Presse et scène au XIXe siècle

Les « affaires de Chine » sur la scène dans La Fille du ciel de Judith Gauthier et Pierre Loti

Table des matières

YVAN DANIEL

Le titre de La Fille du Ciel1féminise, de façon à la fois inattendue et attendue, la fonction impériale chinoise du « Fils du Ciel », à la fois politique et symbolique. L’histoire de cette pièce, sous-titrée « Drame chinois », touche à la presse à plusieurs titres : d’abord parce que ce drame est originellement publié en plusieurs livraisons dans la Revue des deux mondes, au printemps 1911, dans une période où il fait écho à l’actualité la plus récente de la Chine. Ensuite parce que, comme on le montrera bientôt, sa genèse s’explique en partie par la presse, et notamment la presse illustrée : les auteurs empruntent certains « tableaux », certains personnages typiques ou historiques à des sources journalistiques, et notamment au Figaro, au Petit Journal ou à L’Illustration – que cite Judith Gautier –, ou encore aux récits de voyage de « grands reporters », témoins professionnels ou occasionnels (diplomates, missionnaires, savants ou militaires…). Le plus connu, Albert Londres, ira en Chine un peu plus tard (1922), mais on dispose au début du siècle de beaucoup d’autres récits de voyages, souvent d’abord publiés dans la presse sous la forme de reportages. On peut par exemple citer Jean Rodes, pour ses articles sur la Chine dans Le Temps et L’Illustration. Les co-auteurs de La Fille du Ciel publient de plus eux-mêmes régulièrement dans la presse : Pierre Loti, officier de Marine, écrivain extrêmement célèbre au début du siècle dernier, est en effet journaliste et reporter à ses heures. Il utilise ici les souvenirs de sa propre expérience, lorsqu’il participa à l’expédition internationale de 1900, pendant la révolte des boxers. Ses articles, d’abord publiés dans les colonnes du Figaro, seront repris en 1902 pour constituer Les Derniers jours de Pékin2, qu’on pourrait qualifier de « roman » du correspondant de guerre « à la Chine ». Quant à Judith Gautier, elle a notamment été la chroniqueuse, pour Le Moniteur universel, des pavillons asiatiques des Expositions universelles de 1867 et 1878 ; elle publie très régulièrement dans le Journal Officiel, des années 1870 aux années 1910, ses « Notes sur la Chine » et de nombreux articles et compte rendus regardant l’Orient et l’Extrême-Orient3. Tous ces écrits journalistiques forment la base des souvenirs vécus et des informations culturelles qui réapparaissent dans le drame.

Les événements récents qui bouleversent la Chine et s’inscrivent dans La Fille du Ciel ne regardent pas encore les livres d’histoire au moment de la rédaction : Pierre Loti, de toute façon, ne les consulte guère, il connaît la Chine de l’actualité militaire et diplomatique ; quant à Judith Gautier, qui se pique de sinologie depuis son adolescence, elle ne peut s’informer des événements récents et de leurs personnalités marquantes que dans la presse, ou dans certains récits et témoignages de voyages.

Il faut ajouter trop brièvement ici, pour être complet, que ce drame ne fut pas représenté en France ; en revanche, il fut l’objet de plusieurs articles au moment d’être monté à New York, en 1912 : Pierre Loti publia lui-même un article laudatif et extasié, intitulé « Impressions de New York4 », qui parut d’abord aux États-Unis et plus tard dans L’Illustration. Quant à la presse newyorkaise, elle ne manqua pas de pointer du doigt « Le plus grand four de l’année5 »…

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Ill. 1. Portrait de Judith Gautier par Nadar

Origines du drame

Judith Gautier (1845-1917) rencontra Pierre Loti (1850-1923) à l’occasion d’un bal masqué organisé à Paris par Juliette Adam, le 20 février 1887 : l’anecdote raconte que la fille de Théophile Gautier parut en Cléopâtre et le futur académicien en Osiris, et que cette coïncidence les rapprocha d’emblée. Les deux auteurs se connaissent donc depuis une quinzaine d’années lorsque Sarah Bernhardt (1844-1923) demande à Pierre Loti, au printemps 1903, d’écrire pour elle une « pièce chinoise » dans laquelle elle jouerait le rôle d’une impératrice de Chine à la fois « galante, glorieuse et sanguinaire6 ». S’agissant d’un sujet chinois, c’est tout naturellement que Pierre Loti sollicite Judith Gautier, dont l’œuvre est profondément liée à la Chine depuis les poèmes chinois du Livre de Jade7(dont la première édition date de 1867, mais qui a été republié en 1908). Dès ses dix-sept ans, avec sa sœur Estelle, elle avait bénéficié des cours particuliers de chinois de celui qu’on appela « le Chinois de Théophile Gautier », Tin Tung-Ling, cet exilé que les Gautier avaient accueilli à Neuilly8. Le 18 mars 1903, Pierre Loti transmet à Judith Gautier la réponse de Sarah Bernhardt : « Ami chéri. C’est très sérieux et la collaboratrice dont vous me parlez me donnera grande joie, car j’adore cette femme exquise. Ce sera donc un travail divin pour moi que de travailler sous l’inspiration de deux êtres qui me sont chers. Je vous embrasse en fraternité de cœur. Sarah. » Les deux auteurs travaillent donc ensemble, mais par correspondance, car Pierre Loti est à Rochefort, ou plus tard à Constantinople, entre le printemps 1903 et le printemps 1904. Judith Gautier se souvint d’avoir produit une part importante du travail, c’est-à-dire une large partie des textes en prose, tous les passages versifiés et la musique de scène, laissant à Pierre Loti le soin de l’imagination des décors et des mises en scène, ce que confirme l’examen de la correspondance des co-auteurs.

Voici d’abord un très bref résumé de cette fantaisie à la fois politique et amoureuse : l’empereur de Chine, le mandchou Guangxu, des Qing, déguisé en vice-roi des rebelles Taiping et accompagné de son fidèle Puits-des-Bois, se rend en secret à Nanjing pour rencontrer  à leur insu l’impératrice des rebelles Taiping et son fils. L’empereur tartare désire connaître sa rivale et lui proposer la concorde et la paix, projet qui prendrait la forme d’un mariage, celui de l’empereur mandchou et de l’impératrice prétendue Ming. Sous le déguisement d’un rebelle, l’empereur rencontre donc l’épouse de Hong Xiuquan (qui s’est semble-t-il déjà donné la mort), dont il tombe éperdument amoureux. Mais l’empereur ne réussit pas à convaincre l’impératrice de se rendre, et, au dernier acte, les insurgés survivants refusent l’humiliation de la défaite : ils se donnent la mort en chantant la gloire de leur impératrice, qui se laisse quant à elle emmurée vive dans le tombeau de ses ancêtres. Dans un ultime rebondissement romanesque, on apprend qu’un passage secret lui a offert la liberté…

En dépit de cette trame apparemment simple, le drame se déploie sur quantité d’allusions à l’histoire de la Chine et à ses figures contemporaines, à sa culture, et met en place des « tableaux » qui sont emblématiques des représentations caractéristiques de la Chine impériale dans la France du début du siècle. Il nous faut d’abord en revenir aux justifications historiques, ou plutôt pseudo-historiques du drame, à partir de l’avant-propos que Judith Gautier donna spécialement pour la Revue des deux mondes, afin de pouvoir éclairer le passage de l’événement à la presse d’actualité. Nous examinerons ensuite quelques exemples du passage de la presse au drame, qui marque l’étape la plus intéressante du point de vue littéraire : notamment l’invention des tableaux, des personnages secondaires comme des premiers rôles, et même certains éléments clés de l’intrigue pseudo-historique mise en scène.

Dans un premier élan, l’imagination fertile de Pierre Loti, confrontée aux exigences de Sarah Bernhardt, avait abouti à d’étonnantes intentions, confiées dans la lettre du 21 avril  :

Pour que vous puissiez travailler ou songer d’avance à notre pièce, voici ce que désire absolument Sarah : une impératrice dans le genre de la vôtre, galante, glorieuse et sanguinaire ; de plus, il lui faut des matelots là-dedans. J’ai donc pensé que, pour ne pas faire d’invraisemblance historique, on pourrait transporter la scène dans les temps futurs, vers 1950, par exemple. Une revanche, un réveil terrible de la vieille Chine (assez probable d’ailleurs) et alors une déroute européenne à Pékin, quelque suprême défense des légations aboutissant à un désastre ; quelque histoire d’amour aussi, rapprochant l’impératrice de nos hommes. Ce sera bien enfantin, bien mélo ; mais elle le veut. Les temps futurs sauveront un peu tout cela du ridicule, et puis vous y mettrez votre connaissance de la vieille Chine réveillée, et le charme que vous mettez à tout. D’ailleurs, il le faut, elle le veut. Et que ce soit très sombre, très sanglant, avec un côté gai lorsque les matelots seront en scène9.

La réaction de Judith Gautier est rapide, dans sa lettre du 23 avril, elle estime que l’indication donnée pour la pièce « est assez terrifiante ». Les deux co-auteurs se rencontrent peu de temps après, à l’occasion de la fête chinoise, restée fameuse, qui est donnée à Rochefort le 11 mai 1903. Les premières idées de Pierre Loti sont rapidement abandonnées au profit de l’intrigue qu’imagine Judith Gautier. Il faut remarquer que les références à l’actualité apparaissent dès cette première période de réflexion sur le drame : « Il y a lieu de nous hâter car la Chine fermente d’une façon inquiétante ; des événements peuvent surgir qui nous rendraient plus opportuns ou peut-être moins. », explique Judith Gautier à Pierre Loti en août 1903. Dans les notes qui accompagnent sa lettre, et dont on a conservé des fragments, elle cite spécialement « un journal de Shanghai », malheureusement impossible à identifier. L’histoire de cette composition à deux plumes est ensuite assez difficile à suivre, car souvent désorganisée ; la correspondance laisse apparaître des impatiences et de petites brouilles. Sarah Bernhardt n’est pas convaincu par la lecture des premières scènes, elle se désintéresse de la pièce, ou regrette les résistances de Judith Gautier. Pierre Loti communique même à son amie les commentaires féroces de la tragédienne – « Votre collaboratrice est une des plus adorables créatures que je connaisse, mais c’est une orientale ; à la moindre difficulté qui surgit, elle se couche sur son divan, et plus personne10 »…

« De nos jours en Chine » ?

« L’action se passe de nos jours en Chine », indique la première didascalie de La Fille du Ciel. Mais que signifie exactement la formule « de nos jours » ? S’agit-il de la période de rédaction, vers 1903-1904, de celle de la publication en 1911, ou de périodes plus anciennes encore, mais postérieures à l’arrivée des Occidentaux ? Il faut bien constater que les chronologies se superposent dans le drame. L’intrigue repose sur l’opposition des deux dernières dynasties de l’empire du Milieu : la dynastie régnante des Qing, au sommet de laquelle on trouve l’empereur Guangxu (光绪, 1871-1908)et l’impératrice douairière Ci Xi (慈禧, 1835-1908 – que les Occidentaux appellent « Tseu-Hi »), s’y trouve opposée au meneur de la rébellion des Taiping, héritier autoproclamé de la dynastie han des Ming qu’elle avait renversée en 1644. Pierre Loti, en tant qu’aide de camp de l’amiral Pottier pendant l’expédition internationale de 1900, a lui même connu une situation d’insurrection analogue en arrivant en Chine sur les ruines de la révolte des Boxeurs. L’instabilité de la Chine va d’ailleurs redevenir brusquement d’actualité quelques mois après la parution de La Fille du Ciel, puisque les Qing seront définitivement renversés en octobre 1911.

L’avant-propos que donne Judith Gautier pour la Revue des deux mondes commence par un conseil général :

Pour bien comprendre la Chine, il faut comprendre qu’elle porte au cœur depuis trois cents ans une plaie profonde et toujours saignante. Lorsque le pays fut conquis par les Tartares Mandchous, l’antique dynastie des Ming dut céder son trône à celle des Tsin (Qing) envahisseurs ; mais la nation chinoise ne cessa ni de la regretter ni d’attendre son retour.

C’est ainsi que le texte explique la « révolution permanente11 » qui sévit dans l’Empire du Milieu. Il en revient tout d’abord à la révolte des Taiping (1850-1864), en datant ces événements de manière étrange et erronée d’« il y a une vingtaine d’années » (c’est-à-dire des années 1880-1890), alors que les rébellions éclatèrent vers 1850. Judith Gautier cite dans ce cadre le chef des révoltés, « Ron-Tsin-Tsé », qui est selon elle « un empereur de sang chinois et de la dynastie des Ming » : il s’agit là de Hong Xiuquan (洪秀全, 1813-1864), qui fut bel et bien le meneur des Taiping. Il se réclamait en effet des Ming, comme l’explique Judith Gautier, mais était en réalité issu d’une famille pauvre de la province du Guangxi, appartenant à la minorité chinoise des Hakka. « Les révoltés, victorieux pour un temps, proclamèrent à Nankin un empereur », écrit ensuite Judith Gautier : cette information est imprécise, mais exacte. Hong Xiuquan se proclama en effet empereur de Chine, mais en 1851, c’est-à-dire avant la prise de Nankin par les rebelles, qui eut lieu en 1852. Toujours est-il qu’il forma bien une sorte de royaume insurrectionnel au milieu de l’empire des Qing, le Royaume du Ciel de la Grande Paix, que Judith Gautier appelle « Empire de la Grande Paix céleste ». Vint ensuite la répression : les armées mandchoues, aidés des Occidentaux qui prirent parti pour les Qing à partir de 1862, écrasent la rébellion ; Hong Xiuquan s’empoisonne et Nanjing est reprise en 1864.

Judith Gautier, dans la suite de son avant-propos, choisit après cela de faire un bond dans l’histoire, pour en arriver à la personnalité de Kang Youwei (康有为, 1858-1927) : « Il y a quelques années, un homme très remarquable, qui semblait incarner la Chine nouvelle, rêva une réconciliation pacifique entre les deux races ennemies. (Il avait bien d’autres rêves encore, comme celui de fonder les États-Unis du monde). », écrit-elle. Ce lettré réformateur est connu pour avoir tenté de mettre en œuvre les réformes des « Cent jours », de juin à septembre 1898, avant la reprise en main sanglante de Ci Xi. Judith Gautier retient que cet homme réussit à passer les barrières qui le séparaient du « souverain-fantôme », Guangxu, en dépit de l’opposition de l’impératrice douairière. Il conduisit l’empereur à reprendre brièvement le pouvoir et inspira de nombreuses réformes : la création d’un ministère des affaires étrangères, des réformes de l’administration, la construction de chemin de fer, la fondation de l’Université de Pékin, etc. L’avant-propos fait même allusion au livre que Kang Youwei consacra à sa doctrine de la « grande unité », le Datong shu, dans lequel il imagine l’humanité vivant dans une communauté totale et harmonieuse, après la disparition des États12. « C’est à ce moment que se déroule notre drame », lit-on alors. C’est sans doute volontairement que Judith Gautier ignore la suite de l’histoire : Ci Xi fit arrêter les meneurs réformistes par un ordre du 21 septembre 1898, après que Yuan Shikai eut trahi Guangxu. On devra donc tenir compte du fait que La Fille du Ciel confond ou superpose trois périodes de l’histoire de la Chine : la rébellion des Taiping, sous le règne de Xianfeng (1831-1861), la période des Cent jours, sous le règne éphémère de Guangxu, enfin la révolte des Boxeurs, Ci Xi exerçant sa régence. L’œuvre se développe dans une temporalité historique de fantaisie, en mêlant les périodes et en faisant apparaître des personnalités avérées, créant une fausse historicité, d’autant plus vraisemblable pour le lecteur ou le spectateur qu’elle trouve des échos dans la presse depuis plusieurs décennies. Sous des intitulés comme « Événements de Chine » ou « Affaires de Chine », la presse a en effet largement fait état de tous ces événements, en particulier lorsque se sont mises en place les expéditions internationales qui ont engagé des forces françaises, en 1860 et en 1900. On peut lire ces récits d’expédition militaire, par exemple dans L’Illustration en 1860, parfois même sous la plume d’officiers de haut rang. On retrouve alors certaines scènes caractéristiques qui deviendront des « tableaux » dans le drame ; voici la didascalie qui décrit le troisième tableau :

Avant le lever du rideau, on a entendu des coups de feu sur la scène. À la tombée de la nuit, l’intérieur de la citadelle impériale de Nan-King à moitié démantelée par les Tartares. Haute muraille à créneaux derrière laquelle on entend sonner des trompes et hurler des soldats qui s’éloignent. Au fond et à gauche, une porte de bronze dont les battants sont arc-boutés par des madriers, et qui est surmontée d’un donjon noir, à trois étages de toits cornus.

On peut comparer cette scène à la gravure proposée dans L’Illustration du 22 octobre 1860, illustrant un article sur la révolte des Taiping ; et aussi bien à certaines évocations de Pierre Loti, qui décrit dans Les Derniers jours de Pékin des scènes de conflits désolées (il parle de « décors »), découvertes après les événements de 1900 et le siège des légations occidentales13.

Figures chinoises : personnalités et événements théâtralisés

Des personnages typiques ou historiques apparaissent aussi : on remarque que ce sont les types caractéristiques qu’avait par exemple présentés L’Illustration pour illustrer ses articles sur « Les petits métiers en Chine » ou encore « Le peuple chinois ». Toute une série de personnages secondaires analogues apparaissent, aussi bien dans les tableaux que dans l’action dramatique de La Fille du Ciel : le vieillard chinois, le mendiant, l’astrologue, le musicien ou la concubine… Plus important, les auteurs mettent en scène les avatars dramatiques de personnalités chinoises contemporaines : l’empereur est Guangxu, souvent cité mais très peu présent dans les illustrations, et son fidèle Puits-des-Bois n’est autre que le conseiller réformateur Kang Youwei. C’est dans la presse que ce personnage avait été présenté aux lecteurs français : Maurice Normand, dans un article de L’Illustration du 10 décembre 1898, intitulé « Un tournant dans l’histoire de Chine » et accompagné d’un portrait (ill. 2), avait analysé le rôle de ce réformateur, à un moment où tout lui semblait favorable.

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Ill. 2. Portrait de Kang Youwei, L’Illustration, 10 décembre 1898

On retrouve d’ailleurs sous la plume de Judith Gautier certaines formulations typiques du discours journalistique de l’époque, comme l’expression « Chine nouvelle », qui revient fréquemment dans le discours de la presse et la littérature de l’époque. Jules Verne, qui puise lui aussi largement dans la presse et les reportages de voyages pour rédiger Les Tribulations d’un Chinois en Chine (1879), utilisait d’ailleurs déjà cette même expression. Elle est reprise et discutée par Pierre Loti dans Les Derniers jours de Pékin : le narrateur doute des « joies » que les paysans chinois retireront de la « " Chine nouvelle" rêvée par les réformateurs d’Occident14. »

Parmi toutes ces figures chinoises, c’est bien sûr l’impératrice douairière, Tseu-Hi, qui revêt la plus grande importance ; elle est aussi la plus connue du grand public, même en Europe. Ci Xi, née en 1835, n’était à l’origine qu’une obscure concubine, mandchoue mais appartenant au dernier rang du gynécée de l’empereur Xianfeng. En 1856, elle est brusquement portée sur le devant de la scène, car elle est la seule à donner naissance à un fils. À compter de la mort de Xianfeng, en 1861, elle exerça le pouvoir absolu de sa régence, à force d’intrigues, d’usurpations, et aidée par les décès réguliers et opportuns de tous ses opposants. Cette personnalité originale et tout à fait hors normes – hors traditions en Chine même –, exerça sur l’Occident une fascination durable. La presse l’évoque assez fréquemment, en particulier dans la période qui correspond à la révolte des Boxeurs, et dans les années qui suivent : elle est souvent représentée dans L’Illustration (même si certaines de ces représentations portent abusivement la légende « Unique cliché de l’impératrice de Chine »), son portrait fait par exemple la « une » du supplément en couleurs du Petit Journal en juillet 1900. Peut-être est-ce à elle que pense Sarah Bernhardt lorsqu’elle commande à Pierre Loti une impératrice « impérieuse, galante, sanguinaire » : les portraits qui sont faits de Ci Xi correspondent en effet parfaitement à ces épithètes. Elle est toujours décrite comme une femme d’une grande beauté, ou qui fut belle : Jean Rodes évoque dans L’Illustration les folies sensuelles et les faux eunuques que lui attribua la rumeur, et Pierre Loti, qui raconte la visite de ses appartements dans Les Derniers jours de Pékin,ne manque pas d’évoquer celle qu’il appelle « la vieille belle15 ». Entre la période de la rédaction et celle de la publication du drame, Ci Xi est morte en 1908 – Paul Claudel, qui assiste alors à ses obsèques, l’avait appelée la « vieille Sémiramis16 ». La « fille du Ciel », c’est-à-dire Sarah Bernhardt, devait être belle et jeune, aussi Judith Gautier prend-elle la précaution de préciser l’âge de l’impératrice, c’est même le seul qui soit précisé dans la liste des personnages : vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Même si ce personnage dramatique est transposé à l’envers de l’histoire, puisque la fille du Ciel est présentée comme une jeune chinoise des Ming alors que Ci Xi est mandchoue, l’image de l’impératrice douairière, de son entourage et de ses palais, laisse son empreinte dans toute la pièce. C’est en effet cette figure, et la prédilection de Judith Gautier pour des héroïnes féminines, qui explique la distribution de la pièce, dont les premiers rôles sont dévolus à des femmes. Depuis plusieurs décennies en effet, les représentations de la Chine – notamment dans la presse – sont inséparables de la femme qui la gouverne, en conservatrice d’une extrême fermeté. Cette fascination fut durable : dans les années 1920-1930, on retrouve Ci Xi dans les œuvres de Pearl S. Buck, ou dans plusieurs biographies comme celle de Charles Petit intitulé La Femme qui commanda à cinq cents millions d’hommes (1928).

Mais La Fille du Ciel reste l’une des rares transpositions dramatiques de cette figure de « l’impératrice de Chine » dans la littérature française. Dans le drame, le souvenir de Ci Xi suggère certains « tableaux », ou même certaines scènes. Dans plusieurs photographies de L’Illustration, on découvre Ci Xi entourée de dames d’honneur et d’eunuques, entre des encensoirs et des bouquets de lotus, comme dans plusieurs tableaux du drame. Certaines scènes mettent en place des cérémonies comme ritualisées – la présentation des dames d’honneur à l’impératrice, ou  la cérémonie du thé par exemple –, qui avaient été décrites dans la presse. Ci Xi n’accorda que deux audiences aux Occidentaux : Jacques du Taurat a longuement raconté comment les épouses des diplomates furent reçues en audience et invitées, dans la Cité interdite, à un thé très protocolaire, dans un papier de L’Illustration du 28 juillet 1900, intitulé « Chez l’impératrice douairière de Chine ». Quant à la musique de scène qui accompagne ces tableaux, c’est par une autre médiation qu’elle aboutit, puisqu’elle est issue des études que menèrent Judith Gautier et le compositeur Louis Bénédictus à propos des musiques chinoises et orientales, qui furent publiées après l’Exposition universelle de 190017.

Mais les références peuvent être moins plaisantes : les allusions aux exécutions capitales et aux supplices chinois doivent donner l’image d’une souveraine aussi cruelle que galante. C’est ainsi que Ci Xi est représentée sans scrupule dans la presse, et plus généralement, c’est la Chine tout entière qui est habituellement liée à la cruauté et aux raffinements du supplice18. On découvre dans L’Illustration, mais aussi dans certains secteurs de la presse spécialisée comme la revue Les Missions catholiques, publiée par les Missions étrangères de Paris, de nombreuses représentations de scènes de torture plus ou moins judiciaires, ou de martyrs. Dans La Fille du Ciel, les récits cruels sont nombreux, et, même s’ils font référence à des événements qui se déroulent hors de la scène, les spectateurs voient l’impératrice condamner devant eux quelques espions démasqués à une mort ignoble. En mai 1901, L’Illustration avait présenté des gravures des « Exécutions des chefs boxeurs en Chine », et le drame s’inscrit tout à fait dans ce contexte, en exploitant des situations typiques d’un exotisme cruel alors jugé vraisemblable et terrifiant.

L’intrigue politique, dynastique et militaire, est aussi liée aux événements dont la presse avait rendu compte. Plusieurs « chronosèmes19 » font directement allusion aux faits qui avaient été relatés. À deux reprises, par exemple, les expéditions internationales avaient provoqué la fuite des souverains qui abandonnèrent alors leur capitale : Xianfeng avait dû quitter Pékin en 1860, comme Ci Xi dut le faire en 1900. Dans le drame aussi, l’empereur est forcé à la fuite, tout comme l’impératrice – l’un de Pékin, l’autre de Nankin. Ce sont les événements rapportés sur la scène par les dames d’honneur qui permettent de suivre les péripéties de la rébellion : ces événements sont bien connus à l’époque, Pierre Loti les a racontés dans Le Figaro (bien qu’il soit arrivé juste après les épisodes les plus violents) et repris dans Les Derniers jours de Pékin. Toute la presse avait diffusé ces informations, et notamment L’Illustration, notamment dans un article intitulé « Nos troupes à Pékin », daté du 10 novembre 1900, qui revient sur la prise de la Cité Interdite après la fuite de Ci Xi et de ses courtisans.

La Fille du Ciel est l’exemple d’une collaboration d’auteurs chez lesquels l’activité journalistique et la créativité littéraire s’enrichissent mutuellement. Connue pour les informations sur la Chine qu’elle vulgarise et diffuse dans la presse depuis près d’un demi-siècle quand paraît le drame, Judith Gautier utilise en partie les mêmes ressources pour l’imaginer sous une forme dramatique, comme elle l’avait déjà fait en composant pour la scène La Tunique merveilleuse (1899) ou L’Avare chinois (1908). L’autre partie de ses sources, elle aussi essentielle, relève de ses lectures orientalistes, moins liées aux circonstances de l’actualité, et dont nous n’avons pas parlé ici20.

Le texte théâtralise ainsi en quelque sorte une ambiance issue de l’actualité du dernier demi-siècle en Chine, en recréant certaines scènes typiques et certaines figures marquantes qui ont d’abord été découvertes par la presse. Plus profondément encore, sans quoi les illustrations de presse seraient seules concernées et ne constitueraient que la source d’un décor, les fils de l’intrigue entremêlent les événements ou les anecdotes dont les journaux et les récits des reportages se sont fait l’écho. Les personnalités de la Chine impériale, d’abord sujets des portraits donnés d’eux dans la presse, servent ainsi de supports à l’imagination littéraire pour la création de personnages dramatiques tout à fait nouveaux sur la scène française – aussi inouïs que la musique de scène qui accompagne les tableaux. Les fantaisies exotiques du drame reposent alors sur des éléments avérés, mais qui sont recomposés en toute liberté, sans aucun souci de réalisme ou d’exactitude. Le texte et l’illustration de presse, parce qu’ils sont censés entretenir un rapport objectif des faits, constituent non seulement un réservoir de scènes vues et de personnages d’actualité, mais aussi une source de vraisemblable.

Ce drame montre enfin comment s’est constituée, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’image d’une « Chine de convention » différente de la « Chine de paravent » de la période antérieure. Cette « Chine de convention » s’apparente bien sûr à ce qu’on a pu appeler le « mythe de la Chine impériale », formule assez large pour recouvrir jusqu’aux représentations les plus contemporaines de la Chine dans la mondialisation. Mais la création littéraire, au XIXe siècle, l’utilise comme un réservoir d’images et de fragments narratifs, lacunaires et imprécis, plutôt que comme un « mythe » – sauf à prendre ce mot dans son sens le plus général. Or la presse joue un rôle très important dans la création et la diffusion de ces images de convention : elle livre au moment de la rédaction du drame les dernières représentations de la Chine découverte dans la suite des traités inégaux, représentations qui résisteront jusque dans les années 1920-1930. C’est d’ailleurs surtout par ses rapports avec la presse que le drame de La Fille du Ciel constitue l’un des exemples les plus originaux, dans le domaine français, de ce qu’on pourrait appeler la « Chine 1900 », celle des « derniers jours de Pékin » qu’avait fantasmés Pierre Loti, celle des derniers éclats de la dynastie mandchoue finissante.

(Université de La Rochelle)

Notes

1  Le texte de La Fille du Ciel a été édité pour la première fois en volume chez Calmann-Lévy en 1911 ; nous préférons citer ici la première publication, tirée de la Revue des deux mondes, en quatre livraisons des 15 mars, 1er avril, 15 avril et 1er mai 1911.

2  Pierre Loti, Les Derniers jours de Pékin, Paris, Calmann-Lévy, 1902 ; rééd. Kailash, 1992.

3  Voir notamment les « Comptes-rendus de l’Exposition Universelle : Chine, Japon, Siam », in Le Moniteur universel, novembre – décembre 1867 ; « Notes sur la Chine », in Journal Officiel, octobre 1875 – septembre 1876 ; « Exposition universelle de 1878 : la Chine », in Journal Officiel, juin 1878.

4  Pierre Loti, « Impressions of New York », in The Century Magazine, New York, n° 4-5, février et mars 1913 ; repris in L’Illustration, 31 mai et 7 juin 1913 ; repris sous le titre « New York entrevu par un Oriental très vieux jeu », in Quelques aspects du vertige mondial, Paris, Flammarion, 1917, pp. 211-252.

5  Voir Agnès de Noblet, « La Fille du Ciel de Judith Gautier et Pierre Loti : New York 1912 », Revue Pierre Loti, n° 29, 1987.

6  Lettre de Pierre Loti à Judith Gautier, 21 avril 1903, fonds Daniel Halévy, Médiathèque de Rochefort-sur-Mer (DH417).

7  Judith Gautier, Le Livre de Jade, éd. d’Yvan Daniel, Paris, Imprimerie nationale, coll. « La Salamandre », 2004.

8  Voir Judith Gautier, Le Second rang du Collier (Souvenirs littéraires), Paris, Félix Juven, 1903.

9  Lettre de Pierre Loti à Judith Gautier, 21 avril 1903.

10  Lettre de Pierre Loti à Judith Gautier, 19 janvier 1905.

11  Judith Gautier, Avant-propos à La Fille du Ciel, in la Revue des deux mondes, 15 mars 1911.

12  Il n’existe pas encore de traduction en français de cet ouvrage. On lira en anglais : Ta t'ung shu : the one-world philosophy of K'ang yu-wei, éd. de Laurence G. Thompson, London, Allen and Unwin, 1958.

13  Voir par exemple Pierre Loti, op. cit., chap. « À la légation de France », p. 44 et suiv.

14  Ibid., p. 161.

15  Ibid., p. 121.

16  Paul Claudel, « Pékin », in Le Figaro littéraire, 9 août 1937, repris in Cahiers Paul Claudel, IV, Claudel diplomate, Paris, Gallimard, 1962.

17  Judith Gautier, Les Musiques bizarres à l’exposition de 1900, transcrit par Bénédictus, Paris, Société d’éditions littéraires et artistiques, 1900.

18  Voir Le Supplice oriental dans la littérature et les arts, éd. de Muriel Détrie et A. Dominguez Leiva, Dijon, éd. du Murmures, 2005.

19  Je renvoie pour cette notion à l’ouvrage de Marie-Ève Thérenty, Mosaïques, être écrivain entre presse et roman, Champion, 2003.

20  Voir Yvan Daniel, Littérature française et Culture chinoise, Paris, Les Indes savantes, 2010.

Pour citer ce document

Yvan Daniel, « Les « affaires de Chine » sur la scène dans La Fille du ciel de Judith Gauthier et Pierre Loti », Presse et scène au XIXe siècle, sous la direction de Olivier Bara et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presse-et-scene-au-xixe-siecle/les-affaires-de-chine-sur-la-scene-dans-la-fille-du-ciel-de-judith-gauthier-et-pierre-loti