit homme brun.

Ce serait lui le vrai coupable, Pranzino n’étant arrivé chez les victimes qu’après l’assassinat.

Mais toujours même obscurité ; il ne nomme pas plus le complice qu’il ne prouve l’alibi8. Quant aux lettres, c’est encore l’homme brun qui les lui a prises.

(À suivre.)

[20 avril 1900]

XXVI

L’EXÉCUTION

(suite.)

L’émotion du public était violemment surexcitée. On discutait la probabilité d’existence du petit homme brun.

Au dernier moment, l’accusation chancelait.

Peut-être va-t-il sauver sa tête ?

Le bruit courut qu’une lettre anonyme était arrivée au président.

Ce bruit était fondé.

Ce que contenait exactement la lettre anonyme ne fut pas révélé, mais les habitués de ces sortes de solennités remarquèrent que les débats prirent une tout autre tournure.

Le président offrit à l’inculpé de faire rechercher le petit homme brun. Il lui fit entendre qu’il n’était probablement pas impossible de le trouver, mais qu’il y avait tout lieu de croire que ce témoignage ne ferait qu’aggraver les charges en les précisant9.

L’accusé n’insista plus.

Alors, le magistrat défia formellement l’assassin de produire la correspondance.

Encore une fois, il prétendit que le petit homme brun en était dépositaire.

— Si vous le souhaitez, on renverra à demain la suite des débats, car quelqu’un qui ne s’est pas fait connaître et dont je ne puis, pour cette raison, peser le témoignage, m’offre, si vous persistez encore dans vos allégations, de me faire parvenir ce soir même l’adresse du témoin que vous invoquez.

D’après ce correspondant anonyme, il précisera votre participation dans le crime et d’autres précédents. Donc, persistez-vous à demander le renvoi, à prétendre que le crime a été commis par un complice dont vous ignoreriez le véritable nom, tout au moins l’adresse ?

Quant aux lettres, vous n’en possédez aucune. Vous ne justifiez pas non plus votre présence dans un lieu autre que le théâtre du crime.

Expliquez-vous nettement ; l’heure de la justice est venue.

L’accusé, au lieu de répondre catégoriquement, s’est borné à une dénégation vague :

— Ce sont des gens qui s’entendent pour me perdre, je suis innocent !

Cette attitude produisit un résultat déplorable. La condamnation devint inévitable.

Or, le verdict du jury fut impitoyable, aucune circonstance atténuante ne fut accordée, donc, il fut condamné à mort.

Tout cela était déjà vieux de plusieurs semaines.

Cependant on en parlait encore, parce que la Cour de cassation venait de rejeter le pourvoi. Pranzino, donc, n’a plus d’espoir qu’en la clémence du chef de l’État. Il semble peu probable qu’elle s’exerce à son profit. Aussi, chaque nuit, cette foule spéciale qui forme le public des exécutions capitales se rassemble, dans l’espérance du spectacle attendu.

Ce soir-là, spécialement, sur la place de la Roquette et les rues qui y aboutissent, les curieux se promènent plus nombreux.

Il y a du sang dans l’air. Un groupe de voyous, de maltôtiers et de filles en cheveux discutent l’attitude probable du condamné, racontent les exécutions précédentes, s’inquiétant de la difficulté de bien voir, du prix des places aux fenêtres.

À l’heure réglementaire, les débitants de vin ont fermé leur devanture, mais les arrière-boutiques sont pleines.

Une voiture conduit six personnes – que, pour le tapage qu’elles mènent, on croirait trente – trois filles et trois club-men : le vicomte de Lossignol, Laurendeau et Smith.

Le vicomte questionna Laurendeau :

— Êtes-vous sûr que ce soit pour ce matin, mon cher ami ?...

— Ce que ce serait idiot d’être venu à l’œil ! remarqua l’une de ces dames.

— Moi, j’ai idée que Pranzino va nous poser un lapin ! reprit une autre.

Un mouvement de réprobation s’accentua, surtout parmi le sexe faible.

Laurendeau les rassura :

— J’ai des tuyaux certains.

— C’est qu’il y a des gens qui disent comme ça qu’on va les guillotiner, et puis, on ne les guillotine pas du tout...

— Parbleu ! ils s’amusent à faire poser le public !

En voyant arriver les journalistes, la satisfaction se peignit sur les visages :

— Ah ! voilà les journalistes ! Alors, ça y est, sûr !

Dans la foule, on se réjouit aussi et des lambeaux de dialogues s’échangeaient :

— Dis donc, le Rouquin, si j’peux pas voir, je monterai sur tes épaules !

— T’en as une santé, Margot ! Pour m’éreinter mon grimpant ! répondit le Rouquin – Polyte pour Mlle Margot.

— Je t’en paierai un neuf !

— N’y demande rien à ce mufle, la môme, tu te percheras sur les miennes, reprit traîtreusement l’ami de Polyte.

— Si t’essaies de m’refaire ma gigolette, Zidore, je te ferai la peau, foi d’Polyte !

— Ferme ça ! ferme ça ! ou je vas t’coller une trombe !

— La Veuve va bien croûter, ce matin.

— Et ce ne sera pas un dîner à la manque...

Tout le monde s’amusait.

— Dire que c’est encore un Italien qui vient travailler chez nous !...

Enfin les bois de justice sont apportés ; les agents de police font reculer la foule.

C’est bien pour ce matin...

Toutes les fenêtres d’où il était possible de voir sur la place se garnissent, sauf celle du coin de la rue Servan, là-bas, dans la maison à un seul étage.

— Ah ! oui ! c’est un café au rez-de-chaussée.

— Épatant, ça !... cette fenêtre qui reste vide comme ça tous les soirs !

— Sois tranquille, elle est louée.

— À qui… puisqu’y vient pas ?

— À l’empereur du Maroc... Il veut se civiliser, c’t’homme, et il veut apprendre... Chez lui, le bourreau rate tout le temps son coup... tandis qu’avec le rasoir à Deibler, ça biche toujours...

— Non, c’est une dame qui vient de Versailles.

— Les Versaillais, n’en faut pas...

— Une dame !

— C’est une cocotte, paraît qu’elle est devenue amoureuse de Pranzino sur une illustration de journal.

— Ce Pranzino est un heureux lapin ! Au moment d’éternuer dans le son, il fait encore des conquêtes...

Dans l’intérieur d’un débit de vin, où ils étaient parvenus à se glisser, les gens chic lunchaient au champagne.

Au-dehors, la foule s’égaya d’un incident comique :

Arrivant par la rue Saint-Maur, un petit vieux à lunettes, orné d’un chapeau à haute forme, mais dont les bords étaient encore plus larges que la calotte n’était haute, déboucha, tout essoufflé ; il voulut traverser, mais il ne put même pas arriver jusqu’au cordon formé par la troupe. Chacun tenait à sa place et ne voulait pas la céder.

Après quelques minutes de vains efforts, le nouveau venu n’avait pas avancé d’un mètre.

— Tiens ! pourquoi qu’y passerait devant nous ?

— Ne bousculez pas comme ça !

— « Avec les dames faut toujours être galant », chantonna Polyte, qui se trouvait tout près de la môme.

Le petit vieux se démenait :

— Laissez-moi passer... Il y a erreur… il y a erreur...

— Là ousqu’y a erreur ?

— Oui, erreur, Deibler va se tromper de tête. Il ne coupera pas la bonne, la vraie...

— Quéque ça te fait, pourvu qui ne te prenne pas la tienne, est-ce pas, l’ancien ?

Le vieux s’indigna :

— Ah ! foule vénale ! vieille race latine ! Tu ne changeras donc pas... Du pain et des jeux, c’est-à-dire de l’or et du sang. Allons, soit ! du sang, tu en auras tout à l’heure ; de l’or, en voilà tout de suite... Laisse-moi donc passer.

— Il est fou ! Ah ! ah ! ah ! ah ! quel type !

— Regardez-moi ça !

— Ah ! là là !... Chapeau !

Ces interjections se croisèrent, puis subitement s’éteignirent ; tous ceux qui entouraient le vieillard s’étaient courbés précipitamment vers la terre. Lui, avec le geste de mépris de celui qui domine, lançait à la volée des pièces de monnaie de cuivre, d’argent, d’or, sur lesquelles la foule de voyous qui l’entourait se jeta pêle-mêle.

— Hein ! mes gaillards ! il ne court pas risque qu’il en pousse beaucoup, car vous n’en laissez guère à terre... Tenez, tenez... en voilà encore !...

Et il en jetait, il en jetait toujours... Et chaque fois qu’une poignée tombait, tous ses voisins se précipitaient à quatre pattes, il se faisait un vide devant lui et il avançait de quelques rangs.

Enjambant les corps vautrés, bientôt il atteignit le premier factionnaire. Il était sauvé !

— Je demande à parler, au bourreau… Vite, vite, M. Deibler...

Ce tumulte avait attiré l’attention de la police, un agent intervint.

(À suivre.)

[21 avril 1900]

XXVI

L’EXÉCUTION

(suite.)

— Je demande M. Deibler… répéta le vieux.

Or, il se trouva que l’agent le reconnut pour celui qu’il avait arrêté en état de vagabondage au bois de Boulogne.

— Tiens ! l’ermite de la rue Galilée !

Il transmit au brigadier la demande en l’accompagnant de renseignements :

— C’est un homme riche, un savant, un original qui ne connaît pas sa fortune…

Le brigadier daigna venir de sa personne :

— Attendez, lui dit-il, dès qu’il aura fini de monter ses bois, je lui dirai.

— Mandez-le vite !

Cornélius, aussitôt reconnu par quelques camarades de vagabondage et félicité, devint un personnage d’importance.

— N’y a pas, là !... c’est un zigue… et un bon !...

L’échafaud dressé, le bourreau vint à lui :

— Que désirez-vous ?...

— Monsieur, c’est bien à vous qu’est livré le condamné ; vous en avez signé un reçu ?...

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire… mais dépêchons. Oui. Après ?

— Vous êtes forcé de le tuer ?

— Sans doute.

— Est-ce qu’il faut que ce soit là… tout de suite ?...

— Naturellement, répondit le bourreau, de plus en plus surpris… Pourquoi ?

— Parce que dans le cas contraire je vous aurais prié à déjeuner… vous l’auriez amené vous-même, bien entendu, et en quelques minutes, j’aurais donné à son crâne un tout autre aspect… j’aurais entièrement, radicalement modifié sa mentalité… J’en aurais fait un modèle de douceur et de vertus… Si je n’avais pas réussi, eh bien, mon Dieu, vous auriez procédé comme d’habitude… Ce n’aurait été qu’un tout petit retard…

— Brigadier, pourquoi me dérangez-vous pour me faire parler à ce fou ?... Vous ne…

Le bourreau était reparti ; néanmoins, le docteur continuait, emporté par son sujet :

« Sans les abîmer, en dix minutes, je ramollis les crânes humains les plus durs, vingt pour les bœufs, une demi-heure pour l’éléphant. Goliath, il a fallu vingt-cinq minutes… Je n’ai pas eu encore la possibilité de travailler sur les baleines, requins et autres poissons. J’attends des caïmans…»

Il s’arrêta, voyant les yeux écarquillés du factionnaire qui, seul, l’écoutait avec des efforts inouïs pour comprendre.

L’heure avançait. Le groupe des journalistes se condensa du côté de la funeste machine.

— Tiens, un rideau se soulève, fit remarquer l’un d’eux, le reporter Brisclaux10.

— Oui, une ombre se profile, la fenêtre est habitée, répondit un autre.

— Par une femme, remarqua Danglars, qui, bien que n’ayant pas encore retrouvé d’emploi, était venu par occasion.

Les têtes ondulèrent de ce côté.

— On dirait la Dame noire.

— Absolument, tout à fait son galbe.

— Elle est logique, cette femme. Elle a suivi tous les actes de la tragédie, pourquoi n’assisterait-elle pas au dénouement ?

— Si nous allions l’interviewer ?

— Bravo ! Bonne idée !... J’y vais. Y venez-vous, Danglars ?

— Je vous accompagne, mais je n’ai plus de journal.

— N’importe ! venez...

— Comment serons-nous reçus ? Elle a l’air de fuir les regards.

— Nous ne violerons pas son incognito. Nous sollicitons seulement une interview et si elle refuse, nous battons en retraite.

La Roquette est un mauvais lieu ! Et comme dans tous les mauvais lieux, il naît momentanément un lien, une certaine familiarité entre les amateurs présents, les aficionados.

— Encore faut-il un prétexte.

Boisclaux reprit :

« Madame, vous qui êtes si noire et si belle, surtout si assidue aux spectacles judiciaires, quelles sont vos impressions ? »

— Allons ! soit.

Ils se dirigèrent du côté de la fenêtre.

Le jour venait de naître.

Un roulement se fit entendre.

Aussitôt le rideau retomba, la dame disparut de la fenêtre.

Brisclaux le remarqua.

— Ah ! que signifie ceci ? Elle voulait seulement voir le mouvement, le décor... et pas la fin... Peuh !... Alors, c’est une bonne femme quelconque... Allez-y seul ; opérez pour mon compte. Moi, elle ne m’intéresse plus... Je croyais trouver une gaillarde, une révoltée, mais non une poule mouillée... Toute ma sympathie revient à Pranzino. Je reste avec lui... Allez, mon ami, allez...

Danglars seul continua.

Il entra chez le marchand de vin.

Disons, avant de continuer, ce qui s’était passé dans la chambre du premier, vers laquelle il se dirigeait montant à tâtons l’escalier, le débitant ayant éteint son gaz afin d’éviter à sa locataire momentanée l’ennui de contacts désagréables.

C’était une condition, il s’était fait payer en conséquence.

Arrivée à minuit, ainsi qu’elle le faisait depuis que l’exécution paraissait probable, la visiteuse de la fenêtre s’était tenue obstinément au fond de la pièce.

Elle était vêtue de deuil, comme dans le prétoire de la cour d’assises, car c’était bien elle : la Dame noire.

Quand les rumeurs de la foule s’accentuaient, elle venait se rendre un compte exact…

— Était-ce bien pour ce jour-là ?

Elle n’avait aucune expérience de ces sortes de cérémonies et était incapable de tirer une induction quelconque de la venue des journalistes ou de tout autre fait dont les initiés connaissent seuls la portée.

Cependant l’arrivée de la troupe lui fit espérer qu’elle ne se serait pas dérangée en vain. Elle s’assit un instant près de la fenêtre.

Son âme était toute à la haine. Après avoir suivi sans défaillance les longs débats, collaboré avec l’accusation, car d’elle émanait la lettre anonyme indiquant au président les questions qui déterminèrent la condamnation à mort, elle allait voir enfin tomber la tête du coupable. Ah ! ce n’était pas seulement pour les crimes énumérés à l’audience qu’elle voulait sa mort.

C’était aussi, surtout, pour celui que tous ignoraient, c’était pour avoir livré les lettres de sa mère à son complice et pour avoir ainsi causé la honte, la ruine de sa famille, le suicide de son père, la folie de sa mère.

C’était pour l’avoir, elle, Emma, forcée à s’exposer au viol qui avait été tenté, peut-être consommé sur sa personne.

— Oh ! oui. Qu’il meure, celui-là ! J’attends son dernier soupir.

Le supplice de ce traître rendra la duchesse à la raison. Je lui dirai :

« Mère, un homme vous a trahie, vendue, livrée à la risée publique... mais votre fille vous a vengée : cet homme est mort, vous n’avez plus rien à craindre. Si vous avez écrit quelques lettres imprudentes, soyez rassurée : aucun témoignage ne s’élèvera contre vous, elles sont brûlées, détruites ; d’ailleurs, on a la déclaration du seul homme qui eût pu les produire, qui les avait acquises de Pranzino ; il reconnaît lui-même qu’elles étaient fausses. »

La dame noire regardait fièrement la foule d’un air de domination et de défi.

Tout à coup, elle se rejeta en arrière... elle sentit au cœur une violente et subite commotion, un revirement s’opérait causé par un spectacle bas et vulgaire.

Un voyou en casquette, sous la fenêtre, devant ses yeux, avait enlacé par la taille une fille en cheveux, et aux clartés blafardes du gaz et du jour naissant, tout contre le mur du débit, presque au milieu de la foule, ils se donnaient un long baiser d’amour. Leurs yeux ardents étaient chargés de bonheur ; leur pose, pleine de langueur, montrait que leurs âmes, isolées du reste du monde, se fondaient en un même désir...

— Oh ! pourquoi n’être pas une simple bourgeoise, pensa-t-elle, ou quelque chose de plus humble, peut-être quelque chose de pis, de honteux, de méprisable même, et pouvoir aimer, disposer de sa personne, se donner comme cette femme !...

Et l’image de Danglars se présenta à son esprit : – Je l’aurais aimé comme cette fille aime cet homme, j’aurais ressenti, en me donnant à lui, autant de joie que j’ai ressenti d’horreur quand cet autre assassin a tenté de s’emparer de moi...

Ah ! que n’ai-je pu recevoir ses visites ! répondre à ses lettres ! lui expliquer que si ma réputation est flétrie aux yeux du monde, c’est que...

À cet instant, la porte lentement s’ouvrit, et l’image évoquée sembla se modeler dans la pénombre du corridor obscur. Elle s’interrogea avec anxiété :

« Suis-je le jouet d’une illusion ? »

Sentant sa gorge palpiter sous son voile, son cœur battre à rompre sa poitrine, elle demeura immobilisée dans sa pose sculpturale.

(À suivre.)

[22 avril 1900]

XXVI

L’EXÉCUTION

(suite.)

Le journaliste, sur le seuil, différait son entrée ; il se sentait troublé et ému... La silhouette étrange de cette inconnue mystérieuse et hautaine, se détachant sur la clarté de la fenêtre, sans un seul mouvement qui trahît qu’elle existât, pendant qu’au bas grouillait la foule surexcitée et anxieuse, lui fit éprouver un sentiment nouveau, inconnu aux professionnels de l’interview :

« De quel droit tenter de violer la solitude de cette femme, qui s’est retirée là pour n’être pas vue ? Ne commettait-il pas une mauvaise action ? »

Après un long et pénible silence, il se ressaisit et s’excusa :

— J’ignorais que vous fussiez seule dans cette pièce, madame... Pardonnez-moi !... Et si je commets, sans le vouloir, une indiscrétion, si ma présence est importune, congédiez-moi !

Il se fit un nouveau silence. Enfin, elle parvint à parler d’une voix altérée :

— Je ne sais encore ce que vous souhaitez, monsieur !

Le timbre suave de sa voix résonna comme un chant à l’oreille de Danglars, qu’une inexprimable émotion agitait. Ce fut comme une souvenance lointaine et imprécise...

— Je vous ai aperçue à toutes les audiences de ce procès, et je voulais vous demander vos impressions sur... sur la condamnation.

Elle fit un mouvement d’étonnement, et laissa tomber son bras, comme désappointée :

— Ah ! c’est pour cela !...

Puis, après un long silence :

« Alors, c’est une interview ?... »

Et elle s’arrêta.

Ainsi il ne la reconnaissait pas !...

Le trouble de Danglars s’augmenta de l’ambiguïté de ces paroles : « De quoi donc avait-elle pu supposer qu’il s’agissait ?... »

Il parlait de Pranzino, naturellement… Quel autre sujet de conversation pouvait exister entre eux qui ne s’étaient jamais vus qu’à l’audience ?

Il la regardait ardemment et anxieusement :

« Cette voix... cette voix angélique, où donc l’avait-il entendue ? »

À la cour d’assises ils ne s’étaient point parlé, pourtant.

Elle détourna la tête. Il entrevit sous son voile ses cheveux. Il avait admiré des cheveux blonds de cette nuance particulière, se tordant en tresses sombres, avec des éclats de paillettes. Il adorait cette nuque de déesse, frisant comme une toison à la naissance du cou de Mlle de Montfort-Chalosse. Une autre femme pouvait-elle donc avoir ces attributs ?

Haletant, les sens tendus, son odorat perçut le parfum subtil qui s’émanait de sa personne, flottant autour d’elle, formant une atmosphère capiteuse…

Il la reconnut.

Ah ! c’était elle !... elle qu’il avait sauvée, elle qui l’aimait, elle la tant chérie, la tant souhaitée !... Et son âme s’envola vers elle, il tendit les mains, l’extase illumina ses traits...

Tout à coup, ils prirent une expression farouche. Mais non, ce n’était pas la vierge candide, noble, pure ; c’était la détestée maîtresse du petit homme brun, du bandit, de l’assassin, de celui qui avait empoisonné sa vie, qui l’avait compromis, fait chasser, arrêter. Elle l’avait avoué publiquement, en se laissant tutoyer !... Et maintenant, il ne pouvait plus se venger.

Ah ! pourquoi donc la misérable était-elle intervenue de cette façon si néfaste pour lui ?

S’il était mort, il serait parti heureux, emportant cette illusion, quelle l’aimait... Mais non, il n’aurait pas succombé. Il aurait été blessé plus ou moins gravement, soit ; mais après sa guérison, il aurait recommencé... et il aurait débarrassé le monde de l’assassin.

Les mouvements de sa physionomie étaient si expressifs qu’Emma se comprit reconnue.

Il déclara, d’un ton sec :

— Je venais interviewer la Dame noire, dont j’ignorais la personnalité. Pardonnez-moi, madame, de ne pas vous avoir reconnue plus tôt... Maintenant, permettez-moi de me retirer.

Et il salua avec raideur.

— Vous retirer ! monsieur, mais je n’ai ni à vous le permettre ni à vous le défendre. Sans vous préoccuper de savoir quel résultat pourrait produire pour moi votre visite, vous êtes venu ici, comme en un lieu public, parce qu’il vous a plu de venir. Vous vous retirez par la même raison. Peut-être aussi parce que, au lieu d’une entrevue amusante, vous rencontrez une femme en deuil, malheureuse et isolée. S’il vous plaît, partez donc... Il eût été plus humain, pourtant, si vous me reconnaissiez, ou de m’oublier tout à fait et de ne pas venir, ou de m’entendre avant de me juger. On en use ainsi même avec les assassins ! C’était à prévoir : une femme en deuil, assistant seule à une exécution, ce ne peut être bien gai.

Un foisonnement subit de pensées diverses, folles, inadmissibles éclôt dans l’esprit du journaliste et le trouble au point de lui faire craindre un ébranlement de sa raison :

— Était-elle donc aussi la maîtresse de Pranzino ? En effet, que vient-elle faire là ? »

Emma, tristement, le congédia :

— Adieu, monsieur, mais peut-être eût-il été plus charitable de ne pas venir.

— Plus charitable ! dites-vous, plus charitable ! alors qu’à la face de tous vous avez insulté à la plus banale retenue ! Vous êtes venue pendant un duel couvrir, même malgré lui, un homme de votre amour, proclamer à la face de tous que vous l’aimiez... Vous vous êtes publiquement déshonorée et vous avez empêché une réparation réclamée et due par l’honneur.

Mlle de Montfort s’indigna :

— Avez-vous le droit de me tenir ce langage, vous, mon pauvre ami ? Que les autres me jugent ainsi, je le comprends et je leur pardonne... mais vous pour qui...

— Pour qui vous avez déposé... Mais c’est un devoir social que vous deviez remplir... la vérité s’impose... Quoi de gênant à déclarer qu’un honnête homme, auquel on doit la vie, n’est pas un voleur ? Vous n’avez accompli que le devoir banal d’un témoin. Mais se déshonorer pour empêcher un misérable comme le marquis d’Alamanjo d’être tué !...

— Le marquis d’Alamanjo !... serait-ce possible ? Et c’est ainsi que vous interprétez mon intervention ?

— De quelle autre façon se peut-elle interpréter ? Ne vous a-t-il pas tutoyée ? Avez-vous protesté ?... N’êtes-vous pas sa maîtresse ?... Êtes-vous donc sa sœur ou sa femme ?

— Il m’a tutoyée, c’est vrai ! murmura d’une voix étouffée Mlle de Montfort.

— N’est-ce donc pas parce que vous craigniez pour la vie de votre amant que vous êtes intervenue ?

La patience d’Emma était à bout ; elle se leva d’un mouvement violent et s’écria, vibrante :

— Pourquoi donc, alors, s’il en est ainsi, si je craignais pour sa vie, suis-je partie sans m’inquiéter d’intervenir, la seconde fois, dans le second duel ? Pourquoi donc est-ce son épée que j’ai saisie, alors qu’elle vous menaçait, et non la vôtre ? Pourquoi donc l’ai-je contraint à vous faire des excuses publiques ? Pourquoi... dites pourquoi !

Et vous avez pu admettre que je cherchais à sauver la vie de ce misérable aux dépens de la vôtre !

La voix de Mlle de Montfort se mouillait de larmes ; les yeux de René s’ouvrirent à la lumière.

Il comprit le sublime dévouement de cette noble enfant et il se jeta à genoux :

— Pardonnez-moi !... Oui, j’ai été fou... j’ai été pris d’un vertige inexplicable... Oui, vous avez raison... vous êtes un ange ! Oh ! pardonnez-moi, je vous aime tant, je vous ai tant cherchée !... Vous n’avez répondu qu’une seule fois à mes lettres... Tenez, j’ai toujours sur moi cette réponse : la voici... Si vous saviez ce que j’ai souffert !... oui, oui, j’ai été fou ! Mais pourquoi m’avoir enjoint de cesser toute correspondance, toute relation ?...

J’ai cru que vous ne m’aimiez pas... que ces mots d’amour que vous aviez murmurés à mon oreille pendant l’incendie n’étaient que l’expression irréfléchie d’un sentiment momentané, né du péril que nous courrions... que ces mots adressés à moi, vous ne les aviez pas pensés, vous les regrettiez... vous les retiriez... Pardonnez-moi... j’étais fou... oui, je le vois... je le reconnais...

Elle lui tendit les mains :

— Je ne regrette rien... Je ne retire rien... J’étais maîtresse de moi... Ce n’est pas au hasard, à un homme qui se trouvait là que je m’étais donnée avant de mourir, c’était à vous ! à vous seul, René Danglars, parce que je vous aimais...

Le journaliste la serra dans ses bras avec emportement. Elle continua avec un sourire douloureux :

— Depuis, j’ai bien souffert, j’ai bien changé... et je vous excuse de ne m’avoir pas reconnue... J’étais injuste et coquette, car ce doit être impossible à présent… n’est-ce pas ?

Elle releva son voile. Déjà son visage portait ce que les médecins appellent « le masque de la grossesse », ses yeux étaient cernés de bistre, les pommettes saillaient violemment, tous les traits étaient altérés.

Danglars qui ne pouvait comprendra la cause d’un tel changement éprouva un pénible étonnement.

— Oui, vous êtes malade... Mais, si vous souffrez, pourquoi ne m’avoir pas associé à vos douleurs ? je vous aurais consolée, aidée de mes conseils... Oh ! je ne puis rien, je le sais... Si vous êtes malade, pourquoi ne consultez-vous pas ?

— Ma maladie est de celles dont on guérit rarement ; elle est là, dit-elle en touchant son front, qui, seul, avait gardé, au milieu de la flétrissure de sa beauté, sa pureté marmoréenne, et là, elle montra son cœur. Consolez-moi… et si je ne suis pas trop vieille, embrassez-moi une fois encore, cela me rendra heureuse...

Voyez, c’est toujours moi qui implore et vous qui faites des reproches !... Je croyais que cela n’arrivait, du moins d’après les romans que j’ai lus, que lorsqu’on était marié, ajouta-t-elle avec un divin sourire de résignation.

(À suivre.)

[23 avril 1900]

XXVI

L’EXÉCUTION

(suite.)

Ils étaient tout au fond de la pièce, ne voyant point la foule, ne pouvant être aperçus par elle. Attendri par le charme ineffable de cet amour candide et attristé, le journaliste se prit à pleurer.

Une rumeur avait couru sur la place, puis le silence précurseur de la mort violente en place de grève s’était établi ; le spectacle de sang et de meurtre avait commencé. Le condamné sorti de la Roquette marchait les mains liées, au milieu des soldats qui, par ce goût inné des races latines pour les exhibitions, formaient la haie et lui présentaient les armes.

— En vérité, quelle farce inepte et grotesque ! Rendre les honneurs à l’assassin comme au roi, à Dieu, à un général, alors surtout qu’on va lui couper la tête !

Au premier rang, le docteur s’agitait, parlant sans que personne l’écoutât :

— J’en étais sûr, il y a erreur. Tuer celui-ci et pas l’autre ! Mais celui-ci est très guérissable. Quelques injections sous-méningiennes, avec une bonne sonde, et j’en fais mon affaire. Très simple ! En quelques mois, le filtre n° 3 suffira très bien. Il n’est pas de la première catégorie. Mais c’est l’autre ! C’est l’autre. Ah ! la tête de l’autre ! Oui, ce serait difficile à remettre au point.

L’accusé ne faiblissait pas. Il marchait droit, résolu, fouillant des yeux la foule, comme s’il cherchait à y distinguer quelqu’un.

Dès qu’il eut gravi la première marche de l’escalier fatal, ses regards devinrent fixes ; sur la seconde, il tendit le bras en menaçant et s’écria :

Birbante !

La foule était trop loin pour entendre ; d’ailleurs, elle n’eût pu comprendre ces paroles italiennes, mais Cornélius, qui en saisit le sens, lui donna la réplique :

— Oui, oui, il a raison... il y a erreur... c’est l’autre... celui-ci n’est pas méchant... c’est une brute... Voyez les pariétaux...

Et, suivant la direction du regard de Pranzino, Cornélius finit par apercevoir le profil d’Alamanjo :

— Parbleu ! il le reconnaît... Derteufel ! ils se connaissent... le vrai, le bon, le voilà ! Attrapez celui-ci... Factionnaire !... Brigadier !... Montrez-le donc au bourreau, il va se tromper, il va guillotiner l’autre…

L’assassin vociférait, gesticulait violemment, la face contractée, les yeux dardant le marquis ; les aides le couchèrent sur la planche, un éclair brilla dans l’aube matinale, un coup sourd retentit.

Une clameur succédant au silence annonça que la justice des hommes était satisfaite.

Isolés dans leur amour, René et Emma comprirent que le drame était fini, et ils s’approchèrent de la fenêtre.

— Oh ! Emma, dit le journaliste, puisque vous avez pardonné mon doute, mon blasphème, dites, ma bien-aimée, que dois-je faire pour vous écrire, pour vous revoir, pour avoir des nouvelles, suivre votre existence heure par heure, jusqu’au jour fortuné où l’orage qui nous abat aura cessé de nous poursuivre ?... Songez que vous êtes mon amour, ma vie… toute ma vie...

Elle s’éloigna de quelques pas et le considéra longuement.

— Laissez-moi bien vous regarder, mon ami, pour que votre image m’apparaisse fidèle quand je l’évoquerai. Je sais, de mémoire, tout ce que vous avez écrit. Mais, songez donc, je vous ai si peu vu... presque toujours dans la foule, chez les Courthenay, puis au théâtre, puis à travers les grilles d’une prison, au cours d’une déroute au milieu d’un incendie, pendant que mon père agonisait, hélas ! dans des circonstances affreuses dont le souvenir suffit à m’épouvanter. Maintenant, je suis contente ; je vous ai vu. Vous êtes bien tel que vous m’étiez apparu.

Elle rajusta les longs plis de son voile de deuil et de sa voix devenue plus posée, elle proféra ces paroles :

— Les hommes, dit-on, ont la faculté d’oublier ; je souhaite qu’il en soit ainsi pour vous, ami ; quant à moi, je n’oublierai pas, soyez-en sûr ; mais nous revoir est désormais impossible !

— Impossible !

Elle reprit avec fermeté :

— Impossible, oui ; impossible et dangereux pour mon repos, dangereux aussi pour le vôtre, si vous m’aimez, car un abîme infranchissable sépare nos deux existences.

Il ricana :

« Oui, vous êtes duchesse, et moi... ah ! ah ! »

— Ces pensées ont pu être celles de ma famille, jamais les miennes !

— Qu’est-ce donc, alors ?

Mlle de Montfort garda le silence.

« Alors, vous voulez me réduire au désespoir ! Après m’avoir démontré que c’est pour moi que vous êtes intervenue dans ce duel, que vous avez... »

Il cherchait ses mots, n’osant plus continuer, mais il pensait à ce tutoiement resté inexpliqué.

Et, en même temps que le chagrin profond de l’abandon, il sentait la jalousie lui tenailler le cœur.

— Oui, c’est pour vous !... pour vous seul... que je suis intervenue, je vous l’ai dit... Cependant voilà que vous vous reprenez à douter... je le lis dans vos yeux, je le sens dans votre intonation, dans la phrase même que vous ne trouvez pas. Que serait-ce donc si Dieu ne m’avait pas donné la force de taire le secret qui pèse sur ma destinée ?

Hélas ! Dieu fait bien ce qu’il fait. Bénissons le sort qui nous sépare, au lieu de le maudire. S’il nous réunissait, nous serions plus malheureux.

Le journaliste supplia :

« Emma ! Au nom du ciel, si vous m’aimez, dites-moi la vérité. »

Elle l’interrompit douloureusement :

« Vous oublierez ; puis, dans quelques années, vous aussi, en une heure d’ennui, vous penserez à la pauvre Emma... à la duchesse... il vous montera peut-être aux yeux une toute petite larme.

Elle sera bien loin, la duchesse, sans doute... Qui sait où ? Si pourtant elle est encore de ce monde, peut-être votre pensée se rencontrera avec la sienne, car tous les soirs je relis le sonnet que vous m’avez fait la première fois que je vous ai vu.

Maintenant, adieu ! Ne prolongez pas ma souffrance. Partez, car je souffre aussi, moi, de ne pouvoir vivre de votre vie. »

— Alors jamais... jamais ? s’écria Danglars désespéré. Jamais je ne vous reverrai !...

— Non, jamais, tant que mon œuvre n’est pas achevée, répondit Emma avec fermeté. Après, qui sait ? Si je suis ici, c’est que j’ai une tâche sombre à accomplir ; s’il m’est donné de l’achever avant que la vie ait déserté mon corps et que vous soyez encore libre... peut-être alors pourrai-je vous expliquer...

— Mais qu’allez-vous faire ? Pourquoi ne pas expliquer ?...

— Partez ! Adieu ! adieu !... Ne prolongez pas ma souffrance. Allez...

Quelques instants plus tard, au coin de la rue prochaine, le journaliste, dont les yeux étaient remplis de larmes, vit tourner le fiacre qui emportait la Dame noire. Celle-ci, à la portière, agita le mouchoir avec lequel, elle aussi, essuyait ses pleurs.

De loin, Briscleaux, qui retournait dans Paris, aperçut le geste, et, quand il passa, il héla, goguenard :

— Farceur ! vous m’avez fait poser ! Vous aviez peur que je vous gêne, voilà pourquoi vous ne vouliez pas venir avec moi !

C’était un rendez-vous !

XXVII

NOUVEL OUTRAGE

Les sorties de sa fille à des heures tardives n’ont point éveillé l’attention de la duchesse qui, à la suite de crises aiguës, retombe dans l’apathie la plus complète.

Depuis qu’Emma, grâce à son sublime sacrifice, a acquis la certitude de la destruction des lettres de sa mère, elle a tenté quelquefois de lui annoncer cette heureuse nouvelle, mais toujours le respect a arrêté sur ses lèvres une déclaration formelle et précise.

Une fille peut-elle montrer à sa mère qu’elle connaît sa faute et la forcer à rougir devant elle ?

Enfin, Pranzino n’était plus !

On pouvait espérer que la duchesse allait reprendre goût à la vie. « Morte la bête, mort le venin », affirme la sagesse des nations. Or, venin et bête étaient morts à jamais. Aussi, le lendemain de l’exécution, Emma avait éprouvé une sorte de soulagement, suivi, hélas ! d’une singulière déconvenue.

En embrassant sa mère avec plus d’effusion que de coutume, elle crut devoir lui dire :

— Vous savez, maman, il est mort... c’est fini !

La duchesse ouvrit de grands yeux étonnés :

— Il est mort ?... De qui parles-tu, mon enfant ? Qui est mort ? Qu’est-ce qui est fini ?...

— Mais, maman... de... de...

Et comme Emma, interdite, ne répondait pas, elle ajouta :

— N’es-tu pas malade, mon enfant ? Je remarque depuis quelque temps que tes paroles sont souvent incohérentes... Ton teint pâlit, tes yeux sont bistrés, tu devrais consulter un médecin...

— Mais, maman, je… ne... souffre pas… c’est...

— Tu n’y as sans doute pas pris garde, mais à l’instant tu viens de me dire quelque chose dont tu ne te souviens plus, j’en suis sûre, puisque tu ne peux pas l’expliquer…

(À suivre.)

[24 avril 1900]

XXVII

NOUVEL OUTRAGE

(suite.)

Emma court questionner Modeste :

— Est-ce que ma mère lit des journaux... quelquefois ?

— Depuis sa maladie, elle en lit un tous les jours, à la même heure, dans le jardin...

— Ah ! fait la jeune fille contenant son désespoir, cela vaut mieux. Elle a toute sa raison, alors. Et tout bas, elle pensa : « Elle le savait ; elle ment. »

Une minute, elle se demanda quel sentiment elle devait avoir pour sa mère.

« Mentir est une chose vile, on le lui a toujours enseigné, mais n’est-on pas parfois forcé au mensonge ! Je lui mens aussi, moi ! Et cependant, ai-je commis une mauvaise action ? »

La jeune fille, depuis longtemps, a remarqué certains désordres dans sa santé, elle a des malaises, des vomissements, mais elle ne s’en étonne point. Est-il possible de subir pareilles catastrophes et de n’y pas altérer sa santé physique et morale ?

Toujours, elle s’est posé la même question : « Cet homme a-t-il abusé de moi ? » Mais elle suppose qu’il a dû renoncer à l’accomplissement d’un tel forfait devant un cadavre, et s’il avait perpétré ce crime, il aurait certainement quitté la France depuis.

Mlle de Montfort-Chalosse n’étant pas morte, il sait bien que sa vie à lui n’est plus en sûreté ! S’il l’avait outragée, il aurait craint les représailles de sa juste colère, déjà il serait parti et il ne l’est pas.

Si elle a pu l’obliger à des excuses, c’est qu’il se rend parfaitement compte de la situation. Il dépend absolument d’elle ; donc, s’il reste, c’est qu’il n’est coupable de rien d’irrémédiable vis-à-vis d’Emma, sans cela il ne s’exposerait pas ainsi.

Ce raisonnement l’a presque rassurée, mais une autre préoccupation l’assiège.

Restera-t-il quelque fortune ? Toujours même indécision. À chaque visite, le liquidateur diminuait un peu la somme qu’il avait fait espérer la fois précédente.

Sur les instances de Modeste, Emma se résolut à ne pas attendre de n’avoir plus rien et d’être jetée dans la rue pour chercher à gagner le pain de chaque jour, et commença des démarches.

Elle pensa d’abord à s’adresser aux amis d’autrefois. L’illusion fut de courte durée ; elle comprit, avant même d’avoir parlé à ceux qu’elle comptait solliciter, que c’était peine perdue... L’attitude de leurs domestiques, un salut évité dans une rencontre, l’absence de visites, suffisent à informer les gens de tact. Alors elle chercha une place...

Les journaux regorgent d’annonces de ce genre... il y a des agences de placement par centaines.

De ce côté, même insuccès. Les annonces étaient des appâts tendus à la naïveté des provinciaux inexpérimentés, et quant aux places, il y avait cinquante demandes pour chacune.

Si la chose est ardue pour ceux qui dès l’enfance y sont habitués, ont été élevés dans un milieu spécial où gagner son existence est chose courante, on comprend quelles difficultés insurmontables se dressent devant les non-initiés.

Après des démarches écœurantes, un jour Emma sentit une crise plus violente que les autres ; elle eut des vomissements, des bouffées de chaleur lui montèrent à la tête, ses tempes battirent.

Modeste, qui l’assistait, la questionnait avec des ménagements infinis, en ayant l’air de chercher la cause de ces malaises, comme si elle pouvait et devait la trouver :

— Ainsi, mademoiselle n’a pas commis quelque imprudence qui puisse la mettre sur la trace ?...

Emma s’étonnait :

— Mais non... Que veux-tu que j’aie fait ?... Je n’ai pas eu trop chaud... j’ai eu froid samedi soir quand…

Modeste secoua négativement la tête :

— Heu ! non !... C’est plus ancien... Ce n’est pas cela qui peut faire vomir... Cela n’était jamais arrivé avant le jour où mademoiselle est sortie seule pour la première fois !...

— Que veux-tu dire ?

Emma la regarda, étonnée. La camériste baissa les yeux, troublée, mais continua :

— Il y a déjà quelque temps que mademoiselle a ces tournements de tête, ces migraines... Alors, ça ne peut pas être d’avoir eu un saisissement, il y a trois jours, en reconnaissant Darkey...

— C’est vrai... oui !...

Et une pensée imprécise flottait dans l’esprit d’Emma. Elle cherchait comment, de quel côté diriger ses investigations.

— Est-ce que mademoiselle n’aurait pas fait quelque chose qu’il ne soit pas dans ses habitudes de faire ? Un changement de manière de vivre peut occasionner des troubles...

Enfin, conclut la camériste, moi je sais combien est délicate la santé des femmes, parce que, quand on a été mariée, on sait toutes ces choses-là... qu’on ne sait pas quand on est encore jeune fille ; et je conseillerai à mademoiselle de consulter le docteur...

Et craignant d’en avoir trop dit, elle demanda :

« Mademoiselle n’a plus besoin de moi ? »

Et elle partit brusquement.

Emma comprit que Modeste n’osait lui dire toute sa pensée. Elle-même, vis-à-vis de la duchesse, n’observait-elle pas la même réserve ?

— Qu’est-ce donc que ce soupçon qu’elle n’ose formuler ?...

Tout à coup, ses yeux s’agrandirent, son regard devint hagard, sa figure se convulsa d’horreur :

« Mon Dieu ! Si ce misérable !...

Oui, demain, je consulterai ; oui, Modeste a raison ! Tout plutôt qu’une telle incertitude ! »

Le lendemain, Emma était fixée sur son destin. Elle était enceinte.

L’effroyable hantise de cette maternité prochaine, et de la ruine inévitable, obsédait à ce point son esprit que la nuit suivante s’écoula sans sommeil. Les résolutions les plus funèbres tourmentaient fébrilement sa pensée.

Complètement absorbée par les cruelles réflexions que lui suggérait le triste avenir auquel elle se voyait inévitablement et irrémédiablement condamnée, elle entrevoyait parfois la délivrance à laquelle recourent les désespérés : la mort n’est-elle pas un suprême refuge offert à ceux qui souffrent ?

Mais aurait-elle la chance de mourir ?

La malheureuse enfant songeait aussi à sa mère, qu’elle ne pouvait abandonner dans une détresse où sombrerait définitivement sa raison déjà si ébranlée.

Elle avait le devoir de vivre.

Alors, elle pensa de nouveau aux moyens, si lamentables, hélas ! d’assurer à sa mère et à elle cette existence de luttes incessantes pour le pain du lendemain.

On raconte dans les livres, dans les romans, que des filles dans sa situation ont élevé leur enfant. Pourquoi pas elle ?

Hélas ! les romans sont... des romans.

Un mois auparavant, elle s’était informée de la manière de trouver des élèves.

Modeste avait conseillé de s’adresser à une agence du faubourg Saint-Honoré que jadis on lui avait indiquée.

Surmontant la répugnance que lui inspirait une telle démarche, Emma un matin partit, tristement résignée.

Timide, tremblante, troublée de se trouver dans ce milieu, elle parla à la directrice qui, après avoir pris note de sa demande, de son nom et de son adresse sur un registre soigneusement et méthodiquement tenu, lui fit verser 10 francs « pour inscription ».

— Je vous écrirai, mademoiselle, et je crois pouvoir, dès à présent, vous promettre une place convenable, sur laquelle j’attends des renseignements précis.

— Je vous remercie, balbutia Mlle de Montfort.

Et elle se retira le rouge au front, confuse, interdite, baissant la tête comme si elle venait de charger sa conscience d’une action honteuse, pendant que la matrone se disait :

« Oh ! sapristi ! Où diable placer cette andouille-là ? Enfin, peut-être pour de petits enfants !... Elle pourrait les garder, après tout !... »

Emma reçut bientôt une invitation à passer chez une baronne qui demandait une institutrice distinguée et de bonne famille pour donner des leçons de piano à sa fillette.

Alors seulement, elle comprit que son état de grossesse, commençant à devenir apparent, n’était pas de nature à faciliter un favorable accueil.

Elle essaya, grâce à l’ampleur de son vêtement et à l’habile arrangement d’une toilette plus que modeste, pour ne pas dire misérable, d’atténuer un peu son aspect embarrassé.

(À suivre.)

[25 avril 1900]

XXVII

NOUVEL OUTRAGE

(suite.)

La baronne à laquelle l’agence l’adressait habitait la rue de la Pompe.

Avertie d’avoir à se présenter entre neuf et dix heures du matin, Emma partit à pied.

Plongée dans ses pensées, elle tourna à l’Arc de Triomphe et s’engagea à droite, le long de l’avenue du Bois-de-Boulogne.

Sans qu’elle y prît garde, une amazone allant au pas la devança, et le cheval qu’elle montait la frôla de sa tête. Emma, alors, se recula vivement pour n’être point renversée.

Un coup d’œil la rassura. L’animal était venu volontairement vers elle et sans intention mauvaise, au contraire ; c’était Darkey, qui soudain s’arrêta net.

Emma ne put résister au mouvement bien naturel qui la portait à répondre au touchant souvenir de l’animal et, après un regard à l’amazone pour s’excuser de la liberté qu’elle prenait, elle caressa la bête.

L’amazone – Ketty Simpson, car c’était elle – s’offusqua de l’acte si simple de la jeune fille, et ayant voulu, pour y mettre fin, faire prendre le galop au poney, celui-ci regimba, s’obstinant à ne pas s’éloigner de sa maîtresse retrouvée, à laquelle il marquait, par des mouvements de tête et de petits hennissements, l’attachement sincère conservé au fond de sa mémoire.

Cette rébellion ne tarda pas à impatienter Ketty, elle s’en montra irritée.

La voix et la menace furent impuissantes à vaincre l’entêtement du poney, qui même commença, à une injonction plus brutale, à se cabrer, et l’écuyère eut toutes les peines du monde à se maintenir en selle.

Elle interpella l’amie de son poney :

— Allons, vous ! passez au large ; vous voyez bien que vous faites peur à mon cheval, et que, par votre faute, j’ai failli tomber...

— Excusez-le, madame, répliqua modestement Emma, et pardonnez-lui cet accès de mauvaise humeur, il est doux, et fidèle…

— Qu’en savez-vous ?

— C’est moi qui l’ai élevé, et en me revoyant...

Ketty considéra son interlocutrice avec étonnement.

— Vous êtes écuyère ?...

— Non, repartit simplement Mlle de Montfort-Chalosse, il m’a appartenu !...

L’animal se défendait toujours, ce qui excitait de plus en plus Ketty.

— Qu’est-ce que cela signifie ? Vous avez possédé ce cheval, et c’est une raison pour qu’il ne marche pas ! Vous n’avez pourtant pas une tête à avoir des chevaux à vous !

Ah ! oui, je comprends, ma petite, vous avez cascadé, et votre entreteneur vous a lâchée en vous voyant dans cet état.

Emma, dont le sang avait rougi la face, releva la tête et fixa, non plus humble, mais dédaigneuse et méprisante, celle qui venait de lui faire un si révoltant affront : la prendre pour une femme que l’on entretient.

— Je croyais, madame, que cet animal était entré au service d’une femme du monde ; maintenant, je m’aperçois que je me suis singulièrement méprise, et je regrette plus amèrement que jamais d’avoir été forcée de le vendre.

Ketty s’offensa davantage de ces simples paroles que si on l’eût accusée d’un crime !

— Femme du monde ! Femme du monde ! En voilà une bien bonne ! Non, mais écoutez donc ça ! Femme du monde !

Tu ne m’épates pas, tu sais ! Et des femmes du monde comme toi, il n’en manque pas à Saint-Lazare !

Emma, bien que ne pouvant comprendre toute la portée de cette immonde allusion, se sentit pâlir et chancela.

— Allons, ouste ! la femme du monde !... détale !... Cette allée est réservée aux cavaliers... c’est pas la place des honnêtes femmes !... Ouste ! pars, ou sinon !...

Et ce disant, elle leva sa cravache. Était-ce pour frapper l’animal rétif ou son ancienne maîtresse ?

À ce moment, un promeneur, qui depuis un instant avait pu suivre les dernières phases de la scène, s’élança entre Emma et Ketty et arracha des mains de celle-ci l’instrument dont elle allait se servir.

— Brute ! lui cria Ketty.

— Drôlesse ! se borna à riposter le promeneur.

— Misérable ! reprit l’Américaine devenue blême de colère ; polisson, maq...

Elle ne put achever ses injures.

Darkey, effrayé et furieux, fit un saut de mouton si brusque qu’il désarçonna l’amazone et l’envoya par-dessus sa tête.

Embarrassée dans sa longue robe, elle se releva difficilement.

— Ah ! vous ne vous êtes rien cassé, madame ! Alors, permettez-moi de m’occuper de mademoiselle.

Le promeneur s’approcha d’Emma et, lui parlant doucement :

— Remettez-vous, mademoiselle, les insultes de cette fille ne sauraient vous atteindre. Je vais vous accompagner jusqu’à la première voiture qui passera, car vous souffrez, je le vois.

— Je vous remercie, monsieur.

Elle essayait de se maintenir debout, mais ses jambes ne la soutenaient plus.

— Appuyez-vous sur moi, je vous en prie.

Un fiacre passa ; il l’arrêta malgré les protestations d’Emma.

Discrètement, après l’avoir aidée à y monter, il allait se retirer ; mais la jeune fille désira, pour mieux lui témoigner sa reconnaissance, connaître le galant homme qui l’avait secourue si spontanément.

— Puisque vous insistez, mademoiselle, pour savoir quel est celui qui vient d’avoir le bonheur de se trouver placé de manière à vous rendre le petit service que tout galant homme vous eût offert, voici mon nom... Mais rappelez-vous que c’est sur votre insistance que je vous présente ma carte.

Emma lut :

Georges de Fargat

Avocat à la cour d’appel

Georges de Fargat était un des plus jeunes, mais déjà un des plus distingués membres du barreau de Paris.

Il approchait de la trentaine, d’une correction parfaite, l’allure aisée d’un gentilhomme :

— Seriez-vous parent du vicomte Henri de Fargat ?

— C’était mon grand-père, mademoiselle. Par conséquent, nous sommes un peu parents...

Un procès de succession avait, cinquante ans auparavant, désuni les Fargat et les Montfort qui, depuis cette époque, ne s’étaient jamais réconciliés.

C’est pour cette raison que l’avocat, par délicatesse, ne s’était pas nommé.

— Accompagnez-moi, mon cousin, je désire vous présenter à ma mère, qui vous remerciera.

Dans le parcours de l’Étoile à l’hôtel de Montfort-Chalosse, Emma fit connaître, au moins dans ses grandes lignes, la situation malheureuse dans laquelle elle se trouvait.

Elle dit le pénible état de sa mère, dont la raison chancelante lui donnait de sérieuses inquiétudes.

— Ma chère et infortunée cousine, avait répondu de Fargat, c’est maintenant que je remercie la Providence de m’avoir placé sur votre chemin ; car je puis désormais vous conseiller, si vous le permettez. Toute mon énergie, tout mon dévouement et mes modestes connaissances sont entièrement à votre disposition. Ne refusez pas, je vous prie, l’appui que je vous offre, ce qui, d’ailleurs, est un devoir tout à la fois professionnel et de famille.

— Mon cousin, je vous suis profondément reconnaissante de l’aide que vous allez nous apporter ; mais, hélas ! au point où en sont les choses...

— D’après le peu que vous m’avez dit, je vois que vous êtes entre les mains d’hommes d’affaires probablement peu scrupuleux, comme ils sont, du reste, presque tous, et là où il n’y a pas d’avocat, il est bien difficile à l’intéressé de se défendre contre certain tour d’esprit, goût de chicane...

— Ces messieurs ont déclaré qu’il n’en était pas besoin, qu’il n’y avait rien à plaider, et qu’ainsi l’on paierait fort cher quelqu’un que l’on n’aurait pas à employer.

— Cela ne m’étonne point, et, grâce à ce raisonnement, ils opèrent sans contrainte, et comme vous voyez...

La voiture s’arrêtait.

— Ma mère sera heureuse de connaître son petit-neveu. Qui sait, un peu de famille retrouvée fera peut-être sur son esprit une heureuse diversion.

Modeste accourut annoncer que la duchesse venait d’avoir une forte crise nerveuse, à la suite de laquelle elle avait dû se mettre au lit, et qu’actuellement elle reposait.

— Le médecin a-t-il été appelé ? demanda Emma.

— Oui, mademoiselle, il est venu aussitôt, a prescrit des calmants et ordonné le repos le plus absolu. Il ne pense pas que cette attaque ait des suites plus graves que les précédentes ; toutefois, il a dit qu’il serait dangereux qu’elles deviennent fréquentes.

— Dès que ma mère ira mieux, vous serez, je pense, prié par elle de prendre communication des quelques pièces que nous avons encore ici, et qui vous permettront d’avoir un aperçu sur nos affaires.

— Croyez bien, ma cousine, que ce n’est pas une vaine parole ; je ferai tout ce qu’il est humainement possible de faire pour vous être utile.

Et, après avoir pris la main que lui tendait Emma, le jeune avocat la serra longuement dans les siennes, sans que celle-ci remarquât dans ce geste autre chose que la manifestation d’une sympathie réciproque, née naturellement à la suite des événements qui venaient de se passer.

XXVIII

DU DANGER DES LIAISONS DANGEREUSES

Depuis que le marquis s’est battu avec le vicomte, à propos d’Hélène de Troyes, celle-ci éprouve pour lui un sentiment de gratitude et d’admiration qu’elle n’a jamais senti pour aucun homme ; aussi, après sa rupture avec le vicomte, est-elle tout entière à son nouvel amour. Elle ne rêve que millions, ne parle que de noblesse – exotique surtout, et ne pense qu’à faire de longs voyages dans l’Amérique du Sud, aux Antilles, à Cuba, et quantité d’autres pays transatlantiques, dont elle sait à peine les noms et les situations géographiques.

Le marquis attend toujours de l’argent. Il n’arrive jamais, cet argent. Il faut croire que la Madeleine est toujours à sec et que les vapeurs ne peuvent pas remonter commodément ce fleuve, puisque ses immenses troupeaux, ses mines fécondes ne lui envoient aucun revenu.

Il est évident que cette gêne est momentanée ; il l’explique à Hélène, qui comprend avec une docilité merveilleuse toutes les difficultés de ces voyages dans ces fleuves qui sont à sec ou ces rapides que les noirs seuls peuvent franchir en pirogue.

Cela lui semble parfaitement naturel ; aussi, quelques jours après, prenant en pitié la triste situation de ce gentilhomme, dont la galanterie et la générosité sont inépuisables, mais dont la bourse est complètement épuisée, aussi à sec que la rivière de la Madeleine, met-elle ses économies à sa disposition.

Elle a gardé, de ses relations avec le vicomte, tous les meubles qui ornent la villa du bois de Boulogne, ses bijoux, qui représentent une valeur sérieuse, ses chevaux et tout son train de maison.

Pourquoi, d’ailleurs, se préoccuperait-elle ?

Elle est aimée de ce héros qui s’est battu pour elle, qui est riche, dont chaque propriété est grande comme un de nos départements, et elle est absolument libre.

Le vicomte, cela se comprend de reste, ne la voit plus.

(À suivre.)

[26 avril 1900]

XXVIII

DU DANGER DES LIAISONS DANGEREUSES

(suite.)

Donc, à la villa des Fleurs, on est toujours en fête ; c’est la lune de miel dans tout l’éclat de la splendeur que peuvent faire naître l’amour et la fortune ; on dépense sans compter, les jours se passent en promenades, les soirs en réjouissances au théâtre, au restaurant, et, de temps en temps, on va souper chez Maxim pour affirmer la continuité de cette union si brillante pour tous les deux : ce sont de véritables tourtereaux.

Parfois même, ils renvoient leur voiture en arrivant à la porte du Bois, et le reste du trajet se fait à pied dans ces étroits sentiers « remplis d’ivresse ». Quelquefois le marquis repart le soir même, parce qu’il attend toujours des dépêches ; à chaque instant, son associé doit lui envoyer, par le prochain courrier, la forte somme pour laquelle il a vendu l’un de ses troupeaux. Mais cette sacrée Magdalena ! toujours à sec !

Un jour qu’Alamanjo était reparti justement de très bonne heure relativement, c’est-à-dire vers deux heures du matin peut-être, après avoir laissé Hélène dans sa chambre à coucher, il revint au cercle, et là il tailla une banque ; cette banque fut malheureuse ; il avait beau connaître le baccara de la façon la plus savante, depuis quelque temps il ne gagnait guère.

Cette partie eut sur sa vie une influence funeste, ce fut le comble de la guigne.

Le lendemain, le domestique de confiance d’Hélène arrivait chez lui au matin et lui annonçait la mort de sa maîtresse ; elle avait été assassinée dans la nuit, frappée justement de la même façon que les femmes de la rue de Miromesnil, Marie Aguétant, la femme du passage du Saumon, etc.

Le deuil du marquis, on le comprend, fut un deuil de cœur. À partir de ce moment, il se montra de moins en moins dans le monde.

La police commença des recherches, mais elles n’aboutirent point.

— Ces filles, vraiment, si on les écoutait, finiraient par désorganiser le service de la Sûreté, déclara M. Lecocq11. Que diable ! c’est l’affaire du service des mœurs ! Elles savent bien que quand elles racolent un inconnu, elles s’exposent à quelque désagrément. D’ailleurs, ce n’est jamais le public qui assassine, ce sont les amis, les obligés de ces dames !... Cela se passe en famille !

On constata l’absence d’obligations, de bijoux, de titres que possédait Hélène, mais rien ne put mettre sur la trace du meurtrier ; c’était pourtant vraisemblablement la même main que celle qui avait frappé Mlle de Montille, ou tout au moins quelqu’un qui avait procédé de la même façon, la même école !

L’assassin devait évidemment être au courant de la vie de la victime, mais personne de suspect n’avait été vu rôdant autour de la villa, aucune trace ne fut relevée, et aucun mur, aucune balustrade n’avait des traces d’effraction.

Il y avait cependant un témoin, et ce témoin avait tout vu ; malheureusement, il ne pouvait point déposer en justice, et, ajoutons-le, la justice ne pouvait, raisonnablement, pas plus soupçonner sa présence que penser à invoquer son témoignage.

Hélène de Troyes n’avait, croyait-on, ni ami ni obligé, selon l’heureux euphémisme de M. Lecocq.

Les journaux qui rendirent compte de l’assassinat de cette horizontale de grande marque mentionnèrent qu’un garde, ayant aperçu une forme indécise qui fuyait dans la nuit, avait tiré un coup de feu. Il avait bien visé, car on avait retrouvé des traces de sang.

On crut avoir ainsi blessé l’assassin, mais l’erreur fut de courte durée ; ce ne pouvait être lui qui avait été vu fuyant au petit jour, car c’était un animal sauvage, un ours de forte taille, probablement échappé d’une ménagerie depuis quelque temps.

À plusieurs reprises, les gardes l’avaient entrevu la nuit et signalé dans leurs rapports ; il avait dégradé certains arbres, et notamment plusieurs marronniers.

XXIX

CHEZ LE DOCTEUR CORNÉLIUS HANS PETERS DE PRAGUE

Non loin d’Argenteuil, s’élève un château orné d’un immense parc, clos de toutes parts par un fossé de dix mètres de largeur. On l’appelle, pour cette raison, « Le Marais ».

C’est là, d’après une légende accréditée, que serait mort le comte de Mirabeau.

Vendu, il y a peu d’années, ce domaine est devenu la propriété du docteur Cornélius Hans Peters, de Prague.

Auprès du pont qui en permet l’accès se trouvent les communs, et, au fond du bois, le château ; mais, ce qui surtout attire l’attention des passants, c’est une bâtisse circulaire énorme, couverte d’un vitrage et extérieurement entourée d’une haute et solide grille, dont chaque pique s’infléchit vers l’intérieur, comme si l’on craignait l’évasion de ceux qui l’habitent.

Souvent, on entend des murmures plaintifs, d’autres fois des cris discordants, des clameurs et des grondements s’échapper de cette demeure.

Les animaux qui passent sur les routes avoisinantes donnent des signes de terreur, les chevaux s’emballent, les chiens fuient en geignant.

Le lendemain de l’assassinat du bois de Boulogne, une charrette chargée d’herbages, de grains, de viande, de poissons, était arrêtée à l’entrée du château, où se tenaient le concierge et sa femme qui donnait l’impression d’une nounou normande.

— Le boucher m’a donné quatre livres de filet et trente livres de viande, déclara le messager au solide gaillard qui l’aidait à décharger.

Ce dernier avait l’aspect d’un boucher ; mais une large balafre sur la joue gauche, l’absence d’une partie de l’oreille droite, dont le lobe avait été arraché, l’air énergique et dur de sa physionomie empêchaient qu’on le prît pour un membre de cette corporation dont la caractéristique est une souriante bonhomie, un teint de rose, une figure joufflue.

— Pourquoi met-il tant d’os ?

— Qu’est-ce que cela fait ? demanda le charretier avec stupéfaction. Est-ce que Brutus se plaint ?

— Il grogne ; Goliath aussi.

— Ah ! ah ! Dans leur pays, je voudrais bien voir ce qu’ils mangent à leur déjeuner, riposta le messager.

L’homme qui aidait au déchargement répondit :

— Mon vieux, si vous aviez assisté à leur repas, il est probable que vous ne pourriez pas le raconter, parce que ce serait certainement vous qu’ils auraient mangé, soyez-en sûr.

Le charretier se récria :

— Quoi ! Goliath ?

— Mais, oui. Il vous mangerait, s’il vous trouvait bon !

— Oh ! protesta encore le fournisseur. C’est bien étonnant !... Il ne vous aide pas, ce matin ?

— Ah ! ce matin, monsieur est resté couché. Il aura couru, cette nuit. Et puis, il est un peu feignant, avec ça !

— Parfaitement. Alors, comme ça, Goliath, on le laisse sortir la nuit ? reprit encore l’étranger.

— On ne le laisse pas, on le lui défend même. Mais... (et l’homme esquissa un geste d’impatience), je vous ferai, un jour, causer avec lui et entrer dans la maison.

— Oh ! je voudrais bien.

Si, plus heureux que ce solliciteur, il nous était permis de pénétrer dans ce cirque, nous comprendrions l’utilité de toutes ces provisions et la cause des remarques plus ou moins saugrenues des passants, en constatant que nous sommes dans une ménagerie fort bien installée et habitée.

La partie ordinairement réservée aux gradins est divisée en une quantité de loges affectées aux pensionnaires. Chacune forme l’habitat d’un animal, et les portes restant ouvertes, la pratique de la piste est toujours libre.

(À suivre.)

[27 avril 1900]

XXIX

CHEZ LE DOCTEUR CORNÉLIUS HANS PETERS DE PRAGUE

(suite.)

Sur chaque loge, le nom du locataire, et jamais aucun n’entre dans celle du voisin.

Au centre s’étale un plancher, sur lequel un fauteuil, des chaises et une table en bois blanc.

Le docteur occupe le fauteuil ; il songe.

Ce qui caractérise cette ménagerie, c’est la tranquillité parfaite qui y règne, les bonnes relations qui existent entre tous les habitants, pourtant de mœurs et de pays si différents. À peine quelques discussions, mais régies par cette devise : Mansuétude et bienveillance.

À la vérité, la gaieté n’y est jamais très exubérante, mais n’est-il pas satisfaisant d’écouler sa vie dans le calme, le recueillement et la paix ?

Chose singulière, depuis le plus petit jusqu’au plus grand, chaque animal est orné d’une aiguille ou sonde en gutta-percha, qui traverse complètement son crâne, chez les uns, en avant, presque sur le front, chez les autres, derrière l’oreille.

Autre remarque, plus intéressante encore : Presque tous semblent avoir complètement perdu l’instinct essentiel constitutif de leur race, et même, parfois, avoir acquis les qualités ou défauts contraires.

Toute personne en possession de son sens s’exaspérerait à regarder le spectacle ridicule et paradoxal qu’offre en ce moment cette ménagerie.

Sur un vieil arbre, petit, rabougri, dont les branches dénudées s’étendent en parasol à deux mètres du sol, quantité de gros oiseaux sont perchés les uns contre les autres, tellement serrés et immobiles, qu’on les dirait de zinc.

Ils crispent avec inquiétude leurs pattes sur le rameau qui les soutient sans voleter, ni remuer, ni chanter, ni crier, ni parler. Pourtant, ils sont là plusieurs douzaines de perroquets, aras et cacatoès énormes.

Un seul parle ; il est vrai que celui-là parle pour tous, car il récite sans discontinuer, avec une mémoire merveilleuse, une fable tout entière :

Un jour maître corbeau,

Sur un arbre perché...

Il va avec une volubilité surprenante, sans arrêt, sans point ni virgule. Dès qu’il a fini, il reprend :

Un jour maître...

Toujours sur le même ton criard, monotone et idiot.

Les autres, tournés vers lui, semblent l’admirer, s’ébahissent à le regarder, s’essayent à l’imiter. Hélas ! ils ne parviennent pas à tirer un seul son de leur gosier, malgré qu’ils manipulent leur bec avec des efforts inouïs et des contorsions comiques.

Les branches sont tellement chargées, que, parfois, elles craquent, et tous craignent de choir. Oubliant, sans doute, qu’ils ont des ailes, ils se cramponnent en serrant plus encore le bois qui les soutient.

Quelques-uns, tombés, restent sous l’arbre, désespérés, incapables d’y remonter.

Sur les quelques petites branches du haut, pendent, accrochées par l’aile, d’énormes chauves-souris. Quoiqu’aveuglées par la grande lumière, elles aussi grimacent, essayant de parler ; tordant leur museau, elles imitent quelques cris.

Sur la piste, des loups, des tigres, un lion, des gazelles, des lièvres, des lévriers, marchent lourdement, tirant péniblement l’un après l’autre leurs membres engourdis, tandis qu’au contraire, d’ignobles porcs, des oies stupides, des tortues écrasées sous le poids de leur carapace, essayent de bondir, tentent des tours de légèreté, des sauts d’obstacles, des équilibres périlleux. Parfois, ils réussissent.

Et, en vérité, c’est miracle, miracle grotesque, mais miracle tout de même, de constater avec quelle persistance, quelle adresse relative, tous s’exercent précisément à faire ce que leur conformation, leur aptitude physique leur défend.

Dans un coin, des chats et des poules se jettent à l’eau, poursuivant vainement des poissons qui échappent, en se jouant, à leurs efforts maladroits, cependant que, sur la piste, tigres, jaguars, chèvres, ânes et gazelles se promènent tranquilles et placides, sans inquiétude du voisin.

Certains événements inadmissibles résultaient de cette promiscuité étrange, qui eussent dérangé toutes les idées acquises des naturalistes.

Un renard au fin museau, à l’œil vif, s’arrête de ronger un os, pour admirer les gestes d’un infâme pourceau qui, subtilement, tourne à l’entour de lui, l’hypnotise par la grâce de ses gambades, et, finalement, lui dérobe dextrement son déjeuner, sans même qu’il ait pu comprendre comment.

Et, pour la centième fois, le récitant psalmodiait :

Un jour maître corbeau...

Une petite voix aigrelette l’interrompit : ce fut celle du docteur qui s’adressait aux oiseaux :

— Eh bien ! mes enfants, ça vous vexe, hein ! les perroquets là-haut ? Être forcés d’écouter et ne pas pouvoir seulement proférer un son ! C’est qu’il y a là le vieux Cornélius, et Cornélius fait ce qu’il veut.

Il se tourna du côté des fauves :

— S’il rend les tigres, panthères et jaguars assez doux pour qu’ils se promènent avec des ânes, il peut bien provoquer l’aphasie d’un perroquet, lui ôter la faculté de bavarder. Oui, mes enfants, oui.

Toutes les bêtes s’arrêtaient et le regardaient.

— Brutus ! cria le docteur, Brutus ! viens.

Un magnifique lion numide sortit de sa cage et vint avec cette démarche pesante des grands félins, l’air inquiet et timide. Il se mit à lécher la main de son maître qui le flatta, passant ses doigts dans sa longue crinière.

— Tu es beau, Brutus. Oui, tu es beau !

Puis il appela : « Moutonnet ! Moutonnet ! Viens. »

Moutonnet ne vint pas.

— Ah ! c’est vrai ! Tu es enfermé !

Le docteur toucha un bouton électrique qui affleurait sur la table. La porte d’une loge fermée s’ouvrit. Un mouton apparut.

À cette vue, Brutus donna des signes de crainte. Le docteur le calma.

— Ne t’inquiète pas, Brutus.

La piste se vida. Chacun rentra dans sa demeure prudemment.

Moutonnet arriva d’un air déluré, portant haut sa tête busquée, l’œil brillant, la démarche fière et assurée ; Brutus se trouvant entre lui et son maître, il lui campa résolument un solide coup de corne dans le flanc ; Brutus poussa un gémissement doux et plaintif en regardant Cornélius pour le prendre à témoin de l’injustice du traitement dont il était victime.

Mais celui-ci était sans pitié, car il rit beaucoup :

« Ah ! Ah ! Moutonnet, tu es tout à fait féroce, sais-tu ! Viens, mon ami. »

Il saisit l’animal par la corne, mais celui-ci se débattit. Brutus en profita pour regagner sournoisement sa niche.

Le docteur, malgré la défense énergique de Moutonnet, lui oignit la tête d’un liniment :

« Hi ! hi ! Si tu étais fort, tu ne serais pas commode ! Tu seras enfermé deux jours ! Autrement tu jetterais le désordre dans la maison. Va chez toi. Va, rentre. »

Moutonnet regimba fort. Enfin, après un coup de fouet sur le museau, il s’en alla, gambadant, la corne au vent, le regard menaçant, la bouche prête à la morsure. Il esquissait des coups de tête dans le vide, cherchant visiblement quelqu’un à provoquer, surtout en passant devant les grands fauves. Heureusement, tous étant des animaux paisibles et timides, ils se tinrent cois sur leur porte, et nul ne descendit dans l’arène pour répondre à ses provocations folles.

À peine fut-il rentré dans sa cabine, que le docteur toucha le bouton ; aussitôt la porte se referma avec un bruit sec. Moutonnet poussa un bêlement semblable à un rugissement, ce qui disait sa rage et confirmait sa captivité.

L’inquiétude que causait ce mouton renommé pour sa férocité s’étant calmée, quantité de bêtes revinrent sur la piste se grouper suivant leurs affinités.

À ce spectacle, le docteur exulta :

— Triomphe de la science sur la matière !

Tout n’est que matière, ou du moins se traduit, se manifeste par la matière ! Où l’âme divine, immortelle ? L’atavisme, l’hérédité, l’instinct. Ah ! bonnes plaisanteries ! Avec une aiguille, tout cela je le désorbite, je le déplace, je pervertis l’instinct, et je lance l’âme sur une autre voie, dans un autre sens, comme l’aiguilleur humble et modeste qui change à son gré la direction de la locomotive puissante et envoie où il le veut tout le train.

Que n’atteindrais-je pas en procédant ainsi sur plusieurs générations ! L’homme n’est qu’une machine. Ah ! si je pouvais opérer... Si l’on me donnait le sujet que je demande depuis si longtemps ! Et il s’interrompit pour appeler : « Roucou ! Roucou ! Roucou ! »

(À suivre.)

[28 avril 1900]

XXIX

CHEZ LE DOCTEUR CORNÉLIUS HANS PETERS DE PRAGUE

(suite.)

À ce cri, répondit par un roucoulement plaintif un de ces pigeons ramiers qu’en certains pays du Midi on appelle fuyards ou palombes, renommés pour la rapidité et l’amplitude de leur vol. 

La malheureuse bête, sur son perchoir, agitait les ailes et faisait des efforts, s’essayant à prendre son essor.

— Roucou ! Roucou ! appelait toujours le docteur, viens ! viens !...

Enfin, le ramier s’élança, mais il ne put se soutenir en l’air ; il battait des ailes si maladroitement qu’il ne parvint à éviter la chute verticale, qui chez l’oiseau est signe de mort inéluctable, qu’en ouvrant et refermant ses ailes maladroitement au hasard, ce qui le faisait tournoyer en l’air ridiculement.

— Ah ! mon pauvre ami ! tu as toujours tes ailes, la volonté de t’en servir, mais tu ne sais plus... Pourtant, la multiplicité de tes facultés ne devrait pas te gêner, n’est-ce pas ? Tu n’en avais qu’une, tu ne savais que cela : voler ! Tu pouvais traverser l’Atlantique plus vite que nos steamers et nos locomotives, tu retrouvais ton chemin dans l’air, guidé par un sens que nous autres, faibles hommes, qui nous égarons dans une ville ou dans un bois, nous ne comprenons même pas, et tu ne peux te soutenir, te diriger pendant dix mètres ! Non, tu ne peux pas !...

La pauvre bête était tombée lourdement ; il lui jeta quelques grains à picorer.

— Pauvre Roucou ! ne t’inquiète pas, dans peu de jours je te récompenserai, je te remettrai en liberté, et, si j’ai su t’enlever la mémoire et le sens de la locomotion, je te les rendrai doublés. Tu seras heureux ! Désormais, tu pourras devancer tous tes congénères ; tu nargueras l’aigle au vol puissant, tu te riras de la poursuite de l’épervier ! Rassurez-vous tous, mes enfants. Bientôt je vous rendrai vos instincts. Vous là-haut, oiseaux, perroquets surtout, je vous enlèverai votre sonde, et vous pousserez vos chants et vos cris assourdissants. Vous autres, monstres, buffles, bisons, jaguars, tigres, panthères, loups, qui ne vivez que de carnage, je vous rendrai la liberté. Vous vous mangerez tous les uns les autres ; les hommes vous abattront ; mais, quoi, vous serez heureux, puisque chacun de nous n’est heureux que s’il suit sa destinée, fût-elle d’être mangé, tué, assassiné ! Je vous rapporterai moi-même dans vos déserts. Grâce à vous, j’ai vaincu ; mes expériences sont finies, je sais ; le grand œuvre est préparé. Il ne me manque plus que le sujet : un homme ! un homme qui consente à changer sa personnalité, à devenir noble, grand, généreux, et à perdre ses vices. Où est-il cet homme ? Qui veut cesser d’être voleur, coureur, joueur, ivrogne ? Qui ?

Personne, parbleu !

Bah ! j’ai déjà Goliath. Et puis, ce qu’on ne veut pas, quelquefois on le subit. Moi, je ne voulais pas être trompé, mais cela plaisait à Miaska12, et cela a été. Pranzino aurait bien voulu, j’en suis sûr, conserver sa tête sur ses épaules, elle n’y est plus. Pourquoi donc, parce qu’aucun ne veut se laisser traiter par moi, Cornélius. Pourquoi moi, Cornélius, ne le traiterais-je pas ? Deibler a triomphé de Pranzino ; pourquoi Cornélius ne triompherait-il pas de Prado ?

Et, souriant à son idée, il se frotta les mains : Eh ! eh ! qui vivra verra !... bientôt peut-être.

Après avoir ouvert et refermé les deux portes grillées, il rentra au château.

Il s’assit au rez-de-chaussée, dans le cabinet dit des oiseaux, parce qu’il était décoré de grands cadres suspendus au mur, dans lesquels étaient conservés, empaillés, les volatiles sur lesquels il avait tenté ses premières études.

Il y restait volontiers, parce qu’un large escalier de bois conduisait directement à sa chambre à coucher, sise précisément juste au-dessus.

Tout à coup il se préoccupa :

— Je n’ai pas vu Goliath !

Il prit un des récepteurs suspendus au mur et parla sur la plaque du téléphone, toujours en communication avec la ménagerie :

— Pierre, où est Goliath ?

Puis, après avoir écouté :

— Ah ! vous dites qu’il dort ?... Est-ce qu’il serait gris ? Vous ne croyez pas ?... Enfin, envoyez-le-moi tout de suite.

Quelques minutes plus tard, une ombre fantastique, énorme, sans forme précise, passait devant la fenêtre du cabinet, se mouvant bizarrement, avec une rapidité telle qu’il eût été impossible de déterminer si la vision disparue était celle d’un homme, d’un oiseau ou d’un animal quelconque.

Puis, la porte du cabinet craqua, prête à céder sous le poids d’une poussée énorme.

— Entre doucement, cria le docteur, je t’ai dit de ne pas courir si vite et de ne pas frapper si fort. Entre donc, mais pas trop brusquement, je n’aime pas te voir apparaître tout d’un coup, cela peut effrayer. Allons, viens !

Le loquet tourna, puis, la porte s’ouvrit lentement, avec précaution, mais rien ne se montra sur le seuil, qu’une main immense, velue, comme ne fut jamais aucune main humaine.

— Allons, mon ami, viens ! viens ! répéta avec une caresse dans la voix le bon Cornélius.

Alors apparut, remplissant tout le seuil en hauteur et en largeur, un monstre dont la description exacte ne saurait donner une impression même approximative.

C’était un singe formidable, de l’espèce dite gorille, d’une taille gigantesque. Il avança, se dandinant maladroitement, comme un ours, sur les membres inférieurs beaucoup trop courts, tandis que ses bras, de proportion impossible, descendaient jusqu’aux genoux ; au bas d’un masque bestial imprégné de férocité native, s’ouvrait une gueule démesurée, de laquelle jaillissaient des crocs énormes ; elle s’agitait sans cesse d’un mouvement fébrile, les mâchoires craquaient l’une contre l’autre.

Il semblait, suivant la parabole, chercher qui dévorer ; une épaisse crinière, drue et noirâtre, entourait sa grosse tête et en augmentait encore le volume apparent, contribuant à accroître l’aspect répugnant et horrible de ce terrifiant personnage.

Mais si, parvenant à surmonter son effroi, le regard de l’observateur s’arrêtait sur ses yeux, il était fasciné par la douceur langoureuse dont ils étaient animés. Cette bête n’avait pas besoin de parler, ses yeux disaient tout, exprimaient toutes les sensations, tous les désirs, tous les sentiments.

Il suffisait de les apercevoir pendant qu’ils étaient fixés sur le docteur, et l’on comprenait l’anxiété, la reconnaissance, l’amour, le dévouement dont ils témoignaient vis-à-vis du maître.

— Assois-toi, Goliath !

L’animal plia ses courtes jambes et se trouva par terre sur son séant, ses mains démesurées touchant le sol, mais il dépassait encore le docteur de toute la tête.

— Baisse-toi, mon ami ! tu es trop grand !

Goliath obéit ; sa tête, enfin, se trouva à la hauteur de celle de son maître. Celui-ci écarta avec précaution la touffe de poils qu’il avait au-dessus de l’oreille gauche, puis souffla dans la toison dans tous les sens. Il aperçut le bout d’un instrument qu’il palpa avec soin.

— Attends, je vais te mettre un peu de baume, tu as les pariétaux très durs ! Heu ! Hypertrichose !... manque d’élasticité dans les cellules. Parbleu ! Toute cette circonvolution ne progresse pas si ton cap ne se développe pas. Tu ne parleras jamais... Tu peux te relever... Est-ce que tu souffres ?

— Nôn-ôn-ôn.

— Très bien ! Je suis content de t’entendre parler, mon ami.

Cornélius lui tendit la main ; le gorille la serra dans les siennes.

— Pas si fort ! Tu me fais mal.

Des larmes montèrent aux yeux de Goliath.

— Ne pleure pas, imbécile ! mais ne serre pas si fort.

Il le flatta doucement de la main.

— Est-ce que les animaux ont mangé, ce matin ?

— Oû-oû-oui.

— Le lion grogne-t-il toujours ?

— Nôn-ôn-ôn.

— Ah ! ah ! tant mieux ! Comment l’as-tu fait taire ?

Goliath rapprocha ses mains énormes l’une de l’autre, en faisant le geste d’étouffer, pendant que sa gueule riait.

— Tu l’as battu ?... battu ?...

— Oû-oûi, bâ-â-âttu ! parvint-il à prononcer.

Le docteur hocha la tête, mécontent.

— Pauvre bête ! qu’est-ce qu’il faisait ?

Goliath trouva plus facile, comme réponse, d’imiter le rugissement de Brutus.

— Rr-r-ron-on-on !

Tout à coup, le docteur lui prit le bras.

— Qu’as-tu là ? qu’as-tu ?

Le gorille tenta de dissimuler, mais une large tache de sang coagulé apparut.

— Qui t’a fait cela ? Hein ! parle donc.

(À suivre.)

[29 avril 1900]

XXIX

CHEZ LE DOCTEUR CORNÉLIUS HANS PETERS DE PRAGUE

(suite.)

Il ne répondit pas. Le docteur reprit durement :

— Si tu ne réponds pas, pars, je ne veux plus te voir. Va, va-t’en, je ne te soigne plus, va !

L’animal s’accroupit en pleurant, prenant la main de son maître.

— Nôn-ôn-ôn.

— Alors, réponds, qu’est-ce que c’est ?

Le singe fit le geste d’ajuster avec un fusil et compléta, en simulant de la voix, une détonation. Poum !

— Ah ! une balle !... un coup de fusil !...

— Oû-oû-oûi.

— Je te défends de sortir seul, et tu sors. On te tuera. Oui, oui.

Goliath fit un geste d’incrédulité et d’indifférence.

Cornélius, avec un soin méticuleux, examina la blessure ; le projectile était ressorti. Aucun organe n’était lésé.

Puis, il lava la plaie et la pansa.

— Un chrétien aurait eu le bras cassé. Dans trois jours, ce sera fini. Nous sortirons ensemble tous les soirs, puisque tu ne peux pas rester tranquille.

Le gorille sauta en signe de joie.

— Oû-oû-oûi... soti... soti... toi, moi, oû-oû-oûi.

— C’est bizarre ! tu ne peux pas encore prononcer r. Fais r... rr...

L’animal se rassembla, gonfla d’air ses poumons, puis contracta son torse immense et finit par pousser un rugissement qui fit trembler les vitres.

Le docteur hocha la tête.

— Oui, c’est le cap !... Tout à fait insuffisant !

La sonnerie du téléphone retentit. Le docteur prêta l’oreille, puis répondit :

— Je les attends pour dîner. Oui, qu’ils viennent. Va-t’en, Goliath, vite, par l’escalier.

Goliath disparut, on devrait dire s’évanouit, d’une façon si soudaine qu’il eût été impossible de déterminer ce qu’il était devenu, si bientôt son pas alourdi ne se fût appesanti doucement sur le parquet du premier.

Les personnes arrivant chez le docteur étaient Anaclet et M. Eugène Lecocq, chef de la brigade chargée de la poursuite des criminels, que le typographe avait invité de la part de son patron.

Après les civilités d’usage, que l’on abrégea le plus possible, on se mit à table.

Le menu fut abondant et délicat, les vins généreux, les cigares exquis ; donc, le repas fut très gai.

On causa, surtout des criminels, de la police et de ses moyens d’action ; on discuta les théories et les systèmes.

Le policier pria le docteur de s’expliquer.

Cornélius professa, d’un ton péremptoire :

— La différence des cerveaux n’est pas telle, chez les hommes, qu’il y ait des criminels-nés incurables. Il y a des cerveaux plus ou moins malades, plus ou moins heureusement conformés, si vous voulez, mais tous sont guérissables. Pour se permettre de soutenir le contraire, il faudrait avoir soigné beaucoup de milliers de cerveaux, et le signor Lombroso13 oublie de dire combien il en a soigné. Probablement pas un ; il en a disséqué, autopsié, ce n’est pas la même chose ; son raisonnement pèche donc faute de toute espèce de base. Moi, j’en ai soigné, et beaucoup, beaucoup. Grâce aux rayons X, que j’ai perfectionnés, je puis examiner chaque cellule, siège de la pensée, de la volonté, de la vision, des couleurs, des nuances, de la musique, de la mémoire, etc., voir si elle est malade, ensuite la guérir ; c’est ce que j’ai fait avec les animaux. Lombroso a parfaitement raison, quand il dit qu’on devrait mettre en traitement les gens mal équilibrés, c’est ce que je demande aussi ; mais on ne peut pas obtenir de soigner un condamné à mort. Cependant, si j’ai adouci les fauves au point de les rendre caressants comme de jeunes chats, il n’y a pas de raison pour que les hommes soient plus féroces, plus rebelles à ma thérapeutique, au contraire.

— Le caractère des animaux change-t-il donc ? demanda le policier.

— Absolument. La mentalité varie suivant l’état de l’organe, et l’organe on peut le soigner.

— En vérité.

— J’avais rendu un lièvre brave, trop brave même. Il est mort victime de sa témérité. Il avait attaqué un jaguar, et, ma foi ! malgré tout, ce dernier, qui n’était pas encore tout à fait à point comme douceur, l’a croqué.

Le policier ricana :

— Le jaguar n’était pas au point voulu pour se laisser mordre par un lièvre… je le crois sans peine.

— En ce moment, reprit le docteur avec un sérieux inaltérable, Moutonnet maltraite tous les fauves, qui s’en plaignent et le subissent. Ils sont si doux !

— Ah ! vraiment ?

— Si cela vous intéresse, je vous montrerai quelques-uns de mes pensionnaires.

— Certainement !

Le docteur dit en allemand quelques mots au domestique et continua :

— Ma méthode est facile. J’ai divisé la cervelle en millimètres cubes, et j’ai pu déterminer à quelle sensation correspond chaque millimètre. Or, je puis soigner chaque cellule à part, grâce à l’introduction de ma sonde en gutta-percha. Il n’y a, ensuite, qu’à appliquer le remède topique. Dans le principe, j’ai dû tâtonner ; mais, maintenant, je sais. Foveau de Courmelle14, votre compatriote, a travaillé la question ; oh ! il a trouvé une théorie ingénieuse, mais quoi ! pas plus que Lombroso, il n’a expérimenté en grand comme moi. Moi seul, j’ai la clef de la science ; moi seul puis amollir les os, infiltrer ma sonde, instiller le philtre.

— Vous pouvez tripoter la cervelle d’un homme sans qu’il meure ?

— Peuh ! pourquoi non ? Je le fais tous les jours avec mes amis.

Les yeux fixés sur le docteur, le policier, satisfait de son dîner, soufflait au plafond une forte bouffée du havane qu’il fumait avec délices.

— Cet homme est complètement aliéné, pensait-il, mais il donne de bons dîners, il a de bons vins, des cigares exquis. Pourquoi le contrarier, puisqu’il ne nuit à personne ?

Et, tout haut, il ajouta, avec un doute léger et de bonne compagnie :

— Positivement, c’est extraordinaire !

Par un geste gracieux de sympathie, il agita légèrement ses mains, qu’il laissait pendre de chaque côté de sa chaise dans une pose familière, expressive du contentement ressenti d’une digestion facile. Tout à coup, il tourna brusquement la tête à gauche et à droite. Ô prodige ! sa physionomie subitement changea et marqua l’ahurissement le plus complet, lequel se transforma bientôt en terreur, bien qu’il persistât à rester dans la même position.

— Qu’avez-vous ? Qu’y a-t-il ? demanda le docteur.

Anaclet donnait à son tour des signes non équivoques de préoccupation.

L’événement était effectivement de nature à troubler des cerveaux même bien équilibrés.

Brutus et quelques camarades, conduits par le belluaire, étaient entrés sans être annoncés ; au geste de M. Lecocq, ils avaient supposé que celui-ci était d’humeur à jouer, et, avec la merveilleuse prestesse des félins, chacun, en manière de plaisanterie, lui avait délicatement, mais vivement pris un bras entre ses pattes.

Le docteur s’esclaffa.

— Ah ! ah ! sont-ils gentils, sont-ils joueurs ! Ce sont des chats, de vrais chats, mais francs et loyaux. Allons ! laissez monsieur. Venez ici, mes enfants. Soyez absolument rassurés ; ils n’ont aucune mauvaise intention, et si quelqu’un nous attaquait, je vous assure qu’ils nous défendraient. Venez ici, venez !

Les animaux obéirent empressés, et se mirent à lécher les mains de Cornélius.

— Donnez la patte !

Tous exécutèrent le mouvement avec grâce.

— Voyez comme ils font patte de velours, avec pourtant des griffes redoutables ! Les chats ne donnent pas la patte ordinairement.

Brutus, qui était fort et grand, et qui, en l’absence de Moutonnet, aimait à se faire valoir, à paraître, se leva, posa sa patte sur l’épaule de M. Lecocq et frotta sa crinière contre sa tête.

— Il voudrait que vous le caressiez ! Ils sont doux comme des moutons, des moutons naturels. Êtes-vous maintenant convaincus ?

— Parfaitement, parfaitement ! répondirent en chœur les deux invités, que cette exhibition gênait.

— Voulez-vous qu’il vous lèche ?

— Non, pas après dîner ! Merci. Qu’on ne les dérange pas plus longtemps !

— En effet, remarqua Anaclet, ils sont très doux, mais quand on n’a pas l’habitude...

— Oui, je comprends très bien.

(À suivre.)

[30 avril 1900]

XXIX

CHEZ LE DOCTEUR CORNÉLIUS HANS PETERS DE PRAGUE

(suite.)

— Alors, remmenez-les, commanda l’amphitryon ; mais vous avez pu constater la douceur de leur caractère naturellement féroce.

Par une transition naturelle, on parla des crimes récents, de l’assassinat d’Hélène de Troyes.

— Comment se fait-il que vous n’ayez pas interrogé le marquis d’Alamanjo ? demanda le docteur.

L’homme de police sourit.

— C’est le premier qu’on a suspecté ; le vol a été le mobile du crime : bijoux, valeurs, obligations, tout a disparu ; on n’a retrouvé absolument rien de ce qui peut être emporté commodément et vendu avec quelque facilité ; cependant, rien n’était en désordre : il est évident que c’est quelqu’un qui connaît les aîtres de la maison. Comment voulez-vous, en pareil cas, que les soupçons ne soient pas tombés sur celui qui venait de quitter cette femme ? Il a été interrogé, non pas une fois, mais plusieurs, surveillé de toutes façons, filé ; mais, si sa réputation n’est pas parfaitement bonne, il est du moins inattaquable au point de vue de la culpabilité, quant à ce crime...

— C’est là toute la question...

— Il est rentré avec sa maîtresse le soir, et ils se sont promenés un instant dans le Bois à pied ; or, ils remarquèrent qu’un homme semblait de loin les suivre. Hélène en fut tellement impressionnée qu’elle manifesta la crainte de ne pas dormir ; elle appela sa camériste et lui demanda du chloral, qu’elle but en sa présence, dans la chambre à coucher. Le marquis la quitta, malgré son insistance pour qu’il passât la nuit dans la villa.

— J’attends une dépêche importante, dit-il.

Et il sortit.

La femme de chambre déshabilla sa maîtresse ; puis il reparut pendant cette toilette de nuit, parce qu’il avait oublié son passe-partout. Hélène lui offrit le sien.

— Non, c’est inutile, le cocher viendra m’ouvrir, gardez le vôtre.

Le cocher le reconduisit et referma soigneusement les portes, dont aucune ne fut rouverte pendant la nuit, car au matin elles étaient encore fermées.

Le marquis a donc pu produire deux témoins parfaitement précis : il est sorti avant le crime et n’est pas rentré depuis.

— Et alors ? demanda le docteur.

— Nous supposons que l’homme qui avait été vu les suivant était un cambrioleur habile qui, connaissant la maison ou ayant des intelligences parmi le personnel, est entré et a commis le crime ; la police ne se flatte pas de tout expliquer.

Le docteur se mit à rire.

— Je le vois bien ; mais, n’avez-vous pas remarqué que bien des crimes commis sur les filles galantes l’ont été toujours avec le même système, d’après les mêmes manières de procéder ? Jusque-là, on les attribuait à Pranzino, mais il a été exécuté.

— Sans doute, répondit le policier.

— Pourquoi, reprit le docteur, admettez-vous qu’un cambrioleur les ait suivis, alors que les gardes qui avaient cru aussi voir un homme s’enfuir à la même heure ont constaté qu’il n’y avait pas d’homme ? Ils ont tiré un coup de feu sur une forme qu’ils prenaient pour un homme, et, depuis, ont cru à un ours probablement échappé d’une ménagerie, non réclamé par le propriétaire, de crainte d’être rendu responsable des dégâts commis.

Le policier réfléchit un instant.

— Ce que vous me dites là non seulement n’est pas une explication, mais même démolit l’embryon d’explication que nous avions imaginé. S’il n’y a plus de cambrioleur, mais à sa place un animal, un ours, comme les ours ne volent pas les bijoux, nous sommes encore plus loin de la découverte de la vérité que tout à l’heure.

— Erreur ! Empêcher de suivre une mauvaise piste, c’est aider à la découverte de la vérité !

— J’ai intention de faire une affaire avec vous.

— Laquelle ?

— Voici : si je découvre cet assassin que la police n’a pas trouvé, je m’engage à vous le nommer. Ceci se passera entre nous.

— J’accepte. Que demandez-vous en échange ?

— Ceci : pendant vingt-quatre heures, vous ne l’arrêterez pas.

— Ah ! permettez !... Si c’est pour le faire évader...

— Ceci est mon affaire ; la vôtre est de l’empêcher. C’est à accepter ou à refuser. Est-ce qu’il n’est pas tout évadé maintenant ?

— Soit ; j’accepte le marché.

— Alors, dès que vous recevrez mon télégramme, accourez, je saurai le nom de l’assassin.

— Très bien !

— Alors, à bientôt ! Au reste, rassurez-vous, si je trouve notre homme, je vous le rendrai tôt ou tard. Je cherche un sujet pour faire quelques études.

Les convives se séparèrent joyeux. Pourtant, le policier, vaguement préoccupé, se répétait intérieurement :

— Est-il possible, admissible qu’un particulier trouve ce que l’administration ne trouve pas ?

XXX

La liquidation de la fortune du duc a été désastreuse, il ne restera à sa veuve et sa fille que l’hôtel. Aucune autre ressource.

Au dernier moment, le chef de division Benoît a réclamé le paiement de l’avance consentie au duc, qui lui fut si habilement volée le soir de l’incendie de l’Opéra-Comique. Contrairement à l’avis de Me de Fargat, la duchesse s’est engagée à payer, poussée par Verminot, bien que le titre fût des plus irréguliers.

— L’honneur ! s’est-elle écriée, dans un accès de violence. Oui, sauvons l’honneur !

Jouissait-elle bien de toutes ses facultés ? Certainement, non !

Emma le savait. Mais était-ce à elle, qui s’était sacrifiée pour sa mère et l’honneur du nom, à provoquer un scandale, à réclamer une interdiction, des enquêtes, etc. ?

— Maintenant, ainsi que le déclara Modeste, il ne restera plus à ces dames, en quittant l’hôtel, qu’à frapper à la porte du directeur de l’Assistance publique.

Quant à Verminot, il est permis de douter du désintéressement de ses conseils. On a susurré que le chiffre inscrit n’était pas très net. On lisait deux cent aussi bien que trois cent mille francs.

Le temps a passé et les événements s’accomplissent avec régularité. La liquidation, paraît-il, est tout à fait parfaite ; la ruine aussi, malheureusement. Le terme de la grossesse d’Emma approche. Plus aucune visite ne sonne à la porte de l’hôtel dont une affiche annonce la mise en vente prochaine.

Pas d’amis, pas d’abri. Où donc cacher la honte de la dernière des Montfort-Chalosse ?

Modeste a découvert, rue Réaumur, une sage-femme discrète. C’est là qu’elle se réfugiera. Elle trompera aisément la duchesse sous prétexte de voyage indispensable à Montfort pour l’enlèvement des quelques objets personnels non compris dans l’aliénation du château.

Emma, un soir, est montée en voiture, pour ce prétendu voyage. Inconsciente, sa mère lui fait des recommandations puériles et navrantes :

— Dis bien aux Gentillon de soigner Mirza, je tiens beaucoup à cette chienne et rapporte-moi la boîte à thé rouge qui est dans le petit salon.

Le suisse, la cuisinière qui devinent une partie de la vérité, pleurent à chaudes larmes sur le sort de leur jeune maîtresse.

Inspirée par son dévouement et une remarque de l’avocat, la camériste tenta le sauvetage de ses maîtresses, avec le concours d’Anaclet sur le compte duquel elle était après explication tout à fait revenue.

Au moment où Modeste va monter dans le fiacre, la duchesse déclare que son service lui est indispensable, qu’elle ne supportera pas de rester malade sans personne...

— Elle ne viendra que jusqu’à la gare, ma mère.

— N’importe ! Je ne puis rester ainsi... abandonnée. Que le suisse ou quelque autre t’accompagne, répéta Mme de Montfort dans son égoïsme de maniaque.

— Adieu donc, mère, je partirai seule. Adieu !

Et la voiture roula.

Quel fut le déchirement de son âme ! Combien amère fut sa douleur indescriptible ! Il faut avoir éprouvé soi-même semblable supplice pour le comprendre ! Le Christ peut-être ne souffrit pas davantage, en montant le Calvaire, qu’Emma cahotée dans son fiacre.

Enfin, il s’arrêta.

(À suivre.)

[1er mai 1900]

XXX

(suite.)

Quelques minutes plus tard, elle était installée chez Mme Le Beau, où, pendant toute la durée de son séjour, elle ne recevrait que Modeste.

À quoi bon s’attarder au narré de détails insignifiants en apparence, qui furent autant de tortures effroyables pour la malheureuse ?

Un jour, Modeste lui apprit que l’hôtel familial avait été acquis par un M. Richadher.

Le prix d’achat se trouvait complètement absorbé par les frais et le paiement de la somme accordée à M. Benoît, auquel on redevrait même encore quelques centaines de francs.

— Que deviendra ma mère ?

— Mademoiselle, je vous avertirai de tout ce qui se passera ; mais, moi, je ne suis pas duchesse, je n’ai pas les mêmes raisonnements que vous. Vous n’avez pas voulu faire interdire votre mère, réclamer, débattre... Donc, ce n’est pas la peine que nous parlions d’affaires ensemble. Soignez-vous, et comptez que tout ce que vous ordonnerez sera exécuté. J’ajoute que, si personnellement j’avais une idée qui puisse être mise en pratique, je ne vous la dirai pas... C’est pas la peine… Je le ferai... À demain.

Modeste avait une idée.

— Monsieur Anaclet, vous ne savez pas ce que je voudrais ? dit-elle au typographe.

— Non. Mais je sais fort bien ce que moi je voudrais.

— Ceci n’a pas d’intérêt. Je voudrais louer à Meudon une maisonnette et je voudrais ensuite la meubler.

— Naturellement. Et après l’habiter ?

— Vous avez deviné. C’est merveilleux ! J’ai besoin de vous.

— Pour l’habiter ? Ca y est.

— Non, pour y mettre les meubles.

— Je dois avoir l’air très bête !

— Pourquoi ? fit Modeste en riant.

— Dame ! Vous ne voulez pas l’habiter avec moi et vous voulez que je vous aie des meubles pour l’habiter avec autrui ?

— J’ai les meubles.

— Ah ! je ne comprends pas. Alors, c’est plus grave, je n’ai pas seulement l’air bête, je le suis.

— Peuh ! Qui sait ?

Et Modeste, écartant ses lèvres, montra presque toutes ses dents qui étaient d’une blancheur merveilleuse. Anaclet se laissait toujours prendre à l’éclat de leur mirage.

— Enfin, qu’est-ce que vous voulez ? dites.

— J’ai les meubles et je veux que vous les transportiez à Meudon.

— Ah bon ! fit en riant le jeune homme, je suis typographe, le docteur m’avait placé domestique pour aller chez les Simpson et vous désirez que je me fasse maintenant déménageur ! Peuh ! après tout. Où sont-ils vos meubles ?

— Ici, parbleu !

— Ici ! Vous avez des meubles à vous ?

— Non, pas à moi, à madame.

— Je dois emporter des meubles à vos maîtres ! Alors, c’est le vol ! C’est en cour d’assises que vous désirez m’envoyer ! Oh ! les femmes ! Mais tout est saisi, ici ?

— Oui, mais ce dont je parle ne l’est pas.

— Ah ! oui ! Mais la maison est vendue avec ses collections, objets d’art et meubles, portés à l’inventaire.

— Parfaitement. Mais comme Verminot voulait aussi me saisir... par la taille, il a été distrait, et, pour aller plus vite, il s’est borné à recopier la saisie qui était incomplète.

— Oui, mais le suisse aura peut-être des idées...

— Ferembach n’a jamais d’idée. Si vous voulez m’aider, nous déménagerons à la cloche de bois. Toutes les fois que vous sortirez, vous emporterez un meuble.

— Et si le suisse me rencontre ?

— Nous dirons que vous le portez à réparer.

— Ce sont donc tous des meubles cassés ?

— Parfaitement, par moi. Je découdrai les étoffes... Vous ne comprenez donc rien ?

— Non, pas beaucoup ! Oh ! les femmes ! les femmes ! Mais pourquoi tous ces trucs ?

— Ça, c’est mon affaire !

— Sapristi, la mienne aussi, je suppose, puisque je les porte et que je risque la cour d’assises.

— Ah ! laissez donc la cour d’assises.

— Je ne demande pas mieux, mais je ne sais pas si elle me laissera, elle ! Déménager, la nuit, des meubles qui ne sont pas à moi.

— Je vous signe, sur un papier, l’ordre de les transporter à Meudon, et je ne vous parle nullement de la nuit.

— Alors, je ne résiste plus. Seulement, jurez-moi sur votre tête qu’aucun homme n’habitera avec vous la maisonnette ornée de ces meubles par mes soins.

La camériste leva la main :

— Je le jure sur ma tête, et, par-dessus le marché, sur celle de Ferembach. Mais, de votre coté, vous devrez vous précautionner d’un endroit pas trop loin, où vous placerez le mobilier pour pouvoir ensuite envoyer à Meudon par charretée complète.

— Diable ! par charretée ! Vous voulez donc en prendre des tas ? Enfin ! qu’est-ce que je gagnerai, moi, dans l’affaire ?

— Vous ?

— Eh oui, moi ! Voici mes conditions, c’est à prendre ou à laisser : je vous embrasserai à chaque meuble que j’emporterai.

— Soit ! Mais vous ne m’embrasserez qu’en portant le meuble sur votre tête.

— Ça, c’est dur et méchant ; cela me fera porter les fardeaux plus longtemps.

— Mais vous êtes libre d’abréger, d’embrasser très vite ou de ne pas embrasser du tout.

— Je fais tout ce que vous voulez. Mais je voudrais une avance.

Et il se pencha tendrement vers Modeste.

— Farceur ! répliqua la camériste. Allez, embrassez-moi.

C’est ainsi que fut scellé ce pacte, dont, en oubliant les meubles, Verminot avait fait tous les frais, d’autant qu’au lieu du baiser, lui avait reçu le fameux poing de droit.

Deux jours plus tard, une maisonnette était louée.

Anaclet s’était remis en rapport avec un anarchiste militant de ses amis, professant la haine du proprio, ce qui permit d’enlever rapidement le mobilier.

Tout en emballant, le typo dépeignait sa flamme, et sa complice, comme il disait, était bien forcée de l’écouter.

Au reste, la passion inspirée au brave Anaclet ne lui déplaisait point ; elle en était même touchée.

— Modeste, ne cessait-il de répéter, votre froideur me désole, me navre, me torture.

— Que voulez-vous donc que je fasse ? Vous m’embrassez dès que vous avez un fauteuil sur la tête.

— C’est un prix débattu, convenu.

— Alors, que réclamez-vous, puisque je paye ?

— J’ai besoin de vous dire que je vous aime, Modeste.

— Vous ne faites que ça du matin au soir.

— Ah ! oui, mais pas du soir au matin.

— Ah ! vous êtes inconvenant !

— Pourtant, si nous étions mariés, je travaillerais. Donc, je ne vous parlerais pas dans la journée de mon amour, je me réserverais pour la nuit.

— Oui, mais nous ne sommes pas mariés, et, en attendant, empoignez-moi ce fauteuil.

Enfin, le transport fut opéré.

Ensemble, ils visitèrent la villa.

Elle se trouvait entre Clamart et Meudon. On y arrivait par un sentier montant sur un plateau en élévation, sur lequel se trouvaient de grands arbres.

Un jardinet clos de murs en défendait l’accès.

Elle avait fort bonne mine, et l’intérieur dépassait les promesses de la façade.

— C’est très bien, Anaclet, je suis contente de vous ! déclama-t-elle, sans se douter qu’elle parodiait une phrase célèbre. Anaclet, je vous permets un baiser de gratification.

Le typographe en prit plusieurs.

XXXI

EXPULSION INATTENDUE

L’hôtel avait été vendu à un financier qui venait de réaliser la forte somme ; le mobilier était compris dans la vente, mais « sans garantie d’inventaire » ; ainsi avait-il été spécifié au cahier des charges, sur la demande de Me de Fargat, qui avait craint que, des agissements de Modeste, ne résultât quelque ennui sérieux.

On laissait tout ignorer à la duchesse ; à quoi bon lui parler ? Suivant l’expression populaire, « elle ne voulait rien savoir ».

Modeste espérait que le nouveau propriétaire accorderait quelques jours de répit ; Emma serait alors relevée de ses couches, et certaines mesures seraient prises, dont elle seule pouvait assumer la responsabilité.

Cruelle erreur ! Le banquier, après divers délais accordés de mauvaise grâce, se présenta, un matin, flanqué de tapissiers.

(À suivre.)

[2 mai 1900]

XXXI

EXPULSION INATTENDUE

(suite.)

Modeste était auprès d’Emma. Le suisse répondit :

— Madame la duchesse ne reçoit pas.

L’autre sursauta :

— Ah ! ah ! Elle est un peu forte !... On ne me reçoit pas chez moi !... chez moi !...

Et il se mit à parcourir l’hôtel en tous sens, et remarqua Anaclet et Mentor qui, consciencieusement, emportaient le plus de meubles possible. Cela le mit littéralement en fureur. Enfin, il découvrit Mme de Montfort.

— Madame, j’ai acheté l’hôtel et tout ce qu’il renferme, et l’on déménage... Veuillez en sortir sur l’heure et donner ordre à vos domestiques d’arrêter ce déménagement.

— Mais je n’ai pas de domestiques, répondit, abasourdie, la duchesse. Je ne connais pas ceux qui déménagent. Je ne sais pas...

— Alors, ce sont des voleurs… Du reste, ils ont fort mauvaise mine.

Anaclet et Mentor se précipitèrent, indignés.

— Domestique ! s’écria le premier, moi qui ai refusé la candidature !... Sale proprio !

— Voleur ! moi !...

Et Anaclet lui envoya une solide bourrade.

Les tapissiers étaient philosophiquement allés boire chez le chand de vin.

Les deux compagnons bousculèrent de pièce en pièce Richardher, qui bientôt fut expulsé de son propre immeuble et rejeté violemment sur la chaussée.

Quelques heures plus tard, la duchesse recevait une assignation en police, pour « divertissement d’objets saisis, escroqueries, coups et blessures, etc. », à la requête du nouveau propriétaire.

— Où est Modeste ? s’écria-t-elle affolée.

— Rue Réaumur, 24 ter, chez Mme Le Beau, répondit la cuisinière, qui, au point où en étaient les choses, crut ne plus pouvoir dissimuler l’adresse.

Une demi-heure plus tard, Mme de Montfort, échevelée, rejoignait Modeste, qui, supposant qu’elle savait tout, n’attendit pas sa question pour la rassurer.

— Mademoiselle est aussi bien que possible...

— Mademoiselle qui ? Ma fille ? Mais où est-elle ? où est-elle ?

— Là... dans sa chambre… un peu souffrante...

La duchesse s’élança vers l’une des portes.

Mme Le Beau, accourue à ce vacarme, lui barra le chemin.

— Que demande madame ?

— Ma fille ! Ma fille, qui est ici !...

— Si vous voulez bien me dire le nom ?...

— Son nom !... Vous ne savez pas son nom !... riposta furieusement Mme de Montfort.

Modeste essaya de pacifier :

— Madame est la mère de...

— Alors, très bien ! on va la prévenir.

— Je n’ai pas besoin de votre autorisation pour voir ma fille ni qu’on la prévienne, je suppose...

— Pardon ! on va la préparer à cette visite inattendue, répondit paisiblement la sage-femme.

Et elle fit esquiver Modeste par la porte entr’ouverte, qu’elle referma dextrement devant la duchesse.

— C’est trop fort ! s’écria celle-ci, vous faites passer ma femme de chambre et vous m’empêchez de voir ma fille. De quel droit ?...

— Du droit que je ne veux pas de scène chez moi !

— Ma fille est mineure, et moi seule...

— Mineure !... Eh bien ! vous vous y prenez un peu tard, ricana Mme Le Beau.

— Misérable ! Que voulez-vous dire ? Je suis la duchesse de Montfort-Chalosse.

À ce tumulte, les portes s’étaient ouvertes, et les pensionnaires et employées étaient prestement accourues.

Or, si aucun journal, non plus que l’assassin, n’avait nommé la duchesse, son nom était l’un de ceux chuchotés dans le public.

Dès qu’elle l’eut déclaré, la curiosité fut exaspérée à tel point que jamais phénomène de foire ne fut examiné plus attentivement.

Des observations s’échangèrent.

— En voilà un toupet ! faire un potin pareil ! Oh ! là, là ! Si j’étais Mme Le Beau, ce que je la ficherais à la porte !

La duchesse criait toujours :

— Ma fille ! ma fille !...

Le chœur reprit :

— Sa fille !... Elle la surveille bien, sa fille !

— Pauvre petite ! Une mère comme ça !...

— Dame ! qu’est-ce que vous voulez ?... Elle a mal tourné...

— Pauvre enfant ! elle est si bien, si douce !

— C’est la mère qui l’aura vendue !

— Parbleu ! soyez-en sûres !

Un mouvement d’horreur se manifesta.

L’affaire allait tourner mal pour la duchesse ; heureusement, Mme Le Beau, assurée de sa supériorité, devint magnanime. De l’air dont Neptune calmait les flots irrités, elle s’écria :

— Mesdames, je vous en prie !...

Modeste étant revenue, la patronne se tourna vers la visiteuse :

— Madame, votre fille vous attend.

La duchesse entra dans le couloir sans que la vérité lui eût encore apparu.

Les quelques mots échappés à Mme Le Beau l’auraient éclairée si elle avait connu la profession de son interlocutrice. Mais elle l’ignorait, et son état d’esprit ne lui permettait pas de se rendre compte de choses avec tant de soin dissimulées.

Emma était au lit, pâle, les yeux cernés, le teint fiévreux.

— Ma mère ! fit-elle d’une voix faible et brisée, j’ai voulu vivre pour vous !...

— Pour moi !... Mais où es-tu ?... Qu’as-tu ?... fit la duchesse, qui suffoquait. Quelle est cette maison ?...

— Prenez garde, madame la duchesse, dit Modeste, vous allez la rendre plus malade et vous aussi.

— Malade !... ma pauvre enfant !... Oh ! c’est affreux !... On est venu tantôt. On m’assigne et on m’a tout pris !... Nous n’avons plus rien, mais tout est payé... L’honneur nous reste, oui, l’honneur ! Je croyais qu’on m’avait pris jusqu’à mon enfant !... Je la croyais perdue aussi !... Oh ! je l’ai retrouvée ; le reste, qu’importe !... Il me reste l’honneur, l’honneur et ma fille.

La duchesse divaguait, marchait à grands pas dans l’appartement.

À la vue de sa fille, dont le regard s’effarait, tout à coup une clarté se fit dans son esprit. La crise était passée. Elle reprit, d’une voix rauque :

— Tu n’es pas allée à Montfort ?... Et ici, ce n’est donc pas chez nous ?... Qu’es-tu donc venue faire dans cette maison ?... Si tu es malade…

Le travail se continuait dans l’esprit de Mme de Montfort.

— Ici... ici... Mais c’est une sage-femme !...

Des larmes inondaient le visage d’Emma, que Modeste essuyait avec une infinie tendresse.

— Mais... mais alors, tu es donc… tu es enceinte ?

Un long silence se fit.

— Ah ! malheureuse ! comment as-tu pu survivre ?

— Oh ! mère... mère !... ne m’accablez pas... Si vous saviez, vous ne m’accuseriez pas ; vous me plaindriez. Car, sur le salut de mon âme ! je vous le jure, j’ai cru faire tout mon devoir...

La duchesse redevint furieuse, en proie à un nouvel accès.

— Ton devoir... malheureuse !... ton devoir !... en perdant ton honneur !... Infamie !

— Madame la duchesse, pitié ! intercéda Modeste, vous allez la tuer.

— Mais son honneur n’est-il pas mort ! répliqua avec une férocité inconsciente Mme de Montfort-Chalosse.

Par un effort de volonté prodigieux, la jeune fille parvint à se mettre sur son séant, et, accoudée sur les oreillers, elle tendit la main vers la porte en regardant impérieusement Modeste.

La camériste sortit.

Son torse gracieux et puissant, ennobli par sa maternité prochaine, se moulait dans sa chemise de batiste, dont l’ouverture laissait saillir sa poitrine altièrement engorgée, le visage pâle et blême, le regard fixe, ses sourcils bruns froncés, ses cheveux blonds épars sur les courtines, la rendaient semblable à quelque statue étrange personnifiant la douleur et le sacrifice, à l’une de ces vierges qu’aux temps héroïques on immolait en expiation des péchés d’un peuple ou d’une race maudite.

(À suivre.)

[3 mai 1900]

XXXI

EXPULSION INATTENDUE

(suite.)

Elle parla d’une voix lente et contenue : « Ma mère, j’ai fait tout au monde pour que nul ne connût, ne pût comprendre que je gardais en moi un secret qui m’étouffe, un secret dont je meurs ; si j’ai mal fait, Dieu me jugera. Mais vous n’en avez pas le droit. J’ai sacrifié mon honneur, à moi, mon honneur de jeune fille, de vierge, et mon amour, pour sauver un honneur que je croyais plus précieux que le mien... »

La duchesse se mit à trembler ; mais Emma continuait, sans s’interrompre :

« Pour anéantir des lettres prouvant que la duchesse de Montfort-Chalosse, ma mère, que j’aimais et vénérais plus que tout au monde, avait manqué à ses devoirs, trompé son mari, le chef de notre famille, mon père, avec un... »

Elle ne put achever. Succombant à la douleur, à l’épouvante que lui causaient les mots qu’elle prononçait, la pauvre enfant retomba rigide et froide sur sa couche.

La duchesse poussa un cri sans trouver la force de la secourir.

Modeste, de nouveau, vint lui donner ses soins, aidée d’une garde-malade.

XXXII

UNE SINGULIÈRE ENQUÊTE

Le typographe, le journaliste et le docteur tenaient conseil, Goliath s’installa auprès d’eux.

Le docteur était toujours heureux de sa présence. En écoulant, il familiarisait son oreille avec les mots.

— Continuons, messieurs, dit-il. Ainsi, ce marquis paraît avoir commis non seulement l’assassinat de la rue de Miromesnil, attribué à son complice, mais plusieurs autres, et surtout celui du bois de Boulogne.

Anaclet prit alors la parole :

— D’après ce que j’ai appris chez les Simpson, il mériterait dix fois la mort.

— Malheureusement, je n’ai pu le tuer, s’écria Danglars.

— Je comprends parfaitement votre colère, dit le docteur, mais j’agis avec une intention tout autre que celle de venger une injure privée : c’est au nom de la science, de l’humanité... et il me faut une certitude ; or, la certitude ne peut résulter que d’un témoignage formel... Dès que je l’aurai, je n’hésiterai pas à me substituer à la justice. Après le duel j’ai pris un instantané, puis je l’ai développé, agrandi. J’ai son portrait de grandeur naturelle. Il est sur la table, là-bas, dans ce carton... Je l’ai étudié...

Goliath, se dandinant, alla vers la table.

— Reste donc tranquille, dit Cornélius. Or, je vois par sa conformation que c’est un dangereux criminel, un assassin... Mais aucun témoin – le docteur scandait ses paroles – aucun ne l’a vu donner un coup de couteau, assassiner la femme du bois de Boulogne... Personne...

— Seul, il a pu commettre ce crime.

— Qui l’a vu ?...

Il se fit un silence démontrant leur impuissance.

— Môi-ôi-ôi, répondit Goliath de sa voix caverneuse, tenant en main une grande feuille de papier.

— Comment !... demanda Cornélius, toi ?...

— Oû-oû-i !... oû-oû-i !... Môi-ôi-ôi !...

— Tu l’as vu ?...

— Vû-û-û ! affirma énergiquement Goliath.

Il étala la feuille : c’était la photographie prise par Cornélius.

— Ah ! oui ! tu le vois là, maintenant ?...

— Vû-û-û !... rugit le gorille, qui s’impatientait.

— Malheureusement, reprit le docteur, il ne connaît pas les temps des verbes ; ainsi, il le voit là, dans sa main, et, pour lui, « je vois, j’ai vu » sont choses semblables...

Le gorille faisait des efforts extraordinaires pour exprimer une pensée, mais il n’y parvenait pas et sa physionomie devenait colère ; il vociféra :

— Môi-ôi... vû-û-û !...

— Explique-toi. Quand l’as-tu vu ?...

— Nû-û-uit !... Vû-û-û !... rugit Goliath.

— Quelle est la date du crime ?

— Le 30 octobre, répondit Anaclet. Voici le journal.

Le docteur alla vers le singe :

— Alors, tu étais donc sorti seul ?

Son élève fit un signe affirmatif et piteux comme un enfant pris en faute.

— C’était la nuit ?

— Ou-i-i, fit le singe, nu-u-it.

Le docteur manda le belluaire.

— Pierre, Goliath est sorti une nuit, seul ; à quelle heure est-il rentré ?

— Au petit jour, répondit le belluaire.

— Vous rappelez-vous la date ?

— La date, non ; mais il y a environ un mois. C’était un samedi.

— Un samedi ! s’écria Anaclet ; oui, samedi, c’est exactement le samedi. Nom de nom ! Il a raison ! Sûr ! Voyez.

Et il relut les quelques lignes par lesquelles le journal racontait qu’un garde avait cru tirer sur l’assassin ; mais ce qu’il prenait pour un assassin était simplement un ours de forte taille échappé d’une ménagerie, déjà plusieurs fois aperçu.

— C’est juste ! Il avait été blessé au bras. Mais le crime a été commis dans une chambre, au premier. Comment a-t-il pu voir ?

Avant que le docteur ait répété la question, Goliath cria :

« A-a-be... a-a-be !

Il fit le geste de grimper à un arbre.

— Ah ! tu veux dire un arbre ?

— Oû-oû-oû-i. A-a-be !

Bravo ! cria le typographe.

— La chambre dans laquelle s’est passé le crime donne sur le Bois, et y a-t-il un arbre à proximité ?

— A-a-be ! répéta encore le gorille.

Le docteur continua l’interrogatoire :

— Comment a-t-il fait pour tuer ?... C’était une femme, tu sais ?... Tu l’as vu ?...

— Ou-î-î.

Goliath se leva et chercha un instant par la chambre quelque chose qu’il ne trouvait pas. Tout à coup, il prit sur le bureau du docteur un couteau à papier, puis, le brandissant, il s’avança, prenant les attitudes de quelqu’un qui médite un crime, regardant de droite et de gauche d’un air furtif, et il alla faire le simulacre de frapper le docteur.

— Bravo ! s’écria Anaclet : ça rappelle l’interrogatoire des Pirates de la Savane15 ; seulement Léo était un homme qui ne parlait pas, tandis que celui-ci est un singe qui parle !

Goliath fronça le sourcil par une horrible contraction des muscles de sa face.

— Malheureusement, la justice de ce pays n’admettrait pas cette déposition, déclara Anaclet, mais, pour mon compte, cet animal me paraît d’une sincérité parfaite.

Goliath, à ces mots, se tournant vers le préopinant, fit une grimace plus abominable et montra ses crocs en grondant.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que tu as ?

Le singe, avec des efforts inouïs, parce que c’était un mot bien difficile, finit par vociférer :

— A-a-a-i-i-al...

— Que veut-il dire ?

Le docteur expliqua :

« Ce n’est pas un animal, c’est un homme... de loin d’ici… de Bornéo... mais c’est mon ami... un homme... »

Le monstre sourit agréablement :

— Oû-oûi... hô-ô-omme... moi-oi-oi... hô-ô-omme.

— C’est juste, toi « ho-o-omme », fit Anaclet, contrefaisant sa difficulté de prononciation sans se douter qu’il offensait encore plus gravement Goliath, qui étendit sa main, la posa sans un mot sur l’épaule du typographe et, progressivement, serra d’une façon formidable :

— Assez ! assez ! cria celui-ci.

Mais l’autre continuait.

La douleur devint si forte que le pauvre Anaclet fit à son tour une grimace atroce.

Ce fut heureux pour lui, car cela détendit la situation ; le singe alors, plaçant sa tête en face de la sienne, se mit à rire, en le contrefaisant à son tour ; puis, se considérant comme vengé et satisfait de son triomphe, il desserra son immense patte.

— Sois tranquille, mon ami, il ne recommencera plus, affirma le docteur.

— Oh ! fichtre non ! Tu es trop fort !...

Anaclet tendit la main à son ennemi, qui, d’ailleurs, la prit sans rancune. Goliath était essentiellement impulsif.

(À suivre.)

[4 mai 1900]

XXXIII

OÙ GOLIATH MONTRE SES APTITUDES DE POSTILLON ET DE BONNE D’ENFANT

(suite.)

Par une molle et pâle journée d’automne, les pêcheurs qui se tenaient sur la berge de la Seine, au Bas-Meudon, regardaient avec un certain étonnement une berline de voyage, aux couleurs sombres, attelée en poste, d’aspect mystérieux, qui s’engageait dans un chemin allant dans la direction du viaduc qui traverse la voie ferrée à la gare de Meudon.

La voiture disparut.

Quatre hommes se promenaient sur la route. L’un donnait aux autres des instructions.

— Vous attendrez, là-bas, avec la voiture, derrière le pan de mur ; au premier coup de sifflet, la voiture viendra s’arrêter là, après ce gros arbre, qui est planté au-dessus de la route !...

— Oui, sur le tertre, en face cette cahute déserte, sur le bord de l’eau…

— Au second coup de sifflet, Joë viendra m’aider, vous autres, vous barrerez le passage aux personnes qui viendraient dans votre direction.

— Bon ! comme au bois de Boulogne.

Les trois individus qui recevaient cette consigne étaient ceux qui avaient si fort déplu au vicomte et effrayé Volapuck, auxquels s’était joint Joë Dhupondt. Celui qui les commandait était le noble marquis d’Alamanjo.

Une heure plus tard, deux femmes débarquèrent au ponton de Meudon et lentement s’acheminèrent le long de la Seine. Bientôt la plus jeune, prête de défaillir, fut forcée de s’arrêter et de s’asseoir sur une brouette de cantonnier. — Mère, dit-elle, je suis à bout de forces, il m’est impossible d’aller plus loin ; il faut que vous trouviez une voiture ; il doit y en avoir à la station de Bellevue…

— Tu veux que je te laisse seule sur cette route où il ne passe presque personne ?

— Il passe peu de monde, mais il y a des pêcheurs… Tenez, il passe même des bateaux. Il n’y a rien à craindre en plein jour, et puis, que me prendrait-on ? Allez, mère ! Dans vingt minutes vous serez de retour ; je souffre trop pour marcher.

La duchesse partit à la recherche d’une voiture.

Voici par suite de quelles circonstances Mme et Mlle de Montfort se trouvaient en ce lieu :

Après les paroles que lui avait lancées à la face Emma, la duchesse avait repris possession de ses sens et voulu se jeter à ses pieds, mais la jeune fille l’attira dans ses bras. Ainsi enlacées, les deux femmes avaient longtemps mêlé leurs larmes.

— Ma chérie, ne reste pas dans une maison étrangère… Laisse-moi te soigner.

— D’ailleurs, nous avons une maison fit fièrement observer Modeste.

Deux jours après, le départ eut lieu.

L’hôtel de Montfort-Chalosse était devenu l’hôtel Richardhier16.

La navigation fut adoptée comme mode de voyage le mieux approprié à l’état d’Emma.

Modeste, arrivée dès le matin, attendait ces dames en leur nouveau domicile.

Comment le marquis se trouvait-il si exactement informé ?

C’est qu’il était préoccupé des conséquences possibles de ses aveux à Emma, et, faut-il le dire ? féru d’amour, tout au moins de désir.

Voilà pourquoi, ayant su la location faite par Modeste, il avait immédiatement conclu que Mlle de Montfort viendrait faire ses couches à Meudon, et pourquoi, depuis plusieurs jours, il guettait avec ses affidés.

Un bateau de plaisance arrivait. À bord s’agitait un joyeux équipage dont les rires bruyants éclataient, scandalisant les échos des rives.

Le capitaine, affublé d’un porte-voix, d’une longue vue et d’un accoutrement semblable à celui d’un pêcheur de baleine, cria : « Stop ! », une suite de quatre péniches ayant nécessité cette manœuvre.

— Regardez là...

Et un passager tendit la main vers Emma.

— Oh ! catastrophal ! s’écria le capitaine, on dirait une boule...

— En effet, oui, sur quelque chose de rond... J’inclinerais à penser que c’est une femme enceinte...

— Ohé ! ohé ! venez prendre un verre.

Emma avait entendu ces quolibets stupides ; en toute autre occasion, elle n’y eût pas pris garde ; mais, à cette heure d’angoisse, ayant reconnu le vicomte, elle y vit une preuve nouvelle et incontestable de sa lamentable déchéance mondaine, et ce lui fut une peine amère.

Les péniches étant passées, le bateau fit machine en avant et reprit sa course rapide.

Le jour tombait ; les pêcheurs partaient l’un après l’autre. Un coup de sifflet se fit entendre.

Emma, inquiète, se retourna.

Un homme s’avançait. C’était Alamanjo.

Bien qu’elle eût ostensiblement tourné la tête, il la salua profondément.

— Je bénis le hasard, mademoiselle, qui me met en votre présence, et je vous exprime mes profonds sentiments de reconnaissance. Vous avez oublié mes confidences et dédaigné de vous en servir ; vous avez eu pitié d’un esprit dévoyé, d’un malheureux qu’une bonne parole aurait ramené au bien. Je tiens à vous dire mes regrets du mal que je vous ai si misérablement fait ; mon action criminelle fut l’œuvre d’un lâche, digne de votre mépris, de votre exécration. Seulement, laissez-moi vous dire aussi, mademoiselle, que mes remords vous ont déjà grandement vengée. J’ai souffert des tortures infinies ; je n’aurai de calme que lorsque vous m’aurez permis de réparer l’infamie dont je me suis rendu coupable envers vous, qui êtes une sainte et qui fûtes une martyre.

Après avoir ainsi parlé, il demeura obstinément devant elle dans une attitude respectueuse.

— Vous ne pouvez rien réparer, monsieur. Si vous avez conscience de votre crime, épargnez-moi votre vue.

— Je vous le jure, je ne reculerais devant aucune expiation pour que vous les oubliiez un jour ; je sais les nouvelles épreuves dont le sort vient encore de vous accabler, le désastre de votre fortune, que j’ai aggravé, vous le saurez un jour. Permettez-moi de réparer, autant qu’il est en moi, le mal que j’ai causé.

Et le bandit lui tendit un portefeuille.

Mlle de Montfort, de nouveau, détourna la tête, s’obstinant en son mutisme dédaigneux.

Au loin s’arrêta un landau, de forme ancienne, confortablement attelé de deux mecklembourgeois ; sur le siège, un cocher et un valet de pied. Deux voyageurs en descendirent. Le premier, tout petit ; l’autre gigantesque. Tous deux se mirent à marcher pendant que leur voiture s’éloignait.

Ils n’avaient pas l’air d’être dans leur bon sens. Le petit s’appuyait sur une canne à pomme d’argent et regardait le ciel. L’autre s’attardait à ramasser des cailloux qu’il lançait dans la Seine, puis bondissait tout à coup, malgré l’immense macfarlane qui l’enveloppait.

En face du tertre, il tendit un bras de longueur invraisemblable, et, d’une voix impossible, hurla :

— Â-â-â-be !

— Oui…

Et l’autre, indifférent, monta s’asseoir sur le banc ; mais, avant qu’il y fût parvenu, le macfarlane s’était comme évanoui dans la nuit. Les branches de l’arbre s’agitaient, et l’on entendait dans le feuillage un bruit de craquement.

Un deuxième coup de sifflet traversa l’espace ; la voiture, dissimulée derrière le pan de mur, passa sur la route au-dessous du tertre et s’arrêta quelques pas plus loin. Joë accourut ouvrir la portière.

Le marquis, qui entraînait Emma, tentait de l’y faire monter. Elle résistait.

Mais, sentant que la violence la contraindrait, elle poussa un cri. Hélas ! il fut aussitôt étouffé dans sa gorge par la main d’Alamanjo.

Il allait enfin triompher.

Tout à coup, ô surprise ! il s’abattit lourdement sur le sol. Derrière lui se dressait l’homme au macfarlane, qui avait laissé tomber sur son épaule son poing, qui aussitôt vola dans la figure de Dhupondt, lequel roula à plusieurs mètres.

En proie à une terreur profonde, les chevaux, affolés, se cabraient, prêts à partir.

Emma fit un pas en arrière, pendant que le marquis tentait de se relever ; mais, avant même qu’il eût pu se rendre compte de l’accident, son agresseur l’avait saisi et jeté dans la voiture, qui détalait malgré le postillon.

On vit alors une chose plus étrange encore : l’homme au macfarlane s’élança sur le dos de l’un des carrossiers, saisit le fouet, et, hurlant des cris sauvages, se mit à frapper les chevaux et le cocher.

Ce fut une terrible et périlleuse chevauchée dans la nuit, qui n’eût point été indigne de la musique d’un Wagner ; les arbres fuyaient derrière la berline, qui bondissait sur la route en se disloquant.

— Ahi ! ahi ! criait, toujours frappant, le postillon fantastique.

Et la vision disparut.

(À suivre.)

[5 mai 1900]

XXXIII

OÙ GOLIATH MONTRE SES APTITUDES DE POSTILLON ET DE BONNE D’ENFANT

(suite.)

Mlle de Montfort-Chalosse allait succomber à l’épouvante et à la fatigue, lorsque le docteur, que nos lecteurs avaient peut-être deviné, vint la soutenir.

— Oh ! comme je souffre ! murmurait-elle.

Ayant avisé la cahute abandonnée, il l’y conduisit ; elle se laissa choir sur un tas de feuilles sèches et de vieux filets.

Le docteur piqua sa canne dans le sol, la manipula, et les yeux de la tête de singe éclairèrent. Il examina la malade :

— Eh ! eh ! parbleu !... cette maladie-là, chacun de nous l’a causée à sa mère... ce sont les douleurs de l’enfantement... Eh ! eh ! la nature !... Ah ! bien ! nous allons la voir opérer encore une fois, la nature.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce qui devait arriver arriva.

À un moment donné, les chevaux s’abattirent et la voiture versa ; Goliath, qui avait sauté à terre, revint satisfait de cette promenade.

Quand il retrouva son maître, celui-ci tenait entre ses mains un bébé.

Ce fut ainsi que la dernière des Montfort-Chalosse mit au monde un fils, des œuvres de l’assassin Prado.

Comme elle avait perdu tout sentiment, Cornélius ne pouvait s’occuper de l’enfant, que Goliath regardait émerveillé.

— Tiens, garde-le. Prends-le dans tes bras. La nature !... Qu’est-ce qu’elle fait ?... Il n’est pas même débarbouillé !... C’est un mâle... Un crâne déplorable !...

Et, tout en soignant Emma, il marmottait :

« Il faudrait aller chercher le landau, parbleu ! car, comment les emmener ? »

Comme il disait ces mots, on perçut un roulement. Il sortit, suivi de Goliath.

Un fiacre apparut, clopinant, menant un bruit de ferraille, avec un ressort cassé.

— Une guimbarde comme ça ! merci !

Et Cornélius s’éloigna, pendant que le cocher s’indignait :

— Eh bien ! est-ce qu’on te demande l’heure qu’il est ? Est-ce qu’on n’est pas chargé ?...

Cent mètres plus loin, le docteur, impatienté de la lenteur de Goliath, se retourna :

— Je n’ai pas besoin de toi. Reste là, garde ce petit et ne le casse pas… je vais revenir...

Immédiatement, l’animal stationna.

La duchesse s’était égarée ; mais elle avait fini par retrouver Modeste, qui attendait au logis.

Toutes deux arrivaient dans le fiacre.

— Je me reconnais. Oui, enfin, c’est ici, j’en suis sûre. Mais je ne vois plus Emma. Où est-elle allée ?

— Mais, madame la duchesse, puisqu’elle souffrait au point de ne pouvoir marcher, elle n’a pu partir.

Et Modeste, renonçant à discuter, se dirigea vers la cahute, de nouveau plongée dans l’obscurité. Le cocher éclaira avec sa lanterne cette scène lugubre.

Quand il s’agit d’emporter Emma, il regimba :

— Moi, je suis un honnête homme. Je n’aime pas les affaires louches, la police ni la justice. Un vrai cocher, ça ne quitte jamais son siège !

— Enfin, vous n’allez pas laisser mourir une femme là toute seule, je pense ! s’écria Modeste, indignée.

Cette adjuration produisit son effet. L’automédon transporta Emma, mourante, dans la maison louée par Modeste.

Goliath, tout entier à la contemplation de son élève, de loin assista impassible à la scène.

Dix minutes plus tard, du côté opposé, le docteur arrivait dans son landau.

Dans la cahute, plus de malade.

— Goliath, où est la femme qui était là ?

Le gorille tendit les bras dans la direction suivie par la duchesse.

— Comment, partie ?

— Oû-oû-oûi... pâ-â-tie.

— Imbécile ! Tu ne l’as pas empêchée ?

La figure du singe exprima un profond étonnement.

— C’est juste ! reprit le docteur. Pardon ! c’est moi qui suis un imbécile. Toi, raison, toi, bien fait. Moi, imbécile. Je ne t’avais chargé que de la garde de l’enfant, c’est vrai ! Tu as l’enfant ?

Goliath exhiba le bébé, caché sous son macfarlane.

Le docteur réfléchissait encore :

— Au fait, à quel titre l’empêcher de partir ? Hé ! hé ! l’amour maternel... la nature... Un enfant et aucune indication.

Tout à coup, une idée nouvelle traversa son cerveau.

— Oui, peut-être... Au château !

Le landau ramena trois voyageurs.

XXXIV

OÙ LE DOCTEUR S’APPRÊTE À EXPÉRIMENTER SA MÉTHODE DE RÉGÉNÉRATION HUMANITAIRE

C’est dans le cabinet du grand orateur que le docteur se sent plus inspiré, l’esprit plus ouvert ; il n’est auprès de lui d’autre créature vivante que le bébé, recueilli quelques jours auparavant, qui sommeille dans son berceau.

Cependant, il parle haut :

« À ma venue sur la terre, j’ai trouvé l’humanité chancelante, fétichiste, bornée, juste capable de discerner le bien du mal – seules choses qui n’existent pas – et je la laisserai intelligente, éclairée, régénérée, sachant qu’il n’y a ni bien, ni mal, ni Dieu, ni diable, ni esprit, ni matière à l’état distinct et séparé. Tout est dans tout. Rien ne peut se spécifier, s’isoler. Dieu et le diable sont les deux manifestations d’un même principe, comme la matière et l’esprit sont inséparables, indissolubles. Il n’y a que des cerveaux plus ou moins heureusement conformés. Voilà ce qu’il y a, tout ce qu’il y a !...

Dieu ! Dieu ! Il n’y a pas de Dieu ! J’arracherai cet imposteur de son trône de nuages, et tous fouleront aux pieds ce vieux farceur que les caricaturistes sont forcés d’orner d’une barbe blanche pour nous le rendre respectable. Dieu, c’est l’homme !... Ce sera l’homme dès que je l’aurai régénéré par ma formule. C’est le hasard qui détermine la forme du crâne, et la forme du crâne, la boîte osseuse limite les circonvolutions du cerveau. À chacune d’elles correspond une faculté, qui s’atrophie ou se développe selon que les cellules qui forment son siège sont plus ou moins développées et élastiques. Comment un organe se développerait-il si la boîte osseuse le comprime, le maintient bêtement contre toutes les règles de la physiologie ?

Comment reprocher à un homme de manquer de douceur, de bonté, quand le repli qui est le siège de ces qualités ne peut atteindre les proportions normales régulières ? Punira-t-on quelqu’un parce qu’il boite, si l’un de ses pieds est enfermé dans une chaussure trop petite ? Si leur Dieu existait, ce ne serait qu’un mauvais cordonnier, un savetier !... La cervelle est obligée de se modeler sur le crâne, comme un liquide qui prend la forme du vase qui le contient, tandis que c’est le crâne qui devrait être fait à la mesure de la cervelle, après et non pas avant.

C’est clair ! Une maladresse du chirurgien, un coup de pouce de la sage-femme, une calotte appliquée par le père, une chute peut déformer le crâne du bébé, déplacer sa cervelle, qui, d’ailleurs, parfois aussi, ballotte dans une boîte ridiculement grande.

Ainsi, il y a des spécialistes pour chaque organe : pour le cœur, les yeux, le nez, la gorge, les nerfs ; il y a des dentistes, des pédicures, des manucures, et il n’y a pas un cervelliste ! Vous êtes condamné à vivre avec la cervelle que vous aviez en naissant, une cervelle sauvage, inculte, que personne ne soigne.

Ah ! ah ! oui, les aliénistes, ils vous enferment, voilà ! Est-ce qu’ils soignent les cervelles ? Jamais de la vie !... Il y a un savant qui cherche sérieusement à entraver la vieillesse dans son œuvre, à empêcher de mourir. Ah ! par exemple, ceci est trop fort ! Comment se ferait le progrès, si c’étaient toujours les mêmes qui restaient vivants, surtout ornés de ces appareils cérébraux surannés, grotesques, préhistoriques, avec lesquels on met dix ans pour faire une éducation moyenne ? Et quelle éducation ! On soigne les animaux, on améliore les races, on étudie les croisements, on cultive les plantes, on les greffe, on crée des espèces, des variétés, on invente des fruits, et on ne soigne pas les cervelles, pas plus qu’on ne daigne s’inquiéter de l’air, d’ailleurs. L’homme respire comme une bête sauvage, un mollusque qui bâille ! Personne ne le lui apprend. Et qu’est-ce qu’il respire ? De l’air, un gaz putride, contaminé, pestilentiel, chargé de microbes, des germes de toutes les maladies. Pouah ! Quelquefois, quand c’est trop fort, on dit : « Ça sent mauvais. » Et puis c’est tout !

Il haussa les épaules.

Oh oui ! ça sent mauvais ! Et vous avez laissé insinuer dans votre cerveau le microbe qui vous tuera et vous rendra fou !...

(À suivre.)

[6 mai 1900]

XXXIV

OÙ LE DOCTEUR S’APPRÊTE À EXPÉRIMENTER SA MÉTHODE DE RÉGÉNÉRATION HUMANITAIRE

(suite.)

Il tira un de ses bâtons d’éther parfumé et le huma voluptueusement :

« Hum ! Cela fait du bien... Cela dégage la cervelle !... »

Après quelques minutes, il reprit, avec une fatuité convaincue :

— Heureusement, je suis là, moi, le docteur Cornélius Hans Peters de Prague !

Tracez vos lignes dans les cieux, astronomes et géomètres, mesurez l’espace infini. Discutez à perte de vue, prêtres et philosophes, sublimes marchands de théories, découvrez des mines d’or et de diamants, hardis pionniers, le vieux Cornélius a fait plus que vous tous. Avec ce paquet ridicule, informe, glaireux, qu’on appelle « un enfant », ce polype gélatineux, aveugle, vagissant, informe, idiot, privé de l’instinct que trouve tout animal en sortant de sa mère, le poulet qui, seul, cassa la coque de son œuf, je vais faire un dieu !...

Et, lançant un regard de défi vers le ciel, le visage de Cornélius un instant refléta l’orgueil qui causa la perte de l’ange du mal. Puis, il attira le berceau devant lui et plaça la tête de l’enfant dans un appareil Radkers.

— Montre un peu ta cervelle, mon garçon...

Il tourna un bouton, la lumière éclata, inondant le crâne du bébé, dont la cervelle apparut sanguinolente, palpitant faiblement. L’enfant criait.

Il regarda longtemps, puis le reposa :

— Déplorable !... Pourquoi ne me donne-t-on pas un condamné à mort ?

Ah ! si je prouvais que l’individu n’est jamais coupable, qu’il subit le déterminisme, qu’il ne pouvait agir d’une autre sorte ; que l’acte en apparence commis librement était imposé par la conformation de son cervelet, il faudrait jeter bas toutes les religions, détruire les idoles, les temples et les superstitions, chasser prêtres, juges et gendarmes, et reconnaître que tout ce qui a été fait n’est qu’injustice, iniquité, mensonges ! À quoi bon désormais les rois, les généraux, les savants et toutes ces aristocraties grotesques ! Oui, oui ! les croix d’honneur, comme les bagnes, les statues comme les châtiments... tout cela est faux, archifaux ! Aristide était juste, Napoléon intelligent, Régulus loyal, Descartes raisonnable, Érostrate fou ! Néron cruel ! – Soit, mais cela ne dépendait pas plus d’eux que de Gambetta d’être orateur... leur crâne était ainsi organisé, voilà tout, tout ! Celui de Gambetta était de travers, il avait une poussée très disgracieuse ; c’était un crâne bossu, ce que Broca17 appelle pompeusement le « cap » avait le double des dimensions ordinaires ; c’était un cerveau bossu aussi. Bertillon père18, homme d’intelligence supérieure, avait peine à exprimer sa pensée... Il n’avait presque pas de « cap » ; il a pourtant inventé l’anthropométrie, tandis que l’autre n’a servi à l’humanité que quelques calembours ridicules : « Se soumettre ou se démettre » et « Cette barre, c’est la barricade du droit », etc... L’humanité n’aime que le calembour. Le Christ dit : « Tu es Pierre et sur cette pierre j’édifierai mon église » ; « Vous êtes des pêcheurs de poissons, vous deviendrez des pêcheurs d’hommes ». Farceurs ! et quelle langue !

Le docteur choisit un instrument, avec lequel il trace dans le vide plusieurs fois, afin de bien habiliter sa main, les sinuosités que devra décrire le couteau quand il sera enfoncé dans la cervelle de l’inconsciente victime.

— À qui appartiens-tu, toi qui viens au monde nu et sans défense, sans l’instinct qui permet aux animaux de sauvegarder leur existence, toi que tes parents ont abandonné ?... N’es-tu pas à moi qui t’ai reçu, qui t’ai donné une vie propre, distincte de celle de ta mère, qui maintenant encore me trouve avoir le souci de ton existence, par hasard !... parce que je suis passé par là promenant mon singe, et que je suis bon et pitoyable ? Au surplus, regardons et examinons encore une fois...

Encore fonctionna l’appareil. La cervelle du pauvre petit apparaît transparente ; il se penche avec une telle convoitise qu’il semble la dévorer des yeux.

— Quelle pitié !... rien n’est à sa place, aucune suite dans les idées, aucune pensée généreuse ou noble, aucune aptitude sérieuse pour les sciences. Le cabotinage. La mémoire... oui, de la mémoire comme l’animal sauvage... aucun jugement ! la ruse, la férocité !... oh ! déjà le destin inéluctable pèse sur lui... oui, la fatalité de la race... le péché originel... la tare ancestrale ! Tu seras fourbe, voleur, assassin, sans pitié... je lis aussi sûrement que dans un livre au travers de ton crâne fragile. Avec ce bistouri et une sonde, je puis détruire ces germes funestes et au lieu d’un bandit dangereux, donner à la société un homme bon, dévoué, utile – presque un génie, si je réussis à bien tasser la quatrième série ; en tout cas, une haute intelligence... et je n’aurais pas le droit de le faire ?...

Il se redressa orgueilleusement.

— Je suis la science des sciences. Finissons-en...

Il posa l’enfant dans une autre attitude et reprit le scalpel. Le bébé sembla se réveiller, le regarda de ses grands yeux ébahis, une sorte de sourire s’indique sur son visage.

— Canaille, tu ris !... dans ta cervelle gélatineuse et vague, l’intuition plus vague encore des crimes que tu commettras s’esquisse et cela déjà t’égaye !... allons ne bouge pas...

Cornélius le tint ferme, étendu sur la table, de la main gauche, et de la droite, une fois encore, esquissa dans le vide le mouvement opératoire. « Oui c’est bien cela... » puis avec une infinie précaution, il approcha la lame, cherchant la place où l’enfoncer.

Le timbre du téléphone retentit.

— Qu’est-ce encore ? D’assez mauvaise humeur, il alla aux écoutes puis répondit :

« Dites à votre femme de le conduire ici. »

XXXV

PAROLE DE POLICIER

— Entrez ! cria Cornélius.

La concierge du château qui nourrissait l’enfant apparut aussitôt ; il commanda brusquement :

« Emportez ce sujet, vous me l’apporterez demain. » Puis s’adressant à Anaclet :

— Où en sont les Simpson comme situation d’argent ?

— Au plus bas, docteur, tout est saisi et va être vendu.

— Bien, vous ferez racheter le cheval ; et quant au marquis ?

— Aussi aux pires expédients, et comme le vicomte et Verminot ne font plus bouillir la marmite de Ketty, ces dames vous attendent toujours...

Le docteur ricana :

— Je n’ai jamais dit que je reviendrais, au contraire ; j’ai payé des renseignements que l’on m’a donnés, vendus sur Alamanjo et c’est fini...

— Elles ont demandé cent fois votre nom.

Il fit un geste d’indifférence :

— Et notre ami Danglars ?

— Le pauvre garçon ! il est parti désespéré pour suivre la guerre sino-japonaise19, il est amoureux fou, mais il m’était aussi interdit de le renseigner sur le refuge de celle... À quoi bon lui faire connaître sa déchéance ?

Tous deux en auraient souffert cruellement ; et quel remède ? L’un et l’autre sans fortune et s’aimant...

Cornélius ricana :

« Ah ! oui, oui, l’amour... toujours... Parlez de Prado.... »

(À suivre.)

[7 mai 1900]

XXXV

PAROLE DE POLICIER

(suite.)

— Eugénie, sa maîtresse20, a soutiré d’un Espagnol 800 francs, grâce à une lettre dictée par lui ; il lui en a pris de force 500 qu’il a donnés à Marie Aguétant pour payer ses faveurs. Quelque temps après elle fut assassinée...

— Par Pranzino !

— Oui, par Pranzino, mais sur les instructions de Prado son chef ; c’est avec l’argent de ce crime – car Pranzino n’en bénéficia pas – que le marquis partit pour l’Espagne, où il épousa une autre femme. De là, il revint à Bordeaux louer un chalet à Mme C… Vous savez quelles furent ses relations avec elle et sa fille Mauricette21 ? Exactement les mêmes qu’avec les Simpson ; il se faisait entretenir et leur donnait parfois des bijoux qu’il avait volés.

Le jour où toutes ces femmes seront en présence elles se querelleront, le dénonceront. On l’arrêtera et il sera condamné à mort22...

Le docteur interrompit violemment.

— Mais, je ne le veux pas...

— Ah ! pardon !... Je vous avais entendu dire qu’il vous fallait sa tête.

— Justement. Mais vivante.

— Dans ce moment, il refait connaissance avec un Espagnol, un certain Morenzo, venu à Paris pour vendre des pierres précieuses, et il étudie le moyen de les lui prendre ; s’il est besoin il l’assassinera, parce que c’est sa manière23.

— Peut-être, remarqua doucement Cornélius, se corrigera-t-il. Écoutez-moi. Je vais vous charger de conduire une expédition.

— Au pôle Nord ?

— Non. Rue de Châteaudun.

— Ah ! bon ! C’est moins loin. Pour Notre-Dame-de-Lorette, pas besoin de paquebot, l’omnibus ça suffit et je connais mieux le quartier !

— Vous êtes entré chez Alamanjo ?

— Parfaitement, une terrasse à l’entresol avec des pilastres de pierre... C’est très joli !...

— Demain, dès la première minute du jour légal, cet individu sera peut-être mis en état d’arrestation ; j’ai intérêt, intérêt puissant à l’avoir en ma possession avant la justice.

— Diable ! Mais... Anaclet se gratta l’oreille.

La police, qui sera prévenue par moi ce soir, surveillera probablement sa maison toute la nuit ; ce que j’attends de vous, c’est que, dès ce soir même, vous organisiez ce qui vous paraîtra le plus expédient pour distraire l’attention des policiers, pendant que je ferai enlever cet homme de son domicile.

— Diable ! Diable ! Enlever de son domicile la nuit ?...

— Ne vous en préoccupez pas. Pierre et Goliath arriveront à deux heures, à Paris, exactement, dans la voiture, qui attendra pour recevoir le prisonnier et l’amener ici. Vous allez dîner avec M. Lecocq et moi, ce soir ; avant, vous assisterez à la leçon que je vais donner aux deux opérateurs à l’instant, et vous serez fixé sur l’urgence qu’il y aura à prendre des dispositions.

Si Lecocq tient sa parole, il restera avec nous paisiblement, sinon il télégraphiera ou s’absentera. En ce cas, vous partirez immédiatement, vous aussi.

Pierre et Goliath mandés par le téléphone intérieur, reliant le château à la ménagerie, arrivèrent.

Par une mimique spéciale, appuyée d’explications verbales à la hauteur de son entendement, le docteur, parlant lentement, expliqua à Goliath son rôle :

« On te conduira à Paris, devant une maison, dans cette maison il y a un homme... au premier étage... Tu comprends, au premier…

— Oû-oû-oûi...

— Cet homme tu le connais déjà...

— Nôn-ôn-ôn…

— Si, oui, tu le connais...

— Non-on-on, rugit le gorille impatienté.

Cornélius prit une voix caressante :

— Attends... écoute-moi... ne te fâche pas... ne te fâche pas... mon garçon... c’est celui du bois de Boulogne que tu as mis dans une voiture...

— Voi-oi-oi tû-û. Oû-oû-oûi... oû-oû-oûi… hue... hue... ! dit Goliath faisant le geste d’un cavalier qui fouette un cheval, pour indiquer qu’il se souvenait.

— Tu vois, tu le connais...

— Oû-oûi... oû-oûi... cô-ô-ônnais... cô-ônnais...

— Très bien !... Reste là... Écoute...

Mais il fut impossible de faire tenir Goliath en place ; il alla prendre la photographie du marquis et la posa devant lui... « Connais... connais. »

— Bon ! tu entreras chez lui, doucement, sans doute il sera couché et même endormi, voici ce que tu auras à faire :

Le docteur prit un sac de toile et montra à Goliath la manière de s’en servir, en y enfermant la tête de Pierre, puis, le prenant par le milieu du corps, fit le simulacre d’un enlèvement rapide.

« Tu as compris ? Tu feras comme ça... »

— Oû-oû-oûi... oû-oû-oûi...

— Maintenant, montre que tu as bien compris. Va dehors avec Pierre...

— Oû-oû-oûi...

— Vous, restez là, Anaclet.

— Ah ! bien, s’exclama Anaclet en se tordant de rire, c’est une répétition générale et je suis le public.

Le docteur s’étendit sur le canapé et Anaclet, pour plus de précision, posa sur lui la photographie du marquis.

— Voilà la mise en scène réglée ! Va dehors...

Et Pierre sortit avec Goliath.

Merveilleusement pénétré de son rôle, quelques secondes après, celui-ci pénétrait dans le cabinet par la fenêtre, avec une précaution infinie ; sans le moindre bruit, à quatre pattes, il se glissait tout auprès de Cornélius. Très adroitement il l’enfermait la tête la première dans le sac, puis, l’empoignant par le milieu du corps ; il repartit rapportant son butin à Pierre resté au-dehors.

Anaclet ne put retenir un cri d’admiration :

« Bravo ! Bravo ! Ah ! mon vieux, tu fais la pige aux acrobates, toi !... »

Le docteur revenu restait soucieux :

— Malheureusement ce n’est pas au rez-de-chaussée qu’on opérera. Il redescendra par l’escalier... soit. Mais pour demander le cordon au concierge...

— Oh ! ça ! je m’en charge. Je sonnerai, moi, de la rue. Je ferai bien ouvrir...

— Je compte sur vous, prenez toutes vos dispositions.

La leçon était achevée, quand on téléphona l’arrivée de M. Lecocq que le docteur avait, par un petit bleu, invité à dîner ; Goliath et Pierre sortirent avant son entrée.

Après les civilités accoutumées, Cornélius s’expliqua :

— Ainsi que je vous l’ai promis, cher monsieur Lecocq, je vais vous livrer le nom de l’assassin d’Hélène de Troie24. C’est le marquis d’Alamanjo. Il a été vu par un témoin, et ce témoin je le connais.

— Vous connaissez l’homme ?...

— Je n’ai pas dit un homme...

— Un homme ou une femme, reprit le policier, n’équivoquons pas sur le mot, quoiqu’en principe les témoignages féminins me soient fort suspects.

— Je n’ai pas dit que ce fût une femme non plus.

Le policier commençait à s’impatienter :

— Eh bien ! qu’est-ce que vous dites, alors ?

— Je dis que je connais quelqu’un, oui, quelqu’un qui a assisté au crime. C’est de lui-même que je tiens ces renseignements.

Ainsi, c’est de sa propre bouche ?...

— Heu ! heu ! sa bouche... sa bouche... Enfin va pour sa bouche, si vous y tenez.
M. Lecocq ne comprenait pas.

— Si c’est le témoin qui vous l’a dit, pourquoi ne voulez-vous pas que je dise « sa bouche » ?

— Parce que vous employez des expressions impropres.

Le policier se leva de son fauteuil et vint serrer les mains du docteur.

— N’importe ! laissez-moi vous remercier. Maintenant, vous n’avez plus qu’à me dire son nom, sa profession et son adresse, afin que je le fasse citer régulièrement par le juge d’instruction.

Le docteur éclata de rire après des efforts évidents pour tenir son sérieux et ne pas blesser son hôte par trop d’exubérance :

« Je crois que son témoignage ne serait pas admis en justice. »

— Ah ! un récidiviste ? fit, désappointé, M. Lecocq.

— Nullement.

— Sa profession ?

— Il n’en a pas.

— Rentier... Et pourquoi ne pourrait-il être admis comme témoin ?

— Parce qu’il ne sait pas parler.

(À suivre.)

[8 mai 1900]

XXXV

PAROLE DE POLICIER

(suite.)

— Qu’est-ce que ça fait ? C’est un muet ?

— Non. Il dit quelques mots.

— Alors, quoi donc ?... Ah ! il est idiot ?...

— Oh ! pas du tout ; il est même d’une finesse surprenante. Mais laissez-moi d’abord vous donner les détails du crime.

Voici : le marquis et Hélène sont entrés dans la chambre à coucher qui donne sur le taillis d’acacias, au milieu duquel se trouve – notez ce détail – un assez grand marronnier. Hélène a demandé du chloral, que la camériste a apporté. Le marquis est parti, c’est exact, et bientôt la jeune femme s’est endormie d’un sommeil de plomb. Quand toutes les lumières de la villa furent éteintes, le marquis, assuré que tout le monde dormait, a ouvert avec son passe-partout, qu’il n’avait point oublié, et est monté parfaitement tranquille – car, si quelqu’un l’avait rencontré, il aurait allégué l’oubli d’un objet quelconque. – Il est rentré dans la chambre à coucher, dont la fenêtre était restée ouverte ; il l’a poignardée, volée et est reparti.

— Comment se nomme votre témoin ?

— Je vais vous le présenter.

Cornélius toucha un timbre.

Un instant plus tard, la présentation fut faite régulièrement.

— M. Lecocq, de Paris, chef des recherches... M. Goliath, de Bornéo, mon élève et mon ami...

À la vue du monstre, le policier ne put retenir un mouvement d’effroi, qu’il ne parvint à dissimuler que grâce à un salut comiquement exagéré. Le gorille salua aussi très profondément, peut-être bien par esprit d’imitation.

— En vérité, docteur, chez vous c’est toujours de plus fort en plus fort.

Goliath, une seconde fois, sur invitation, mima l’assassinat.

— Dame ! déclara M. Lecocq, j’avoue que... je suis un peu... abasourdi.

— Vous avez pris l’engagement de n’arrêter qu’après vingt-quatre heures, n’est-ce pas ?

— Évidemment !... répondit évasivement le policier. Je ne prendrais pas sur moi d’agir ; j’agis quand on m’en donne l’ordre. De sorte que je n’arrête jamais avant vingt-quatre heures. Il faut le temps de rassembler les hommes, les pièces...

— Maintenant, à table, reprit joyeusement le docteur en se levant.

M. Lecocq manifesta un certain embarras :

« Vraiment, je ne me sens pas très bien, non... Peut-être est-ce ce que je viens de voir qui m’a troublé ?... Un animal qui parle, qui répond !... J’avoue que... je suis un peu malade.

— En vérité, fit le docteur, en tournant son regard vers Anaclet, qui sortit aussitôt, que ressentez-vous ?

— Des douleurs... oui... névralgiques très violentes, et – si vous ne m’en voulez pas trop – je vous prierai de m’excuser et de me permettre de remettre le plaisir d’être votre hôte à un autre jour. Je souffre ; je serai un fort triste convive.

Le docteur Cornélius sourit avec bonhomie :

— Cher monsieur, faites à votre parfaite convenance. Si mes soins pouvaient vous être utiles ?

— Nullement, nullement... Mes névralgies... rien à faire... j’y suis très sujet. Heureusement, cela passe...

M. Lecocq sortit. Puis, précipitamment, il courut vers la gare. Arrivé à Paris une demi-heure après, il courut à la préfecture de police et commanda à deux de ses meilleurs agents d’aller en surveillance rue de Châteaudun.

Anaclet l’avait devancé ; seulement, c’était l’anarchiste Mentor et quatre typographes qu’il avait embauchés.

Au coin des rues de la Victoire, Saint-Georges et Châteaudun, les agents surveillèrent dès dix heures du soir. À minuit et demi, ils virent le marquis descendre de voiture et rentrer seul.

Hélas ! impossible de l’arrêter.

« N’importe, au petit jour tout ira bien, se dirent-ils ; maintenant que nous l’avons couché, il ne nous échappera pas. »

C’est seulement vers une heure que prit position l’escouade conduite par Anaclet, qui avait rendez-vous avec Pierre et Goliath, devant la Trinité.

Effectivement, ils descendirent du landau du docteur exactement.

Le typographe expliqua à Goliath tout ce qu’il lui sembla possible de faire entrer dans sa cervelle.

La lumière s’étant éteinte depuis la rentrée du marquis, Anaclet le supposa endormi.

Néanmoins, il fallut attendre pour que l’opération fût conduite avec toutes les chances de succès possibles, un café voisin restant ouvert jusqu’à deux heures.

À deux heures dix minutes, Mentor et lui, Anaclet, devaient sonner simultanément chacun à l’une des deux issues de la maison, afin que Goliath, le coup fait étant descendu dans la cour, pût choisir celle des portes par laquelle la sortie paraîtrait plus facile.

Le typographe, cependant, n’était pas content, et voici pourquoi :

Il avait beau s’ingénier à donner à l’opérateur des explications, celui-ci n’y prêtait aucune attention ; sa physionomie restait impassible. Peut-être en faisait-il fi, car il regardait de droite, de gauche, en clignotant des yeux, et semblait surtout préoccupé d’un gros papillon de nuit qui voletait tout autour d’un bec de gaz.

N’être pas écouté d’un singe sembla agaçant au metteur en pages. Pourtant, on ne pouvait aller se grouper devant la maison, faire des démonstrations, détailler le plan d’attaque, sans s’exposer à des difficultés policières, et, finalement, à rater l’affaire.

Anaclet, pour être plus prêt de l’oreille de Goliath et se hausser à sa taille, s’était assis sur le parapet du square, et, avec force gestes, il expliquait :

« On mettra une échelle, et tu monteras... tu monteras sur une terrasse. Sur la terrasse, il y a une porte... une porte-fenêtre, une porte vitrée avec des vitres... Tu comprends ? des vitres comme aux fenêtres... Je t’ai expliqué que l’appartement...

Pierre l’interrompit :

— Soyez-en sûr, camarade, Goliath comprend très bien, il n’est pas sourd, il a même l’oreille très fine. Ne criez pas.

Le typographe regarda la face ordinairement si mobile de son interlocuteur ; mais celui-ci fit le geste brusque d’attraper quelque chose au vol. 

Effectivement, son effort avait été couronné de succès : il montra avec orgueil, captif dans sa main, le papillon de nuit, et il riait, silencieux.

Son professeur fut à la fois indigné et découragé.

— Ah ! non, il ne comprendra jamais, l’animal !...

Une formidable poussée le culbuta dans le square par-dessus la balustrade.

Pierre s’amusa beaucoup de l’incident :

— Vous voyez qu’il comprend.

Deux heures sonnèrent.

On monta en voiture pour passer devant le n° 33 ; il fallait bien, avant d’opérer, montrer la maison à Goliath, qui voulut énergiquement se placer à côté du cocher, auquel on recommanda de s’approcher le plus près possible et d’aller au pas.

Ainsi fut-il fait. Or, en face de la maison, un heurt terrible secoua la voiture, un ressort se rompit, et les chevaux, effrayés, détalèrent vivement. Anaclet se pencha à la portière, mais sa tête faillit se heurter à un bec de gaz.

Les chevaux ne purent être maîtrisés que dans la rue Bourdaloue, contre Notre-Dame-de-Lorette.

Les voyageurs descendirent.

Sur le siège, le cocher était seul. Anaclet questionna, inquiet :

« Goliath, est-il tombé ? »

Le cocher s’indigna :

— Ah ! la canaille ! lui tombé !... pas de danger ! C’est-à-dire qu’il a failli nous faire verser, nous. Pendant qu’occupé de mes chevaux je montais sur le trottoir pour qu’il vît mieux la hauteur, il a sauté et il a disparu.

Anaclet fut désespéré.

— Le diable l’emporte ! Un plan si bien combiné. Il a sauté ; où a-t-il sauté ?

— Ah ! je ne sais pas ! j’avais à tenir mes chevaux, moi, devant le bec de gaz.

— Et que voulez-vous de plus ? repartit Pierre, il est allé accomplir sa mission.

— Mais il ne sait pas... le temps pour lui expliquer a manqué...

— Mais si, mais si ! vous expliquez trop ; vous l’embêtez, cette bête !

Et le belluaire profita de l’occasion pour placer une théorie.

(À suivre.)

[9 mai 1900]

XXXV

PAROLE DE POLICIER

(suite.)

— Vous croyez toujours qu’il ne comprend pas, mais il comprend tout, tout. Il ne parle pas parce qu’il ne veut pas... Il fait croire ça au docteur, qu’il ne peut pas, pour se faire soigner et dorloter. Il ne parle pas parce qu’il a peur qu’on le fasse travailler, voilà. Mais j’ai été dans son pays, moi, j’ai été marin, et il ne faut pas me la faire !...

Et, dans ces pays-là, tout le monde le sait bien : c’est pour qu’on les laisse courir tranquilles dans les bois qu’ils ne parlent pas. Les Indiens, c’est la même chose !

Si Goliath parlait, voyons, qu’est-ce qu’il serait ? Un domestique comme moi ! Au lieu de ça, il ne fiche rien du tout, et le docteur le garde à dîner, le montre comme un phénomène. Soyez tranquille pour lui !...

— Soit ! Allons... Pendant que Mentor sonnera à la porte de la rue de la Victoire, je vais, moi aussi, sonner rue de Châteaudun pour que les deux portes de la maison soient ouvertes et que Goliath puisse sortir du côté qui lui sera le plus facile.

Et Anaclet, inquiet, se dirigea vers le théâtre de ses opérations.

XXXVI

OÙ UN MAGE DE CONNAISSANCE OPÈRE UNE INCANTATION ÉSOTÉRIQUE

Paris ne croit à rien, ni à Dieu, ni à diable, c’est entendu ; mais qu’il s’y présente une somnambule, une voyante, un bateleur, un charlatan, on s’empresse d’accourir à ses consultations ; s’il est doté d’un accent ou d’une physionomie quelque peu exotique, c’est du délire.

Au cercle de la Considération artistique, Lossignol s’entretenait de cette tendance avec Smith et Laurendeau. Il était dégoûté de la vie, ce cher vicomte ; Ketty l’avait délaissé pour son oncle, cet oncle extraordinaire qui lui avait pronostiqué, à lui Lossignol, une maladie inquiétante, et l’avait fait renoncer « au travail du papier » ; le lançage d’Hélène de Troyes ne lui avait rapporté qu’ingratitude, conseil judiciaire et duel.

— Je voudrais, dit-il, quelque chose d’extraordinaire...

— En ce moment, c’est facile. Le Révérend Joë Cutler est arrivé, et il repart...

— Qu’est-ce que Cutler ? Il y a cinquante Cutler...

Dans sa vanité britannique, Smith fut blessé :

— Cinquante à Paris ; mais à Londres il y en a cinquante mille !... Cutler est le plus grand ésotériste des deux mondes ! Il a fondé une association qui compte trois millions d’adhérents. En présence du prince de Galles, il a établi une communication avec la reine de Saba.

— Heu ! après trente ans, les femmes ne m’intéressent plus, et après deux mille !...

— Soyons sérieux ; j’ai loué une garçonnière, 27 bis, rue Saint-Georges. Voulez-vous que j’obtienne de lui une séance spéciale ? Nous n’inviterions que des femmes.

— De quelle espèce ?...

— Je n’en connais qu’une espèce, répondit naïvement l’Anglais.

— Il y a le monde et le demi...

— J’accepte, dit le vicomte ; mais, tenant à ne pas me rendre ridicule, en cas d’insuccès, je me réserve de faire moi-même répondre les esprits, et, pour ce, j’ai un truc...

— Un truc ?

— Oui, un fil de soie noire que je tire au bon moment...

Séance tenante, on rédigea une invitation ainsi conçue :

« Chère madame, ou comtesse, ou marquise, etc.,

» Vous avez manifesté quelque jour des doutes sur la possibilité d’évoquer les esprits supérieurs, en même temps que le regret de n’avoir jamais assisté à une cérémonie sérieuse de cette nature.

» Je m’empresse de vous faire assavoir que le Révérend Cutler (celui qui a opéré devant tous les souverains d’Asie, et, tout récemment, à Londres, devant Son Altesse Royale le prince de Galles), de passage à Paris, a bien voulu consentir, par faveur toute particulière, à venir rue Saint-Georges, n° 27 bis, opérer, dimanche, une incantation.

» Sensations étranges, voluptés nouvelles, apparitions spectrales, mise en rapport direct avec les esprits, ineffables et célestes jouissances ; puis, souper pour la satisfaction des appétits matériels, etc., etc.

» La conjuration devant commencer astronomiquement à minuit, je vous serais reconnaissant d’arriver auparavant, certaines prières préalables étant nécessaires, selon le rite assyriaque.

» Vicomte de Lossignol, Smith et Laurendeau.

« P.-S. – La présente invitation est rigoureusement personnelle.

« R. S. V. P. »

Le soir même, les nobles invitées avaient toutes accepté d’enthousiasme.

C’est pourquoi le dimanche suivant, jour où Goliath et Anaclet opéraient rue de Châteaudun, dans l’appartement jadis occupé par Clarendon, Laurendeau et Smith fébrilement attendaient, cependant que le vicomte organisait son truc.

À onze heures, ces dames arrivèrent.

— Catastrophal ! Des femmes en avance ! Cela valait mille contre un ! proclama Lossignol, qui avait failli être surpris avant d’avoir pu terminer.

Ces dames étaient en toilette de soirée.

C’étaient des curieuses, des névrosées, des dégénérées, malades d’esprit et de corps, des « neurasthéniques » en quête de sensations étranges et surnaturelles, parmi lesquelles deux seulement à signaler : la chanoinesse de la Roche-Pudic, sorte d’esprit fort, qui avait organisé sa vie pour rester maîtresse de soi, et se flattait de ne jamais subir le contact d’un mari.

Puis Dolorès de Santos, esprit faible, quoiqu’affranchie par Castelhaut de la tutelle de sa duègne.

Le Révérend n’arrivait pas ; Smith descendit pour s’informer. Or, précisément, son invité questionnait la concierge.

— M. Smith ? C’est au premier, dit-elle.

— Chez M. Clarendon, alors ?...

— Oui ; mais M. Clarendon est parti...

Or, chose surprenante, à cette indication, Cutler voulut s’éloigner. Smith l’arrêta et l’obligea à monter.

— Je suis un peu souffrant, dit-il en s’excusant.

— N’importe... On vous attend... Il faut monter...

Le Révérend monta d’assez mauvaise grâce. Dès son entrée, le maître de la maison, inquiet, congédia les serviteurs et ferma toutes les issues.

Sauf les sièges et une panoplie d’armes bizarres, tous les meubles avaient été enlevés du salon, afin que l’expérience fût concluante.

Toute machination ou tricherie était impossible, sauf pourtant le fil tendu par le vicomte.

Une vitrine en bois de rose, difficile à déplacer parce qu’elle contenait des bibelots précieux, seule conserva sa place au milieu du panneau de tapisserie ancienne qui recouvrait le mur séparatif de la maison voisine.

C’est là qu’avant de partir, l’avait placée Clarendon, pour un long temps disparu de Paris, car il permettait au concierge de sous-louer son pied-à-terre.

Cutler fut introduit. Il était de haute taille, le teint foncé, orné, de barbe et chevelure blanches, très droit, malgré son âge, il avait la voix forte, les yeux brillants. Il parut d’abord mal à l’aise, mais après avoir dévisagé les assistants, la santé sembla lui être revenue, et quand on lui demanda s’il était disposé à opérer il répondit avec un accent bizarre :

« Je ne suis qu’un instrument entre les mains de Dieu pour guider l’humanité et, par suite, aux ordres de votre illustre collection. »

Un sourire effleura les lèvres des auditrices.

« Pardonnez si j’ai commis quelques fautes contre votre belle langue. Je suis asiatique... On m’appelle Cutler aux États-Unis ; en réalité, je suis mage assyrien et par ma naissance appelé au trône : je me nomme Ismaël ben Mahomet ben Sacchar. »

Le vicomte ruminait :

— C’est drôle ! Je n’aurais pas cru que l’Assyrie était en Asie...

Le mage continua :

— Ma dignité hiératique est le soixante-sixième degré de l’échelle qui sépare l’homme naturel et inculte de la perfection, c’est-à-dire du pur Esprit dégagé de toute matière animale. J’ai été sept fois condamné à mort, et malheureusement non exécuté, car après ma mort, je serai un génie de troisième classe. Le cycle des incarnations est pour moi terminé, j’ai passé par les sept échelons des êtres. J’ai été d’abord minéral, végétal, reptile, poisson, oiseau, quadrupède ; depuis soixante-quinze ans je suis homme...

(À suivre.)

[10 mai 1900]

XXXVI

OÙ UN MAGE DE CONNAISSANCE OPÈRE UNE INCANTATION ÉSOTÉRIQUE

(suite.)

La comtesse de La Roche-Pudic, d’une voix pincée, questionna :

— Enfin, pourrez-vous, monsieur, faire ce soir l’incantation que nous sollicitons ?

Il s’inclina affirmativement :

— Parfaitement, Éminence. Purifié dès le lever du jour, selon la liturgie, moi je suis en état, mais vous tous ici présents, n’êtes-vous pas hostiles à l’Ésotérisme ?

— Non, non ! répondit le chœur.

— Quelles marques de foi, de sympathie ou de protection ont été données à l’œuvre par Vos Éminences ?

Personne n’ayant répondu, le mage fit observer qu’il ne pouvait tenter une évocation tant qu’une marque de foi n’aurait pas été donnée. On ne saurait traiter une religion comme un tour d’escamotage destiné à amuser des incrédules.

Le vicomte et Smith déléguèrent Laurendeau.

— Voyez ce qu’il faut faire.

— Mais lui donner de l’argent, je crois...

— Bien, parfaitement... Donnez, nous réglerons ensuite...

Ces dames murmurèrent à cause du retard.

Laurendeau poussé par le vicomte alla glisser au mage un billet de banque de mille francs. Celui-ci, après un coup d’œil rapide, le fit disparaître prestement, puis il dit :

« Le taux de l’offrande n’a aucune importance, chacun donne ce qu’il peut, suivant ses moyens. Car ce qui distingue l’Ésotérisme des autres religions, c’est le parfait mépris qu’il inspire pour les richesses, l’or et les pierreries ; ainsi si quelque Éminence encore éprouvait le désir d’ajouter à celle-ci quelque autre oblation, j’accepterais... même des pierres précieuses, des bijoux, avec la même indifférence.

Sans répondre, les spectatrices s’agitèrent impatiemment.

Ismaël reprit :

— Toutes les personnes illustres qui sont ici auront-elles le courage d’assister aux épreuves effroyables auxquelles nous allons procéder ? Parfois les apparitions sont accompagnées de fracas, de chutes, d’éclairs, de grondements...

La Sud-Américaine s’effraya, mais le vicomte dit au Révérend d’un ton sec :

— Commencez, s’il vous plaît, et pour vous rassurer je prends cette arme.

Il décrocha de la panoplie une pertuisane rouillée, qu’il plaça derrière lui.

« Nous vous défendrons, foi de Lossignol, mesdames, fût-ce contre tous les diables. »

Laurendeau atteignit un fusil arabe.

Smith ferma les poings qu’il avait énormes et s’assura du jeu de ses biceps par un mouvement discret de boxeur.

Ces préparatifs semblèrent troubler extrêmement le révérend Cutler qui déclara les armes inutiles contre les esprits.

Visiblement, il n’opérait qu’à regret.

— Je vais revêtir la tiare, la chlamyde, prendre en main le bâton d’ivoire sur lequel est gravé le Pentateuque, passer à mon doigt l’anneau du grand Salomon, mais auparavant, je demanderais s’il y a ici quelque homme de race noble, assez brave pour m’assister en cette opération dangereuse.

— Certes ! répondit le vicomte qui ne discontinuait pas de boire du champagne, je suis prêt à remplir l’office de l’assistant.

Le vénérable Cutler ne parut nullement plus joyeux de l’aide qui lui était offerte, un nuage même plissa son front.

— Alors, veuillez m’accompagner dans l’autre pièce, pour m’aider, selon le rituel.

Tous deux sortirent, et, pendant un instant, des observations s’échangèrent qui prouvaient à quel point l’impatience de l’auditoire était surexcitée :

— Y croyez-vous ?

— Oh ! non, c’est impossible.

— Nous allons voir.

Le mage reparut solennel.

Sur sa tête, une coiffure bizarre participait de la mitre et de la tiare. Une longue simarre tombait sur ses talons ; il tenait de la main gauche une sorte de crosse semblable à celle d’un évêque ; à son doigt resplendissait l’anneau de Salomon.

Derrière lui, clignant de l’œil avec ses associés, s’efforçant à la gravité et à l’équilibre, titubait le vicomte tout à fait gris, revêtu d’une calotte et d’un surplis d’enfant de chœur, d’où s’échappait la longue queue de son habit noir, ce qui faisait un effet des plus comiques.

Il portait maladroitement deux seaux, l’un plein d’eau, l’autre de charbons allumés, et les heurtait à chaque pas.

L’assemblée garda nonobstant un sérieux imperturbable ; la chanoinesse seule ricana en silence.

Le mage fit trois salutations :

— Illustrissimes seigneurs, très hautes et nobles dames, que la joie soit en vos âmes.

Et trempant les doigts dans le seau porté par le vicomte :

« Je lance sur vous cette eau lustrale et ce parfum de santal rouge au nom de l’ange du dimanche, Michaël, qui règne dans le signe de sa planète, au nom de “Varcan”, qui règne sur l’air, au nom de ses ministres, Thus, Andas et Sinabal, lesquels commandent à Boroé, qui soufflera sur la terre ce minuit. Maintenant, répondez, illustre Collection : Personne de vous n’exerce-t-il de profession impure ? »

Il se fit une protestation indignée.

Lossignol questionna :

— Qu’est-ce qu’une profession impure ? Faudrait voir...

— Celle qui avilit l’âme et souille le corps, par exemple, celle de bourreau, boucher de viandes mortes, assassin à gages...

L’assemblée se rasséréna et rebondit en chœur :

— Non, alors, vous pouvez continuer.

— Personne ne fait-il commerce et trafic de chair humaine, fût-ce de la sienne propre ?

Un nouveau mouvement de réprobation s’accentua.

L’assistant leva la main.

— Je jure que je n’ai jamais trafiqué de mes charmes, et même j’ai toujours été forcé de donner du retour. C’est catastrophal ! comme me faisait remarquer Philippe, du Café Anglais25, ce que m’a coûté mon cœur. Mais si une femme, jolie et riche, m’offrait une... position... Je ne dis pas que...

Il s’arrêta, intimidé par l’attitude hostile de l’auditoire.

Ismaël continuait :

— Aucun de vous n’a-t-il exercé sur ses femmes ou ses esclaves des actes de cruauté, surchargé ses peuples d’impôts, déclaré la guerre injustement ?

On s’entre-regarda sans comprendre ; le vicomte traduisit tout bas l’impression générale :

— Dites donc, Smith, je crois que le révérend se f... de nous.

Après d’amples mouvements de bras, pas mal de gouttes d’eau, de pincées de poudre jetées aux yeux de la collection, l’officiant déclara :

« Je procède d’après le rituel d’Henri Corneille Agrippa... Assistant ! Quelle heure est-il à l’horloge du monde ? »

Le vicomte répondit :

— Dame ! à ma montre, il est moins vingt.

— La douzième heure n’a point encore sonné dans l’éternité.

— Elle retarde un peu, ma montre !

Le mage reprit :

— L’ange de la première heure du dimanche se nomme Sachiel, nous allons procéder durant l’heure que les Chaldéens appellent Béron. Nous sommes, par conséquent, bornés au Septentrion par Vell, au Midi, par Nathomiel, à l’Orient, par Sameel, à l’Occident, par Capabidi.

Dans sa griserie, le vicomte ne pouvait mettre un frein à sa loquacité :

— Samuel, pas Sameel, j’te crois, qu’il me borne à l’Orient, la rue de la Paix est barrée, je n’ose plus passer devant son magasin, à cause des bijoux d’Hélène... Mais Capabi-bibi, connais pas !... Est-ce Capa qui est Bibi ou Bibi qui est Papa ?... Faudrait voir !...

Mohammed, après quelques génuflexions, dit encore :

— Les formes particulières sous lesquelles les esprits du soleil ont coutume de paraître sont un corps gros, grand ; ils annoncent leur arrivée par une lueur et leur marque distinctive est de faire suer celui qui les évoque.

Le vicomte de Lossignol encore manqua complètement de dignité sacerdotale :

— Ça, par exemple... ça, c’est vrai ! À cette heure-ci, c’est pas le soleil, mais ça commence à me faire suer tout de même.

L’auditoire trouvait ces plaisanteries très déplacées.

— Dès l’incantation, il apparaît généralement un lion, une reine, le sceptre en main, un oiseau sur l’épaule gauche, ou un homme velu avec une longue queue, ainsi que furent les premiers habitants de notre planète.

(À suivre.)

[11 mai 1900]

XXXVI

OÙ UN MAGE DE CONNAISSANCE OPÈRE UNE INCANTATION ÉSOTÉRIQUE

(suite.)

— Est-ce le lion, la reine ou l’homme avec une longue queue qui viendra ? questionna le vicomte.

— Un lion ! Pauvre de moi ! dit Dolorès apeurée.

— Le premier homme qui vécut sur la terre semble indiqué. N’était-ce pas un nommé Adam ?

— Parfaitement.

— Mon Révérend, nous demandons de préférence l’homme à la longue queue.

Ismaël reprit :

— Je vais donc évoquer le premier homme qui a paru sur la terre, mais si madame craignait, nous pourrions renvoyer…

Il fut violemment interrompu :

— Non, non, non, commencez ! s’écria-t-on de toutes parts.

— Ô Dios mio !

Le mage leva les bras.

— Je commence la terrible conjuration du dimanche, dont le formulaire est inscrit sur ce livre. Chaque feuille est faite de parchemin provenant de la peau d’un enfant mort-né, déterré le premier jour de la lune ; chaque prière a été prononcée par une veuve avant de se brûler sur le tombeau de son époux, chaque psaume emporté dans l’éther sera entendu des génies ; mais veuillez ne laisser qu’une lampe allumée et la baisser de façon qu’une trop grande clarté ne les offense pas... Seul, le grand Phà peut dire « que la lumière soit » et faire qu’il en soit ainsi.

— Peuh ! murmura le vicomte, je ne le dis pas, mais je le pense toutes les fois que j’allume un cigare. Je frotte, et ça y est !

La lumière baissée, un grand silence s’établit :

— Donc, je conjure au nom d’Adonay... Eye ! eye ! eye ! qui est celui qui est, qui a été et qui sera... Eye ! eye ! eye ! et aussi au nom de Saday... Cados ! Cados ! Que votre éminente collection veuille bien se joindre à moi et répéter trois fois ce sublime appel : « Cados ! Cados ! Cados ! ».

L’assistance répéta : « Cados ! Cados ! Cados ! » docilement.

— Cados est assis au-dessus des chérubins. Par le grand nom de Phà, ici présent et fort exalté, au-dessus de tous les cieux, le maître des siècles, qui a créé le ciel, la terre, les mers, l’univers et toutes les choses qui furent au premier jour et les scella de son nom sacré de Phà.

— Phà !... toujours... Mais connais pas Phà moi ! marmotta Lossignol. Qu’est-ce que ça me phà ?

— Je conjure aussi par le nom des Dominations qui forment la quatrième légion et qui servent le puissant Salamio, par le nom du roi qui est le soleil, par tous les noms ci-dessus proférés, et par tous ceux que je ne connais pas et qui n’ont jamais été proférés par les hommes, et vous archange Michaël, qui présidez au dimanche, par le nom d’Adonay, afin que vous me portiez secours et nous accordiez l’effet de nos demandes.

Le pouvoir de cet esprit est de donner de l’or, des escarboucles, des richesses, de concilier la faveur des grands, de faire cesser les inimitiés, de procurer les honneurs, de causer ou de guérir les maladies.

Demander davantage que ce qu’il peut accorder risquerait de l’indisposer.

— Oh ! c’est déjà assez gentil ! marmotta le vicomte.

— Que chacun en sa conscience souhaite.

— Moi, deux ou trois millions de rente, déclara le vicomte. Est-ce trop ?

— Votre souhait est modeste, il sera exaucé probablement, mais gardez-vous de demander autre chose.

— Heu ! c’est assez…

Chacun formula son vœu in petto. L’ensemble, il faut le dire, pencha pour l’or ; pourtant la comtesse de X... souhaita la mort du mari d’avec lequel elle était divorcée, la marquise de S... les faveurs des grands, la baronne de C... le gain d’un procès, la Sud-Américaine son prochain mariage avec Castelhaut.

La chanoinesse avec une incrédulité visible questionna :

— Mais, quand allons-nous voir tout cela, le premier homme, les escarboucles ?...

— En effet, poursuivit le vicomte, il faudrait s’assurer si l’Esprit répond.

— Qu’il soit fait selon vos vœux !

Selon l’expression populaire, le silence fut si profond que l’on eût entendu voler une mouche.

Avec sa crosse, le Révérend Cutler frappa trois coups sur le parquet :

— Esprit, es-tu là ?...

Hélas ! point de réponse.

Des regards malveillants furent lancés à l’officiant. La chanoinesse sourit ironiquement.

XXXVII

OÙ LE VICOMTE FAIT APPARAÎTRE LE PREMIER HABITANT DE LA TERRE ET CE QUI S’ENSUIVIT

Le vicomte cherchait par terre la ficelle qu’il avait préparée, mais son état d’ébriété ne lui permit pas de la trouver. Plusieurs tentatives du mage n’obtinrent aucun résultat. L’honorable Smith était consterné.

— Quel four, hein ! heureusement je tiens mon fil, lui dit à part Lossignol, et tout haut ; Mon Révérend, l’Esprit a dû être distrait par le manque de silence. Veuillez frapper encore, certainement il répondra.

Quelquefois, le même esprit a été déjà conjuré, et ils n’ont pas le pouvoir de se multiplier...

— Heu ! le premier homme déjà conjuré !... Non, non... Essayez, il répondra... Je crois même l’avoir déjà entendu...

De nouveau, visiblement sans aucune conviction, le mage fit les appels :

— Esprit du premier homme, es-tu là ?

Trois claquements secs, distincts, tictaquèrent du côté de la vitrine. Lossignol lança en dessous un regard de triomphe à ses compères, les femmes manifestèrent leur joie :

— Vous avez entendu ?

— Oui, oui, très bien...

— Il est là, ma chère...

Seul, le mage troublé dardait successivement sur chacun des regards stupéfaits d’une anxiété inexplicable.

— Ne pourrait-on pas un peu relever la mèche de la lampe ?

— Ah, non ! s’écria Lossignol, craignant qu’avec la clarté son truc devînt visible, vous l’avez dit : les esprits se plaisent dans l’obscurité ; demandez-lui… au fait, je vais le demander moi-même...

« Tu es bien l’Esprit du premier homme qui habita la terre ?... »

Trois fois, le taquet retentit. L’officiant ne put s’empêcher de manifester son émotion :

— Je ne connais pas cet Esprit, je n’ai jamais vu l’homme dont vous parlez...

— Tiens, parbleu, le premier homme !... j’t’crois, que vous ne l’avez pas vu !...

Cette remarque ne calma pas l’inquiétude de l’Asiatique :

— Je crains quelque péril...

— Le premier homme ! Quel pouvait être son costume ?

— Dame ! je suppose qu’il n’est pas né tout habillé...

— Oh ! mais alors... Je vais me retirer reprit la chanoinesse.

— Peuh ! Pourquoi ? Vous n’avez pas vu d’homme ?

Madame de la Roche-Pudic s’indigna :

— Jamais, madame... Je ne suis pas mariée...

— Oh !... Alors, c’est une occasion ! Voir Adam !

— Le premier homme a été le premier mari.

— Il serait intéressant de le questionner sur Ève.

— Et le serpent...

L’officiant lança des regards suppliants :

— Oh ! ne plaisantez pas ainsi sur des choses graves. Les esprits se blessent parfois même de la moindre erreur. On crut, une fois, avoir conjuré David, et, pour une simple faute de prononciation, Goliath apparut, il se passa une scène épouvantable.

(À suivre.)

[12 mai 1900]

XXXVII

OÙ LE VICOMTE FAIT APPARAÎTRE LE PREMIER HABITANT DE LA TERRE ET CE QUI S’ENSUIVIT

(suite.)

Lossignol, surexcité, l’apostropha avec rudesse :

« Monsieur Ismaël ben Mahomed26 ben Sacchar, vous avez interpellé le premier homme, il répond, et on hésiterait à le questionner… »

Laurendeau appuya ; il regrettait son offrande.

— Nous avons suivi les traditions, cependant, prouvé notre bon vouloir.

Lossignol reprit :

— Je vais continuer pour vous...

— Au nom de Dieu ! ne le faites pas. Non, non !

Un certain malaise régna sur la partie féminine de l’auditoire, en présence de l’effroi sincère de l’évocateur ; mais ces messieurs, fixés sur l’authenticité des réponses, invitèrent Lossignol à continuer la conjuration, et il le fit.

— Esprit, réponds. Peux-tu faire comparaître le premier homme ?

On entendit distinctement, dans le meuble :

— Tac ! tac ! tac !

— Permettez-moi de me retirer, alors.

La chanoinesse crut devoir quitter la séance.

— Vous ne pourrez sortir !...

— Peu importe ! J’attendrai dans une autre pièce. Je ne veux pas voir...

Son départ fut attribué non à l’excès de pudeur, mais à la peur, et ceci surexcita les nerfs des autres assistantes. Quant à l’officiant, il perdait de plus en plus contenance.

— Tac ! tac ! tac ! crépita l’esprit.

— Oh ! mais, questionne ! C’est lui !...

— Catastrophal ! déclara le vicomte, nous ferons une communication à l’Académie !

— Oh ! ne riez pas... On ne sait jamais qui parle, s’écria encore Ismaël.

— Tac ! tac ! tac !

— Voyez, il s’impatiente... Chut !

Puis, trois coups lentement frappés, lourds, puissants, formidables, ébranlèrent le mur, firent frissonner les draperies.

Que espanto ! s’écria Mlle de Santos.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

Des signes d’inquiétude reparurent plus intenses dans l’assemblée ; Lossignol crut que le mage opérait avec des appareils plus parfaits que le sien, et cette pensée l’amusa en exaspérant sa verve.

— Eh bien ! viens ! apparais, premier homme, notre aïeul... Si ton âme est en enfer, viens te rafraîchir avec nous. Tu seras fêté, choyé, nous t’offrirons de la veuve Cliquot, de l’Extra-Dry... Si tu es en paradis, quitte un instant les plaisirs vagues des élus, viens ! Il n’y a pas d’anges ici, mais tu trouveras des femmes, des vraies, et des fêtards sérieux... Viens, grand-père ! Viens, vieil ami ! je te l’ordonne, au nom d’Adonay puisque c’est Adonay !... Si ta tenue est négligée, nous te paierons un complet ! Si tu es Saül, viens, on te jouera du Wagner !... Si tu es David, viens ! Tout à l’heure on te dansera la serpentine ou la danse du ventre, que tu ne connais pas. Viens ! viens !...

Un bruit de voix lointaines sembla s’exhaler de la muraille.

Ismaël ben Sacchar se jeta à genoux.

— Vous ne comprenez donc pas que ce n’est pas moi qui le fais... Je n’ai jamais vu ça... Ne l’appelez pas... Grâce ! grâce ! ne continuez pas. Ce matin même, Deborah m’a prédit un malheur. Ce qu’elle me prédit arrive toujours... toujours...

Les voix s’étaient éteintes.

Dios mio ! perdita ! Soccorro !

L’inquiétude s’accentuait.

Smith et Laurendeau n’y comprenaient plus rien du tout. Le vicomte avait-il donc, sans les avertir, corsé le spectacle ?

Celui-ci, dont la griserie s’augmentait, continua sur un ton impérieux :

— Assez de fantasmagorie !... Viens ici !... serais-tu puissant comme Saül, faible comme David, gigantesque comme Goliath, viens ici, qui que tu sois ! Parais, je te l’ordonne, Adam !... Saül !...David !... Goliath !... ici, ici, viens ! viens !... Ou dis-moi si tu veux venir ?...

Tout le monde se tut, impressionné.

Une voix caverneuse, inouïe, qui n’avait rien d’humain, vociféra ou plutôt rugit :

— Oû-oû-oûi... oû-oû-oûi !...

Et le grognement continua diabolique, formidable, effrayant comme le rugissement d’un lion captif, comme le hurlement de damnés enfermés dans les souterraines régions, habitées sans doute aussi par les générations disparues des premiers âges.

Le mur semblait prêt à s’effondrer derrière les tapisseries qui frémissaient.

La crainte glaçait les invitées.

La prophétie se réalisait déjà, du moins sur un point ; le fils de Mahomed ben Sacchar suait à grosses gouttes, ainsi qu’il avait été annoncé par lui-même.

Pourquoi donc paraissait-il si inquiet de sa réussite ?

On questionna :

— Serait-ce le lion qui va paraître ?

Virgen santa socorre me !

— Ismaël, au nom du ciel ! ne faites pas venir de lion.

— Vénérable Cutler, non, pas de lion, de grâce !...

Ces dames joignirent à leurs paroles des gestes de supplication, auxquels le petit fils de Sacchar répondit dans le français le plus impur :

— Fichez-moi donc la paix ! Puisque je vous dis que ce n’est pas moi, et que je ne peux pas les empêcher d’appeler les esprits. Non. Mais vous me feriez déballer, parole d’honneur !

Pendant un instant s’échangèrent des paroles incohérentes.

Tout à coup, la vitrine bondit, projetée dans le salon avec un effroyable fracas, et les bibelots volèrent en éclats.

Le vénérable Cutler s’effondra, la face contre terre, et sa chute entraîna celle de la lampe, qui s’éteignit.

Ces dames, avec des cris perçants, se levèrent en tumulte, tandis que les hommes, pétrifiés, stupides, premières victimes de la mystification qu’ils avaient eux-mêmes imaginée, cherchaient à démêler la cause de ce tohu-bohu.

Mais, égal à Don Juan, le vicomte hurlait avec l’obstination de l’ivresse :

— Allons ! viens, parais, Adam ! Saül ! David ! Goliath !...

Une porte éclata ; les draperies se soulevèrent lentement ; une lueur éclaira une sorte de brèche dans la muraille entr’ouverte.

Un monstre effroyable, fantastique, recouvert de longs poils fauves, de taille et de corpulence gigantesques, tels on peut se représenter les hommes de l’âge primitif, apparut. Il portait un énorme paquet recouvert d’un linceul blanc, duquel émergeaient deux pieds nus, frissonnant convulsivement, dans lequel s’agitait une forme qui soupirait.

Dolorès tomba à la renverse !

Dios mio ! Tened piedad de mi !

Oh ! que la baronne, la comtesse, la marquise et toutes ces dames regrettèrent, à ce moment, d’avoir évoqué notre grand et premier ancêtre ! Qu’elles pensaient peu à lui demander des communications intimes pré ou posthistoriques !

L’être ainsi surgi n’aurait pu d’ailleurs les leur donner, car s’il parlait, son vocabulaire était fort restreint.

C’était Goliath qui après avoir, selon les instructions reçues, proprement ligoté le marquis, capturé à l’improviste dans son lit, essayait de déguerpir avec sa proie.

Lorsque le landau du docteur s’était approché de la maison du marquis, le gorille qui, depuis longtemps, savait ce qu’on lui ressassait à satiété, s’était élancé sur la terrasse, sans attendre d’échelle, ni prévenir le cocher.

Cette formidable pesée, exercée sur l’avant-train, avait disloqué un ressort et effrayé les chevaux.

Ce qui s’était passé ensuite était d’ailleurs fort simple :

Le concierge, tenu en éveil par les coups de sonnette d’Anaclet, entendit, vers deux heures et quart, dans l’appartement juste au-dessus de sa loge, un bruit insolite qui lui parut inquiétant.

Il revêtit à la hâte un pantalon, prit une lanterne, la double clef que lui laissait toujours Alamanjo, et, profitant de la rentrée de quelques locataires, monta pour se renseigner et au besoin pour porter secours.

Goliath ne pouvant, avec son fardeau, suivre au retour la voie par laquelle il était arrivé, et se trouvant empêché de descendre par l’escalier, puisqu’on y montait, se mit à la recherche d’une autre issue.

Or, le concierge fouillant anxieusement l’appartement, il se trouva refoulé de pièce en pièce et acculé dans le cabinet de toilette, où il dissimula son paquet de son mieux dans la garde-robe, derrière les quelques habits qui en masquaient l’entrée.

Là, tâtonnant au hasard, il sentit que le mur fléchissait... c’était la porte secrète creusée par Prado pour passer dans l’autre maison.

Il entendit des voix. Alors, il frappa trois coups de poing.

(À suivre.)

[13 mai 1900]

XXXVII

OÙ LE VICOMTE FAIT APPARAÎTRE LE PREMIER HABITANT DE LA TERRE ET CE QUI S’ENSUIVIT

(suite.)

— Goliath ! Goliath ! cria-t-on encore, viens !

Pouvait-il raisonnablement hésiter, étant pourchassé d’un côté, appelé de l’autre ?

Tel fut l’enchaînement des causes secondes qui déterminèrent cette arrivée si inopinée, et de nature, on l’avouera, à troubler des cerveaux même bien organisés pour les cérémonies ésotériques.

Le vicomte, fidèle à sa promesse de défendre les dames qui avaient eu confiance en sa chevalerie, se montra digne de sa noble race.

Saisissant la pertuisane rouillée qui, depuis la Ligue, oncques ne descendit en champs clos ou de bataille, il encouragea ses amis :

« Aux armes ! aux armes ! Sus à l’ennemi ! mes amis, à moi ! ralliez-vous à Lossignol. Laurendeau, Smith, à la rescousse ! Sus aux esprits, les esprits, je m’en contref... ; à moi, vénérable Cutler ! »

Les malheureuses invitées se démenaient affolées, se heurtant et renversant les meubles :

— Grâce ! grâce ! par ici ! Ouvrez les portes !

Yo muero !

— À moi ! Vous m’étouffez...

— Au secours ! C’est affreux.

La porte de la salle à manger ayant été ouverte, un peu de lumière filtra dans le salon.

L’apparition s’était évanouie et le vicomte s’étant retourné, n’aperçut qu’Ismaël, prostré à quatre pattes sur le plancher.

— Or çà ! un coup de botte à ce ribaud, et sus aux esprits, monstres et fantômes ! Amis, à la rescousse !

Et après un coup lancé d’un pied sûr dans la partie la plus en vue du fils de Mohammed, puisant dans son ivresse et le tumulte une ardeur nouvelle, le vicomte, la pique en avant, s’élança dans l’ouverture par laquelle il supposait Goliath reparti et où il percevait d’ailleurs les formes flottantes et imprécises des vêtements suspendus :

— Fantômes ! spectres ! esprits ! Je vous défie ! À moi ! à moi !

Devant les formidables estocs de la vénérable hallebarde, s’écartaient, se déchiraient, sans résistance, les paletots, redingotes, jaquettes et pardessus suspendus par Alamanjo pour masquer le passage.

Laurendeau, entraîné par l’exemple, suivit la route tracée, après avoir aussi lancé son coup de pied dans le bas du dos d’Ismaël.

Il était armé du fusil ; Smith imita Laurendeau ; tous trois donc, disparus derrière les tapisseries, entamèrent une incursion dans l’appartement du marquis, déjà envahi par le concierge et les habitants de l’autre maison qu’il avait racolés.

Ces derniers, eux, cherchaient avec précaution et méfiance craintive. Ils n’avaient été appelés par personne, se mêlaient de choses qui ne les regardaient point après tout, et la disparition étrange de leur colocataire les inquiétait.

Ils ne connaissaient pas le terrain, et selon que draperies et vêtements formant séparation avaient été ou non relevés, ils avaient perçu, eux aussi, des cris suspects.

L’apparition subite d’un enfant de chœur en habit noir, orné d’une hallebarde, vociférant à tue-tête des cris de guerre du moyen-âge, suivi d’acolytes en cravate blanche ; ces armes, qui étaient ornées des lambeaux de vêtements de ceux précédemment pourfendus, ne pouvaient ne pas leur causer une impression extraordinaire.

Ils crurent à des cambrioleurs de haute marque qui, ayant surpris le marquis, venaient de se travestir, et allaient, si on les acculait, user du même procédé vis-à-vis d’eux.

*

Rue de la Victoire, Mentor avait malgré lui provoqué, comme Anaclet, un résultat contraire à ses espérances. Il avait sonné, puis laissé la porte ouverte pour que Goliath eût sa retraite doublement assurée.

Or, celui-ci point ne parut, mais un locataire qui rentrait avertit le préposé au cordon, lequel vint avec lui, afin de reconnaître la cause du désordre.

Rien d’inquiétant n’apparut ; seulement à l’autre bout de la grande cour flamboyaient la loge et l’entresol de la rue de Châteaudun.

Ils y accoururent.

— Montez vite, mon mari est à l’entresol, où je ne sais pas ce qu’il y a, cria la pipelette.

Le deuxième concierge s’élança, suivi des siens, comme un général de ses troupes.

Grâce à la vivacité de cette manœuvre, plus heureux que bien des capitaines, il put opérer à temps sa jonction avec son collègue qui déjà battait en retraite devant le vicomte et ses acolytes.

Chez Smith, l’agitation n’avait pas cessé.

Une des invitées ayant soulevé la tapisserie pour s’assurer du départ de l’Esprit, Goliath qui s’y dissimulait réapparut.

Paralysée par l’effroi, Dolorès retomba sur un siège, pendant que d’autres plus agiles disparaissaient par les portes après avoir élevé des barricades de meubles.

Débarrassé de tous ces gens qui le houspillaient, Goliath chercha à se rendre compte du milieu où il était tombé. Il était curieux, donc il s’assit dignement sur un siège, posa son paquet et regarda.

Ismaël ben Mohammed ben Sacchar qui s’était coulé sous un canapé surtout l’intriguait, cette barbe et cette chevelure blanches lui en imposaient. Il le tenait pour un grand chef en raison de ses ornements.

Chez les singes, la vénération des anciens et des puissants subsiste encore.

Voulant le considérer de près, il chercha à l’attirer d’un coup de patte amical et respectueux.

Le mage poussa un cri d’effroi et se rencogna de plus fort ; l’autre insista...

Ô stupéfaction ! il n’attira que la barbe et la chevelure, le reste du fils de Mahomet demeura sous le meuble.

Goliath allait sans doute, pour tirer la chose au clair, encore donner un coup de patte, si une porte ne se fût ouverte.

Plusieurs de ces dames affolées, dans leur ignorance des lieux, passaient sans parvenir à trouver une issue, poussant des cris d’effroi et s’enfuyant dès qu’elles le voyaient.

Il entra à leur suite dans la salle à manger – même déroute.

Or, ceci lui parut un spectacle plaisant. Ces femmes décolletées, fuyant, criant sans raison, évidemment jouaient. – Même, il connaissait ce jeu et y mettait quelque prétention. C’était le cache-cache tel qu’il se pratique à Bornéo sous le couvert des baobabs.

Il y avait joué jadis avec ses amis.

Sûr de sa supériorité, Goliath ne daigna pas les poursuivre. Il s’assit près de la table, nonchalant en apparence, en réalité guettant à l’affût.

Malheureusement sur la table étaient des victuailles.

Goliath est curieux, mais il est aussi gourmand et ivrogne. Le gorille n’est pas parfait.

En face de ces mets succulents, de ces vins généreux, que pouvait-on raisonnablement espérer de lui ? – Qu’il bût, telle est la seule réponse admissible.

C’est ce qu’il fit.

Or, Dolorès de Santos, un peu remise de sa peur, par la porte entrebâillée regardait, aussi à la recherche de la sortie.

À ce geste tout à fait humain, elle retrouva son courage. Un esprit qui déguste les grands crus doit être accessible à certaines considérations morales, physiologiques, et ne pas nécessairement perpétrer de méchantes actions ; donc, sur la pointe du pied, elle tenta une évasion, au moment même où il semblait uniquement préoccupé de boire.

Cruelle erreur !

Jouer à cache-cache avec un esprit ! C’était une faute.

Goliath lança la bouteille, d’ailleurs déjà vide, en l’air, se retourna, bondissant de l’autre côté de la table avec une agilité prestigieuse.

La belle Américaine avait certes inspiré de violentes passions, mais jamais rencontré pareil empressement. Elle demeura hypnotisée, les yeux écarquillés, comme muée en statue.

Un homme du monde eût évidemment agi d’autre sorte ; au lieu d’entrer dans le jeu, de son autorité, il se fût fait présenter ; tout au moins, une fois vainqueur, il eût tourné un madrigal, déposé un baiser sur la main si finement gantée, si délicieusement parfumée de sa captive, mais Goliath n’était qu’un homme des bois. Le protocole et le flirt ne paraissaient point son fait.

À quoi bon perdre un temps précieux en simagrées ridicules ou fades, s’attarder en longs et vains préambules, qui ne prouvent rien ?

Dolorès l’avait fui, dira-t-on ? Oui sans doute, mais ne savait-il pas, mieux que tous les lettrés qui ont appris la nature en lisant Virgile, que les nymphes souhaitent qu’on les rejoigne vivement sous les saules ?

Il l’avait rejointe.

Cependant, sa tenue fut assez correcte.

Dès qu’il eut démontré qu’il avait partie gagnée, que Dolorès était prise, il l’enlaça galamment de son immense bras velu, l’admira, humant son odorante chevelure, et après des contorsions, des efforts énormes, qui convulsèrent sa face, il mugit ce mot unique :

« Veni !... »

Quel sens précis attachait-il à ce verbe ?

« Veni ! » Évidemment, c’est venir qu’il avait intention de proférer. Mais où voulait-il que Dolorès vînt ? En esclavage ? Était-ce un ordre ou une prière ?

Venir ! cela dit tout et cela ne dit rien.

Il parlait très difficilement, sa voix était forte, impossible donc de tirer conjecture du ton par lui employé, trop impérieux peut-être...

(À suivre.)

[14 mai 1900]

XXXVII

OÙ LE VICOMTE FAIT APPARAÎTRE LE PREMIER HABITANT DE LA TERRE ET CE QUI S’ENSUIVIT

(suite.)

Mais à qui la faute, s’il n’avait pas l’organe d’un ténor ? – Au docteur Cornélius qui ne lui avait pas suffisamment développé la troisième circonvolution frontale ascendante gauche, siège, paraît-il, de la parole, et assoupli les cellules génératrices de la musique.

La malheureuse fiancée de Castelhaut, comprenant positivement que l’intrus n’était point un esprit, mais un corps, de chair et d’os, nullement immatériel, que même c’était un genre d’homme qu’elle ne connaissait pas, n’eut que le temps de crier :

Dios mio ! Yo muero !... Je me meurs !... avant de se laisser choir sans connaissance.

Goliath la maintint dans ses bras.

Comment se termina cette partie de cache-cache si imprudemment engagée ? D’une façon bien inattendue. L’animal dédaigna d’imposer à sa captive le droit du vainqueur. Brusquement il la posa, ou plutôt la jeta sur le fauteuil prochain et revint à la table.

Fut-ce caprice pur ou incohérence, après tout excusable chez un singe ? Préféra-t-il à la vue d’une jolie femme le goût d’une bonne bouteille ?

Ces points ne pourront jamais être positivement élucidés ; cependant, d’après ce que nous savons de son caractère, il est permis de conjecturer qu’il fut blessé de l’attitude de cette dame, de ses marques de crainte et de dégoût ridicules.

Au surplus, le gorille, cette bête, conçut un profond mépris pour la façon dont tous ces humains se comportaient avec lui :

« Eh quoi ! on l’appelait... Goliath, c’était bien son nom !... Pour déférer à l’invitation, il enfonçait une porte, solidement fermée, renversait les obstacles... et au lieu de le féliciter, de le choyer, de lui souhaiter cordialement la bienvenue, le chef, l’ancien, se cache, tous les guerriers de la tribu prennent les armes, disparaissent, et les femelles, dédaignant ses hommages, font mine de s’effrayer de ses gentillesses !

Quels étaient donc ces gens et cette tribu inhospitalière ?

Oh ! combien plus aimables que ces blanches, les guenons de Bornéo qui, de leurs mains velues et expertes, lustraient son poil doré, farfouillant avec soin pour en extirper tout parasite, admiraient les tons de son pelage, la couleur de ses jambes, la musculature de ses bras puissants, l’ampleur invraisemblable de son torse, la flexibilité de sa queue folâtre et s’empressaient à son approche avec des mines attendries !

Il se perdit en ces mélancoliques réflexions que sa cervelle, encore insuffisamment équilibrée par Cornélius, ne pouvait certes formuler, néanmoins il sentait du vague en son âme de singe. Et il but, sans plus songer à sa mission ni à son paquet.

Dans le salon, le mage, de plus en plus paralysé par la peur, se tenait obstinément blotti sous le meuble, bloqué dans l’angle du mur, d’où il n’osait, et d’ailleurs ne pouvait plus bouger.

Craignant toujours quelque événement naturel, comme les coups de pied, ou surnaturel, comme l’apparition, doutant s’il sortirait de là vivant, il retenait son souffle, bien que personne ne troublât plus le silence, car ces dames demeuraient tranquilles, dans les autres pièces de l’appartement où elles s’étaient enfermées et tout comme lui tapies.

Dans le sac, au contraire, l’aventurier reprenait courage ; il n’avait été monté ni descendu ; par conséquent, il ne devait pas être sorti de chez lui, car, même chez Clarendon, c’était toujours chez lui.

Le plus pressé était de s’évader de sa prison de toile ; il fit des efforts surhumains, mais sans y parvenir.

Toutefois, il ne désespéra pas et chercha à s’orienter. En allant toujours dans un sens, un obstacle l’arrêterait et il pourrait se reconnaître.

Donc, s’agitant autant que la position le lui permettait, il parvint à progresser, tantôt roulant sur lui-même, tantôt rampant, par une série de mouvements que les naturalistes appellent la « reptation ».

Le mage suivait, terriblement anxieux, les agissements du mystérieux paquet, dont les bondissements augmentaient sa terreur.

Oh ! comme il se repentait de n’avoir pas écouté Déborah, sa maîtresse, qui l’avait si fortement dissuadé de donner cette séance d’ésotérisme.

Le marc de café, concordant avec les tarots, ne lui avait que trop annoncé qu’il lui arriverait malheur ce jour-là « hors de sa maison ». Pourquoi était-il sorti ? En ne sortant pas, il conjurait le sort, rien de néfaste ne le menaçait à domicile. Pourquoi ne s’était-il pas conformé aux sages avis de celle qui l’hébergeait, le nourrissait ? Il en était durement puni.

Ce sac était effrayant.

Propulsé par ces pieds nus, toujours sautillant fantastiquement dans l’obscurité, il allait, il allait, se rapprochant de plus en plus.

« Si j’ai le temps d’arriver dans la cuisine, je prendrai un couteau et j’éventrerai la toile », pensait l’aventurier.

À ce moment, le paquet heurta un corps de forme et de toucher singuliers. À travers la toile, Alamanjo tâte, il palpe. C’est un pied humain chaussé de sandales, un pied presque inerte, presque glacé.

« Qu’est-il donc advenu ? Quelle fut cette lutte dont il a vaguement perçu les bruits tout à l’heure, dont sans doute il constate le résultat ? Ce pied doit être celui d’un cadavre en voie de refroidissement. Tant mieux ! les morts ne font pas obstacle aux vivants. Pardieu ! il se sortira d’affaire encore cette fois. »

Pour dissiper ses doutes, il tire fortement ce que sa main a saisi à travers l’étoffe.

Un cri d’effroi se fait entendre ; le pied s’agite, essayant de se dégager de l’étreinte par une furieuse ruade.

— Diable ! il vit.

« Ah ! qui que vous soyez, s’écria Alamanjo du ton solennel qu’il employait si volontiers, ayez pitié d’un noble gentilhomme étranger, capturé en des circonstances inexplicables et mis en une situation lamentable et ridicule. »

Ismaël, défiant, se taisait.

— Puisque vous vivez encore, que vous n’êtes pas, comme moi, captif, n’abusez pas de ma position, qui me met en état d’infériorité. Si vous êtes blessé, aidez à ma délivrance, et je vous soignerai. Si vous voulez mon argent, prenez-le, mais délivrez-moi. »

Ismaël répondit, d’une voix tremblante de peur :

— Vous-même, qui êtes-vous donc ? Que voulez-vous ? Pourquoi s’acharner ainsi à me tirer par le pied ? Êtes-vous aussi un esprit échappé de l’enfer ? Alors, vous devez savoir qu’il n’y a point de ma faute. Ce n’est pas moi qui ai fait l’incantation.

Une exclamation étonnée s’étouffa dans le sac.

— Hein ! une incantation ?

— Ce n’est pas moi, c’est le vicomte, et, au lieu de faire sautiller ce sac qui m’épouvante et me dégoûte, qui a l’air d’un crapaud infernal, pourquoi n’allez-vous pas attaquer le vicomte et les autres ? Je n’ai rien fait, moi !

L’aventurier avait beau écouter, il comprenait de moins en moins ; il lui était impossible de trouver une explication quelconque à ce qui se passait.

Qui avait pu s’emparer de lui et le transporter avec une pareille facilité jusque-là ?

Son interlocuteur geignait toujours d’une voix altérée :

— Est-ce pour me punir de vous avoir évoqué ? J’ai eu tort ; pardonnez-moi. Je ne croyais pas aux esprits, mais maintenant j’y crois. Pardon ! Oui, je crois aux esprits. Ne soyez pas malfaisant comme le premier homme du monde, quoiqu’il vous ait jeté là. Peut-être est-ce pour me faire subir une nouvelle épreuve ? Mais j’avoue et je vous le dis : je crois maintenant aux esprits ; je voudrais seulement sortir d’ici.

Le prisonnier de Goliath reprit tout à fait confiance en entendant ce discours, qui dénotait une si invraisemblable et si sincère poltronnerie.

— Le premier homme ! esprit mal faisant ! Quel galimatias est-ce là ? s’écria-t-il, je ne comprends rien.

— Eh bien ! et moi, croyez-vous que je comprends ?

— Je suis un honnête et galant homme, que des assassins ont surpris pendant son sommeil chez lui, dans son lit, et enfermé dans un sac, sans que je sache pourquoi.

— Chez vous, dites-vous ? Vous êtes ici chez vous ?

— Eh ! oui, chez moi ! Ces misérables m’ont enfermé là-dedans pour me détrousser plus à l’aise.

Ismaël n’en pouvait revenir.

— Ainsi, c’est chez vous ! Vous qui parlez, vous êtes chez vous ?...

— Naturellement, chez moi.

(À suivre.)

[15 mai 1900]

XXXVII

OÙ LE VICOMTE FAIT APPARAÎTRE LE PREMIER HABITANT DE LA TERRE ET CE QUI S’ENSUIVIT

(suite.)

— Vous êtes vivant et vous êtes un homme ordinaire comme les autres, pas un esprit ?

— Sans doute ! un homme comme vous, probablement.

Le mage commença à se rassurer et à laisser prendre à sa personne recroquevillée un volume moins anormal.

— Alors, vous croyez avoir eu affaire à des cambrioleurs, à des voleurs ordinaires, comme vous ou moi ?

Alamanjo ne releva pas la tournure fâcheuse de cette phrase.

— Qui donc aurait pu s’introduire chez moi et agir ainsi dans un but autre que celui de voler ?

— Qui ? Comment le saurais-je si vous ne le savez pas vous-même ? Ce n’est cependant pas un homme qui est apparu quand on a appelé Goliath qui vous apportait sous son bras, sans plus de fatigue qu’une nourrice porte un enfant de huit jours.

— En effet, je ne puis comprendre. Mais, quel qu’il soit, mettez-moi en liberté et je m’en expliquerai avec lui s’il est encore là, je vous le jure.

La confiance leur revenant, ils s’étaient mis à parler naturellement.

En entendant le son de cette voix, le mage, graduellement, passait de la terreur à un ahurissement complet.

— Vous êtes sûr que vous êtes ici chez vous, vous qui êtes dans le sac ? Qui êtes-vous donc ? C’est ici chez M. Smith.

L’aventurier avait reconnu lui aussi son interlocuteur :

— Je ne connais pas Smith. Je suis le marquis d’Alamanjo, et toi Joë.

Ismaël réfléchit avant de répondre :

— Oui ! c’est moi, en effet.

— Comment ! Pourquoi es-tu là et non à Londres ?

— Je suis en mauvaise position, c’est certain. Mais je ne suis tout de même pas ficelé dans un sac comme un saucisson, et si quelque porte était ouverte, je pourrais du moins m’échapper, moi !

— Les portes sont fermées ?

— Sûr ! sans cela je ne serais pas là. Mais parlons bas.

— Ne parlons pas. Avant tout, tire-moi de là, dépêche-toi.

À cette injonction, le mage ne pouvait se méprendre, c’était bien Prado, son compère, qui, là, ensaqué, réclamait son aide ; mais sa perplexité n’avait pas disparu. – Courait-il, en délivrant son chef, un danger moindre qu’en le laissant dans le sac ? Telle était pour lui la question.

Les appels du marquis se firent plus impérieux.

— Refuses-tu d’obéir et de me dépêtrer de là-dedans ?

— Je n’ai pas de couteau.

— Un couteau !... il n’y en a pas besoin pour dénouer une corde. Allons, tu sais, je pense, que s’il m’arrivait un « accident », si j’étais pris, tu le serais également et tu passerais par où Pranzino a passé. Hâte-toi.

Tu ne peux sortir d’ici qu’avec moi. Tu ignores le chemin qu’il faut prendre.

Joë compris alors qu’il y avait avantage à aider l’homme qui lui parlait et danger à lui désobéir.

Un des côtés curieux de la physionomie de cet assassin est l’ascendant qu’il sut prendre sur tous ceux qui l’approchèrent, femmes ou complices27.

Le mage se mit à délier le sac :

— Je n’aurais pas cru qu’on pût serrer des nœuds comme ça. Oh ! ce n’est pas un homme…

— Dénoue vite et ne dis pas de bêtises !

— Tu ne traiterais pas ça de bêtises si tu avais vu ce que je viens de voir… l’esprit du premier homme du monde qui te portait sous le bras comme une plume et qui est entré par une brèche faite au mur.

— Quel crétin !

Le sac étant enfin ouvert, le marquis en sortit.

Son libérateur, encore perplexe, s’écria en voyant sa tête :

— Ah ! enfin ! maintenant je suis sûr que c’est bien toi ! Là, réellement toi.

Le marquis était en chemise ; sans perdre un instant, il souleva la tapisserie, franchit la brèche, entra dans la garde-robe où il saisit de vieux vêtements qu’il revêtit en hâte.

La sécurité lui revenant, il s’esclaffa sur le costume de Dhupondt :

— Oh ! tu es assez risiblement fagoté, mon bonhomme. Vite, jette cette défroque. Tu as de quoi te grimer ?

— Non… J’avais mis des postiches… Mais… le premier homme…

— Idiot !... Fais comme moi.

Déchirant vivement une serviette, il la lia solidement autour de sa tête, plaçant la déchirure à hauteur des yeux.

Grâce à ce masque improvisé, son visage fut à l’abri des reconnaissances importunes.

Dhupondt, dominé, avait obéi et imité son maître.

Certes, cet homme n’était pas de ceux qui se troublent dans les occasions périlleuses.

Il décrocha de la panoplie un couteau de chasse dont il s’arma et passa au mage un casse-tête indien qui restait :

« Les canailles ! Ils ont pris le reste. Suis-moi. C’est notre peau qu’il faut défendre. »

Ismaël, foncièrement poltron, eût préféré tout autre moyen, mais il n’avait pas le choix.

Le marquis traversa le passage, pénétra par la communication dans le cabinet de toilette de son appartement de la rue de Châteaudun, puis il ouvrit la porte de sa chambre à coucher.

Dans son ignorance complète des événements, il voulait se rendre compte et agir selon le cas : reprendre possession de son logis s’il s’agissait de cambrioleurs, ou, s’il était en péril sérieux au point de vue police – ce que rien ne démontrait – fuir.

Cet espoir fut de courte durée. Quand il pénétra dans le salon, il aperçut les deux armées rangées en bataille : d’un côté Lossignol, Smith et Laurendeau, de l’autre, les deux concierges et les locataires.

Il lui était impossible de comprendre ce que faisaient ces gens ; à qui pouvaient-ils en vouloir, sinon à lui ? Pourquoi étaient-ils armés, sinon pour s’emparer de lui ?

Son apparition apporta une nouvelle complication à une situation déjà inextricable.

— Oh ! fit quelqu’un, en voici encore d’autres qui viennent. Ils sont masqués.

— La maison en est pleine.

— Il y a une femme aussi.

Effectivement, la chanoinesse de La Roche-Pudic, lassée d’attendre et d’errer dans l’obscurité, arrivait là sans savoir comment ni où elle était.

Le vicomte crut ses derrières attaqués par les deux masques, mais au degré d’exaltation où il était monté, toutes les légions de l’enfer ne l’eussent pas fait reculer d’une semelle.

— Oh ! oh ! encore des fantômes, compagnons, cria-t-il, nous sommes tournés comme fut le bon roi Jean ! Or çà, tenez en respect les truands et ribauds ; moi seul, je vais dépêcher à coups de pique les farfadets, gnomes et esprits.

Voulant toujours conserver sa hallebarde croisée, il manœuvra avec difficulté faute d’espace ce qui permit au marquis de concevoir qu’il y avait deux camps ennemis et lui donna l’idée de se faire reconnaître au concierge.

— Appelez donc la police, s’écria une voix.

Cette phrase suffit pour le détourner de son projet et il battit à son tour en retraite si vivement, que le malheureux Dhupondt se trouvant en arrière se cramponna à lui pour fuir plus vite.

Lossignol, ainsi vainqueur, voulut achever la déroute et lança un formidable coup d’estoc.

La hallebarde traversa de part en part le vêtement de Joë sans atteindre sa personne, et comme le fer était en harpon, elle ne pouvait être dégagée. Le vicomte la tenait ferme, mais, beaucoup moins solide que les deux ennemis qu’il mettait en fuite, il se trouva par eux remorqué et entraîné dans l’autre pièce.

— À moi ! à moi ! cria-t-il.

Smith le saisit et s’efforça de le maintenir, si bien que, tiraillée aux deux bouts, l’arme se rompit ; le fer se dissocia brusquement du bois, auquel il était assujetti par un clou rouillé depuis des siècles, et le groupe Lossignol s’étala par terre pendant que les deux aventuriers, chutant dans le cabinet de toilette, disparaissaient sous les vêtements dissimulant la porte de communication.

Concierges et locataires assistaient à cette scène burlesque, ébahis.

Était-ce une attaque sérieuse ou une charge, une mascarade de jeunes fêtards en goguette ?

*

Je ne sais quel philosophe a lancé cet aphorisme, contestable peut-être : « Les émotions creusent ».

Est-ce pour cette raison que Goliath avait tant bu et mangé ?

Après quelques friandises croquées sans conviction, un baba qui lui parut d’un fade écœurant, il avait découvert un aloyau finement truffé, et l’avait attaqué avec ardeur. La pièce de résistance ne résista pas. Il la finissait lorsque le bruit de la chute des aventuriers parvint jusqu’à son oreille. Il se souvint de sa mission.

(À suivre.)

[16 mai 1900]

XXXVII

OÙ LE VICOMTE FAIT APPARAÎTRE LE PREMIER HABITANT DE LA TERRE ET CE QUI S’ENSUIVIT

(suite.)

Il quitta la salle à manger un peu ivre et revint au salon.

Le sac n’y était plus.

Clignotant des yeux, il regarda de nouveau avec toute l’acuité de vision dont ses organes étaient doués. Il avait bien vu.

Non, le sac n’y était plus !

Il resta, fixe, planté sur ses jambes arquées, penaud, stupéfait, ahuri, stupide.

Enfin, tournant la tête, il l’aperçut sur un meuble.

Il le saisit, le tourna, retourna, le secoua en l’air.

Déception ! Il était vide !

Un rugissement guttural, rauque, formidable, fit trembler les vitres.

Les deux compères ne pouvaient l’apercevoir sans soulever la tenture sous laquelle ils se trouvaient, c’est-à-dire risquer de se trahir, mais le mage sentit courir un long frémissement dans tous ses membres, ses cheveux se hérissèrent.

— C’est l’Esprit, dit-il tout bas au marquis.

— Imbécile !

Et l’aventurier assujettit le couteau de chasse dans sa main.

Le gorille, furieux, cherchait son prisonnier, brisant tout, cassant tout, renversant la table de la salle à manger, dont les cristaux culbutés roulèrent avec fracas sur le parquet.

Successivement, il visita toutes les pièces, sondant les recoins, ouvrant toutes les portes, même celle d’entrée dont il fit éclater la chaîne de sûreté.

Revenu dans le salon, il saccagea encore sans raison autre que sa fureur. Avisant les rideaux, il les abattit violemment avec les tringles et les galeries.

Rien ! Celui qu’il cherchait demeurait introuvable.

Rageusement, il saisit la tapisserie et la jeta à terre.

Les deux bandits apparurent masqués et armés.

Goliath éprouva une surprise naturelle. Alamanjo en profita et fondit sur lui, l’épieu en avant ; le sang du singe coula, mais l’arme avait été déviée par sa rugueuse toison.

— Frappe donc, lâche ! cria Prado à son compagnon qui demeurait immobile d’épouvante.

Avant qu’un nouveau coup lui eût été porté, le gorille avait saisi son ennemi comme un enfant, et de sa main gauche lui arrachait le masque.

Le visage du marquis devint visible.

Goliath venait de passer un mauvais moment, mais à cette vue, le contentement qu’il éprouva le dédommagea du désespoir passé.

Il n’y eut pas lutte.

Trois minutes plus tard, Alamanjo était réensaqué, et une solide torgnole avait envoyé rouler le mage à terre, ce qui lui rappela celle déjà reçue quelques jours auparavant lors de l’enlèvement d’Alamanjo, sans qu’il se doutât que toutes deux fussent de même provenance.

XXXVIII

OÙ LA VERTU DE LA CHANOINESSE EST MISE EN PÉRIL

Dans la rue de Châteaudun, les belligérants, de bonne foi, se prenaient de part et d’autre pour des cambrioleurs. Néanmoins, impressionnés par ce dernier incident, avant d’en venir aux mains, ils s’injurièrent selon la mode antique :

— Misérables ! Assassins ! Que faites-vous ici ? demandait d’un ton impérieux le concierge.

— Goddam ! je suis chez moi ! cria Smith.

— Quel toupet ! C’est à moi, le concierge, que vous racontez ça !...

— Voleurs !

— Filous !

— Et le marquis ? Où est le marquis ?... Hein !

— Quel marquis ?

— Misérables ! Vous l’avez assassiné... le marquis d’Alamanjo ?

— Connais pas. Mais vous qui faites les esprits, qui vous déguisez en fantômes... Où sont les fantômes ?... Où est le mage ?... le révérend Cutler. Je voudrais le voir, celui-là...

— Des esprits ! ce n’est pas nous ! affirma le concierge.

— Ça se voit de reste…

— Vous entrez la nuit ici avec des armes, vous tuez les locataires, et vous ne savez pas...

— Je vais appeler la police...

— Non, non, ne sortez pas, c’est moi qui irai l’appeler.

— Toi ! canaille ! Tu voudrais te tirer des pieds. Non ! Si tu bouges, tu es mort !

La chanoinesse proposa ses bons offices, qui furent agréés. Par la terrasse de la rue de Châteaudun, elle appela les agents, puis elle alla au-devant d’eux. Et, pour ce faire, elle reprit dans l’obscurité le chemin déjà suivi par les aventuriers, qui se dissimulèrent sous les tentures.

À la traverse de la salle à manger, elle retrouva Dolorès qui, à sa vue, proféra quelques paroles. Elle était sous l’influence d’une crise nerveuse.

— Là, là, le démon, il est là !...

La chanoinesse regardait en vain :

— Je ne vois rien... où là ?... quoi là ?... que dites-vous donc ?... est-ce que nous serions tous devenus fous ?...

— Le démon... je l’ai vu... oui, avec son sac... il emporte une âme !...

— Oh ! une âme dans un sac !... quelle plaisanterie !...

— Oh ! oui, oui, ses pieds gigotaient hors du linceul.

— Les âmes, ça n’a pas de pieds…

— Celle-là en avait... Enfin il est sorti par le vestibule...

— Heu ! alors il est parti !... remettez-vous...

La chanoinesse, qui n’avait rien vu, passa haussant les épaules, et, pensant que les agents devaient attendre, elle courut sur le palier et entendit distinctement une grosse voix disant :

« Vous comprenez bien, concierge, que nous ne pouvons pas tolérer plus longtemps un pareil tumulte !... »

Rassurée par ces paroles qui lui parurent révéler l’arrivée de l’autorité, la noble comtesse se félicita intérieurement :

— Enfin, voici les agents... c’est fini... Décidément, les femmes en général, et moi en particulier, sont très supérieures aux hommes comme sang-froid et intelligence !... Sans mon appel par la terrasse, on n’en serait pas sorti !... tandis que le mystère va s’éclaircir et tout va rentrer dans l’ordre.

Comme elle se penchait pour hâter la venue des sauveteurs, il lui sembla que les frisons de sa nuque s’agitaient sous un souffle chaud, une haleine brûlante et une indéfinissable odeur de mâle et de fauve lui monta aux narines. En même temps, une caresse grossière et lascive, une sorte de lèchement fit se contracter subitement la peau de satin qui modelait ses épaules et sa gorge altière.

Quel rustre insolent osait, à la faveur de la nuit, lui infliger ce flétrissant attentat... à elle la chanoinesse !... qu’il soit châtié celui-là !

Elle se retourna, la main levée pour frapper, et se trouva face à face avec Goliath, orné de son paquet, qui, sans souci ni préoccupation, sortait.

Au lieu de s’effrayer de sa menace, il la lutina.

Effarée à la vue du monstre, elle se rejeta en avant et tomba dans les bras de M. Onésime qui, sous ce choc inattendu, s’affaissa dans un coin de l’escalier, renversant sa lanterne.

M. Onésime était le concierge de M. Smith que les locataires et nullement les agents avaient gourmandé et forcé à monter pour faire cesser le tumulte.

Goliath, content de cette galanterie, très gai du champagne consommé, continua paisiblement sa descente en quête d’une sortie, qu’il comptait que son flair lui ferait découvrir.

Au-dehors ses compagnons n’étaient pas dans la même quiétude.

Il avait été convenu entre Anaclet et Mentor que chacun d’eux surveillerait l’une des portes de la maison, de façon à la tenir ouverte jusqu’à l’arrivée de Goliath.

Tout avait été discuté, réglé, même l’insuccès ; car en cas d’incident imprévu, compromettant le résultat de l’entreprise, les organisateurs devaient, sans quitter le trottoir, venir se concerter rue Saint-Georges.

Hélas ! les plans les mieux combinés échouent parfois misérablement ; Napoléon et Annibal perdirent des batailles.

Un bien long temps s’était écoulé déjà, et ni gorille ni marquis n’étaient apparus.

Anaclet et Mentor sentirent qu’ils allaient subir le sort de ces grands généraux. Donc, en ne voyant pas Goliath, ils quittèrent leur poste et vinrent au rendez-vous.

(À suivre.)

[17 mai 1900]

XXXVIII

OÙ LA VERTU DE LA CHANOINESSE EST MISE EN PÉRIL

(suite.)

Anxieux, ils tinrent conseil sous l’enfoncement d’une porte sombre. Le belluaire quitta la voiture en station rue Bourdaloue, se joignit à eux, vu la gravité des circonstances.

— Aurait-on tué Goliath ?

— Oh, oh ! pour ça, soyez rassurés, les quatre plus vigoureux lutteurs du monde ne pourraient s’emparer de lui et le maîtriser, affirma péremptoirement Pierre...

— Alors, qu’est-ce qui se passe ?

— Malheureusement, je ne le sais pas plus que vous.

— Ne s’est-il pas égaré tout simplement ?

— Égaré, lui, dans une maison, un appartement !... Ah ! mon pauvre ami !... Là où ni arpenteur, ni ingénieur, ni géomètre ne reconnaît son chemin après l’avoir jalonné dix fois, Goliath n’hésiterait pas une minute ; ce gaillard-là ne perd jamais le Nord ; il doit être enfermé. Mais comment, si Goliath est entré chez un homme, cet homme, quel qu’il soit, a-t-il pu l’enfermer ? C’est pour moi inexplicable. Jamais Goliath ne l’aurait laissé sortir de la pièce où ils se trouvaient ensemble, jamais !... Il faut attendre avec patience et le secourir s’il est blessé ; mais, en ce cas, il appellerait, à moins qu’il n’ait bu. Alors...

— Ne pensez-vous pas ?...

— Chut ! interrompit avec un geste d’autorité Pierre, dont le dos était appuyé contre la porte.

Tout bas il ajouta :

« La porte fléchit comme si on la tirait du dedans pour l’ouvrir. »

— Quelle idée ! Si on voulait sortir, on aurait demandé le cordon, nous aurions entendu. Qui serait assez bête pour essayer de tirer de l’intérieur une porte en chêne que deux hommes ne pourraient remuer ?

Mentor émit son avis :

— La police a toujours l’œil sur moi ! Possible que quelque mouchard soit là à épier ; s’il m’a reconnu, depuis que ce proprio de Richardière...

— Chut donc !

Pierre colla son oreille contre la porte, retenant sa respiration pour mieux entendre.

— Oui, c’est lui ! Il a reconnu ma voix. Attendez...

Et doucement il siffla.

Le son était si faible, qu’à dix pas l’oreille la plus exercée n’eût pu le percevoir.

Deux secondes plus tard, un bruit semblable répondait.

— C’est lui !... oui, maintenant j’en suis sûr.

— Si nous sonnions ?...

Dans la rue, des pas résonnèrent. La discussion cessa ; les sergents de ville passaient lentement, scrutant les profondeurs de l’obscurité. Ils questionnèrent :

— Qu’est-ce que vous faites là, vous autres ?

— Nous autres ? On est venu avertir...

Et Mentor s’arrêta, cherchant la suite de sa réponse.

— Avertir... avertir de quoi ?...

Le filon était découvert. Il reprit, désormais sans embarras, et les paroles coulèrent sans effort :

« Avertir de quoi, vous dites !... Oh ! oh ! c’est que vous ne savez pas !... C’est pas ici, messieurs, c’est rue de la Victoire qu’il y a du chambard et qu’on se cogne... il y a des cambrioleurs plein la maison !...

— Des cambrioleurs ?

— Et rue de Châteaudun, donc !...

— C’est toute une bande... la bande des habits noirs.

— Il y a un marquis assassiné ou enlevé, à ce qu’on dit, ajouta facétieusement Mentor, je vais vous conduire, si vous voulez ?

Les agents s’éloignèrent.

Dès qu’ils eurent tourné le coin de la rue de la Victoire, Anaclet sonna au 27 bis, mais la porte resta close.

La femme du concierge, terrifiée par ces allées et venues insolites, ce tapage nocturne, ne savait à quoi se résoudre.

Anaclet eut alors une inspiration de génie :

— Jouons le tout pour le tout.

Il sonna de nouveau, mais plus fort, et, feignant de donner la réplique aux agents comme s’ils eussent été encore là, il cria avec autorité :

« Ouvrez donc, là, au 27 bis ! Soyez tranquilles, on va ouvrir, messieurs les agents... les cambrioleurs sont toujours là… la concierge ne sait pas que c’est vous. »

La concierge fut rassurée par la présence des gardiens de la paix.

Et il sonna encore.

La ruse réussit. Le cordon joua, la porte s’ouvrit, Goliath sortit avec son sac, toujours de fort bonne humeur.

— Nom de nom ! il n’était que temps !... V’là encore des flics qui s’amènent là-bas. Séparons-nous, dit Anaclet. Je reste avec Mentor afin de simuler une rixe au besoin pour les amuser. Vous autres, allez doucement vers la voiture sans attirer l’attention.

Mentor ajouta cette recommandation :

« Pour traverser la rue de Châteaudun, cachez le sac surtout. Il n’y a rien qui excite la police, la nuit, comme les sacs. Ils sont curieux, les flics ! ils veulent voir ce qu’il y a dedans... »

On mit à Goliath son macfarlane et son fameux chapeau.

— Écoute bien, mon vieux, toi qui es dans le sac, c’est dans ton intérêt : nous tâchons de t’emmener sans que la police nous pince. Je vais te relever ton sac jusqu’à la ceinture pour que tu marches.

Les cordes étant coupées, l’aventurier, soutenu par Pierre et le typographe, put avancer. Il se laissa conduire sans protester ; le mot « police » avait sans doute produit cet effet magique.

Au surplus, la lutte avec Goliath l’avait moulu.

Contre Notre-Dame-de-Lorette, ce dernier s’élança dans la voiture qui attendait, et, soit fatigue, soit excès de champagne, goût subit de rêverie, il s’y allongea dans une pose pleine de langueur et refusa de faire place au sac.

Pierre insista vivement :

— Nôn-ôn-ôn, grogna-t-il, môi-ôi-ôi... Ssseû-eul.

Il eût été imprudent de le pousser à bout, surtout étant donné l’extrême désir de ne point éveiller l’attention. Il aurait crié.

— Soit ! va seul, mon ami, c’est moi qui le conduirai !...

Et Pierre fit signe de partir au cocher, qui trouvait indigne de conduire un vil animal.

— Châ-â-â-teau ! cria Goliath.

— Quelle pitié ! être aux ordres d’un singe !

Et, exaspéré de cette pensée, il enleva ses chevaux, qui partirent d’un trot vertigineux.

Un fiacre était en station dans la rue. Pierre et Anaclet y montèrent avec le marquis, dont la tête, d’après les ordres formels du docteur, resta entièrement recouverte.

Peut-être craignait-il qu’on ne lui abîmât malicieusement ce crâne merveilleux, si instructif, et propre à tenter une grande expérience.

Prado, à plusieurs reprises, questionna :

— Où me conduisez-vous ?

Aucune réponse ne lui fut fournie.

Pendant qu’il roulait vers Argenteuil, on fouillait son appartement, avec le désir le plus ardent de le découvrir, car le combat avait cessé par l’arrivée des agents, suivis naturellement des inspecteurs de la Sûreté.

— Vous avez violé mon domicile la nuit, en armes, s’écriaient les deux partis avec un acharnement incroyable.

— Mon pauvre locataire, le marquis d’Alamanjo, a été assassiné ! s’écriait le concierge, avec tant de désespoir qu’il en parut suspect.

— C’est-il drôle ! on avait assassiné justement un assassin qu’ils avaient ordre d’arrêter dès le petit jour ! Quelle bonne blague !... Les locataires et les concierges aussi qui ne savaient pas où ils étaient... dans quel appartement, ni dans quelle rue !... Allons donc ! Et on avait emporté le cadavre, là, comme ça, et le concierge ne l’avait pas vu emporter !... Ramassons tout ce monde-là, et au poste !

Ayant ainsi parlé, le brigadier procéda à une razzia générale.

(À suivre.)

[18 mai 1900]

XXXVIII

OÙ LA VERTU DE LA CHANOINESSE EST MISE EN PÉRIL

(suite.)

Et les hommes de garde furent stupéfaits en voyant déballer, des fiacres, des viveurs et des femmes en toilettes de soirée ; le vicomte surtout fit sensation avec son costume d’enfant de chœur.

Au petit jour, le commissaire, arrivé à son bureau, relâcha tout le monde, sauf le concierge, qui persistait à réclamer Alamanjo, et que, pour cette raison, on crut son complice.

M. Lecocq adressa de vifs reproches à ses inspecteurs, qui pourtant n’en pouvaient mais.

Ces dames rentrèrent en leur logis un peu penaudes ; la plus humiliée fut la chanoinesse, découverte évanouie sur le palier, dans les bras de M. Onésime, qui, plus galant que Goliath avec Dolorès, employait tous les moyens pour lui faire reprendre ses sens.

Le mage Ismaël, lui, ne s’en tira pas seulement avec la perte de sa barbe. Il fut reconnu pour un repris de justice dangereux à l’anthropométrie, et, bien qu’il eût rendu les cinquante louis destinés à la construction du Purificatoire, on vit là une nouvelle tentative d’escroquerie.

C’était un mauvais drôle, vivant aux dépens d’une vieille somnambule ; c’est lui qui avait soutiré à Emma les deux billets de mille francs ; c’est lui, enfin, qui avait trouvé quelque temps asile chez Clarendon.

C’est pour cela qu’au moment de monter, il voulut s’enfuir, craignant quelque rencontre fâcheuse avec le marquis, les prédictions lui paraissant prendre une inquiétante précision.

Les organisateurs regrettèrent cette tentative ; une fois de plus, le vicomte se sentit frôlé par le ridicule. Heureusement, l’affaire ne s’ébruita pas.

XXXIX

OÙ LE DOCTEUR CORNÉLIUS PROCÈDE ENFIN À UNE EXPÉRIENCE « IN ANIMA VILI »

La nuit encore est profonde, on n’entend dans l’obscurité de l’immense cirque aucun bruit précis dont on puisse déterminer la nature. Tout repose dans le sommeil, ou plutôt dans cet état particulier consécutif au traitement, cette somnolence inquiétante qui participe à la fois du sommeil, du rêve et de la mort.

Une respiration pesante, oppressée, douloureuse s’exhale de toutes parts, comme un concert de plaintes lointaines ; on dirait des âmes en souffrance qui palpitent et implorent.

Une forte odeur de fauve mêlée aux émanations éthériques imprègne, alourdit l’atmosphère, que fait onduler parfois un long battement ; ce sont les oiseaux de nuit qui fouettent l’air de leurs ailes, sans oser quitter leur perchoir.

Seules, les immenses chauves-souris sillonnent l’espace, voletant de leur vol pénible et inquiet et jetant de petits cris, qui semblent des gémissements plaintifs.

Goliath préposé à la garde de la ménagerie, fatigué de l’expédition dont il revient, somnole ; à côté de lui, il a posé une massue, comme s’il craignait quelque agression.

La porte s’ouvrit silencieusement ; Pierre, qui avait conduit le marquis par les couloirs, le poussa à l’intérieur en même temps qu’à voix basse il commanda :

— Si vous tenez à la vie, ne parlez pas et attendez.

La porte se referma et tout retomba dans le silence.

Pourtant le marquis perçut, par instant, un bruit bien inexplicable ; c’était comme un ricanement ; ses yeux s’étant accoutumés à l’obscurité, il crut entrevoir à terre une énorme masse noirâtre, informe ; de ce côté semblait venir le bruit.

Bientôt un long frisson parcourut les loges, une sorte de mouvement s’ébaucha, Brutus qui avait flairé la présence d’un étranger souffla.

Si résolu qu’il fût, l’aventurier sentit une sueur froide perler sur son visage... Il avait lutté contre les hommes et les éléments, il ne croyait point aux êtres surnaturels, ni aux prodiges, pourtant il ressentait une impression de terreur indéfinissable.

Où donc était-il ?...

Il se comprit absolument à la merci de ceux qui l’avaient capturé. Le péril dans lequel il se trouvait était d’un genre inconnu et effroyable, il n’avait aucun moyen de se prémunir... pas d’armes ; mais alors même qu’en eût-il fait ?

Ce n’était pas un ennemi, mais une multitude qu’il aurait à combattre ; de tous côtés, il se sentait menacé. Il demeura ainsi qu’on lui en avait donné l’ordre, attendant il ne savait qui... ni quoi !...

L’aube sembla tenter, à regret, de dissiper les ténèbres… Lentement une clarté blafarde filtra dans le cirque ; alors il lui sembla voir s’allumer des lueurs phosphorescentes, telles les prunelles des félins, dans l’obscurité, et il entrevit des formes imprécises qui avec des ondulations étranges se mouvaient en silence autour de lui et semblaient l’enserrer comme en un cercle.

Les habitants s’éveillaient, s’étiraient en longs et formidables bâillements. Brutus gronda doucement, tout bas d’abord comme un chat qui ronronne, puis les tigres, les jaguars l’imitèrent, les oiseaux esquissèrent des cris.

Goliath tâta sa massue et fit grincer ses crocs pour bien s’assurer qu’il était en état de défense.

Une voix discordante et ridicule perça le silence et proféra d’un ton impassible et idiot :

Un jour maître Corbeau sur un arbre...

Peu à peu, d’autres voix semblables, mais plus criardes et moins assurées, s’essayèrent à répéter en bafouillant :

Un jour maître…

Puis, de plus en plus, la vie se manifesta ; on remua ostensiblement.

Chacun avait retrouvé quelque peu son instinct, car depuis plusieurs jours, le docteur négligeait d’instiller en leur cervelle le philtre magique.

— Prendre cette peine. À quoi bon ? Ses expériences n’étaient-elles pas concluantes ?... n’était-il pas sûr de sa méthode ? Ne leur avait-il pas promis de les laisser revenir à leur état premier ?

Goliath, inquiet de l’allure inaccoutumée de ses pensionnaires, s’avança, dandinant sur ses jambes, pour examiner de plus près le visiteur. Une fois encore il ouvrit les mâchoires et les referma bruyamment, puis s’étant assis, bien en face de lui, et l’ayant longuement dévisagé, il fit entendre ce bruit bizarre, qu’à son arrivée il avait déjà ouï. C’était effectivement Goliath qui, pour montrer qu’il le reconnaissait, ricanait.

Les aras poussèrent quelques cris encore plus discordants. Les fauves accentuèrent leurs rugissements.

Une horloge tinta, lugubre et comme un glas, cinq heures.

Tous s’agitaient.

Le jour parut.

Ils trouvaient ce matin-là leur cornac lent à les servir ; ils s’approchaient, étirant leurs membres.

Pierre était en retard, et ils réclamaient.

Goliath proféra un terrible rugissement en faisant un moulinet avec sa massue et il cria :

« S-s-silen-en-en-ce ! »

Malgré son trouble, Alamanjo avait jusque-là fait bonne contenance. En entendant le monstre parler, il perdit le sang froid ; dans un mouvement d’épouvante irréfléchi, il s’élança vers la porte ; d’un seul bond Goliath l’avait rattrapé et sa main puissante s’appesantit sur l’épaule du fuyard qui tomba terrassé sous l’irrésistible pesée. Puis le monstre ouvrit la gueule, et son ennemi sentit une haleine fétide brûler son visage.

Tout à coup, une sorte de carillon tintinnabula. C’était une sonnerie argentine, gaie, éclatant à coups précipités, égrenant des timbres bizarres, des arpèges impossibles. Des cris joyeux s’échappèrent de toutes les loges.

Tous les animaux bondirent sur la piste, dans l’attente d’un événement.

La porte, cette fois, s’ouvrit à deux battants.

Un petit vieux apparut, fantasque et hilare.

Il était vêtu d’un costume de chambre trop court en flanelle orange, avec de gros boutons rouges ; sur sa tête un bonnet d’astrakan, de forme incongrue, que les gens de Hongrie appellent talpack ; il portait culotte courte, bas de soie noire et souliers à boucle d’argent ; ses yeux énormes ornés d’énormes lunettes à verres grossissants le faisaient ressembler à un hibou.

Ce personnage fantastique sous son bras tenait une viole.

(À suivre.)

[19 mai 1900]

XXXIX

OÙ LE DOCTEUR CORNÉLIUS PROCÈDE ENFIN À UNE EXPÉRIENCE « IN ANIMA VILI »

(suite.)

En apercevant la scène, il gourmanda d’un ton gracieux l’agresseur :

— Tu n’es pas gentil, tu sais, pas gentil du tout ! Lâche ce monsieur, Goliath... Je vous demande pardon de cette brutalité, monsieur, mais tout ce qui est dans le domaine de mon ami Goliath se courbe sous sa main de fer, il ne faut pas lui en vouloir. Il a cru sans doute que vous méconnaissiez son autorité, et il a le commandement un peu rude... Je vous en prie, remettez-vous, et prenez la peine de vous asseoir... Soyez sûr, mon cher monsieur, que personne ici ne vous veut de mal... certes ! au contraire, bien au contraire... Goliath ! des sièges !...

Le gorille s’étant éloigné pour exécuter l’ordre, l’aventurier put se relever ; le docteur expliqua :

« Il est très doux, mais il s’est mépris, il a dû croire que vous fuyiez... Lui auriez-vous fait ou dit quelque chose de déplaisant ? »

Assurant sa voix de son mieux, le marquis répondit :

— J’ignore, monsieur, pour quel motif on s’est permis d’attenter à ma liberté, et de me faire conduire ici... mais...

Le tumulte, un instant calmé, reprenait plus fort et Goliath éprouvait de la difficulté à maintenir à l’écart son peuple qui se rapprochait du marquis.

Cornélius interrompit son hôte :

— Je suis à vous dans un instant ! Pardon ! ne les contrarions pas !... ne changeons pas leurs habitudes... d’autant que je ne les ai pas pansés cette semaine, et ils reviennent à leur état de férocité naturelle. La nature guette toujours ; dès qu’elle n’est plus surveillée elle prend sa revanche sur la science et fait ses sottises accoutumées. Le fruit non soigné perd le bénéfice de la greffe savante, et devient insapide, la rose redevient églantine... C’est si ridicule, la nature !

Le docteur épaula son instrument. Une suave mélodie, doucement berceuse, rêveuse, comme un chant de tzigane, s’éleva.

Au tohu-bohu succéda l’apaisement, le calme et même le recueillement.

Orphée, selon la légende, attendrissait les fauves. Durant un quart d’heure, le docteur renouvela le miracle.

Silencieuses, les bêtes écoutaient ravies ; seuls parfois les perroquets essayaient, mais avec discrétion, en sourdine, de se mêler au concert, en tâchant de moduler dans le même ton. Goliath, oublieux de toute surveillance, versait des larmes d’attendrissement.

Cornélius déposa son violon.

— Cher monsieur, que dites-vous de cette czarda !... c’est presque une improvisation, une variation sur un motif de moi, intitulé : Pensée d’Amour. Mon maître, le divin Beethoven, dont j’ai d’ailleurs ici même le crâne, car je l’ai enlevé de son tombeau – crâne dont la conformation a beaucoup de concordance avec le mien – me reconnaissait pour la musique quelque aptitude... Malheureusement, à la suite de chagrins de cœur, j’ai dû abandonner l’Art pour la Science... Ah ! on est bête à vingt-cinq ans. Je parle d’un peu loin, vous le comprenez, n’est-ce pas ? On aime !... Mais pardon, vous disiez ?... Ah ! non ! j’y suis... m’y voilà : c’est moi qui disais...

Sur un geste d’invitation, Alamanjo s’assit sur la chaise, le docteur garda pour lui le fauteuil.

« Procédons par ordre, s’il vous plaît... Sans méthode, il est impossible d’arriver à quoi que ce soit de scientifiquement exact... Ce n’est pas correct, je le sais fort bien, d’offrir une chaise et de prendre un fauteuil, mais si vous vous asseyiez à ma place, vous auriez très probablement des difficultés avec mes pensionnaires... ils ont l’habitude de m’y voir et ils vous en voudraient de l’occuper. Néanmoins, le fauteuil est tout à votre disposition s’il vous agrée d’y asseoir votre personne, qui m’est sympathique à un point tel que je ne saurais l’exprimer.

— Merci, monsieur, mais j’attends toujours...

— Parfaitement. C’est fort juste. Ne perdons pas un temps précieux en des explications et politesses vaines. C’est bien à monsieur le marquis d’Alamanjo dit « Prado », dit « Luiska28 de Castillon » dit « Clarendon », etc., etc., que j’ai l’honneur de parler ?... Au surplus, si je pose la question, c’est simplement pour être correct ; car votre identité et votre nom, que diable voulez-vous que cela me fasse ?

— Je ne comprends pas...

— Je ne fais pas de magie, je ne dresse pas d’horoscope. Quelle corrélation peut-il y avoir entre les noms d’une personne et sa mentalité ? Eh bien, moi, je ne m’occupe que de ça. Donc, votre réponse m’est parfaitement indifférente, votre crâne me répond, lui ! Enfin, dites toujours votre nom.

— Je suis le marquis d’Alamanjo ; quant aux autres noms...

Le pétulant vieillard n’attendit pas l’explication :

— Mais oui, mais oui, parfaitement, très bien !... Vous paraissez préoccupé que l’on entende vos paroles, mais rassurez-vous, personne ne se permet d’entrer... et il n’y a ici que des animaux qui ne comprennent pas et qui, à plus forte raison, seraient incapables de répéter. Goliath seul comprend, mais... pas les idées abstraites. Vertu, honneur, patrie, religion, propriété, blancheur, coloration, sont pour lui des mots vides de sens... D’ailleurs, il ne parle presque pas… Quelques mots encore... Les s ne sortent de sa gorge qu’avec une difficulté inouïe... Quant aux r, radicalement impossible ! Ah ! il aurait besoin d’aller au Conservatoire apprendre la vibration... Peuh ! Toutes les cellules du haut sont presque paralysées... Si vous les voyiez avec mon appareil...

Le marquis esquissa un geste de protestation.

— Ah ! vous avez entendu des paroles ! Mais ce sont les perroquets, des farceurs qui se mêlent indiscrètement à notre conversation, mais ils ne comprennent pas même ce qu’ils disent, en dehors de quelques mots correspondant à des idées très simples et ridiculement plates et prosaïques : déjeuner, dîner, embrasser, gratter, etc., cela tient à ce que ce ne sont que des sauvages encore. J’ai bien instillé un peu de baume dans leurs méninges, mais je n’ai pas eu le temps de travailler sérieusement leur cervelle, j’ai détruit sans remplacer.

Goliath, seul ici, pense ce qu’il dit et le comprend, mais je vous en supplie, ne continuons pas sur ce sujet glissant, sans cela nous n’arriverons jamais...

Exaspéré, mais n’osant le manifester, l’aventurier fit signe qu’il était toujours aux écoutes.

L’autre reprit :

« Je vous ai fait conduire ici, car il n’y a pas d’erreur, c’est bien moi qui vous ai attiré en ma maison pour vous demander un grand service et pour vous en rendre un plus grand encore. »

— À moi ! riposta étonné le marquis.

— Oui, à vous. C’est au nom de la science, au nom de l’humanité que je parle et que je vous implore.

Quelques fauves, au son de cette voix inconnue, s’approchèrent de nouveau, profitant de ce que l’attention de Goliath était tout entière concentrée sur le visiteur.

Cornélius n’y prit pas garde, car il continua :

« Mais d’abord, quittez cet air défiant et rogue que vous avez en parlant, qui inquiète toutes ces pauvres bêtes qui vous croqueraient, croyant me défendre. Voyez leur préoccupation... personne ne va manger.

Goliath ! Fais-les rentrer, mon ami, fais-les manger, allons ! Tout le monde en cage. Allons ! Aux cages, aux cages ! »

— Ca-ages !... ca-a-ages..., vociféra Goliath...

Tous obéirent, mais le gorille, toujours inquiet de la présence du marquis, resta à quelques mètres de lui, gesticulant et grimaçant.

Le docteur le regardait avec attendrissement :

— Qu’il est gentil, dévoué, intelligent ! Figurez-vous que sa férocité persiste malgré l’éducation, bien qu’en apparence il soit doux, bon et serviable... Mais, cher monsieur, vous avez l’air tout gêné avec nous.

Voyons, vous me reconnaissez bien ? J’ai été votre témoin, c’est moi qui ai chargé les pistolets avec des balles que j’avais apportées... qui ont fondu en l’air. Je ne voulais pas qu’il arrivât d’accident à votre tête.

Quant à Goliath, c’est lui qui, cette nuit même, vous a cueilli au lit... Mais je lui avais recommandé de vous cueillir avec précaution, comme un fruit rare... car ce que vous avez là – le docteur montrait à Prado sa tête – c’est quelque chose de plus précieux que le diamant...

(À suivre.)

[20 mai 1900]

XXXIX

OÙ LE DOCTEUR CORNÉLIUS PROCÈDE ENFIN À UNE EXPÉRIENCE « IN ANIMA VILI »

(suite.)

L’aventurier esquissa un geste, mais l’autre reprit :

« S’il vous a fait mal, c’est que vous vous serez défendu. De là, quelque brutalité inévitable… »

Une fois encore, Prado tenta en vain de protester.

— Ah ! oui, je comprends, il vous a fait une mauvaise farce en faisant partir vos chevaux l’autre soir… Peuh ! ça n’a pas d’importance. Ah ! je comprends pourquoi maintenant vous n’êtes pas bien ensemble.

Le docteur continua avec bonhomie :

— Dame ! pour lui qui n’est pas initié à mes études, qui ne sait pas un mot de phrénologie, vous n’êtes qu’un misérable ! Évidemment, il n’a vu, ne connaît que deux actes de vous :

1° L’enlèvement par la force d’une femme qu’il a défendue si heureusement ;

2° L’assassinat de votre maîtresse, auquel il a assisté, perché sur le plus prochain marronnier.

— Permettez, monsieur.

Cornélius haussa les épaules.

— À quoi bon nier, puisqu’il vous a vu ? Mais voulez-vous que nous disions quelques mots de l’affaire qui nous réunit ? Vous semblez avoir froid ?

— Non, continuez, articula le marquis… le temps s’écoule.

— Ah ! vous êtes pressé ! Vous avez quelque affaire… à heure fixe ? Il faut y renoncer.

— Enfin, monsieur, vous m’amenez ici, et je suppose que c’est pour un motif grave et jusqu’ici je ne sais…

— C’est une affaire… Oh ! rien qu’une affaire simple… bien simple. Voici du papier timbré tout préparé. Je vous donne un million… deux, si vous voulez. Est-ce assez ? Hein !

Le marquis supposa que, puisqu’on l’achetait, c’est que peut-être il valait quelque chose, et cela lui rendit sa présence d’esprit.

— Dites-moi, monsieur, ce que vous exigez en échange… Sans doute mon départ pour l’étranger ?

Ce fut au tour de Cornélius de tressaillir :

— Ah ! fichtre ! mais non, tout au contraire.

— Alors, j’attendrai pour répondre que je connaisse les conditions.

Peu à peu, l’aplomb revenait à l’aventurier qui, rapprochant les circonstances dans lesquelles il avait vu Cornélius et la situation actuelle, crut avoir affaire à un fou et s’ingéniait à tirer le parti le plus avantageux possible de l’aventure.

— Tout ce que vous pouvez imaginer de plus doux, mon ami ; je vous donne deux millions pour me vendre, que dis-je, me vendre ? me prêter seulement un objet sans aucune valeur pour personne autre que moi, et essentiellement nuisible pour vous ; d’ailleurs, cet... objet ne sera plus à votre disposition dans peu de jours si vous ne profitez pas de l’occasion... de me le céder qui vous est offerte, grâce à l’excellente idée que j’ai eue de vous faire emporter de chez vous si brusquement.

— Ah ! vous supposez que l’on me prendra les lettres de la duchesse et vous m’en offrez deux millions ? J’accepterais, mais je les ai, après les avoir emportées de chez l’une des maîtresses de son amant, laissé détruire assez sottement d’ailleurs... elles sont brûlées.

— Quelle imagination folle vous avez, mon ami. Ce n’est pas ça, pas ça, pas du tout. Non. Que diable voulez-vous que cela me fasse, à moi, les lettres de la duchesse ou d’une autre ? Ah ! ah ! l’orgueil bourgeois est comique ! Vous croyez que parce qu’une duchesse et un assassin correspondent, il y a au monde quelque chose de changé, que la transformation humanitaire sera annulée ou retardée.

Folie ! Pour arriver à fabriquer un crâne comme ça, le mettre au point, la nature a travaillé cent millions d’années. Oui, mais la nature travaillait à l’aveuglette. Heureusement, il est venu un homme de génie ; il est venu le docteur Cornélius Hans Peters, de Prague, et il a trouvé la grande formule humanitaire, et il a construit son conformateur modèle.

Il s’arrêta, puis repartit brusquement :

« Je vous offre deux millions de votre tête. Oh ! je reconnais que son prix est inestimable pour moi ; à ce sujet, je vous demande la permission de la palper un peu, parce que l’acheteur a le droit de se rendre compte de la marchandise, n’est-ce pas ?

Cornélius, s’étant approché, examina avec soin et tâta la tête du marquis, saisi à la fois de stupéfaction et de joie.

— Merveilleux ! Bravo ! Parfaitement… La férocité, la ruse, le sens du carnage... C’est étonnant, c’est exactement la conformation crânienne de Goliath, moins la bonté, la naïveté, la fidélité, le désintéressement. Enfin, moins les qualités, mon ami. Et vous n’auriez assassiné que quatre ou cinq personnes... avec cette tête-là !

— Je ne sais ce que vous voulez dire.

— Oui, vous niez, c’est naturel. La ruse ! Oui...Oh ! quel développement doit avoir votre groupe 197 ! Oh ! oh ! je me fais une fête de l’étudier. Six assassinats seulement !... Ah ! je dis moi que c’est impossible tout bonnement.

— Mais...

— Ne vous défendez pas... je n’achète votre tête qu’à cause de cela ; autrement, l’intérêt disparaît. Six cadavres ! Modération étonnante. Eh bien ! si le jury était à même d’apprécier, de comprendre comme moi, il vous décernerait une marque spéciale d’estime pour votre caractère ; c’est surprenant, ce que vous avez dû combattre vos instincts pour tuer si peu de gens...

— Permettez...

— Oui, vous êtes plus méritant de n’avoir sur la conscience que cinq cadavres... mettons la demi-douzaine, parce que certainement vous devez faire erreur. Vous êtes plus méritant que tel sauveteur ou missionnaire qui a exposé vingt fois sa vie pour sauver ses semblables.

Ah ! ah ! mon ami, vous avez, selon toute apparence, une magnifique cervelle, votre substance grise est d’une vigueur... d’une élasticité, vous verrez dès que vous aurez passé par mon conformateur modèle. Vous verrez ce que j’en ferai.

Voyons, maintenant, je connais la marchandise. Eh bien ! je vais faire un sacrifice, parce que je ne veux pas abuser de votre état de gêne. Je vous donne à l’instant même, par cet acte préparé par mon notaire, toujours les deux millions... mais, en plus, ces valeurs au porteur, emprunt de la Ville de Paris 1871.

Cornélius avait tiré de son veston un gros portefeuille.

— Vous allez les mettre d’abord dans votre poche, et aussi ces quelques liasses de billets de mille... c’est en dehors de l’affaire... c’est de l’argent de poche. La Banque de France, c’est de l’argent, comme vous savez…

Et le docteur fourrait consciencieusement des liasses dans les habits du marquis, qui se laissait faire ; il les bourra tant qu’ils purent en contenir.

— Maintenant, sommes-nous d’accord ?... Oui, je pense. Voici ce que je vais faire : je prépare mon onguent ; c’est un émollient avec lequel je fais quelques frictions, afin de bien ramollir les os du crâne avant d’opérer. Il faut qu’il devienne tout à fait malléable, mais à peine pâteux ; je ne dis pas crémeux, en bouillie – non, pâteux, vous m’entendez bien ; alors, j’adapte sur votre tête mon conformateur modèle, puis j’introduis ma sonde sous-méningienne, par laquelle j’instillerai la liqueur dont je me sers, qui dilatera les cellules. Immédiatement, votre cervelle foisonne, augmente, votre tête, devenue malléable, gonfle et prend la forme apollonienne.

Plus tard, alors, avec les rayons X, j’examinerai chaque cellule en particulier, et si quelqu’une est en mauvais état, je la soigne et je la guéris. Cela ne fait pas mal ; voyez, ici tout le monde a sa petite sonde et cela va très bien, n’est-ce pas, Goliath ?

— Oû-oû-oûi !...

Je vous avouerai qu’ils sont un peu excités, justement parce qu’à cause de vous, j’ai négligé les pansements depuis quelques jours ; c’est pourquoi ces jaguars reniflent de notre côté.

(À suivre.)

[21 mai 1900]

XXXIX

OÙ LE DOCTEUR CORNÉLIUS PROCÈDE ENFIN À UNE EXPÉRIENCE « IN ANIMA VILI »

(suite.)

Vous aurez dix petites minutes de conformateur, vous séchez et tout est dit, dix minutes, pas plus ! Et, après, votre crâne sera d’une solidité double de celle actuelle, beaucoup, ah ! mais beaucoup plus consistant !...

Oh ! alors, la cervelle dégagée lancera librement les circonvolutions actuellement comprimées, atrophiées, et vous verrez, mon ami, dans quelques jours !...

Mais cette opération ne peut se recommencer, les os seront devenus trop durs. Il faut donc ne pas la rater. Oh ! il n’y a pas de difficultés, il ne faut que du soin et de la tranquillité. Vous acceptez ?

L’aventurier songeait au moyen de garder l’argent qu’il avait en poche.

— Et si je refusais ? dit-il en adoucissant par le ton le sens de sa phrase.

— Vous retarderiez la marche de l’humanité jusqu’à ce qu’il se trouve quelque autre homme de science – j’ai tort de dire de génie, fit modestement Cornélius, qui fasse de nouveau cette sublime découverte – qui sait ? de vingt siècles peut-être. Mais c’est votre droit, je n’admettrai jamais que, même pour sauver toute la population d’une planète, on violente la volonté humaine, si peu éclairée qu’elle soit.

Prado respira plus librement.

— Votre réponse me charme, monsieur, et je vous remercie. Alors, point de difficulté ; j’accepte en principe, mais je vous demanderai la permission de m’abstenir pour aujourd’hui. Demain, si vous le voulez bien, vous m’opérerez.

Le marquis se leva pour se retirer.

Cornélius fut visiblement froissé, et, en ricanant :

— Au revoir, mon ami ! Au revoir, à bientôt !...

— À demain !

— Oh ! non, non ! mais à bientôt, à bientôt tout de même ! Demain, on ne me laissera pas vous voir...

— Que voulez-vous dire ?

— Ce que je dis ?... Nous nous reverrons bientôt, la chose est certaine. Goliath, va faire atteler la voiture...

Il tardait à l’assassin de se sentir à l’air avec ses richesses.

— C’est inutile ! Je vous remercie, j’irai à pied.

— Il n’y a ni à refuser ni à remercier. Dans le but de régénérer l’humanité, moi, le savant docteur Cornélius !... car j’ose me qualifier ainsi... je m’étais permis d’arracher, par ruse, une tête au bourreau, de soustraire un citoyen à ses juges naturels pour une expérience solennelle, grandiose, humanitaire ; mais je n’accepte pas de me rendre le complice d’un assassin vulgaire, poltron, intéressé, égoïste, qui garde jalousement le secret de sa tête pour lui seul, qui refuse de se dévouer...

— Je ne comprends pas le sens...

— Mais moi je comprends, et cela suffit. Donc, je vais vous replacer exactement dans les circonstances où vous étiez à deux heures cette nuit.

— Hein !

— Parfaitement. D’ailleurs, rien n’est changé.

— Encore une fois, que voulez-vous dire ? J’étais chez moi.

— Ceci : les agents entourent votre maison, le chef de la Sûreté est prévenu, et, à l’heure légale, votre domicile sera envahi et vous serez arrêté. C’est Goliath qui vous a, par des moyens à lui, enlevé et arraché à ce cher M. Lecocq ; mais on va vous raccompagner à Paris et vous replacer chez vous, et les choses reprendront leur cours normal et régulier. Ce bon M. de Kimperdt-Durand29, qui ne vous aime guère depuis que vous l’avez lancé jadis sur la fausse piste Danglars et que vous l’avez fait attraper par la presse, ce bon M. de Kimperdt vous interrogera avec tout le soin possible.

— J’ignorais que vous fussiez de la police...

— Je n’en suis pas... Au contraire...

— Cependant...

— L’affaire n’est pas très compliquée : quelques mois pour l’instruction, rassembler les preuves et les témoins ; puis les assises, où vous brillerez... Vous serez le héros de Paris... pendant quinze jours. Puis, pourvoi en cassation ; puis, recours en grâce, visite de votre défenseur au président de la République ; puis, quelques jours encore, la Dame noire retiendra sa fenêtre, et j’aurai le chagrin de vous voir aussi guillotiner…

Le marquis frissonna.

— Ah ! parbleu ! à ce moment-là, je vous assure, si vos yeux rencontrent les miens dans la foule, comme jadis ils rencontrèrent ceux de votre cher Pranzino, ah ! mon ami ! je vous assure que vous regretterez votre entêtement d’aujourd’hui, et personne ne vous achètera plus ça...

Le docteur lui toucha la tête :

« Deux millions ! Des carabins ignorants l’auront pour rien, oh ! oui, pour rien ; et moi, le fruit de mes veilles sera perdu !... Enfin, la liberté humaine est chose sacrée !... »

Goliath reparut, et, après ses habituelles et pénibles contorsions de visage, il finit par émettre :

— Vôi-ôi-tû-û-û-e.

— Habille-toi, Goliath, habille-toi bien.

Le gorille donna des signes de joie et répéta :

— Bien-en-en !

Le docteur sourit.

— C’est ça, bien ! Goliath, tu vas, avec Pierre, raccompagner ce gentilhomme à Paris, en voiture. On le remettra dans son lit, tu entends ?... comme tu l’as pris, tu comprends ?...

Le gorille fit un signe affirmatif.

— Avec Pierre seul, qui est un homme fort exact pourtant, je ne serais pas tranquille, il causerait ; tandis qu’avec Goliath, il ne vous arrivera rien ; soyez sûr qu’il vous défendrait. Dans une heure, vous serez dans votre lit, mort ou vif, ça je ne sais, mais vous y serez. Après !... Allons, allez, mon ami ! mon pauvre ami !... fit le docteur désespéré. Adieu !...

Et il lui serra la main.

Le marquis, qui n’avait pas proféré un mot devant cette déclaration, se leva et marcha vers la porte :

— Ainsi, il n’est pas d’autre issue à la situation ?

— Hélas !...

Près de sortir, Prado s’arrêta :

— Après tout, puisque ça vous amuse, faites de moi ce qu’il vous plaira... La mort est inévitable, et vous tenez à ce que ce soit par vous… Eh bien ! soit... Goliath renvoie la voiture, renvoie-la.

Goliath, au lieu d’obéir, montra ses crocs.

— Va, Goliath... va... va... va donc...

Et la voix du docteur exprima un contentement si intense qu’il en suffoquait ; il ne parvenait pas rester en place, sautillait autour du marquis, tant il était joyeux :

— Ah ! vous partagerez ma gloire !... vous serez le premier homme du monde !... vous êtes l’Adam de l’humanité nouvelle, dont moi je n’aurai été que le précurseur !... Oui le premier... vous serez l’homme intégral, l’homme-type à cervelle pondérée, et non muni d’un de ces vieux appareils ridicules, surannés, mal conformés, avec des bosses, des creux, des difformités qui développent outre mesure une faculté aux dépens de toutes les autres et dont la foule idiote s’émerveille :

« Oh ! que cet orateur parle bien !... Oh, comme ce mathématicien calcule bien ! Oh ! comme celui-ci a de la mémoire !... » dit-on sottement.

Idiots ! idiots ! triples idiots !... C’est comme si vous admiriez un bossu parce qu’il se baisse facilement, un géant parce qu’il est grand, un nain parce qu’il est petit !...

Est-ce que toutes ces facultés ne sont pas acquises au détriment de la faculté contraire, au détriment de l’ensemble, de l’harmonie générale ? Est-ce que l’orateur, le mathématicien, le phénomène de mémoire, pense, juge, compare, agit mieux qu’un autre en la somme de tous ses actes ?... – Non, n’est-ce pas ? Eh bien alors ?...

Le docteur s’arrêta, étouffé par l’émotion, ne trouvant plus les paroles nécessaires pour magnifier dignement la révolution scientifique qui allait s’accomplir, l’heureuse et définitive transformation qu’il allait opérer dans la mentalité du marquis, et de la race humaine...

« Goliath, que personne n’entre !... tu entends... garde la porte... »

Recommandation parfaitement superflue, car certes personne n’entrait jamais... oh, non ! et Pierre dormait encore, fatigué de son expédition.

Goliath, en sa qualité de simple aspirant à l’humanité, ne fit probablement pas cette réflexion si simple. Il alla prendre sa lourde massue et dans la pose de l’Hercule antique, il se campa devant la porte.

— Mais donne-moi ma boîte d’abord… Comment ! tu n’y as pas pensé ?... Vous, marquis, étendez-vous sur la table, vous laisserez aller votre tête sans raideur, avec confiance et abandon...

Le marquis depuis longtemps n’écoutait plus, il avait tracé quelques lignes. À cet appel, il plia en deux le papier sur lequel il avait écrit.

— Quand vous aurez le temps, vous lirez ceci... c’est probablement ma dernière pensée.

— Pas du tout, mon ami, c’est votre dernière pensée d’homme nature, sauvage à cervelle difforme, mais…

(À suivre.)

[22 mai 1900]

XXXIX

OÙ LE DOCTEUR CORNÉLIUS PROCÈDE ENFIN À UNE EXPÉRIENCE « IN ANIMA VILI »

(suite.)

— Assez de théorie, je vous en prie ! puisque vous avez votre sujet d’expérience. Je l’ai signé de mon nom que personne encore ne connaît… de mon véritable nom et j’y déclare ceci : C’est qu’après avoir interrogé ma conscience, je ne trouve dans ma vie aucun acte à blâmer... J’ai escroqué, menti, volé, tué, assassiné, en effet, beaucoup plus souvent encore qu’on ne m’en accuse, pour me procurer l’argent nécessaire à ma subsistance. Plus jeune, avant mes crimes, je n’avais pas d’argent, on m’arrêtait comme vagabond, on me méprisait et je souffrais la faim et la soif. Avec de l’argent, on m’a toujours respecté. Si j’avais à recommencer dans les mêmes conditions, j’agirais de même... parce que c’est la lutte pour la vie, la condition du succès.

Tous ceux que j’ai connus et qui ont lutté à armes honnêtes, selon mon premier système, ont succombé misérablement, méprisés de tous, après mille souffrances physiques et morales.

On se rit de celui qui n’accomplit pas certains actes, s’il en doit résulter pour lui profit sérieux. On nie son désintéressement, sa vertu.

Personne ne croira que vous soyez capable de crocheter un coffre-fort dans lequel se trouve une fortune, si vous ne l’avez pas fait l’ayant eu sous la main. On ne dira pas : « Il a été vertueux », mais : « Il ne savait pas, il ne pouvait pas... ou il a eu peur. »

Si ce document est utile à vos études, je vous le livre.

Le docteur, après avoir plié en deux le papier, le repoussa au bout de la table, sans l’examiner.

— Bravo ! mon ami, vous ne pouvez pas comprendre la joie que cette déclaration me cause… Quel triomphe ce sera pour vous et moi de vous voir raisonner tout autrement. Maintenant, appuyez votre tête à gauche et laissez-moi assurer votre immobilité avec cette courroie.

Goliath avait apporté une énorme boîte qu’un homme n’eût pu remuer, remplie d’innombrables bouteilles et fioles de toutes couleurs et de toutes formes, pots, récipients, et sur laquelle le fameux conformateur modèle.

Le docteur posa devant lui sa montre :

— C’est cela, vous êtes bien ainsi. Commençons.

Et, après avoir palpé le crâne du marquis, il l’oignit d’un onguent tout en parlant :

— Énorme bosse ! qui permet aux cellules, siège de la ruse, de prendre un développement tout à fait insolite... très curieux ! tandis que ce renfoncement entrave tout développement du groupe symétrique. Manque de pondération complet !... Et ici compression... adhérence… une sorte de bouillie probablement... Aucune élasticité. Lobes, circonvolutions, replis, rien n’est à sa place... Voyons un peu avec les rayons X.

Il fit jaillir un jet de lumière et renouvela l’opération faite quelques jours auparavant sur l’enfant.

« C’est singulier !... Si j’avais le temps... l’instrument nécessaire… je comparerais les deux crânes... et je trouverais une nouvelle loi... Oui, la loi de l’hérédité...

L’aventurier s’agitait.

— Vous devez ressentir une légère impression de fraîcheur ?

— Oui, mais...

— Oh ! mon ami, moi je parle, mais vous, ne parlez que pour les choses indispensables... Dès que vous mettez en mouvement vos nerfs moteurs, il y a effort, le cerveau travaille. Eh bien ! il ne le faut pas... Le travail se manifeste par une vibration dans les cellules... Oh ! c’est en apparence très peu de chose ! J’ai calculé que la contraction n’équivalait pas à la millième partie d’un millimètre... Mais n’importe, cela peut déranger l’équilibre d’un instrument aussi délicat que les organes de la volition et de la pensée.

Un atome empêche la vision de fonctionner... et l’œil est un organe grossier, une cornée très dure !... Tandis que la substance grise !... Ne parlez pas...

Il continua à frotter, oindre et imbiber les différentes parties du crâne du patient, en puisant successivement et alternativement dans les divers récipients.

Parfois, il marmottait :

— Une fois réduite, la ruse va se réfléchir sur la férocité, mais l’aptitude de la coloration va se développer, le sujet percevra des nuances incroyables, qui sait ? il verra peut-être vingt-cinq espèces de bleu !.. Car c’est le bleu surtout.

Le docteur regardait attentivement les aiguilles de la montre.

— Encore cinq minutes et le ramollissement sera à point !...

Les traits du marquis se distendaient ; au lieu du ricanement amer qui d’ordinaire plissait sa bouche audacieuse et impudente, sa chair pendait, molle, flasque, sa physionomie s’altérait, prenait un air de tranquillité, tirant un peu sur l’idiotie.

— Bien ! Très bien ! La transformation s’accomplit régulièrement, gonflement des cellules, dilatation générale, affaiblissement des effets réflexes, absence de la mémoire ; période de l’aphasie... Encore une minute et cette cervelle sera parfaitement préparée : Le sens de la ruse aura disparu, les cellules se dilateront, la matière grise foisonnera, fera gonfler la boîte osseuse qui se modèlera sur le conformateur et prendra la forme apollonienne, la seule qui puisse donner le parfait équilibre cérébral.

Cet homme de mal sera devenu un homme de bien, admirablement pondéré, une manière de Dieu, et malgré ses crimes passés, qui donc oserait le condamner, ou même le blâmer ?

L’aventurier poussa un long soupir, la respiration ne s’effectuait plus qu’avec une difficulté inquiétante :

— Diable ! Un spasme !

Cornélius l’examina :

« Quelle idée ! Parbleu ! Lui aussi on dirait qu’il s’entend avec mes ennemis !... Oui, oui ! qu’il fait ce qu’il peut pour que l’opération rate... L’imbécile, il s’est serré, serré à étouffer tout simplement !... Le manque d’air ! Dans ce pays, c’est ainsi toujours !... »

Après avoir écarté les vêtements du marquis, le docteur saisit vivement des ciseaux, éventra la chemise, et en rejeta les morceaux des deux côtés ; le torse énorme, athlétique, nu, musclé, apparut balafré de maintes cicatrices.

« Quel gaillard ! exclama avec admiration Cornélius, quels pectoraux ! quel !... »

Tout à coup, il s’arrêta, stupéfait, il venait d’apercevoir une de ces taches, nommées vulgairement envies, qui formait à gauche un énorme tatouage rouge sang de bœuf.

— Singulière forme, on dirait une fleur ?.. Oui, un lys... un lys !...

Frappé par une souvenance lointaine, il répéta : « Un lys !... Un lys !... Oui !... Miarka avait un lys aussi sur la poitrine, un lys bleu, oui, bleu ! Lorsqu’après m’avoir abandonné, elle m’écrivit pour m’annoncer qu’un fils lui était né de mes œuvres, elle me dit que lui aussi avait un lys sur la poitrine, mais que ce lys était couleur de sang, parce que je l’avais maudite !...

Serait-il possible !...

En une seconde, le docteur réfléchit peut-être autant qu’en toute sa vie pour découvrir et formuler la grande méthode de régénération humaine.

« Si cela était !... Si cet homme ?... »

Il bondit à l’autre bout de la table, saisit le papier, le déplia et lut la signature : Mon véritable nom est HADJ, fils de Miarka, la gitane de la tribu de FERCKOZ...

« Ah ! si cette femme avait dit vrai... Cet assassin ?... »

Et des larmes inondèrent le visage du savant, troublant sa vue :

« C’est mon fils !... »

Et ses yeux hagards ayant regardé les aiguilles de la montre, il s’aperçut que le temps était écoulé.

Les os se desséchaient déjà.

Il saisit le conformateur ; pour le placer il délia les cuirs qui fixaient la tête sur la planche. Elle retomba, inerte, livide, morte, le col d’athlète du patient n’avait plus la force de la supporter.

Alors, voulant remboîter dans le conformateur, ses mains tremblèrent...

« Qu’est-ce donc ? s’écria-t-il effrayé de cette déchéance physique. Est-ce que moi aussi !... »

Vivement il saisit la tête du patient et l’introduisit dans son instrument, mais quelles que fussent les précautions prises, les os sans doute s’étaient déjà solidifiés, l’heure étant trop avancée ; peut-être ses mains tremblantes n’avaient-elles plus la souplesse nécessaire. Lorsqu’il voulut refermer le conformateur, il éprouva une résistance inattendue... Il exerça une pression et un léger craquement se fit entendre...

— Malédiction !... Trop tard !...

Déjà les os sont devenus trop durs...

Ainsi il restera, après tant de travaux, semblable à ce qu’il était. Allons, vieux Cornélius, vieille bête ! travaille, régénère l’humanité en théorie, imbécile ! Et, vienne l’heure de l’opération, tes yeux pleurent, ta main tremble, parce qu’une tzigane t’a quitté quarante ans auparavant !... Sous prétexte qu’un assassin pourrait bien être ton fils...

Allons, vieux fou ! laisse tes études, va-t’en au diable, puisque tu ne crois pas au Ciel…

Tout est fini pour toi.

La tête plongée dans ses mains, il réfléchit longtemps...

Le marquis revenait lentement à la vie la respiration redevenait régulière, sa physionomie peu à peu reprit son air accoutumé ; il esquissa quelques mouvements, puis insensiblement la présence d’esprit et le souvenir reparurent ; il se rendit compte de ce qui s’était passé.

Le docteur restait toujours silencieux.

Goliath n’avait pas bougé, épiant curieusement les résultats de l’opération, qu’il avait vu si souvent commencer, mais jamais pousser jusqu’à l’emploi du conformateur.

Le marquis fit quelques expériences sur ses sens. Il voyait, entendait, il sentait ; il toucha, et son tact était toujours le même. Il fit mentalement des additions et des soustractions, et sa cervelle lui parut telle qu’elle était à l’ordinaire.

Somme toute, il ne constata aucun changement appréciable dans son état mental.

Alors, il tenta de se lever ; mais, Goliath ayant grogné, il se décida à interpeller directement Cornélius.

— Monsieur, veuillez me dire, je vous prie, si l’opération est terminée ?

Le docteur ne répondit pas.

— Puis-je enfin me lever ?

— Levez-vous, fit le docteur, sans changer de position ni le regarder.

L’aventurier s’aperçut que ses membres jouaient sans difficulté ; les articulations avaient conservé toute leur souplesse.

Alors, se trouvant définitivement revenu à la vie, il pensa qu’il serait malséant de négliger plus longtemps ses intérêts matériels.

Après avoir palpé ses poches, s’être rendu compte qu’elles étaient encore pleines de billets bleus, il avisa qu’il serait convenable de reparler des deux millions et de prendre son essor.

— Monsieur, laissez-moi vous témoigner toute ma reconnaissance pour votre bienveillance et vous remercier des deux millions dont vous avez bien voulu me faire donation. Croyez bien que...

Il s’arrêta, sentant qu’il s’embrouillait dans sa phrase et que le docteur n’écoutait pas ; mais celui-ci se leva subitement.

— Goliath, prends cet homme !...

Le gorille étendit son bras formidable et souleva de terre le marquis, comme il eût fait d’un enfant.

— Jette-le à la porte ! cria le docteur.

— Oû-oû-oûi... pô-ô-ôte, rugit Goliath, le lançant dans le couloir, où il roula.

Puis il répéta encore :

— Pô-ô-ôte... pô-ô-ôte... Ah ! ah !

Et ce fut tout.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(À suivre.)

[23 mai 1900]

ÉPILOGUE

Quelques-uns ont cru trouver en ce récit un mémoire, un plaidoyer, des critiques ; – certains ont interviewé les juges qui conduisirent autrefois des affaires criminelles demeurées dans la mémoire de tous.

« Les témoignages étaient précis, disent les magistrats, la culpabilité incontestable, le doute impossible ; l’imagination d’un romancier et la crédulité du lecteur seuls sont coupables. Notre conscience repose. »

— Soit. Nous n’avons soutenu nulle opinion, émis aucun doute, déduit aucune conclusion. Nous avons publié un manuscrit, un roman qui nous a paru intéressant. S’il s’enchaîne, se lie si étroitement à des scandales connus et incontestables, qu’il naît à l’esprit certaines préoccupations, qui pourrait se plaindre ?

Cela démontre simplement qu’il y a chance sérieuse pour que l’imagination n’ait pas opéré seule et que le roman soit intéressant.

Sauf deux criminels célèbres, exécutés depuis dix ans – dont il eût été puéril de chercher à dissimuler la personnalité – tout a été dénaturé. Nous avons changé les lieux, maquillé les personnages.

Nous ne pouvions cependant pas faire que la fille de la correspondante de l’un de ces scélérats n’ait pas souffert de la faute, ou, si l’on veut atténuer, de l’imprudence de sa mère, et présenter son malheur immérité et trop réel, hélas ! comme imaginaire.

Ceci dit, terminons en ces quelques lignes le récit qu’elle nous a fourni et prié de publier.

Demain nous donnerons la consultation sur les points qu’elle a elle-même précisés au début.

Nous inspirant de l’opinion que nous aura manifestée la majorité de nos aimables correspondantes, dont les lettres sont déjà classées, nous confectionnerons le dénouement nous-mêmes. Ce sera notre œuvre personnelle, avec beaucoup de collaboratrices, il est vrai. Nous sommes donc obligé de reconnaître que ce dernier chapitre-là n’est pas arrivé... encore… Oui, celui-là est simple invention, mais espérons qu’il n’en sera pas toujours ainsi et que Mlle de Montfort-Chalosse déférera à notre vœu, qui n’est que la conséquence logique de ce qui vient d’être conté en détail.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Emma n’a jamais su le sort de son enfant ; la duchesse, pour la tranquilliser, lui a affirmé qu’il était mort-né.

Elle a accepté cette nouvelle épreuve avec résignation.

Un enfant d’un tel père !

Comment, d’ailleurs, l’aurait-elle élevé ?

Qui en aurait pris soin avec une mère folle ou à peu près ?

À quoi bon narrer en détail cette lamentable agonie, qui se continua dans la maison louée par Modeste ?

Ce drame de la misère est le même partout, à Paris et dans la banlieue. Les amis s’éloignent pour ne pas avoir à intervenir, les âmes fières fuient, de leur côté, tout rapprochement, pour ne pas inspirer pitié, et les relations cessent... Et c’est fini.

Modeste retarda la chute, mais elle ne put l’enrayer, même avec l’aide d’Anaclet, qui souvent intervint, tant que le docteur demeura à Paris.

La pauvre Emma, dont l’éducation fut si brillante, a essayé pendant longtemps de donner des leçons à Meudon, mais sans y réussir ; elle s’est trouvée forcée de vendre, pièce à pièce, tous les meubles sauvés par Modeste, et de passer souvent des journées sans manger ; le propriétaire, un jour, a saisi et fait vendre le mobilier, sous prétexte qu’il était devenu insuffisant pour garantir deux termes de loyer qui lui étaient dus.

Le produit de la vente s’est élevé au total de quinze cents francs. Il est difficile d’évaluer exactement à quelle somme il eût dû atteindre.

Un seul tableau a été acheté depuis cent mille francs.

C’était un Rembrandt.

Malheureusement, son authenticité n’a été reconnue que longtemps après la vente sur saisie, dans laquelle il avait été adjugé pour cent vingt-six francs. Les journaux ont conté cette affaire en son temps.

Les experts ne se sont trouvés d’accord que lorsqu’il fut aux mains de l’un d’eux, qui l’avait acheté par hasard. – Quelle chance !

En résumé, les frais ont absorbé mille cinq cent vingt-cinq francs, de telle sorte que le propriétaire, loin d’avoir été désintéressé, se trouva redevoir vingt-cinq francs à Verminot qui avait si habilement opéré.

Après son expulsion, se trouvant dans la rue, sans domicile, Emma est partie comme dame de compagnie auprès d’une comtesse russe.

Grâce à son avocat, la duchesse a été reçue dans un couvent, où sa pension est payée par sa fille qui ne garde pour elle que le strict nécessaire.

La carrière de Verminot a été un instant troublée d’une façon tragique. M. Tridoux, dont il a perdu tout l’argent à la Bourse, a déposé contre lui une plainte, mais sans aucun résultat pratique.

Le juge d’instruction n’a pas poursuivi.

Et, retour certes imprévu, M. Tridoux a été assigné en police correctionnelle par l’agent d’affaires comme dénonciateur calomnieux ; ce sur quoi le malheureux s’est brûlé la cervelle dans l’étude de Verminot.

Vraiment, c’est à dégoûter de s’occuper des affaires du prochain.

Après un procès fort complexe, qui s’agita simultanément en France, au Brésil et en Espagne, devant dix-sept juridictions différentes, dont huit se déclarèrent compétentes et statuèrent chacune à leur manière, le baron a épousé la señora Dolorès et se livre, grâce à la dot de sa femme, à l’élevage en province, où il préside les comices agricoles.

Anaclet a fini par épouser Modeste : ils sont très heureux et ont beaucoup d’enfants ; il est maintenant associé dans une grande imprimerie et trouve toujours que tout va pour le mieux.

Il a gardé, vis-à-vis du journaliste, le secret le plus absolu, de sorte que jamais Danglars n’a pu savoir où Mme de Montfort habitait ni ce qu’était devenue sa fille.

Après avoir reporté, pendant la guerre sino-japonaise, il a rempli une longue mission, puis est revenu à Paris, sans être parvenu à oublier. Il vit avec sa mère.

Il a repris sa place au journal le New-York Messenger, où il rend les plus grands services. La condamnation d’Alamanjo a d’ailleurs démontré la parfaite justesse de ses pronostics.

Le docteur Cornélius depuis longtemps a disparu ; ses pensionnaires ont été, pour la plupart, offerts au Jardin d’Acclimatation, sauf les fauves, qu’il a tenu à remmener dans leur pays d’origine pour les rendre à la liberté.

Goliath, seul, est demeuré avec lui.

Tous deux sont allés vivre à Bornéo et au pays de Java pour renouer des relations avec les gorilles. Le docteur a des phonographes et tout ce qu’il faut pour bien noter leur langage, étudier leurs mœurs et leur conformité crânienne ; car, s’il parvenait à convaincre une de leurs tribus, peut-être pourrait-il mettre en œuvre sa grande méthode, et, d’un coup, fonder, à côté et au-dessus de l’homme, une race d’êtres supérieurs en intelligence, force et courage.

Qu’importe la beauté ? C’est chose bien relative !

Pourquoi pas ?

Du reste, il enverra sa communication à l’Académie par l’intermédiaire de Danglars ; la presse sera donc informée.

Il a laissé l’enfant qu’il a recueilli à la garde du concierge du château, désormais inhabité, comme l’hôtel de la rue Galilée.

Contrairement aux probabilités, ce petit garçon se porte fort bien et fait montre d’excellentes qualités.

Cornélius l’a-t-il ou non opéré ? On ne le saura peut-être jamais.

Alamanjo, redevenu libre, se sentant en poche quelque fortune, recommença ses exploits. Cette fois, il reprit le nom de Prado.

Avait-il réellement perdu le sens de la ruse après l’opération incomplète qu’il avait subie ? Était-il, au contraire, resté tel que la nature l’avait formé ? La controverse pourrait être soutenue, mais il est cependant incontestable qu’il commit de nouveaux crimes, et ce avec moins d’habileté et de prudence qu’autrefois. Il en manqua au point de tirer des coups de revolver sur les agents qui le poursuivaient dans les Champs-Élysées, après qu’il eut volé le coffret contenant les émeraudes de l’Espagnol Morenzo.

Folie stupide ! Où pouvait-il fuir ?...

Il fut arrêté.

Puis toutes ses femmes parlèrent dans la prison.

Son cynisme à l’audience dépassa celui des criminels les plus endurcis, et il fut condamné à mort, sans que la lumière ait jamais été faite quant à sa participation au meurtre de Mlle de Montille et même quant à sa propre personnalité.

Point n’en fut besoin. Ne méritait-il pas plusieurs fois le châtiment ?

Pour voir l’exécution, une fenêtre encore fut gardée. Une dame seule, en vêtement de deuil, l’occupa.

Ketty, après quelques mariages encore ratés, s’est jetée résolument dans la galanterie, où elle a eu des succès retentissants. Mais après un scandale, elle s’est trouvée menacée de châtiments. S’étant réclamée de sa qualité d’Américaine, elle a été expulsée de France et vogue vers l’étranger.

Quant à Mme Simpson qui, elle, est bien Française, elle tient une table d’hôte dans le quartier de la Madeleine, où il va de vieux et de jeunes messieurs et de vieilles et de jeunes dames.

Il paraît qu’on s’y amuse beaucoup, mais il faut montrer patte blanche avant d’y être reçu.

Souvent, après dîner, on y joue à la roulette.

Elle y perd toujours, toujours, malgré ses systèmes ; mais comme c’est Verminot qui commandite la banque, il lui rend ordinairement, après la fermeture, les jetons qu’elle a perdus.

Tout le monde y trouve son compte et l’on recommence.

(La fin à demain.)

[24 mai 1900]

ÉPILOGUE

(suite.)

Voici le résultat du dépouillement de nos correspondances :

La question de la lettre anonyme est celle qui soulève la plus vive controverse. Car, quant aux autres, elles sont résolues par des majorités imposantes.

Et, chose inattendue, ce sont les femmes qui – si notre classement d’écritures est exact – se prononcent avec le plus d’énergie contre l’emploi de la lettre anonyme.

Quoi qu’il en soit, l’ensemble du vote donne l’égalité. À peu près autant de correspondantes admettent et rejettent l’anonymat.

Voici la thèse prêtée à Emma :

« J’ai fait tous les efforts possibles pour punir ; des lettres anonymes ont été envoyées au cours de l’instruction, elles l’ont été par moi et je ne puis m’expliquer comment il se peut que des esprits sains proclament, sans connaître les circonstances dans lesquelles il est né, les mobiles qui l’ont dicté, qu’un acte quelconque est une lâcheté !

» N’est-il pas du devoir de tous de renseigner la justice ? Et, quand pour remplir ce devoir, il est nuisible ou périlleux de se faire connaître, que l’incognito d’ailleurs ne gêne en rien l’Action publique, de quel droit décider a priori que l’incognito est une lâcheté ?

» Je révèle un fait utile à connaître, j’indique une piste, et je serais forcée de me compromettre !

» Ce serait stupide ! »

Résumons les opinions :

La lettre anonyme implique en général la lâcheté de celui qui écrit et la révélation indiscrète d’un secret surpris, choses absolument contraires à notre tempérament national ; mais, dans le cas particulier d’Emma et employée exceptionnellement vis-à-vis de l’assassin qui l’a violentée, pour éclairer la justice, les règles ordinaires semblent inapplicables.

Le serment fait à son père expirant ne saurait l’empêcher d’épouser Danglars. D’autant qu’en bonne conscience, ce qu’elle a juré, c’est de ne point épouser « le voleur ». Mais il est hors de doute que le journaliste n’est point le voleur ; le texte même des paroles répugne à cette interprétation autant que l’esprit qui les avait dictées, car celui que le duc ne voulait pas qu’elle épousât, c’était le voleur et non René Danglars.

Elle doit lui révéler auparavant sa situation. Elle fut la victime d’un viol, puisqu’évanouie, après une tentative de suicide, elle ne pouvait résister ; mais ne pas le faire connaître serait manquer de loyauté.

Elle est restée parfaitement digne de l’amour de Danglars, qui se trouvera heureux de lui donner son nom, d’unir sa vie à la sienne.

S’il leur plaît de reparaître dans le monde, personne, certainement, ne fera même allusion à ces souvenirs funestes, et elle ne rencontrera partout qu’une bienveillante sympathie, d’autant qu’elle est absolument irréprochable. Elle se trouve victime d’un accident purement physique, moralement irresponsable, comme si, dans une catastrophe, on lui avait brisé un membre.

Quant au docteur, ses excentricités et sa bonne humeur lui ont à tel point conquis les sympathies, que tout le monde souhaite qu’aucune entrave ne soit apportée à ses expériences. On souhaiterait, au contraire, qu’un laboratoire lui fût octroyé, et au besoin le droit de soigner les crânes des condamnés à mort.

Donc, nous estimons que le dernier chapitre devrait, pour donner satisfaction au lecteur, être à peu près celui-ci. Espérons que le docteur Cornélius y souscrira, car son intervention peut singulièrement faciliter les choses ; outre son autorité morale, qui est grande, il possède les moyens matériels qui faciliteront les choses souhaitées.

Ce n’est certainement pas au hasard que cet homme de génie a agi, quand il a acheté, en France, des domaines dont il n’a que faire et le cheval par lui déjà donné à Ketty.

Il avait évidemment une idée très arrêtée, que nous croyons bien et sainement interpréter par ce qui va suivre ; s’il ne ratifiait pas notre décision, ce serait à désespérer jamais de la pondération des cerveaux. Donc :

CONCLUSION

Le journaliste est parvenu à découvrir l’adresse d’Emma, et, une fois de plus, lui a écrit en Russie pour lui demander sa main.

Hélas ! la réponse fut aussi catégorique que possible.

Mlle de Montfort-Chalosse n’hésita pas à refuser ; elle s’était promis à elle-même qu’elle ne prendrait point de repos, tant que tous les criminels qui avaient détruit sa famille et coopéré à sa ruine n’auraient pas été châtiés. Elle s’était juré, quoi qu’il pût advenir, de poursuivre tous les gens qui avaient tramé ce complot contre son honneur et sa fortune.

Heureusement, en ce moment même, Emma se trouve à Paris, parce qu’elle y a été mandée en l’étude d’un notaire pour y recevoir une communication importante.

Avant de déférer à l’invitation, elle est venue nous remercier de la publication de sa funeste aventure et nous dire :

« À l’audience de laquelle nous sortions, lorsque je vous remis ce manuscrit, on venait de condamner le dernier, le pseudo journaliste Dhupondt, en réalité l’assassin X...

» J’étais, je suis aujourd’hui libérée de ma tâche, et je me pose toujours cette redoutable question :

» Dans cette situation, que vous connaissez, et qui est la mienne : Que faire ? »

Voici notre réponse :

— Lire et exécuter ce qui suit :

Dans la salle d’attente, Emma rencontra René Danglars appelé lui aussi dans les mêmes conditions chez le notaire.

Le principal clerc de l’étude, les ayant fait entrer ensemble, leur donna connaissance des dispositions prises par le docteur :

Il léguait à chacun d’eux le tiers de la fortune qu’il laisserait à sa mort. Quant au troisième tiers, il serait dévolu à l’enfant inconnu, un jour apporté par Goliath et confié à la garde du Concierge du château du Marais.

Pour le présent, il entendait d’ores et déjà se dessaisir et abandonner :

1° À Emma, le château de Montfort-Chalosse et les domaines qui en dépendent, dont il était devenu acquéreur après la mort du duc, plus cinquante mille francs de rentes. Par les soins d’Anaclet, Darkey y a été conduit et y vit, attendant toujours que sa maîtresse l’honore de sa faveur ;

2° Au journaliste, son hôtel de la rue Galilée, plus cinquante mille francs de rentes ;

3° À l’enfant inconnu, le château du Marais, plus cinquante mille francs de rentes.

Il priait René et Emma de prendre soin de leur colégataire.

Mais ces donations, sauf la dernière, ne devaient avoir d’effet qu’aux conditions suivantes :

Danglars et Emma se marieraient et adopteraient l’enfant.

C’est ce qu’ils ont de mieux à faire et comme dans les contes de fées, nous leur souhaitons beaucoup d’enfants.

Voici, prises dans le nombre de celles envoyées, sur la question principale, deux solutions radicalement opposées que nous transcrivons pour l’édification du lecteur.

Première cloche :

« Il n’y a aucune raison pour que Mlle de Montfort soit privée du bonheur auquel elle pouvait prétendre et auquel elle a encore droit.

» Il serait injuste qu’elle subît toute sa vie le poids des fautes ou des inconséquences de sa mère. Et M. Danglars ne fera que son devoir en l’épousant. Si les préjugés l’empêchent de le faire, elle pourra se consoler en pensant que ce n’est pas une grande perte qu’elle a faite en sa personne : elle eût été certainement malheureuse avec un pareil pleutre.

» Thérèse de Beauchamps. »

Deuxième son :

« Emma, si elle aime véritablement, ne doit pas accepter le sacrifice que Danglars ne peut s’empêcher de lui offrir, s’il est galant homme.

» Toute leur vie serait empoisonnée par le souvenir de l’attentat odieux dont elle a été victime. Elle n’est plus celle qu’il a aimée.

» C’est un malheur dont elle n’est pas responsable moralement, c’est incontestable ! Mais rien au monde, pas même Dieu, ne peut anéantir le passé et faire que ce qui est ne soit pas.

» Donc on ne peut lui en vouloir, mais ce n’est pas une raison pour l’épouser. La chose est fort injuste évidemment, mais il y a dans la vie des fatalités qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme d’anéantir. Il ne peut que les subir.

» Si elle était dans des conditions physiques ne permettant pas le mariage, il faudrait bien qu’elle s’y soumît, bien que non coupable.

» Eh bien, n’est-ce pas le même cas ? C’est injuste, selon la philosophie humaine... Sans doute... Mais est-il juste de naître phtisique, bossu ou cul-de-jatte ?...

» Jeanne Dar. »

FIN

H. DESNAR.

Notes

1 Le restaurant Larue, situé à l'angle de la rue Royale, en face du restaurant Durand, fut ouvert en 1886 par le maître d'hôtel du même nom.

2 L'Olympia, un music-hall situé boulevard des Capucines, non loin de la place de la Madeleine, ne fut inauguré qu’en 1893, par Joseph Oller. Sa mention est anachronique.

3 Maxim's est un célèbre restaurant, fondé en 1893, situé sur la rue Royale. Comme pour le restaurant de l'Olympia, sa mention dans le roman est anachronique.

4 Joseph Lesurques (1863-1796) a été condamné à mort suite à l'affaire du courrier de Lyon. Il était accusé, avec des complices, d'avoir attaqué et volé une diligence postale, tué le postillon et le courrier. En fait, il aurait été victime d’une ressemblance malheureuse avec l’un des complices, qui fut arrêté après l’exécution de Lesurques, et était probablement innocent.

5 Ce nom était orthographié « Cruccilly » dans la livraison du 15 avril.

6 Il s’agit de l'asile psychiatrique de Charenton, fondé par Sébastien Le Blanc en 1641.

7 De même, le procès de Pranzini attira une foule empressée, et particulièrement féminine : « Les femmes sont venues nombreuses, qu’une curiosité un peu malsaine attira, autant qu’une sorte de courant magnétique. » Pierre Bouchardon, L’affaire Pranzini, op. cit., p. 228.

8 Ainsi, Pranzini allégua avoir passé la première partie de la nuit du crime avec une femme du monde, mais jusqu’à la fin il se refusa à révéler l’identité de celle-ci, par délicatesse, disait-il, et ne put donc prouver son alibi.

9 Encore une fois, le roman emprunte ici à la véritable affaire Pranzini : dans sa dernière plaidoirie, l'avocat de la défense revint sur l'existence du petit homme brun, et suggéra que l'instruction avait laissé tomber une piste intéressante, celle d'un garçon coiffeur de Nancy, répondant au signalement du « gringalet », qui aurait pu être l'auteur de la lettre signée « Gaston » retrouvée sur les lieux du crime. Par ailleurs, l'épisode de la lettre anonyme, quant à lui, semble avoir été emprunté au dénouement du procès de Prado : lors de la dernière audience, le président utilisa les informations données par l'une des nombreuses lettres anonymes qu'il avait reçues. La lettre permit d'établir que Prado connaissait Marie Aguétant depuis novembre 1885 et qu'il avait probablement prévu son coup bien à l'avance.

10 Le nom du journaliste est orthographié Briscleaux lors de sa première apparition, dans la livraison du 16 avril, ainsi qu’à la fin de ce chapitre.

11 Le nom « Lecocq » évoque évidemment le personnage de l'enquêteur Lecoq, créé par Émile Gaboriau (1832-1873), l'un des pères du roman de police français. Lecoq apparaît pour la première fois dans L'Affaire Lerouge (1863).

12 Ailleurs dans le feuilleton, le nom de la femme tzigane est Miarka et non Miaska.

13 Cesare Lombroso (1836-1909) était un médecin et anthropologiste italien. Il s'intéressa aux maladies mentales et à la médecine légale. Il émit des théories sur les liens entre la physionomie et la criminalité, dans la veine de la phrénologie et de la physiognomonie.

14 François-Victor Foveau de Courmelles (1862-1943), médecin français, fut l'un des pionniers de l'électrothérapie et de la radiographie. Il s'intéressa en outre à l'hypnotisme et à l'occultisme et publia, en 1890, un volume sur Les facultés mentales des animaux.

15 Les pirates de la savane (1859) est un drame en cinq actes écrit par Anicet Bourgeois (1806-1870) et Ferdinand Dugué (1816-1913).

16 Ce nom, qui apparaît à trois reprises, est orthographié tour à tour Richardher (2 mai), Richardhier et Richardière (17 mai).

17 Paul Broca (1824-1881) était un chirurgien, anatomiste et anthropologue français. Il a donné son nom à l'aire de Broca, partie du cerveau qui est le centre de la parole.

18 Bertillon père : il s’agit de Louis-Adolphe Bertillon (1821-1883), médecin, statisticien et anthropologue français. C’est pourtant l’un de ses fils, Alphonse Bertillon (1853-1814), et non le père, qui inventa l'anthropométrie judiciaire ou « système Bertillon ».

19 Conflit qui opposa le Japon et la Chine d'août 1894 à avril 1895.

20 Prado, au moment de son arrestation, avait deux maîtresses ; l’une d’elles se nommait Eugénie-Adolphine Forestier.

21 Mauricette Couronneau, la seconde maîtresse de Prado, eut un enfant de lui et vivait effectivement à Bordeaux, avec sa mère.

22 Pendant l’instruction de l’affaire Prado, Eugénie Forestier déclara que son amant lui avait avoué être l’auteur de l’assassinat de Marie Aguétant. Son témoignage, bien qu’il fût également appuyé par des preuves, pesa fort dans la balance, et Prado accusa Eugénie et Mauricette de s’être liguées contre lui malgré leur ancienne rivalité afin de le faire condamner, par jalousie et par revanche.

23 Rappelons que Prado fut ultimement arrêté lors de sa tentative de vol d’une cassette appartenant à Antoine Lorenzo, et supposée contenir des pierres fines, en novembre 1887.

24 Ce nom est ailleurs orthographié « Troyes ».

25 Le Café Anglais était un restaurant parisien du boulevard des Italiens, très renommé depuis la fin du Second Empire. Notons que « Philippe » était précédemment, dans le roman, le garçon de chez Durand.

26 Dans la livraison du 9 mai, le Révérend se nommait « Mahomet » et non « Mahomed ». Dans celle du 13 mai, ce sera « Mahommed ».

27 C'est ainsi, comme un magnétiseur opérant une étrange fascination sur ceux qui l’approchaient, que Prado apparut lors de son procès. Il tenta de se défendre de cette réputation fâcheuse : « On m'a dépeint ici sous toutes les couleurs, même sous les plus brillantes. Vous l'avez entendu ! On m'a appelé fascinateur, charmeur ! » (Albert Bataille, « Prado », dans Causes criminelles et mondaines de 1888, Paris, E. Dentu, 1889, p. 372).

28 Ailleurs dans le roman : « Linski » de Castillon.

29 Ce nom était précédemment orthographié « Kimpert-Durand ».

Pour citer ce document

Eugène Gaillet, Guillaume Apollinaire et Henry Desnar, « Que faire ? (2e partie) », Commenté par Mélodie Simard-Houde Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/textes-du-19e-siecle/editions/que-faire/que-faire-2e-partie