L’Opéra de Paris : une maison inflammable. Aspects du discours de presse sur les incendies de 1763 et 1781
Table des matières
PIERRE SABY
Si l’histoire de l’Académie royale de musique, ou Opéra de Paris, est une histoire mouvementée tout au long du xviiie siècle, c’est, assurément, en raison des célèbres « Querelles » qui agitèrent à intervalles réguliers le monde de l’art lyrique parisien – qui le mirent, si l’on ose dire, à feu et à sang – querelle des lullistes et des ramistes, à partir de la création d’Hippolyte et Aricie en 1733 ; querelle des Bouffons, entre 1752 et 1754 ; querelle des gluckistes et des piccinnistes, dans la seconde partie de la décennie 1770. C’est aussi en raison des aléas de sa gestion financière et des changements successifs de direction et de mode d’administration qui en jalonnèrent l’histoire. C’est encore, ce qui nous intéresse spécialement ici, parce que la salle de l’Opéra proprement dite fut, par deux fois, la proie des flammes, au sens propre le plus concret du terme. Dans la journée du 6 avril 1763, la première salle du Palais-Royal fut en effet détruite par le feu, ainsi qu’une partie du Palais proprement dit, alors même qu’en raison des fêtes de Pâques, il n’y avait eu aucune représentation la veille (mais des ouvriers y étaient venus travailler, à la demande de la direction). Dans la soirée du 8 juin 1781, un incendie, déclaré sitôt la fin d’une représentation de l’Orphée de Gluck, ravagea de nouveau les lieux, une seconde salle, inaugurée en 1770, ayant abrité dans l’enceinte du Palais-Royal les spectacles de l’Académie. Cette fois-ci, on réussit mieux à circonscrire le sinistre. La salle de spectacle, cependant, fut encore entièrement détruite.
La presse périodique du temps se fait naturellement l’écho de chacun de ces deux événements, de façon plus abondante cependant en 1781, notamment, en raison de l’apparition, en 1777, du quotidien Journal de Paris. Les articles liés aux incendies de l’Opéra complètent alors un double corpus de chroniques journalistiques : d’une part, celles qui sont consacrées au spectacle de l’Opéra proprement dit, à son activité, à ses acteurs et à ce que l’on peut y voir et entendre ; d’autre part, celles qui rendent compte de fait divers et accidents tragiques dans la capitale et au-delà, au nombre desquels, à intervalles réguliers, des incendies. Or l’incendie de la maison Opéra n’est peut-être pas un incendie ordinaire. La place tenue par ce spectacle dans la vie parisienne, les débats et querelles esthétiques – enflammés – qu’il nourrit, le statut de l’institution, sa réputation, les divers enjeux qui s’y attachent, tout cela trouve-t-il écho dans les articles publiés dans la presse à l’occasion des sinistres de 1763 et 1781 ? L’enquête menée dans les principales publications journalistiques de l’époque, ainsi que dans un contre-corpus d’autres écrits susceptibles de commenter l’actualité (Correspondances, Mémoires, œuvres littéraires…)1, nous conduit à regrouper en quatre rubriques les remarques et observations qu’il nous semble possible de faire sur le sujet : relation des faits ; prise de distance et évocation des problèmes de sécurité ; polémique esthétique et dérision ; suites de l’événement.
La relation des faits
On fait tout d’abord le constat que, de façon très générale, l’événement fait l’objet d’une relation aussi scrupuleuse que possible : circonstances, déroulement, dégâts, victimes, tout cela est détaillé par les périodiques. En 1763, la chronique de la Gazette de France paraît le 11 avril, soit cinq jours après l’événement (elle est reprise intégralement par la Gazette de Leyde du 15 avril puis par la Gazette de Vienne du 23 avril). Le texte indique l’heure présumée de déclaration du feu (« entre onze heures & midi »), s’attache ensuite à décrire les progrès de l’incendie à partir de la salle de spectacle, en insistant sur la violence des flammes et la rapidité de leur avancée. Le chroniqueur précise l’heure à laquelle le sinistre fut circonscrit (« A neuf heures & demie du soir toute communication du feu a été coupée »), après avoir mentionné que l’on s’était préoccupé de sauver les archives et « la collection précieuse des tableaux du Palais Royal ». Le zèle des autorités présentes sur les lieux, le courage et la générosité des membres des divers corps mobilisés pour la lutte contre les flammes (gardes, gens de police, religieux de différents ordres) sont salués en conclusion de l’article. On note que l’article de presse est notablement plus circonstancié et précis que le procès-verbal de police, signé Sirebeau, conservé dans les collections des Archives nationales2. Pour sa part, l’extrait des Délibérations du bureau de la ville de Paris confirme globalement la relation journalistique, avec plus de détails topographiques3. Surtout, on y trouve allusion implicite à la cause probable de l’incendie, élément que le rédacteur de la Gazette de France s’abstient de mentionner, peut-être par scrupule en l’absence de certitude :
on ne peut dire absolument de quelle façon le feu à pris, car c’étoit le lendemain des fêtes de Pâques, jour auquel il n’y a point de spectacle, mais il a pût arriver qu’il s’y faisoit quelques réparations, où qu’il y ait eu une répétition.
Quoique porteur de la date du 6 avril, le compte rendu du bureau de la ville est probablement postérieur, car il se termine par la mention d’un projet de « salle provisionnelle » que le roi a chargé la ville de construire. La Gazette de Leyde, pourtant, dans un court mais synthétique entrefilet publié le 15, mais daté « De Paris, le 8 avril », mentionne déjà « l’inadvertance des Ouvriers » attachés à la préparation de la reprise du spectacle après l’interruption pascale. L’information semble avoir été confirmée, reprise par le Courrier d’Avignon dans sa livraison du 15 avril :
Le feu prit hier à midi avec tant de violence à l’Opera, qu’en moins d’une demie heure la Salle fut entiérement consumée. Le feu se communiqua aux appartemens du Palais Royal, & malgré le prompt secours il y causa de grands dommages. On dit que des Peintres qui travailloient à des décorations, & qui pour se garantir du froid avoient fait du feu, ont occasionné cet incendie.
Concernant le bilan humain de la catastrophe, on constate que la Gazette de France reste approximative : s’agissant de l’écroulement du grand escalier du Palais, le rédacteur note que « fort heureusement, personne n’y a péri », mais il n’est rien dit, par ailleurs, d’éventuelles victimes retrouvées sur l’emplacement de la salle de spectacle4. Ce faisant, le chroniqueur semble ignorer délibérément des rumeurs infondées, mais omettre aussi la possibilité de la mort accidentelle de sauveteurs. Charles-Simon Favart, dans une lettre au comte Durazzo, note pour sa part :
on dit qu’il est péri quinze personnes dans cet affreux désastre, cela n’est pas vrai, nous en sommes quitte pour un Récollet et un Capucin, encore ce dernier qui tomba dans les flammes au moment que le grand escalier s’écroula, eut-il le bonheur d’être sauvé quoiqu’à demi-brûlé5.
En juin 1781, le statut de quotidien du Journal de Paris permet un compte rendu en deux temps ; d’abord le samedi 9 juin, comme « en direct » et de façon laconique :
Opéra. Le feu a pris hier à ce Spectacle, il est dans le moment où nous écrivons, à son plus haut degré, la flamme éclaire tous les environs. Nous ne pouvons donner d’autres détails, sinon qu’il a pris aux décorations ; ce malheur n’a été suivi d’aucun autre, tout le monde était sorti depuis un peu de tems. Nous donnerons demain les détails qu’il sera possible de se procurer.
Ce qu’ensuite ne manque pas, en effet, de faire la livraison du lendemain, insistant notamment sur les « circonstances heureuses » qui permirent qu’il n’y ait aucune victime parmi les spectateurs, et précisant quelles furent les pertes probables parmi les sujets et les ouvriers de l’Opéra. Les pertes humaines furent en effet sévères, et font l’objet de comptes rendus de la part de l’ensemble des rédacteurs. Les chiffres avancés varient, selon l’état des informations recueillies par le chroniqueur (dix cadavres enterrés le 10 juin, pour la Gazette de France du 15 juin, neuf cadavres identifiés selon le Journal de Paris du 10 juin et les Affiches, annonces et avis divers du 13, dix corps dans les Nouvelles à la main, quinze personnes brûlées pour le Journal historique et littéraire du 1er juillet6…) Les Mémoires secrets mentionnent tout d’abord, en date du 9 juin, de façon peu rigoureuse, « onze cadavres trop défigurés pour les reconnaître7 », puis indiquent, le 15 juin : « On a fait deux enterrements des cadavres trouvés dans les décombres » (ce qui est exact), « l’un de douze » (en réalité : neuf), « et l’autre de neuf » (en réalité les restes présumés de deux personnes8). Une « Lettre aux Auteurs » du Journal de Paris, publiée le 13 juin, s’attache quant à elle à faire l’éloge du corps des pompiers ; la rédaction ajoute :
Nota : l’Auteur de cette Lettre ignore probablement qu’il y a eu un Pompier victime de son courage dans l’incendie de l’Opéra ; il n’eût pas manqué sans doute d’en faire mention.
Ce scrupule corrobore l’impression que l’on retire de façon globale de la lecture de l’ensemble des comptes rendus de presse : l’événement est traité – sinon toujours avec une parfaite exactitude –, du moins longuement, méthodiquement, avec détails, à la mesure de la place occupée par l’institution dans la vie intellectuelle parisienne, et peut-être aussi dans l’imaginaire collectif.
Un bâtiment dangereux, des précautions négligées
Les problèmes de sécurité posés par un spectacle tel que celui de l’opéra ne peuvent manquer d’apparaître dans la relation journalistique. Mais en la matière, le discours est nettement plus développé en 1781. Après l’incendie d’avril 1763, ce n’est que dans la livraison de 1764 des Spectacles de Paris, qu’il est fait allusion au caractère inflammable de la maison ; encore ne s’agit-il que d’une simple explication :
La quantité de bois & d’autres matières combustibles, qui abondent dans un Spectacle qui consiste principalement en décorations et en machines, donnoit au feu une telle activité, qu’à midi et demi la Salle de l’Opéra & une partie des bâtimens du Palais Royal ont été entiérement détruits9.
À l’instar de la Gazette de France (mais aussi du rapport de police), les périodiques sont par ailleurs muets quant à la question de l’eau, qui semble avoir fait défaut dans les premiers moments de lutte contre le feu. L’avocat Edmond-Jean-François Barbier relève pourtant dans ses Mémoires qu’« à cause de la vacance du théâtre il n’y avoit point d’eau dans les tonneaux10 ». En 1781, en revanche, le sujet est nettement mieux dessiné. Le Journal de Paris du 10 juin souligne la vulnérabilité du lieu :
On peut se figurer, en effet, la difficulté d’arrêter les progrès des flammes sur des matières aussi combustibles que des toiles et des châssis chargés de vernis et de peintures à l’huile et enfin sur des charpentes aussi immenses et dont les pièces de bois sont pour ainsi dire pressées les unes sur les autres.
Le thème fut repris, on le verra, par le Mercure de France quelques jours plus tard, dans un article pointant, au-delà de sa vulnérabilité, la dangerosité de l’endroit. La question de l’eau, par ailleurs, apparaît dans les chroniques. Suite à l’incendie de 1763, il avait été décidé que les spectacles de Paris seraient dotés de pompiers et de réservoirs d’eau. Or, au soir du 8 juin 1781, ceux de l’Opéra étaient, si l’on en croit un certain nombre de relations, vides. Ainsi, on lit dans le Courrier d’Avignon du 19 juin : « De Paris, le 9 juin […] quelques seaux d’eau employés à tems auroient prévenu un plus grand désastre ; il ne s’en trouva pas un seul » ; dans le Journal historique et politique du 16 juin 1781 : « On demanda de l’eau, il n’y en avoit pas » ; dans le Journal historique et littéraire du 1er juillet 1781 : « une toile touchant un lampion, s’enflamma, un seau d’eau eût suffi en ce moment pour l’éteindre : on n’en trouva pas » La polémique n’est pas poussée, mais peut-être le chemin est-il ouvert pour l’ironie des Mémoires secrets :
Le plus extraordinaire, c’est qu’il passe pour constant qu’il n’y avoit pas une goutte d’eau dans le réservoir de l’opéra ; & que si l’on avoit pu jeter sur le champ quelques sceaux [sic] d’eau, on auroit prévenu cette catastrophe, & l’incendie n’auroit été rien11
ou le sarcasme de Louis-Sébastien Mercier :
Un seau d’eau auroit arrêté l’incendie dans son origine. La salle ne manquoit pas de pompes ni d’un réservoir spacieux en cas de danger ; mais le réservoir étoit à sec. Des débats parmi les aministrateurs avoient fait négliger les précautions les plus indispensables12.
Est-ce bien moral ?
Stricto sensu, la presse, sans occulter les lacunes en matière de sécurité, s’abstient de polémiquer. L’attention du lecteur moderne peut être attirée, à l’occasion, par une coïncidence, mais il s’agit de concours de circonstances et des inconvénients de la publication périodique : le 8 juin 1781, jour de la destruction de la salle de l’Opéra, la Gazette de France consacre une chronique à l’incendie des faubourgs de la ville de Troyes (le 24 mai). La candeur du rédacteur était déjà manifeste, lorsque la même Gazette de France, le 18 avril 1763, après avoir conclu la relation de l’incendie du 6 en annonçant la construction prochaine d’une nouvelle salle, et la mise en place de concerts de substitution, donnait à lire, juste en dessous13, que suite à l’incendie du « village de Sainte-Marie à Py, Election de Retel-Mazarin », « trente-cinq familles, dont treize de Laboureurs, se trouvent par cet affreux événement sans habitation & sans pain. » De même, le Journal politique de Bruxelles de juin 1781 (supplément au Mercure), tout en reproduisant la relation du Journal historique et politique du 16 juin, donne juste au-dessus de son article, mais probablement sans intention particulière, la description des ravages d’un orage destructeur à Joinville, de lourdes conséquences pour les populations. Plus proche, sans doute, se trouve le commentaire implicitement critique, lorsque le Journal historique et littéraire du 1er juillet 1781 écrit :
Le feu a pris le 8 au soir à l’opéra. Les détails de cet embrasement font frémir par l’idée du danger auquel une foule nombreuse de spectateurs se seroit trouvée exposée, si le feu avoit pris un quart d’heure plutôt, & de celui qui menace sans cesse les édifices publics par des accidens qui déconcertent les mesures les mieux prises pour prévenir de tels malheurs14.
L’événement est d’ailleurs nettement mis en perspective par un traitement « en réseau » : une note renvoie au numéro du 1er mai15, lequel, citant les Mémoires de M. le duc de Champigny16, énumère les sinistres majeurs survenus dans les théâtres européens entre 1772 et 1781. « Si les temples du Dieu vivant », poursuit l’auteur du Journal,
avoient en si peu d’années causé tant de ravages parmi les hommes ; si le fer, le feu, l’enfoncement des pavés ou la chute des voutes y avoit fait périr à diverses reprises quelques-uns de ces Chrétiens lestes qui vont aux grandes fêtes entendre la derniere & la plus courte Messe ; on les fermeroit, on les détruiroit : les plus dévots craindroient d’y entrer ; tous se croiroient dispensés de s’y rendre17.
Cas isolé de chronique à résonance polémique, semble-t-il.
Au demeurant, sur le plan esthétique, la polémique touchant au genre même de l’opéra français, qui aurait pu être reprise en ces occasions, ne trouve alors guère place que dans les publications à caractère différé ou confidentiel. Il faut aller à la Correspondance littéraire de Diderot et Grimm, en avril 1763, pour lire : « Comme on manquait d’eau dans le commencement, on disait que c’était tout simple ; que personne n’avait pu prévoir que le feu prendrait dans une glacière. » Puis, plus sérieusement : « Ce coup pourrait bien être le coup de grâce pour un spectacle qui n’a jamais pu se relever de celui que lui porta la musique italienne, il y a dix ans, et qui, depuis deux ou trois ans, s’acheminait sensiblement vers sa fin. » Avant une dernière pirouette : « L’avis de l’abbé de Galiani était de mettre l’Opéra français à la barrière de Sèvre, vis à vis le spectacle du combat du taureau, parce que, dit-il, les grands bruits doivent être hors de la ville18. » En 1781, Les Mémoires secrets, quant à eux, après s’être acquittés de la tâche de consignation des faits à la façon d’un périodique d’information, ne manquent pas de rendre hommage, si l’on ose dire, à la réputation rose de la maison, en évoquant, à la date du 28 juin, les concerts organisés en remplacement du défunt spectacle :
afin de rendre aux amateurs autant qu’il est possible l’agrément qu’ils avoient à l’opéra, de voir les filles de près & de causer avec elles pendant la représentation, on a formé un rang de loges au niveau du parquet, où se placent les demoiselles habituées à se voir une cour, et à tenir cercle au spectacle. Malheureusement on ne peut rendre aux paillards les jambes des danseuses, qui les émerveilloient si fort19.
Mais dans la presse régulière et publique, rien qui soit de ce ton-là.
L’incendie… et après
En revanche, les périodiques de 1781 assurent quelque temps le suivi de l’événement, faisant écho au sinistre, annonçant les concerts donnés en la salle des Tuileries en remplacement des spectacles d’opéra, et chroniquant, peu ou prou, les états successifs des projets de nouvelle salle. Par exemple, le Journal de Paris, après les premières chroniques des 9 et 10 juin, publie le 16 un article sur la sécurité à la Comédie-Italienne, le 21 un éloge des actes de courage signalés lors du sinistre, et le 24 un texte sur l’organisation de concerts au château des Tuileries pour combler le vide occasionné par la destruction de la salle de l’Opéra. Le texte le plus remarquable parut dans le Mercure de France, le 23 juin :
Il n’est pas douteux, par exemple, qu’un Spectacle renfermant dans son sein quantité de matières inflammables, son voisinage ne soit très-alarmant & très dangereux pour les particuliers dont les maisons y sont contigües ou adossées.
Il conviendrait donc de « faire en sorte que désormais tous les Théâtres soient isolés ». « Plusieurs de nos villes de Provinces ont déjà pris cette sage précaution, note le rédacteur, et les habitans de la Capitale ont le droit d’attendre la même faveur […]. » Le journaliste s’attache ensuite longuement à montrer le danger que représente l’habitude de refermer à clef les loges sur leurs occupants, sans possibilité de les rouvrir de l’intérieur : « Que de malheureux seroient les victimes de la méfiance des Entrepreneurs, si le feu prenoit à l’Opéra pendant le spectacle. » Il n’est même pas nécessaire de songer à la circonstance particulière de l’incendie pour comprendre le caractère criminel de cette mesure :
Qu’il soit impossible d’ouvrir les loges en-dehors, rien de plus naturel ; mais qu’au moins on puisse les ouvrir dans l’intérieur, et qu’un particulier qui, […], a besoin de secours prompts, ne soit point obligé de voir sa santé dépendre de la négligence ou du sommeil d’une Ouvreuse20.
C’est dans les archives du bureau de la ville de Paris, d’une part, dans celles de la Maison du roi, d’autre part, que l’on peut suivre au plus près le détail du bilan matériel des incendies, ainsi que des projets et des décisions concernant tout d’abord la salle provisoire des Tuileries puis la deuxième salle du Palais-Royal, inaugurée en 1770, puis la salle des Menus-Plaisirs et celle de la porte Saint-Martin en 178121. La presse, quant à elle, informe ses lecteurs des projets, comme le font, par exemple, le Mercure de France d’avril 1763, qui mentionne les modifications topographiques prévues pour la nouvelle salle sur le site du Palais-Royal, ou encore les Mémoires secrets22. Mais s’agissant du détail et des aléas de ces projets, on peut mesurer, à la consultation des archives, combien les informations recueillies et transmises par la presse restent, malgré tout, en surface, et comment, par ailleurs, le sujet s’y dilue, au fil du temps.
On l’a vu, la presse dans son ensemble, et pas seulement la Gazette de France ou le Mercure, semble aussi éviter autant que faire se peut les éventuels sujets de polémique, concernant le coût, la dangerosité du spectacle, etc., en tout cas dans un premier temps. Quant à la polémique esthétique, il est vrai que les lecteurs, notamment en 1781, avaient été servis jusqu'à saturation peu d'années auparavant, notamment ceux des publications impliquées dans la querelle des gluckistes et des piccinnistes (Journal de Paris, Mercure de France, Journal de politique et de littérature de La Harpe, particulièrement). De ce point de vue, se dessine finalement, à l'occasion des incendies, une démarcation nette entre la presse d'information et les écrits à vocation critique.
L’annonce des programmes et des représentations, le commentaire régulier tant des œuvres proprement dites que des productions et des prestations des acteurs, ne s’interrompent bien sûr à aucun moment dans la presse, qu’elle soit généraliste ou spécialisée. L’Académie royale partage naturellement, à partir de 1762, le devant de la chronique journalistique avec la Comédie-Italienne, ou Opéra-Comique. L’Opéra incendié, en un « spectacle horrible23 » et grandiose, transcendant comme par métonymie celui que l’on donnait sur la scène24, ne fut, tant en 1763 qu’en 1781, réduit au silence que très provisoirement. Et même détruit, on le voit, il continua d’alimenter la chronique.
(Université de Lyon – Université Lumière Lyon 2 – UMR 5317 IHRIM)
Notes
1 Ont été principalement consultés les titres suivants : pour l’incendie de 1763, la Gazette de France, la Gazette de Leyde, la Gazette de Vienne, le Courrier d’Avignon, La Clef du cabinet des princes, Les Spectacles de Paris, le Mercure de France, la Correspondance littéraire de Grimm ; pour l’incendie de 1781, la Gazette de France, la Gazette de Leyde, la Gazette de Vienne, le Courrier d’Avignon, le Journal historique et littéraire, le Journal historique et politique, le Mercure de France, le Journal politique de Bruxelles, le Journal de Paris, la Correspondance littéraire de Grimm, la Correspondance littéraire secrète de Mettra, les Mémoires secrets pour servir l’histoire de la république des Lettres en France… On trouve, par ailleurs, une évocation des incendies de l’Opéra dans le Journal de Barbier, le Journal de Collé (1763), les Nuits de Paris de Restif de la Bretonne, les Souvenirs de ma vie de Pierre-Louis-Pascal Jullian, le Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier (1781)…
2 Série Y, 14/207. Reproduit dans Émile Campardon, L’Académie royale de musique au xviiie siècle, Paris, Berger-Levrault, 2 vol., 1884, « Appendice », p. 363‑389.
3 Délibérations du bureau de la ville de Paris, « Embrasement de la Salle de l’Opéra », Archives nationales, H//1870, feuillets 166-167.
4 Le rapport de police, quant à lui, n’aborde pas le sujet.
5 Lettre du 8 avril 1763, dans Mémoires et correspondance littéraires, dramatiques et anecdotiques de C. S. Favart, t. 2, Paris, Léopold Collin, 1808, p. 87. Favart avance, par ailleurs, une hypothèse différente quant au départ du feu.
6 Lors même que dès le 20 juin, le Journal de Paris pointait le caractère exagéré de ce que colportait la rumeur en la matière, et en appelait à la rigueur déontologique des journalistes. Le Courrier d’Avignon dans sa livraison du 19 juin notait, pour sa part (« De Paris, le 9 juin ») : « On assure qu’environ 12 personnes ont été les victimes de ce triste accident ; mais avant de grossir cette calamité, nous attendrons de nouveaux détails. » La livraison du 22 juin donnait, « De Paris, le 13 juin », le chiffre exact de onze victimes, précisant en outre à quels corps de métiers elles appartenaient, mais – à la différence du Journal de Paris du 20 juin – n’indiquant le nom que des deux artistes danseurs péris dans l’incendie (Danguy et Beaupré).
7 Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des Lettres, t. XVII, 9 juin 1781, Londres, Adamson, 1782, p. 222. Le chiffre de onze semble exact (il ressort du rapport de police), mais ne pouvait être connu qu’au titre de personnes disparues à la date du 9 juin.
8 Peut-être la confusion et l’imprécision des Mémoires se trouvent-elles à l’origine d’autres affirmations erronées parues postérieurement, dans le Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier et, quelques décennies plus tard, sous la plume de Castil-Blaze : « Quatorze personnes ont été réduites en charbon » (Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, Nouvelle édition corrigée et augmentée, vol. i, t. 2, chap. 124, « Nouvel incendie », Amsterdam, 1782, p. 59-62 ) ; « On trouva sous les décombres vingt-et-un cadavres » (Castil-Blaze, Les Théâtres lyriques de Paris : l’Académie impériale de musique, Paris, Castil-Blaze,1855). Dans le texte de Castil-Blaze, certaines phrases proviennent, par ailleurs, directement de celui de Mercier…
9 Les Spectacles de Paris, ou Calendrier historique & chronologique des théâtres, vol. XIII, 1764, p. 7-9.
10 Edmond-Jean-François Barbier, Chronique de la Régence et du règne de Louis XV (1718–1763), ou Journal de Barbier, Huitième et dernière série, Paris, Charpentier, 1866, p. 67.
11 Mémoires secrets, op. cit., 10 juin 1781, p. 225.
12 Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, op. cit., ibid. Mettra (ou Metra), dans sa Correspondance littéraire secrète, n’est pas loin d’adopter le même ton : « On avoit pris les plus belles précautions du monde pour empêcher la nouvelle salle d’être comme celle qu’elle remplaçoit, la proie des flammes ; le nombre des réservoirs étoit considérable ; on regardoit comme un chef d’œuvre la maniere dont ils étoient placés & la disposition des tuyaux : malheureusement ils ne contenoient pas une goutte d’eau quand le feu y prit, le 8, après une représentation d’Orphée : au bout de quelques heures, il ne restoit que les quatre murs. » (Louis-François Mettra, Correspondance littéraire secrète, 1781, no 24, 13 juin 1781).
13 Gazette de France, 18 avril 1763, p. 148.
14 Journal historique et littéraire, 1er juillet 1781, p. 377-378.
15 Le 1er juin, il est déjà fait allusion à cette livraison du 1er mai. Sont en outre relatés plusieurs incendies, dont celui d’une corvette royale, mais aussi de maisons de village, et un sinistre provoqué par l’explosion d’un magasin de poudre…
16 Charles de Fieux, chevalier de Mouhy, Les Dangers des spectacles ; ou Les Mémoires de M. le duc de Champigny, dédiés à Mgr le prince de Montbarey […], 4 vol., Paris, l’auteur, Jorry & Mérigot, 1780.
17 Journal historique et littéraire, 1er mai 1781, note b, p. 19.
18 Denis Diderot et Friedrich Melchior Grimm, Correspondance littéraire, philosophique et critique adressée à un souverain d'Allemagne depuis 1753 jusqu'en 1769, 1re partie, t. 3, Paris, J. Michaud et F. Chéron, 1813 ; 15 avril 1763, p. 352-353.
19 Mémoires secrets […], op. cit., p. 256. Il y a pire. Peut-être sur la suggestion du directeur de l’Opéra, Antoine Dauvergne, qui avait exprimé sa crainte de voir les sujets de l’Opéra « demander leur Congés pour aller dans les cours étrangères […] » (lettre de juillet 1781 ; Archives nationales, MIC.O/1/619), le roi avait assuré aux artistes le maintien de leurs appointements, tout en leur donnant l’ordre de ne point s’éloigner. Le 18 juillet, Les Mémoires secrets ricanent : « On sait que tous les sujets de l’opéra ont reçu défenses de sortir de Paris sans congés, le gouvernement, comme on a dit, ayant déclaré qu’il leur continueroit leurs appointements, même pendant qu’ils ne joueroient pas. C’est à ce sujet qu’a été composé par un plaisant le quatrain suivant : “Passe que les acteurs ne puissent s’absenter !/ On peut avoir soudain besoin de leurs services !/ Mais que deviendront les actrices ?/ On leur défend de s’écarter !” » (ibid., p. 276-277). Charles-Simon Favart, écrivant au comte Durazzo le 8 avril 1763, avait déjà pratiqué le sarcasme de rigueur, ainsi que la plaisanterie grivoise – quoique d’une duplicité redoutable : « S’il n’y avait que l’Opéra, on pourrait dire tant pis, tant mieux ; on lui avoit toujours prédit qu’il mourrait de froid, voilà comme il ne faut point croire aux astrologues ; il est mort de chaud. […] Nous n’aurons plus ces vieux habits que l’on renouvelait tous les ans, en les surchargeant d’oripeaux ; de ces antiques décorations que l’on rebarbouillait périodiquement, ni de ces vieilles machines qui montraient toujours la corde ; nous espérons du neuf. Ah ! si cela pouvait s’étendre jusqu’aux actrices ! Plût encore que l’incendie parvenu jusqu’à l’entrepôt de l’Opéra, eût encore consumé toute la bibliothèque de notre musique française ! » Et, évoquant les causes du départ du feu : « d’autres disent qu’un garçon machiniste, sous-concierge, en faisant sa ronde dans les loges des demoiselles, approcha malheureusement sa chandelle du cotillon d’une danseuse, objet combustible, qui s’enflamma tout à coup […]. » Mais aussi : « L’opinion la plus commune est que les directeurs de l’Opéra ont mis le feu eux-mêmes pour payer leurs dettes. » (Mémoires et correspondances… de Favart, op. cit., p. 87-89.
20 Mercure de France, 23 juin 1781, p. 186-189.
21 Archives nationales : salles du Palais-Royal et des Tuileries, AJ/13/6 ; Délibérations du bureau de la ville de Paris, Mémoires divers, lettres, notes… : MIC.H//1870 ; MIC.O/1/619-620, MIC.O/1/628-629.
22 Mémoires secrets, op. cit., 21 juin, 30 juin, 30 juillet, 24 août 1781, p. 244, 258, 303-305, 340-341.
23 « Ce feu formait un spectacle horrible ; et dans les rues adjacentes et même un peu éloignées, c’était une pluie d’étincelles pendant plusieurs heures. Dans les premiers moments où le peuple n’était pas instruit de la cause, il croyait que c’était les étoiles qui se détachaient du firmament. » (Mémoires secrets, op. cit., 10 juin 1781, p. 224-225.)
24 Les Mémoires secrets, à la date du 9 juin 1781 (op. cit., p. 222-223), nous suggèrent l’idée poétique du spectacle changeant de nature, en passant de la scène de l’illusion à celle de la réalité : « On ignore comment le feu a pris ; on présume que c’est un simulacre du troisieme acte [de l’Orphée de Gluck], représentant le feu des enfers, dont les flammeches, voltigeant jusqu’au comble, y auront entretenu un feu sourd, qui aura éclaté au bout d’un certain temps avec violence, et aura tout embrasé. »