Reportages

Colette Yver au front : à travers l’œil sensible d'une écrivaine-reporter

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ISABELLE LÉVESQUE

Si le nom de l’écrivaine française Colette Yver (1874-1953)1 n’a pas survécu à l’épreuve du temps, sa contribution littéraire n’est pas moins intéressante. Bien connue à la fin du XIXe et au début du XXe siècle2, elle a publié plus d’une cinquantaine d’œuvres (romans, traductions d’œuvres littéraires et de biographies, essais et hagiographies)3, en plus de contribuer à plusieurs périodiques comme L’Écho de Paris, Les Cahiers du Plateau d’Assy et Lectures pour tous4. Son roman Princesses de sciences5 a d’ailleurs été couronné, en 1907, du prix Vie heureuse, ancêtre du prix Femina, pour lequel elle a été jurée de 1913 à 1951. En 1917, elle est également devenue membre de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen, avant de recevoir, en 1931, le titre de Chevalier de la légion d’honneur.

Colette Yver figure parmi les quelques femmes journalistes ayant couvert la Première Guerre mondiale en se rendant au front6, dans la même veine qu’Andrée Viollis et Colette (Sidonie-Gabrielle Colette). C’est le sujet de son reportage « Sur le front de la Somme », publié en deux livraisons dans Lectures pour tous : « Ma visite aux blessés » (15 octobre 1916) et « Chez les vainqueurs de Picardie » (1er novembre 1916). Le périodique Lectures pour tous : revue universelle et populaire illustrée (édité par Hachette) est un mensuel fondé en 18977.

Lectures pour tous

« Ma visite aux blessés », Lectures pour tous, 15 octobre 1916

Cette revue est caractéristique des périodiques créés pendant la deuxième moitié du XIXe siècle et au tournant du XXe siècle qui, sur un ton politique plutôt neutre, mettent en avant les valeurs universelles de la République, les avancées scientifiques et tout ce qui a trait à l’exotisme, au lointain et à l’inaccessible8. À ce propos, Colette Yver mentionne les avancées technologiques de la société avec enthousiasme dans ses reportages : « Je cite cet exemple qui montre avec quels perfectionnements scientifiques la médecine est faite au front9 ». Si le texte se veut objectif (« Je vais dire aujourd’hui seulement ce que j’ai vu10 », écrit Yver en commençant son reportage), la ligne éditoriale de la revue et la subjectivité de l’autrice sont clairement perceptibles. Les deux se positionnent contre les Allemands et pour les Français, témoignant une colère contre les premiers et une admiration pour les derniers, soulevant les enjeux encore actuels de l’objectivité journalistique. Comme le remarque à ce sujet Françoise Knopper, la question se pose de savoir si, à l’époque, « la porosité des deux registres, celui du discours journalistique et celui de l’évasion esthétique, plaçait […] les auteurs dans un entre-deux, leur [servait] de garde-fou, ou bien [si] toute neutralité [était] au contraire incompatible avec ces temps de guerre11 ».

Dans un autre ordre d’idée, le titre de la revue, Lectures pour tous : revue universelle et populaire illustrée, est révélateur de son contenu. « Pour tous », elle contient en effet des textes pour tous les goûts, et ce, de tous genres, qui cherchent à représenter le monde : des nouvelles généralistes, des reportages, des articles d’opinion, des critiques d’art, mais aussi des textes de fiction comme des feuilletons, des romans, des récits historiques et des comédies. Revue « illustrée », ses pages regorgent de photographies et d’illustrations : on représente ainsi les avancées technologiques tout en attestant la véracité des événements décrits. Revue « universelle » et « populaire », elle renferme une grande quantité d’articles à thématiques sociales et politiques comme la guerre, la religion, la santé (le problème de la propagation de la peste à cette époque, par exemple), l’industrie et le travail, etc. Les reportages d’Yver sur la guerre s’inscrivent ainsi parfaitement dans la ligne éditoriale de Lectures pour tous, la guerre constituant à l’évidence un sujet d’intérêt général pendant la Première Guerre mondiale.

Fruit du déplacement de la journaliste au front, ce reportage en deux parties expose des scènes typiques de la guerre. Ainsi, la livraison « Ma visite aux blessés » donne à voir la gestion des blessés au front à travers le regard d’Yver : l’écrivaine y décrit les réalités et les enjeux qui s’imposent aux soldats et aux soignants, du transport des blessés du front jusqu’à leur lieu de convalescence, en passant par le triage et la salle d’opération. Dans « Chez les vainqueurs de Picardie », cette fois, c’est une Picardie au lendemain de la victoire des Français sur les Allemands qui est mise en scène par la journaliste, qui va à la rencontre des troupes sur le territoire. Elle y décrit les soldats en déplacement, leur apparence, leur attitude, tout comme les prisonniers et leurs interactions. Les deux textes s’inscrivent dans la poétique du reportage telle qu’elle s’est établie à partir de la fin du XIXe siècle : « les reportages se présentent dorénavant comme des écrits semi-littéraires et semi-privés, [qui] associent réalisme et recherche stylistique, idéologie et observations de terrain12 ». On retrouve en effet chez Yver un texte écrit a posteriori du voyage sur le terrain, dans une écriture à la première personne qui allie différents procédés littéraires, pour produire un récit imagé et esthétique qui se situe aux frontières du journalisme et de la littérature.

L’autrice y multiplie également les adresses au lecteur : c’est ici spécifiquement aux mères, aux épouses et aux sœurs des soldats qu’elle s’adresse, ce qui, d’ailleurs, est précisé par la revue, en chapeau du reportage : « Toutes les mères françaises, anxieuses de savoir sur quels secours peuvent compter leurs enfants, recueilleront avec reconnaissance ce témoignage d’une femme13. » L’autrice s’adresse aussi aux soldats : « Chers soldats qui passiez […], vous n’imaginez pas avec quelle émotion je vous saluais au passage. […] Je me demandais lesquels, parmi vos corps […] recevraient à leur tour les terribles blessures qui me heurtaient14. »

De plus, la citation précédente révèle aussi une écriture intimiste, qui est très présente dans les deux reportages. Cette écriture intimiste n’est pas sans rappeler les récits de voyage du XIXe siècle dans la mise en scène d’un « “ je” autobiographique dont la force est d’établir une forme d’intimisme en contrepoint du mouvement des transports, des impondérables du territoire et des rencontres avec des étrangers15 », où le reporter est mis en scène comme un personnage « incarné dans un corps sensible16 » qui s’adresse au lecteur comme à un proche, mêlant les souvenirs de l’écrivain et ses ressentis quant à ce qu’il vit sur place17.

À ce propos, les textes d’Yver réunissent descriptions du réel et passages narratifs, alors qu’elle relate les événements qu’elle vit de façon chronologique et les sentiments y étant liés. Elle se permet aussi des commentaires réflexifs sur sa démarche d’écrivaine-reporter, se mettant en scène et soulevant également son rôle dans le partage d’information : « Je pourrais consacrer bien des lignes de louanges aux médecins […]. J’aime mieux dire tout simplement aux mères et aux femmes de ceux qu’ils ont sauvés : “ Vos chers blessés sont bien soignés18 !” ». En ce sens, l’écriture intime, les adresses au lecteur et les commentaires réflexifs mettent en avant la figure de l’écrivaine-reporter. Dans une société dominée par les hommes, où le milieu journalistique ne fait pas exception, la figure de la femme reporter apparaît ici assez distincte de celle de l’homme reporter. Courageux, vaillant, n’ayant peur de rien, l’écrivain-reporter est en effet vu à cette époque comme un

aventurier grand teint […] ou […] [un] détective sagace […] [,] « chasseur de nouvelles » [,] héros du monde moderne transitant des grands express à console du télégraphe, des coulisses du pouvoir aux faubourgs de la misère et parcourant le monde en chapeau frivole pour rapporter au lecteur du journal le récit tout chaud des événements19.

De son côté, la figure de l’écrivaine-reporter est caractérisée par « l’exposition d’un corps réceptif à toutes les sensations, [et la] capacité à l’empathie et au sensualisme radical20 », exprimés à travers le prisme de l’émotion et de l’empathie. Yver se présente ainsi en tant que femme sensible ayant les qualités d’une mère et d’une épouse, traits qui transparaissent dans sa façon d’aborder le sujet dans le récit, autant comme personnage mis en scène sur place qu’en tant qu’énonciatrice. Ainsi, dans les reportages sur la guerre de Colette Yver, le souci de représenter le monde et la guerre tels qu’ils sont est inséparable de la bienveillance avec laquelle la reporter aborde le sujet. L’écrivaine se pose donc comme témoin de ce qui se passe au front, mais également comme un témoin des douceurs, des espoirs et des beautés qu’elle perçoit grâce à sa féminité et qui, l’espère-t-elle peut-être, permettent de mettre un baume sur les atrocités de la guerre.

Sur le front de la Somme

« Sur le front de la Somme. Ma visite aux blessés », Lectures pour tous, 15 octobre 1916, p. 76-83. Cet article donne à voir la gestion des blessés au front à travers le regard d’Yver : l’écrivaine y décrit les réalités et les enjeux qui s’imposent aux soldats et aux soignants, du transport des blessés du front jusqu’à leur lieu de convalescence, en passant par le triage et la salle d’opération.

 « Sur le front de la Somme. Chez les vainqueurs de Picardie », Lectures pour tous, 1er novembre 1916, p. 148-153. Dans cette livraison, Yver dépeint la Picardie au lendemain de la victoire des Français sur les Allemands. La journaliste va à la rencontre des troupes sur le territoire. Elle y décrit les soldats en déplacement, leur apparence, leur attitude, tout comme les prisonniers de guerre et leurs interactions.

Notes

1 Pseudonyme d’Antoinette de Bergevin (nom de naissance) ou Antoinette Huzard (nom d’épouse).

2 La revue Lectures pour tous commence l’un de ses reportages en soulignant la popularité de Colette Yver et en la qualifiant comme suit : « Un écrivain de grand talent, que connaissent bien nos lecteurs » (« Sur le front de la Somme. Ma visite aux blessés », Lectures pour tous, 15 octobre 1916, p. 76).

3 Ses œuvres abordent des thèmes comme le catholicisme, la place de la femme en société et le féminisme, défendant toutefois un point de vue défavorable à ce dernier (voir Léon Abensour, Histoire générale du féminisme des origines à nos jours, no 10, Paris, Delagrave, 1921, URL : https://archive.org/details/histoiregnraled00abengoog/page/n283/mode/2up?q=Yver).

4 Voir, pour une liste exhaustive, les travaux de Jacques Benoist, notamment Jacques Benoist, « Yver », dans G. Jacquemet et la Faculté de Théologie de l’Institut catholique de Lille (dir.), Catholicisme, hier, aujourd’hui, demain, t. XIII, Paris, Letouzey et Ané, 1993. Ces travaux sont disponibles en ligne.

5 Colette Yver, Princesses de sciences, Paris, Calmann-Lévy, 1923.

6 Mentionnons au passage au moins trois autres articles d’Yver à ce sujet : « Nénette au front », « Rouen pendant la guerre : 1914-1917 » et « Les profils de la guerre [au point de vue social] ». Un ouvrage publié en 2014 aux Éditions des Falaises, Rouen 1914-1918, regroupe des textes de guerre de Georges Dubosc et de Colette Yver.

7 En 1930, Lectures pour tous a absorbé la revue Le Tour du monde et, en 1939, la revue Je sais tout, avant de fusionner en 1971 avec Constellation, moment où elle change de nom et devient Lectures pour tous / Constellation, périodique publié jusqu’en 1974. Mensuel de 1897 à 1954, Lectures pour tous paraît ensuite de façon hebdomadaire jusqu’à sa disparition en 1974.

8 Alain Vaillant, « Écrire pour raconter », dans Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau monde éditions, 2011, p. 773-792.

9 Colette Yver, « Sur le front de la Somme. Ma visite aux blessés », art. cit., p. 83.

10 Ibid., p. 77.

11 Françoise Knopper, « Guerre et journalisme culturel : les variantes du “feuilleton” durant la Première Guerre », Cahiers d’Études Germaniques, no 66, 2014, p. 53-76, § 2.

12 Françoise Knopper, « Guerre et journalisme culturel : les variantes du “feuilleton” durant la Première Guerre », art. cit., § 2.

13 Colette Yver, « Sur le front de la Somme. Ma visite aux blessés », art. cit., p. 76.

14 Colette Yver, « Sur le front de la Somme. Chez les vainqueurs de Picardie », Lectures pour tous, 1er novembre 1916, p. 149.

15 Charlotte Biron, « Du voyageur à la reporter, des proximités variables », CoNTEXTES [En ligne], n20, 2018, § 4, URL : https://journals.openedition.org/contextes/6425?lang=fr. Cette analyse de Charlotte Biron concerne le chroniqueur et voyageur canadien Arthur Buies, mais pourrait tout à fait valoir pour des récits de voyage français de la même époque. Sur l’écriture intime dans la presse du XIXe siècle, voir Marie-Ève Thérenty, La littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2007.

16 Charlotte Biron, « Du voyageur à la reporter, des proximités variables », art. cit., § 4.

17 Id. Un passage de « Chez les vainqueurs de Picardie » illustre particulièrement bien ce propos : « Je compare au rire insolent et hostile de certains prisonniers vus en 1915, l’expression parfois indéchiffrable […] de ces visages qui me regardent » (Colette Yver, art. cit., p. 150).

18 Colette Yver, « Sur le front de la Somme. Ma visite aux blessés », art. cit., p. 82.

19 Myriam Boucharenc, L'écrivain-reporter au cœur des années trente, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2004, p. 11.

20 Marie-Ève Thérenty, « LA chronique et LE reportage : du “genre” (gender) des genres journalistiques, Études littéraires, vol. 40, n3, 2009, p. 122.

Pour citer ce document

Isabelle Lévesque, « Colette Yver au front : à travers l’œil sensible d'une écrivaine-reporter », Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2023, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/textes-du-19e-siecle/anthologies/reportages/colette-yver-au-front-travers-loeil-sensible-dune-ecrivaine-reporter