Jules Claretie et le reportage de guerre à Sedan
Table des matières
JEANIE BOGART
Présentation
Né le 3 décembre 1840 à Limoges, en France, et décédé à Paris le 23 décembre 1913, Jules Claretie était un « [é]crivain, journaliste et administrateur1 ». Il a publié, sous au moins une douzaine de pseudonymes, de nombreux romans et plusieurs articles dans des journaux tels Le Figaro et Le Temps. Élu d’abord président de la Société des gens de lettres, il est par la suite devenu membre de l’Académie française en 1888. Correspondant de guerre, il fait paraître dans le périodique L’Illustration une série de reportages sur la guerre franco-prussienne, dont celui qui nous concerne, « En campagne. Au champ de bataille de Sedan », publié le 10 septembre 1870, dans lequel il raconte la défaite de l’armée française devant les troupes allemandes à Sedan.
Fondé le 19 mars 1843, L’Illustration, comme l’indique son titre, était un magazine qui accordait la priorité aux images, comme le faisait son modèle, l’Illustrated London News, lancé une année plus tôt en Angleterre. Dans le numéro où est publié l’article de Claretie sur Sedan, L’Illustration traite plusieurs sujets où domine toutefois l’actualité politique, qui occupe tant la rubrique « La revue politique de la semaine » que « Le courrier de Paris », mais publie aussi en feuilleton la fin d’une nouvelle d’Élisa Frank.
La pratique du reportage, devenu un genre journalistique important à la fin du XIXe siècle, pouvait paraître prestigieuse du fait de l’image que les reporters transmettaient d’eux-mêmes à travers leurs articles. En effet, quand on parle de reportage, dans l’imaginaire du public et même des gens de presse, c’est l’image de héros et d’aventuriers qui s’impose, comme le souligne Pascal Durand2.
Selon ce dernier, le reportage journalistique aurait pris naissance symboliquement en France en 1880, par la publication du récit Le sieur de Va-Partout, dans lequel Pierre Giffard, lui-même journaliste, crée un personnage de reporter et prône une nouvelle poétique du journalisme qui combine audace et curiosité, esprit d’initiative et courage, création de personnages et travail du style. Or, Claretie, quant à lui, avait déjà publié ses reportages sur la guerre franco-prussienne dès 1870. Cela fait de lui un précurseur du reportage, avant même que le reportage acquière ses lettres de noblesse en France.
Le reportage comme récit
En guise d’entrée en matière, le premier paragraphe du reportage de Claretie commente la fin du second Faust de Goethe. Il décrit au lecteur une scène dans laquelle quatre femmes, l’air sinistre, se présentent tour à tour comme des allégories de la misère, de la détresse, de la famine et de la mort : quatre apparitions qui, affirme Claretie, résument la guerre, comme s’il préparait par là le lecteur à plonger dans son témoignage du champ de bataille comme il assisterait à une scène de théâtre. La suite est un récit dont Claretie est le personnage principal. Ce récit, raconté au « je », le met en vedette sur le front, livrant ses impressions aux lecteurs. « Le reporter doit faire corps avec l’événement et s’efforcer de communiquer à son lecteur cette illusion de proximité au point que les trois plans du narrateur, du narré et du narrataire paraissent se confondre3 », souligne Alain Vaillant. Le reportage apparaît ainsi comme le produit d’un travail de synthèse et d’interprétation qui, dans le cadre d’un récit, cherche à créer une impression d’authenticité et d’immédiateté.
En effet, dans ce reportage adressé au journal le 5 septembre, Claretie et son ami peintre et homme de lettres, Antonin Proust, au sujet duquel il ne tarit pas d’éloges et dont il a joint les croquis à l’article, partent de Bruxelles pour se rapprocher du champ de bataille de Sedan.
Les deux amis voyagent de nuit jusqu’à Paliseul, où ils découvrent plusieurs régiments français réfugiés en Belgique, qui ont été surpris et écrasés par l’armée allemande. Les deux voyageurs s’éloignent de la scène sinistre et se rapprochent de Sedan, angoissés, le cœur serré, traversant des villages en flammes, avant d’être faits prisonniers des Prussiens : « Un officier de la cavalerie s’avance vers nous. Il appelle un colonel. Très poliment, – ils sont polis, – comme l’acier, gentlemen, – celui-ci nous avertit que nous sommes prisonniers jusqu’à nouvel ordre4. »
L’Américain Michael Schudson déclare que « les reporters fabriquent des récits » car, selon lui, « [r]aconter n’est pas feindre ni mentir, mais ce n’est pas non plus enregistrer les choses de façon passive et mécanique. Ce qui demande un sens du jeu et de l’imagination5 ». Ce sens du jeu et de l’imagination, Claretie l’offre à ses lecteurs à travers son écriture, c’est-à-dire que dans son reportage, il restitue ce qu’il a vu et ressenti, donnant ainsi au lecteur l’impression de vivre cet événement par lui-même.
L’effet de réel que le texte produit prend appui sur la scénographie ou scène narrative du reportage. Autrement dit, et c’est la condition préalable pour faire de lui un témoin, Claretie met en scène, dans son reportage même, sa collecte d’informations sur le terrain. La scénographie joue une fonction de légitimation, car elle atteste la véracité et soutient la légitimité du discours journalistique. La scénographie de Claretie en témoin repose notamment sur l’écriture à la première personne et la mise en avant des impressions du reporter, à l’aide, par exemple, de verbes de perception, comme « j’aperçois », dans le passage suivant :
Par-dessus la baie, les pommiers et les pruniers des vergers semblent nous tendre leurs fruits qui murissent. Quelle paix ! Et soudain, au pied de la haie, j’aperçois, étendu, un cadavre. C’est un zouave, un jeune homme, le ventre emporté. Il est couché, souriant, superbe, sculptural. Ce n’est pas un homme, c’est une statue, la statue du dévouement6.
Parallèlement au discours journalistique, les illustrations qui accompagnent le reportage favorisent l’effet de réel qu’expérimente le lecteur, en lui donnant un sentiment d’observation directe – elles lui montrent par exemple une scène de débâcle dans un village7 – et de « vécu », comme s’il était présent. L’iconographie qui accompagne le reportage de Claretie, du fait qu’il est publié dans L’Illustration, contribue à le spécifier à une époque où les journaux quotidiens ne comportent pas encore d’illustrations ; à cet effet, soulignons que le titre L’Illustration insiste déjà en lui-même sur la volonté de « montrer » le monde au lecteur. De plus, les illustrations qui accompagnent le reportage sont là pour susciter des émotions chez le lecteur, telles la sympathie, l’indignation et la colère. En effet, elles montrent d’un côté une population en déroute, pourchassée par les opposants dans un village en feu et en flammes et, d’un autre côté, une paisible campagne avec ses fermiers qui emmènent les animaux s’abreuver dans une rivière, mais où la présence d’un homme en uniforme rappelle la perturbation, la guerre8.
L’organisation de l’armée opposante, sa science et même sa gentillesse exaspèrent Jules Claretie. Cependant, il s’efforce de regarder la réalité en face, souligne la puissance de l’armée allemande, sa « multitude organisée », sa « barbarie scientifique ». Selon lui, il faut blâmer la presse et le pouvoir – l’Empire de Napoléon III –, sans capacité matérielle de faire face à cette guerre, d’avoir menti aux Français ; la guerre, dit-il, comme on l’a vu, c’est la famine, la misère, la détresse et la mort. Le reporter et son ami restent habités jusqu’à la fin par les cris de victoire de l’opposant, mais la défaite française ne fait que renforcer leur patriotisme ; ils se rendent compte que mourir pour la patrie est un devoir, idée sur laquelle Claretie clôt son reportage.
Le regard que Jules Claretie porte sur la guerre de Sedan est ainsi celui d’un patriote outré par la lâcheté de l’empereur. Ce regard du reporter se traduit en un récit dans lequel prévalent ses opinions et affleurent les intertextes littéraires ; Claretie non seulement fait référence à Goethe, mais compare le prince Albrecht à « un Don Quichotte sans raideur9 ».
L’importance de la subjectivité du reporter dans son récit tout comme le caractère littéraire et romancé du témoignage de Claretie ne sont pas étonnants. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le récit sous toutes ses formes prend essor dans la presse. Les récits de faits divers publiés par Le Petit Journal (quotidien populaire fondé en 1863) constituent un autre bon exemple des porosités entre fait et fiction. Dans la presse de l’époque, résume Alain Vaillant, « [l]e récit peut être fictionnel ou se rapporter à des événements réels – passés ou actuels. […] Le reportage et le récit judiciaire intègrent couramment des développements fictionnels ou des circonstances imaginaires10 ».
Mais attention ! Le reportage de Claretie demeure un texte référentiel, car l’auteur, bien qu’il ne soit pas objectif en ce qu’il affirme explicitement sa position et sa subjectivité dans le reportage, demeure néanmoins arrimé au référent, la guerre, dont il décrit un épisode bien précis depuis sa position de témoin, en une succession chronologique d’événements.
Durand nous dit que les reporters compilaient leurs articles pour en faire plus tard des livres ou alors qu’ils se mettaient à produire des romans populaires. C’est en quelque sorte ce qu’a fait Claretie deux ans après la publication de sa série de reportages sur la guerre franco-prussienne, en recyclant son témoignage dans les pages de son Histoire de la révolution de 1870-71 (2 vol., 1872-1875).
En campagne. Au champ de bataille de Sedan
« En campagne. Au champ de bataille de Sedan », L’Illustration, 10 septembre 1870, p. 207-211. Durant la guerre franco-prussienne, le reporter Jules Claretie se rend sur le champ de bataille de Sedan avec l’illustrateur Antonin Proust. Ils rencontrent une armée française écrasée par l’armée allemande. C’est l’angoisse, le carnage et la déroute que Claretie livre aux lecteurs dans un élan de patriotisme.
Notes
1 Présentation de Jules Claretie, Médias 19 [En ligne], index des journalistes, consulté le 1er mars 2023, en ligne.
2 Pascal Durand, « Le reportage », dans Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La civilisation du journal. Histoire littéraire et culturelle de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011, p. 1011.
3 Alain Vaillant, « Écrire pour raconter », dans Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La civilisation du journal, op. cit., p. 791.
4 Jules Claretie, « En campagne. Au champ de bataille de Sedan », L’Illustration, 10 septembre 1870, p. 210.
5 Michael Schudson, cité par Pascal Durand, « Le reportage », loc. cit., p. 1023.
6 Jules Claretie, « En campagne. Au champ de bataille de Sedan », art. cit., p. 211.
7 Ibid., p. 208.
8 Ibid., p. 208-209.
9 Ibid., p. 210.
10 Alain Vaillant, « Écrire pour raconter », loc. cit., p. 785.