Les Mystères urbains au prisme de l'identité nationale

« Ridicules imitations d'Eugène Sue ou de Paul Féval » : les mystères urbains scandinaves

Table des matières

HELLE WAAHLBERG

Parmi les étonnements que produit l'exhumation du corpus des mystères urbains figure celui de trouver dans la périphérie nord de l'Europe, où la littérature du XIXe siècle connue en France se réduit à des pièces de théâtre réputées mélancoliques ou des récits champêtres, une série de textes dont les titres sont construits sur le modèle [mystère+de+nom de ville].

Pour pouvoir présenter les mystères urbains scandinaves, il faut d'abord lever le mystère sur le terme même de « scandinave » qui, selon les usages, renvoie à des zones géographiques variables du nord de l'Europe. Dans cet article, nous l'emploierons pour désigner les trois pays Norvège, Suède, Danemark dont les langues sont mutuellement compréhensibles. D’autres précisions s'imposent. Au moment qui nous intéresse, la Norvège est unie avec la Suède depuis 1814 après 400 ans de domination danoise. L’édition danoise est largement distribuée en Norvège et les mystères suédois sont également distribués au public suédophone en Finlande. S'il ne sera question ici ni de l'Islande ni de la Finlande, c’est parce qu’au stade actuel de nos recherches, on n’y trouve aucune trace de mystères urbains au XIXe siècle, Les Mystères de Paris ayant été traduits seulement en 1926 en Finlande et en 1929-30 en Islande. De plus, l'islandais n'étant pas facilement compréhensible dans les pays voisins et le finnois encore moins, il est fort rare de voir « littérature scandinave » désigner les littératures des cinq pays nordiques. S'intéresser aux littératures norvégienne, suédoise et danoise veut habituellement dire se confronter à quatre langues, car depuis le milieu du XIXe siècle et encore aujourd'hui, il y a en Norvège deux langues écrites, de fait deux variantes du norvégien (rigsmaal et landsmaal). Or, les mystères dont il sera question ici sont tous écrits dans la même langue, à savoir en rigsmaal. Les Mystères de Paris furent aussi traduits en landsmaal en 1899 sous le titre Folkeliv i Paris (« Vie populaire à Paris ») donc sans le titre « mystères », et il n'y a donc aucun mystère urbain dans cette langue, ni original ni en traduction.

I. Mise en abyme du corpus mondial

En considérant le corpus des mystères urbains scandinaves, on reconnaît de suite une série de caractéristiques déjà attribuées aux mystères urbains. On peut en effet voir dans la série locale scandinave une mise en abyme de la série mondiale.

Traduction et distribution des Mystères de Paris

Cela est d'abord notable par la publication précoce des Mystères de Paris de Sue en danois. En effet, ils paraissent dans le journal Dagen à partir de juillet 1842 et deviennent vite un immense succès. Si la publication sérielle est interrompue quand le rédacteur en chef part aux États-Unis avec la caisse du journal1, Paris's mysterier sont édités en quatre volumes en 18432. La traduction suédoise paraît en volumes en 18443. En revanche, une traduction norvégienne se fait davantage attendre, et c'est donc seulement en 1898 que le texte est traduit en rigsmaal4 et en landsmaal en 18995. Cependant, l'édition danoise circule en Norvège, ce dont témoigne non seulement une série de mystères urbains norvégiens mais aussi une référence constante à ce texte dans la presse au cours du siècle. Il faut savoir que c'est seulement dans les années 1920 que l'édition norvégienne sera complètement indépendante du Danemark, moment où on éditera les grands auteurs nationaux, comme Ibsen, en Norvège. Au Danemark et en Suède paraissent plusieurs retraductions qui, à mesure qu'avance le siècle, proposent des versions de plus en plus complètes du texte. Même sans avoir étudié en détail toutes ces traductions, on peut constater qu'aucune ne pousse l'adaptation jusqu'à transformer Paris en ville scandinave, comme c'est le cas par exemple de la traduction en japonais parue en 19296. Pour ce qui est des illustrations, Paris est aussi cet ailleurs clairement identifiable puisque plutôt que de proposer de nouvelles illustrations, les éditions illustrées scandinaves ne font que reprendre celles des éditions françaises, telles que Gosselin7  ou J. Rouff de 1880 (v. ill. 1)8.

Cartographie de la Scandinavie des mystères urbains

L'importance des mystères urbains traduits montre encore à quel point le corpus en langue scandinave participe d'un phénomène de mondialisation. Au XIXe siècle, on compte 65 mystères urbains scandinaves dont 25 traductions. Parmi ces dernières, 19 se font vers le suédois et 6 vers le danois. Les traductions inter-scandinaves sont très minoritaires avec trois titres seulement : Samvetet eller Stockholms mysterier (« La Conscience ou les mystères de Stockholm »)de Ridderstad traduits en danois et publiés en feuilleton dans le journal d'Elseneur en 18529, donc l'année suivante l'édition suédoise, Kjøbenhavn-Glücksborg Slots hemmelige Mysterier (« Les Mystères secrets du château Glücksborg à Copenhague ») de 1868-6910 et Lillehavns mysterier de 189811, avec un sous-titre éloignant ces mystères du prototype, à savoir « Joyeuses histoires d'une petite ville », les deux étant traduits du norvégien vers le danois. Alors que Stockholms mysterier est sans doute le texte le plus connu de tout le corpus et Lillehavns mysterier est écrit par le seul auteur que l'on pourrait qualifier de canonique, Gabriel Scott, l'explication de la réédition danoise est sans doute à chercher du côté de la curiosité pour ce qui à Kristiania se dit à propos de Copenhague. Les autres traductions reflètent dans un miroir – certes un peu déformant – le corpus mondial. On y trouve quelques petits mystères de Paris, parmi lesquels De verkliga Pariser-mysterierna, c'est-à- dire Les vrais mystères de Paris de Vidocq en suédois12, et Nattens herre eller Paris nyaste mysterier : Nutidsroman (« Le Maître de la nuit ou les derniers mystères de Paris : roman contemporain ») à savoir Les Nouveaux mystères de Paris de Scholl en suédois également13. Les Mystères de Londres de Féval sont également traduits mais seulement en suédois14, tout comme The Mysteries of London de Reynolds15, alors que la deuxième série, The Mysteries of the Court of London, est traduite en danois et en suédois16. En suédois on a traduit également trois différents « Mystères de Saint-Pétersbourg »17 du russe et Berliner-mysterier18 de l'allemand. Dans l'autre sens, le seul texte scandinave à être traduit dans une autre langue, Stockholmsmysterier, est traduit en allemand19. Pour avoir une image complète du corpus mondial, il manque bien sûr tout le sud de l'Europe et l'Amérique latine, ce qui ne fait que confirmer l'orientation de l'édition scandinave vers l'Allemagne et la Grande-Bretagne. On peut même penser que le succès des mystères urbains a permis d'ouvrir le marché scandinave à l'édition française, étant donné qu'un certain nombre de textes prennent le titre de « mystères de » seulement au moment de la traduction. C'est le cas de Le Secret de Rome au XIXe siècle (1846) d'Eugène Victor Briffault devenant Roms mysterier i nittonde århundradet (« Les mystères de Rome au XIXe siècle ») en suédois en 186620, La Syrène (1856) de Xavier de Montépin devenant Nya skildringer av Parisiska mysterier (« Nouvelles descriptions de mystères parisiens ») en suédois en 186921, Les Drames de l'Internationale (1866) de Pierre Zaccone édité sous le titre Internationales mysterier en Suède en 1870-72. Cette manière d'associer aux mystères urbains des textes qui à l'origine ne comportaient pas le mot « mystères » dans le titre n'est pas un phénomène exclusivement scandinave. Le texte de Briffault paraît sous le même titre en allemand22 et la traduction néerlandaise des Drames de Zaccone parue en 1871, en fait également des mystères23, tendance qu'on retrouve aux États-Unis24, en Italie et en Espagne25. Ainsi, l'histoire des mystères urbains traduits en langues scandinaves n'est pas l'histoire d'un simple transfert culturel depuis la France mais bien d'une circulation mondiale des textes et des imaginaires.

Alors que Les Mystères de Paris connaît en Scandinavie un succès attendu, la première reprise locale est plus surprenante. Publiée dans la deuxième ville de Norvège par un lycéen inconnu en 1845, la première, et unique, livraison de Bergens mysterier représente non seulement les premiers mystères urbains scandinaves mais elle se situe également parmi les tout premiers mystères européens. À partir de cette date jusqu'à la fin du XIXe siècle, on compte 46 mystères originaux dont 11 suédois, 16 norvégiens, 19 danois. Il s'agit pour la grande majorité de mystères des villes capitales. À l'exception des Malmös mysterier26, les mystères suédois sont tous des mystères de Stockholm. Au Danemark, 12 mystères sur les 19 sont des mystères de Copenhague, de ses quartiers ou de ses institutions. En Norvège, il y a en effet plus de mystères de Kristiania que d'aucune autre ville, mais aussi trois mystères de Trondheim et, comme nous avons pu le voir, de plusieurs autres villes de province, telles que Bergen, Hougesund ou Lillehavn. On trouve également deux exemples de mystères de villes étrangères écrits par des auteurs scandinaves, à savoir De hvide Slaver, eller Hamborgs Mysterier (« Les esclaves blancs ou les mystères de Hambourg ») (1857)27 et donc en marge du corpus du XIXe siècle, Londons mysterier édités à Oslo en 191828.

Les mystères originellement écrits en langues scandinaves sont eux aussi à l'image du corpus mondial. Nous pouvons identifier une série de textes dans la trace des Vrais mystères de Paris de Vidocq. En Suède sont parus deux « vrais mystères de Stockholm » ; Verkliga Stockholms-mysterier : bilder ur Julia Kristina Bomans lif (« Véritables mystères de Stockholm : images de la vie de Julia Kristina Boman »)29–condamnée à mortpour avoir tué sa belle mère (v. ill. 2)–et Stockholms sanna mysterier : skildring af hufvudstadslifvet sådant det ter sig i de höga salarna : originalberättelse (« Vrais mystères de Stockholm : description de la vie de la capitale telle qu'elle se produit dans les salons de la haute société : récit original »)30. Avec les titres En opdagelsesbetjents erindringer. Fra en Tiaars Virksomhed under Kjøbenhavns Politi (« Les souvenirs d'un détective. Dix ans de service à la Police de Copenhague » )31, Politimysterier (« Mystères de la Police »)32 et Kristiania ved Nat og Dag eller Bort med Sløret. Fortellinger om mystiske Forhold i Kristiania (« Kristiania de jour et de nuit ou le voile enlevé. Récits d'événements mystérieux à Kristiania »)33, c'est par la reprise de la matrice des mémoires d'un détective et non par la répétition du syntagme « les vrais mystères » que les exemples danois et norvégiens s'inscrivent dans cette tradition.

À considérer l’ensemble du corpus mondial, on constate que le mot « mystères » est généralement traduit par des transpositions littérales de ce même mot, telles que « mysteries », « mysteries and miseries », « misterios », « misteri » et « mysterier » en langues scandinaves. D'autres variantes sont « apocryphes » (Απόκρυφα), « bas-fonds » (truščoby) ou, plus fréquemment, « secrets » (geheimnisse, tajemnice, tajnosti). Cette dernière articulation trouve aussi son écho dans le corpus scandinave où on peut lire en Norvège Jomfrubraatens hemmeligheder. Historisk fortaelling fra syvaarskrigen (« Les Secrets de Jomfrubraaten [un quartier de la capitale]. Récit historique de la guerre de sept ans »)34 et au Danemark En Kjøbenhavnsk Rocambole eller et blad til hovedstadens hemmelige historie («Un Rocambole de Copenhague ou une feuille de l'histoire secrète de la capitale »)35qui est aussi avec Kjøbenhavns Mysterier eller den ombyttede Prinds, En Fortælling grundet paa en sand Begivenhed i Kong Frederik den Sjettes Regjeringstid, og efter en Dagbog, der funden i en høitstaaende Dames Efterladenskaber(« Les mystères de Copenhague ou le prince échangé. Récit fondé sur un événement réel survenu pendant le règne de Frédéric VI, et d'après un journal intime laissé par une Dame de la haute société »)36 un exemple de mystères historiques. Comme parallèle aux Mystères de la cour de Londres de Reynolds, on trouve De danske Kongeborges Mysterier, eller hemmelige Hofhistorier(« Les mystères du palais-royal danois ou Histoires secrètes de la cour »)37. On trouve également des objets plus marginaux par rapport au prototype, tels que la chanson de Trondhjems bybud mysterier (« Les Mystères des coursiers de Trondhjem »)38 ou encore ce texte édité par la communauté suédoise à Minneapolis, soit New Yorks mysterier, eller Den hemlighetsfulle detektiven (« Les Mystères de New York, ou le détective énigmatique ») 39.

Aussi pour ce qui est des supports et de la distribution, l'image scandinave offre une image réduite du corpus mondial. Les bas-fonds de Paris exercent la même fascination sur les Scandinaves que sur les lecteurs du reste du monde, et cela au point que l’on déplore que les Norvégiens semblent acheter sans compter Les Mystères de Paris au détriment de la réédition des sagas des rois viking ou des revues d'instruction populaire40. D'une manière générale, les mystères sont lus en feuilletons dans les journaux, en livraisons et en volumes. Dans les journaux, le même mystère urbain paraît souvent d'abord dans les journaux nationaux et ensuite, parfois des années plus tard, dans plusieurs journaux de province. La première traduction en norvégien des Mystères de Paris mentionne les droits acquis pour deux journaux de province : Drammens tidende og Buskeruds blad. En revanche, mis à part l'exemple déjà évoqué des Stockholmsmysterier dans un journal d'Elseneur, je n'ai pu constater aucune circulation inter-scandinave dans les journaux. La case feuilleton est ainsi présente dans les trois pays même si on préfère parler de kjaelder, « cave » plutôt que de « rez-de-chaussée » du journal41. Véritables objets de consommation, les mystères urbains se vendent aussi en Suède à partir de 1884, selon un système d'achat à crédit dit « à l'anglaise ». En contrepartie d'une majoration d'une couronne du prix de son abonnement, Romanbladet, « feuille de romans », publiant entre autres Les Mystères de la Bastille qu'elle assure être « une bonne et vertueuse lecture de divertissement pour vos moments perdus »42 (v. ill. 3), les lectrices peuvent se procurer diverses marchandises, telles que machines à coudre, tissus, horloges, mobilier43. Les mystères urbains finissent aussi au nord de l'Europe comme une industrie de divertissement transmédiale. A l'image de ce qui se fait à Paris, on publie en 1916 Les Mystères de New York de Decourcelle dans les « caves » à Oslo et à Stockholm en même temps qu'on projette, toujours sous le titre de New Yorks mysterier, ce film qui à l'origine s'appelait The Exploits of Elaine dans plusieurs salles de cinéma de ces deux capitales (v. ill. 4)44.

Pour ce qui est de l'édition en volumes, elle se fait par des imprimeurs et par des petits éditeurs spécialisés dans la littérature populaire. De la même manière qu'il n'y a qu'un seul écrivain de romans canoniques parmi les auteurs du corpus, les grandes maisons d'éditions ne participent pas à l'édition des mystères. Cette frontière entre l'univers populaire, marginal des mystères urbains et les livres des grands auteurs, n'est pourtant pas entièrement étanche. Henrik Wergeland, poète national norvégien, en consignant ses souvenirs les plus marquants avant de mourir, a bien retenu « une véritable scène des Mystères de Paris » (en fait une bagarre au Pont-Neuf). Bjørnson, auteur de l'hymne national norvégien et l'un des tout premiers lauréats du prix Nobel de littérature, a donné à la capitale norvégienne le nom de Tigerstaden, « la ville-Tigre », qui désigne la ville telle qu'elle apparaît pour les paysans provinciaux qui s'y font dévorer, appellation que nous retrouvons dans deux mystères de Kristiania, Tigerstadens mysterier et I Tigerstaden. Kristianiaroman. Finalement, on peut lire le roman Mysterier – « mystères » tout court – de Knut Hamsun (autre prix Nobel) paru en 1892 aussi comme une sorte d'aboutissement du regard porté sur le monde par la série des mystères urbains. Dans ce roman, où un inconnu avec un nom qui est l'anagramme de « un fou » arrive dans une petite ville côtière de Norvège jamais nommée, les « mystères », dans le sens à la fois de « secrets », « surnaturel », « crimes », ne sont plus confinés à une ville nommée, à un espace précis ou une classe sociale déterminée mais se généralisent pour concerner toute expérience du monde.

II. Eléments pour une typologie de la série locale

Si la série des titres des mystères urbains scandinaves reflète des caractéristiques présentes çà et là dans le corpus mondial, qu'en est-il des traits spécifiques des textes ? Autrement dit, les mystères scandinaves sont-ils des « vrais »  mystères urbains ? La réponse est, comme pour n'importe quel corpus constitué sur la base du titre seul, à la fois oui et non. Ici seront écartés les quelques textes qui relèvent de la présentation factuelle de la ville, de la chanson ou des anecdotes amusantes de la vie d'une petite ville.

Qu'il s'agisse de l'exploration de la ville, de la vie urbaine, de la mise à jour des bas-fonds, de l'interrogation des identités sociales, les mystères urbains scandinaves participent d'une mondialisation des clichés et des imaginaires qui rencontre des traditions et des représentations plus locales. Une caractéristique qui traverse les identités des trois pays scandinaves est la conscience de se situer dans la périphérie de l'Europe et du monde. L'extrait suivant de Stockholmsmysterier de Ridderstad l'illustre bien :

Il exerçait dans le domaine des affaires, et jamais n'avait-il, comme la plupart des habitants de la capitale, tourné ni son regard ni ses pensées vers le monde des affaires hors-la-loi, qui, telles les mauvaises herbes, poussent dans les ténèbres et la souillure. Il fut étonné de voir qu'ici on cherchait à imiter les mêmes lois qui étaient développées par les pouvoirs publics de la société. Jamais il ne s'était imaginé une telle chose. Si on lui avait dit qu'il en était ainsi à Paris ou à Londres, cela ne l'aurait pas étonné, car ces endroits sont faits de telle sorte qu'on peut en dire et écrire ce que l'on veut, tellement leur taille et leur population font qu'il est impossible de prouver la véridicité des propos. En revanche, si on lui avait dit qu'à Stockholm il existait des espaces et des marchés comparables à ceux qu'il avait maintenant sous les yeux, il aurait ri au nez de son interlocuteur en pensant qu'il s'agissait de balivernes romanesques ou de ridicules imitations d'Eugène Sue et de Paul Féval45.

Cet extrait enferme de nombreux éléments du prototype des mystères urbains. Stockholm est présenté selon un modèle manichéen opposant un monde hors-la-loi au pouvoir public. L'univers du crime est confiné à une strate ténébreuse parallèle à la ville où vivent les habitants de la capitale à la lumière du jour. Alors que Sue construit ses mystères sur l'introduction dans la capitale française d’êtres aussi sauvages que ceux qui appartiennent aux prairies d'Amérique, pour Ridderstad, c'est Paris et Londres qui représentent cet ailleurs où l'absence de lois ouvre la porte à tous les possibles. Plus précisément, ce sont ces villes telles qu'elles ressortent des Mystères de Paris et des Mystères de Londres qui sont ici en jeu. Tout en inscrivant par là explicitement Stockholmsmysterier dans la série des mystères urbains, cet extrait semble exclure la possibilité même de mystères dans la capitale suédoise. À Stockholm, les mystères viendraient forcément d'ailleurs, la petite capitale suédoise étant elle-même transparente.

En conséquence, les bas-fonds de Stockholm sont constitués d'étrangers, essentiellement des Roms. Là où dans Les Mystères de Paris l'auteur doit traduire « l'argot de vol et de meurtre », dans Stockholmsmysterier, les notes de bas de page fournissent des traductions romani-suédois. On retrouve effectivement à Kristiania comme à Copenhague des bas-fonds dominés par les peuples itinérants, souvent associés au cirque. Dans ces villes qui, dans la représentation qu'elles ont d'elles-mêmes, comme dans une certaine mesure aussi dans la réalité, sont suffisamment petites et périphériques pour être transparentes, le monde parallèle se doit d'être un monde réellement étranger, ce qui a aussi l'intérêt évident de ranger les Scandinaves eux-mêmes du côté du bien alors que le mal est incarné par l'étranger. Le héros, qui dans le corpus mondial est aussi typiquement un étranger maîtrisant en même temps les codes de toutes les sphères de la société, prend en Scandinavie une forme particulière, à savoir l'émigré en Amérique qui revient sur sa terre natale. De manière semblable, le personnage du marin est lui aussi à la fois extérieur et familier à la ville mais peut aussi bien incarner le héros passeur qu'appartenir aux bas-fonds. Le paysan représente une figure plus étrangère encore à la société urbaine puisqu'il n'en maîtrise aucun de ses codes. Plutôt que d'incarner le passeur tout-puissant, le personnage principal se fait alors dépouiller de toutes ses affaires le jour de son arrivée en ville après quoi il se voit contraint de rejoindre la pègre pour survivre jusqu'à pouvoir revenir chez lui. Nous retrouvons ce scénario à la fois dans Les Mystères de Trondhjem et ceux de Tigerstaden et cela rejoint un motif fort répandu dans les romans norvégiens de la dernière moitié du XIXe siècle dont on peut retrouver les origines dans des contes populaires où ce sont les trolls qui capturent des humains dans les montagnes... Et cependant, en plus de ce lien net avec une tradition littéraire locale, le dispositif du mystère urbain scandinave  correspond aussi à une catégorie du roman urbain anglais qu'on appelle coney catcher literature. De manière plus anecdotique, on peut noter le passage d'un personnage plus inattendu et qui témoigne de la relative réduction des capitales scandinaves, le roi de Suède-Norvège qui, lors de sa promenade du soir dans le jardin du palais royal à Kristiania,  sauve le héros de ses agresseurs.

Si ces articulations du rapport entre mystères et étrangeté relèvent toutes des capitales,  il y a bien entendu des endroits bien plus périphériques et bien plus transparents que Kristiania ou Stockholm qui ont leurs mystères, notamment en Norvège. Lofotens mysterier (1902) se déroule dans un port de pêche avec une seule rue ; ce qui ne l'empêche pas d'être pourvu de véritables bas-fonds peuplés « de juifs, de lapons finlandais, de suédois et de Dieu sait quelle nationalité »46. Dans une société située dans l'ultime périphérie et dont la transparence ne devrait pas laisser de doute, le paradigme des mystères entraîne une dramatisation de la vie quotidienne, comme le montre l'exemple de Mme Hansen dont on dit que l'unique enfant a six pères différents.

Le pasteur a décidé de l'un des pères, le juge d'un autre, l'Assistance publique d'un troisième, ses chères amies d'un quatrième, elle-même d'un cinquième et l'enfant du sixième. Ils sont tous légalement inscrits dans les annales officielles et ils sont tous tenus de subvenir aux besoins de l'enfant. Aux Lofoten, la vie n'est pas comme ailleurs dans le monde, où chacun décide de ses affaires. Non, ici on exagère toujours et on ne décide même pas de ses propres mystères.47

Ainsi, sur un archipel au nord du cercle polaire, la notion même de mystères se trouve redéfinie, voire renversée, pour correspondre à un ordre imposé par la collectivité. Cette compréhension contraste non seulement avec les associations déjà établies de la notion de « mystères » mais également avec la signification véhiculée dans la presse d'actualité scandinave de la dernière moitié du XIXe siècle. En 1853 déjà, le journal suédois Folkets röst, fait correspondre « mystères » à « crime » en déclarant que « seul le lecteur ayant étudié les mystères de la capitale peut deviner l'horrible étendue de la sodomie parmi les individus de culture et de fortune »48. C'est néanmoins dans les lettres de voyageurs à Paris publiées dans les journaux que l'on retrouve le plus fréquemment cette acception des « mystères »49. Encore une fois, en Scandinavie, les mystères, secrets, bas-fonds, taudis sont le fait de l'étranger et se trouvent de préférence à l'étranger.

C'est dans Bergens mysterier, alors qu'il s'agit bien de la première reprise scandinave du paradigme mondial, que l'on trouve la distance la plus importante prise avec l'étranger et même la littérature étrangère.

Jugez par vous-même Monsieur Henning. Pensez-vous que les poètes norvégiens soient capables, sans gravir les marches taillées par le temps et par l'étranger, d'atteindre le sommet pour y cueillir la couronne des lauriers? Le pensez-vous?

J'avoue qu'une telle ambition me semble relever de la folie...

La folie, Monsieur, répondit le docteur S., voilà encore le mépris pour la Norvège répandu à l'Étranger alors que la Norvège peut très bien s'en passer de l'Étranger. Nous avons un pays original qui renaît de ces cendres et nous aurons bientôt une littérature originale. Ce ton lamentant, simple, naïf et innocent qui traverse la nature norvégienne animera bientôt toute notre littérature et notre poésie et la Norvège présentera des centaines de héros, aux côtés, voire au-dessus des héros étrangers!50

Cette boutade polémique témoigne aussi de l'influence du discours romantico-nationaliste ambiant dans une Norvège cherchant une identité propre après quatre cents ans de domination danoise et visant à se libérer définitivement de la Suède. Et pourtant ce texte inachevé de 1845 connaîtra une suite en 1995 quand trois auteurs bergenois entreprendront, sur un mode plutôt ludique, de terminer Bergens mysterier et d'éditer le texte accompagné d'une sélection d'illustrations tirées de l'édition xxx des Mystères de Paris (v. ill. 5). Cet objet curieusement hybride n'est pas le seul héritier contemporain de la vague des mystères urbains au XIXe siècle puisque, toujours en Norvège, paraît depuis 2000 une série destinée aux « jeunes amateurs de littérature policière » dont les titres se construisent sur le modèle [nom de ville + mysteriet (mystère au singulier)]51. Mettant en scène une famille qui, lors de leurs vacances dans différentes villes, affronte toujours le même voleur d'art essayant de dérober les trésors de la ville en question, que l'enfant détective finit toujours par capturer, chaque volume propose la présentation du patrimoine artistique mondial. Entre ce dispositif pédagogique de la série de Bjørn Sortland et la reprise ludique de Bergens mysterier, les lointains avatars du premier phénomène de mondialisation de masse annulent tout aspect ténébreux, inquiétant ou menaçant des mystères et rendent ainsi caduque le phénomène qu'ils semblaient perpétuer.

Notes

1 Hans Bekker-Nielsen (éd.), Nordisk litteraturhistorie. En Bog til Brønsted, Odense universitetsforlag, 1978, p. 171.

2 Eugène Sue, Paris's mysterier, Copenhague, L. J. Fribert, 1843. Traduction de Schaldemose. 4 tomes.

3 Eugène Sue, Parisiska mysterier, L. J. Hjerta, 1844. Traduction de Johan Magnus Rosén, Oscar Patric Sturzen-Becker, Wilhelmina Stålberg, Georg Scheutz, Wendela Hebbe. 508 p.

4 Eugène Sue, Paris' Mysterier : Roman, Kristiania, Cammermeyer, 1898. Traduction de Lina Krohn-Tonning, 3 t. (1490 p.) : ill.

5 Eugène Sue, Folkeliv i Paris, Kristiania, Den 17de Mais utklipp, 1899.

6 Il s'agit de la traduction de Takébayashi où les personnages portent des noms japonais, payent en yens et dorment dans des futons. Merci à Izumi Iwamura pour toutes ces informations concernant la traduction en japonais.

7 Eugène Sue, Parisiska mysterier, L. J. Hjerta, 1844. Traduction de Johan Magnus Rosén, Oscar Patric Sturzen-Becker, Wilhelmina Stålberg, Georg Scheutz, Wendela Hebbe. 508 p.

8 Eugène Sue, Paris' Mysterier : Roman, Kristiania, Cammermeyer, 1898. Traduction de Lina Krohn-Tonning, 3 t. (1490 p.).

9 Carl Fredrik Ridderstad, Stockholms Mysterier eller Samvittigheden, Elseneur, 1852.

10 P. A. Worm, Kjøbenhavn-Glücksborg Slots hemmelige Mysterier. 1.-2. Del, Christiania, 1868-69.

11 Finn Fogg, [pseud. Gabriel Scott], Lillehavns mysterier. Glade Historier fra en liden By, Copenhague, 1898.

12 Vidocq, De verkliga Pariser-mysterierna, Stockholm, Salongen, 1850.

13 Aurélien Scholl, Nattens herre eller Paris nyaste mysterier : Nutidsroman, Stockholm, Romanbilaga, Hemmets. [Årg.2.], 1889. Traduction de W. Clarenburg.

14 Paul Féval, Londons mysterier, Stockholm, F. C. Askeberrg, 1876.

15 G. W. M. Reynolds […], Londons mysterier, 1876.

16 G. W. M. Reynolds, Londonerhofvets Mysterier. En historisk roman, Göteborg, 1882 ; G. W. M., Londonerhoffets Mysterier, Roman 1-2, Copenhague, 1899-1900.

17 Vsevolod Vladimirovič Krestovskij, St. Petersburgs mysterier, Stockholm, F. & G. Beijer, 1882 ; Meščerskij, Vladimir Petrovič, Petersburg-mysterier : nihilisterne, Stockholm, Askerberg, 1891 ; Andrei Samopaloff, Ryska Mysterier. I. Nihilismen, Kalmar, 1869.

18 August Brass, Berliner-mysterier, Stockholm, Bonnier, 1845.

19 Carl Fredrik Ridderstad, Das Gewissen oder Die Geheimnisse von Stockholm, Grimma u. Leipzig, Verl.-Comptoir, 1851, réédité l'année suivante à Stuttgart par Franck, traduit par Gottlob Fink.

20 Victor Eugène Briffault, Roms mysterier i det nittonde århundradet, Stockholm, Gefle, 1866.

21 Xavier de Montépin, (Sirenen och Röda bandet) Nya skildringer af Parisiska mysterier , Blekingeposten, 1869.

22 Eugène Briffault, Die Geheimnisse Roms im 19. Jahrhundert : historischer Roman, Brünn, Leipzig, Karafiat, 1876.

23 De verborgenheden der Internationale / vrij bewerkt naar "Les mystères de l'Internationale" door George Kepper, Rotterdam, Nijgh & Van Ditmar, 1871

24 Où par exemple un texte comme Huit jours au château (1843) de Frédéric Soulié paraît en 1844 sous le titre The Mysteries of the heath or The Château de Chevalaine.

25 La Maîtresse masquée (1881) de Xavier de Montepin paraît sous un même titre dans ces deux pays ; Los Misterios della India (1884) et I misteri dell'India (1888).

26 Malmö mysterier : [nio berättelser], Malmö, 1886.

27 D. E. Rugaard, De hvide Slaver, eller Hamborgs Mysterier, Copenhague, 1857.

28 Stevart Top, Londons mysterier : engelsk-indisk detektiv og forbryderroman, Kristiania, Vindhol, 1918. (4 tomes)

29 Verkliga Stockholms-mysterier : bilder ur Julia Kristina Bomans lif, Stockholm, 1879.

30 Nils Rudolf Munck af Rosenschöld, Stockholms sanna mysterier : skildring af hufvudstadslifvet sådant det ter sig i de höga salarna : originalberättelse, Stockholm, Hagerbohn & Olsen, 1881.

31 I. C. S., En opdagelsesbetjents erindringer. Fra en Tiaars Virksomhed under Kjøbenhavns Politi, 1865.

32 Kristian Stenrud, Politimysterier, Kristiania, Udgiverens forlag, 1886.

33 Kristian Stenrud, Kristiania ved Nat og Dag eller Bort med Sløret. Fortellinger om mystiske Forhold i Kristiania, Kristiania, Udgiverens forlag, 1886.

34  Jomfrubraatens hemmeligheder. Historisk fortaelling fra syvaarskrigen, Kristiania, J. H. Küenholdt A/S Forlag, 1905.

35 C. S., En Kjøbenhavnsk Rocambole eller et blad til hovedstadens hemmelige historie, 1869.

36  Kjøbenhavns Mysterier eller den ombyttede Prinds, En Fortælling grundet paa en sand Begivenhed i Kong Frederik den Sjettes Regjeringstid, og efter en Dagbog, der funden i en høitstaaende Dames Efterladenskaber, Copenhague, 1870.

37  L. J. Flamand, De danske Kongeborges Mysterier, eller hemmelige Hofhistorier, Copenhague, 1869.

38 A. H. Junge, Trondhjems Bybud-Mysterier, Trondheim, Sundts Bogtrykkeri, 185 ?.

39 New Yorks mysterier, eller Den hemlighetsfulle detektiven, Minneapolis, Svenska Amerikanska Postens Förlag

40 « Laesning », Urd, No 47, 23 novembre 1901.

41  J'ai pu constater la présence de cette expression seulement dans les journaux norvégiens. Le mot étant le même dans les trois langues, il n'est pas improbable que les caves s'inscrivent également dans les imaginaires suédois et danois.

42 Annonce dans Dalpilen. Nyhets- och Annons-Tidning för Stora Kopparbergs Län, Onsdagen den 24 December, 1884. C'est moi qui traduis.

43  Ibid.

44 Aftenposten, 16/09/1916.

45 Ridderstad, Stockholmsmysterier, p. 73. C'est moi qui traduis.

46 Lofotens Mysterier eller den sorte bande. Interieur fra Lofoten fra det 17de aarhundre, Narvik, Narvik boktrykkeri, 1902. C'est moi qui traduis.

47 Lofotens Mysterier eller den sorte bande. Interieur fra Lofoten fra det 17de aarhundre, Narvik, Narvik boktrykkeri, 1902. C'est moi qui traduis.

48 Folkets röst, 11/05/1853, c'est moi qui traduis.

49 « Des mystères de Paris », Kalmar, 27 décembre 1884 ; Aftenposten 20/03/1861.

50 Dahl, Gjelsvik, Roggen, Staalesen, Bergens mysterier, Bergen, Eide, 1995. C'est moi qui traduis.

51 Bjørn Sortland, Venezia-mysteriet (2000) ; Luxor-mysteriet (2001) ; Angkor-mysteriet (2002) ; New-York-mysteriet (2003) ; Sydney-mysteriet (2004) ; Oslo-mysteriet (2005) ; London-mysteriet (2006) ; Paris-mysteriet (2007) ; Barcelona-mysteriet (2008) ; Bergen-mysteriet (2009) ; Stavanger-mysteriet (2010) ; Istanbul-mysteriet (2011) ; Mexico-City-mysteriet (2012).

Pour citer ce document

Helle Waahlberg, « « Ridicules imitations d'Eugène Sue ou de Paul Féval » : les mystères urbains scandinaves », Les Mystères urbains au prisme de l'identité nationale, sous la direction de Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-mysteres-urbains-au-prisme-de-lidentite-nationale/ridicules-imitations-deugene-sue-ou-de-paul-feval-les-mysteres-urbains-scandinaves